Le parti pris des Maîtres

Une expérience que je ne referai pas

J'ai entendu dire ces dernières années : « Moi j'accepte tout ! » - « Pour moi tout est beau ! » - « Vous limitez les enfants ! » - « Vous les enfermez dans vos critères du beau ! » J'ai voulu faire l'expérience aussi totale que possible de l'effacement de ma personne, pendant toute une année de C.P.

J’ai rayé de ma mémoire les innombrables témoignages apportés par Elise Freinet et les camarades. Et ceux que m'avaient apportés mes propres élèves dans le passé. J'ai pensé : « Et si vraiment nous avions eu une trop lourde part du maître » ?

Alors tout en donnant les mêmes moyens matériels et les mêmes horaires, j'ai réfréné le plus possible mes impulsions verbales, mes mimiques. J'ai généralement réussi à ne pas interdire - même les réminiscences de Blanche-Neige et de Poule-Rousse dont ils étaient imprégnés - à ne pas valoriser, à ne pas critiquer, à afficher à peine (d'ailleurs pas de place cette année-là). J'ai demandé cependant par égard pour le prix du matériel et pour le temps de préparation de la peinture qu'on ne fasse pas de mélange dans les pots afin que ceux qui avaient le goût du « propre » puissent quand même s'y exercer. Alors pendant un an, les enfants ont tourné en rond : maisons, maisons, maisons, copies, copies, copies, décalquages, stéréotypes, ennui général, stagnation, désintérêt.

Je les ai suivis en C.E.1. Que faire ? Il n'était pas facile pour moi de faire volte-face alors que je les avais laissés s'installer dans cette technique de vie et pourtant, il m'apparaissait urgent et indispensable d'utiliser au mieux cette nouvelle année. Le hasard fit bien les choses : une invitation à participer à une exposition à thème à la Maison de la Culture (un thème imposé ! je n'en étais plus à un sacrilège près !). I1 fallait illustrer une exposition médico-poétique sur « le cœur ».

Sciemment je décidai de rectifier le tir et pour donner l'impulsion, je distribuai des matériaux nouveaux et beaux : de grandes feuilles de bristol d'un glaçage extraordinaire et de l'encre de Chine noire et sienne (les seules qui restaient). Si j'ai voulu le papier, je n'ai pas choisi le rapprochement des tons « racés ». C'est la pénurie qui en a décidé.

Je ne sais quels ont été les éléments déterminants : les matériaux nouveaux ? la motivation de l'exposition artistique ? la visite préalable de l'expo médicale à Rennes ? le thème coeur ? mon changement d'attitude ? (je ne fis rien de spécial : aucun conseil graphique ou pictural, seulement une attente et un intérêt qu'ils ont certainement perçus). Une série insolite est apparue qui rompait vraiment avec le passé.

 

   

Alors, j'ai pris un parti énergique et quasi chirurgical : j'ai dit à la cantonade que je ne voulais plus voir les éternels chats moustachus, les tulipes et les châteaux crénelés archi-vus depuis des mois, j'ai interdit le décalquage.

Un silence médusé a suivi.

Jamais je n'avais donné un ordre en Art... Cette fois les choses étaient claires !

Je ne me suis fait, cette fois, aucun scrupule,pour dire qu'en copiant ou en décalquant, on n'inventait rien mais qu'on faisait uniquement preuve d'adresse. Je ne pense pas qu'il y ait eu là-dedans aucun jugement de valeur.

La preuve pour moi était faite, qu'en laissant les enfants faire leur pain quotidien de ce genre de travaux, on les abandonnait à leurs conditionnements et on en faisait des prisonniers. On me dira peut-être que cette tendance à la copie, au décalquage, dénote quelque besoin profond. N'est-ce pas déjà la manifestation de la soumission au modèle donné et au respect du critère de ressemblance véhiculés par la famille ? Les gens ont été formés à l'école du passé tout entière basée sur la reproduction servile.

Paul Klee disait en 1912 : « Les enfants ne sont pas moins doués et il y a une sagesse à la source de leurs dons. Moins ils ont de savoir-faire et plus instructifs sont les exemples qu'ils nous offrent... et il convient de les préserver très tôt de la corruption. »

Et c'est justement à Paul Klee que se référait un professeur de faculté, formateur de futurs professeurs de dessin en regardant les toiles de jute de mes anciens élèves de C.E.2 (voir Art enfantin n°72). Il se demandait comment ces enfants avaient pu redécouvrir les lois que Klee a dégagées lui-même des formes géométriques de ses oeuvres Or, ni ces enfants, ni leur maîtresse, à ce moment-là, ne connaissaient Paul Klee !

