Ecole de Neublans (Jura) Madame Belperron |
A UN VISITEUR Un certain visiteur qui me veut du bien, c'est certain, m'a dit dernièrement : « Les travaux de tes élèves sont bien. Tu as une Ecole Maternelle et ces dessins naïfs, ces peintures aux riches coloris, ces imitations de céramiques sont agréables à regarder. Mais dans la classe de ton mari, ça ne va plus. Pourquoi continuer ce travail pictural où seule la couleur est reine ? Et comment faire une formation artistique à ces enfants si tu ne leur enseignes ni les lois de la perspective, ni les nécessités, dans un paysage, des différents plans selon l'éloignement, ni les demi-teintes, ni les proportions. Regarde ce portrait qui est censé représenter un enfant et compare-le à la réalité, le cou est beaucoup trop long par rapport au visage. Enseigne-leur un peu de morphologie. Chez un enfant par exemple, la hauteur de la tête par rapport au corps... mais il te suffit d'ouvrir le Larousse illustré petit format et tu pourras éviter ces cous trop longs, ces bras trop fluets, ces yeux placés trop haut ou trop bas... ». Ce visiteur qui me veut du bien, c'est certain, s'il avait été mon professeur serait sans grand peine parvenu à me faire détester « l'Art », son « Art » à lui bien entendu, et s'il avait été mon inspecteur ? (ce qu'à Dieu ne plaise) ; Eh bien ! j'aurais caché les peintures de mes élèves pour les admirer en dehors du service et organisé un cours de peinture clandestin pour notre seul plaisir (celui des enfants et le mien). Dans les expositions organisées en dehors du mouvement d'Ecole Moderne, les soi-disant dessins d'enfants ne sont que des reproductions sans vie d'objets, techniquement, peut-être magistralement exécutés, de pommes « qui font très naturel », de fleurs qui semblent sortir tout droit d'un traité de botanique et de champignons issus d'un bouquin de mycologie. Ce qui est vrai pour l'Art de la peinture l'est aussi pour les autres arts : pour la danse par exemple. A-t-on observé aussi que l'enfant de l'Ecole Maternelle, qui s'exprimait si parfaitement par la danse, avec un sens parfait du rythme, qui était apte à inventer une chorégraphie, qu'il savait varier et adapter d'une manière étonnante au gré de la musique, devenait lourd, gauche, inapte à esquisser le moindre pas, au bout de un ou deux ans d'Ecole primaire ? Cet hiver, lors de l'absence d'une collègue de C.E., quelques-unes de mes anciennes petites danseuses sont revenues faire un court séjour à l'Ecole Maternelle. Quelle ne fut pas ma déception de m'apercevoir que ces enfants ne savaient plus, mais plus du tout danser ! Leurs gestes gauches, leurs maladresses, leur manque d'assurance faisaient peine à voir et leur déception à elles, fut telle, que plusieurs, vexées, se sont assises et n'ont plus voulu essayer. |
Et quand, par hasard, pour les besoins d'une exposition, on a remis des pinceaux entre les mains de ces enfants dépersonnalisés ou que, pour les besoins d'une fête, on a essayé de les faire danser, quel désastre ! « Voyez ce que sont devenus vos « artistes ». Vous devez bien admettre que vos méthodes ne valaient rien, que cet élan artistique dont vous parliez n'était qu'un feu de paille, que rien n'est resté de tout ce clinquant, de toutes ces soi-disant richesses qui vous enorgueillissaient tant ». Nous n'avons plus « d'artistes » dans nos classes car il n'y a jamais eu d'enfant artiste. Et de fait, l'enfant qui s'exprimait d'une façon si éloquente et si artistique, s'arrête dès qu'il est à l'école primaire, ne fait plus rien de valable, et n'a même plus envie de faire quoi que ce soit. Ainsi, tous les moyens d'expression mis à la disposition des enfants à l'Ecole Maternelle et par lesquels ils faisaient leur expérience tâtonnée, et progressaient à leur propre rythme, ont été radicalement supprimés. On a commencé alors une « scolastisation » qui les a sclérosés. Par des méthodes bien graduées et soi-disant adaptées à l'enfant on a voulu tout leur apprendre faire leur éducation, en faire de bons élèves et de futurs bons citoyens. Et l'on a dit : « Le stade de l’Ecole Maternelle est révolu, il faut penser aux choses sérieuses. Foin de ces futilités que sont la peinture libre, la danse libre, et tous les travaux d'art ! Laissons cela aux « artistes » ; il va falloir apprendre ce qui sert dans la vie et l'apprendre d'une manière aussi systématique, aussi « rationnelle » que possible et surtout foin de la liberté !