Alors, s'il est indispensable par l'Art d'essayer (par ce moyen-là aussi) de libérer l'enfant et de faire œuvre psychologique, ne peut-on, par surcroît. dans ce domaine bien spécifique, lui faire se découvrir une esthétique personnelle ? L'expérience de « grattage d'encre de Chine noire sur fond de crayon gras de couleurs » (voir n°67 d'Art enfantin et créations) qui s'est enchaînée dans ma classe sur l'illustration de l'exposition du « Cœur » a été très positive.

- Les enfants ont fait durer leurs travaux quatre longs mois.

- Ils les ont enrichis de trouvailles techniques et graphiques.

- Ils ont « gratté pour gratter » (pointes, plumes, gouges, etc.) avec acharnement mais ils ont aussi maîtrisé pour organiser les motifs avec des retours en arrière au stade du grattage frénétique, après avoir recouvert d'encre noire, parfois entièrement, des grattages terminés.

Ce qu'il est essentiel de comprendre, c'est que les maîtres sont différents et qu'ils ne peuvent absolument pas avoir des comportements identiques dans leur classe. Je ne l'avais pas compris. Il faut d'abord être authentiquement soi.

   

• Si on me le demandait je dirais à certains maîtres de ne pas s'embarrasser de scrupules paralysants et de ne pas craindre de s'impliquer en Art Enfantin, s'ils le désirent, car de toute façon leur personnalité passera d'une manière ou d'une autre dans la classe.

• A ceux qui me diraient : « Vous vous faites plaisir ! » je répondrais qu'un maître doit d'abord être en accord avec lui-même : il n'est disponible qu'à cette condition.

• A ceux « qui acceptent tout », je dirais qu'ils se donnent les beaux gants du maître pur et qu'ils acceptent aussi que les enfants restent à l'extérieur d'eux-mêmes. Une attitude extrême est toujours facile mais rarement juste. La copie le décalque laissent les enfants en état de dépendance totale, de non-existence. C’est une contribution à la formation des individus soumis que la société attend. Des façons d’hommes qui ne savent que se couler dans un moule ou se laisser canaliser.

• Et s’il en reste qui continuent à crier haro sur le mot et le contenu de l’Art enfantin qu’ils contribuent à faire mourir par un dépit, compréhensible certes, mais très lourd de conséquences, je dirai, plutôt que de guerroyer sur les mots !

-Avez-vous travaillé pendant deux sinon trois ans avec les mêmes enfants ?

-Avez-vous refait maintes fois ce cycle ?

-Avez-vous donné une place convenable dans l'horaire aux ateliers d'Art ?

   

-Avez-vous eu le courage tenace, d'assurer vous-mêmes le fastidieux et constant entretien des ateliers ? Tâche impossible à demander (temps) à de jeunes enfants de C.P.-C.E. (sans femme de service qu'il faudrait peut-être envisager ?)

-Avez-vous eu souci de l'expérience vécue des camarades par la fréquentation assidue du groupe départemental ?

-Avez-vous, toutes ces conditions réunies, eu la possibilité et le désir de permettre le tâtonnement commun de la classe et du maître avec chez ce dernier, l'attente passionnée de ce qui doit naître ?

Et si on m'écoute encore, je dirai qu'il y a en Art des moments dont certains enfants ont besoin. Foin à ces moments-là d'interdisciplinarité, de liaison avec d'autres modes d'expression, de vie du groupe, etc. qui sont des incitateurs d'une expression différente et sûrement utile, spectaculaire souvent, mais fugace et superficielle pour l'éveil artistique car trop collée au réel et n'engageant pas l'être en profondeur.

Il faut que l'enfant ait l'occasion de rester seul avec son matériau ou ses instruments et qu'après avoir profité du groupe-classe, il échappe à certains aspects maternants et oppressants du groupe pour jouir de son autonomie. Il doit être mis en situation de laisser monter ce qu'il peut y avoir en lui d'informel, d'imprévisible, d'unique.

C'est la grande rêverie interdite à l'enfant moderne corseté dans un emploi-tue-temps : en classe, le mercredi, en vacances et qu'on ne laisse jamais à ses rêves. « Heureux l'enfant qui a possédé, vraiment possédé ses songes » dit Bachelard.

Jeannette LE BOHEC (1975)

   
 

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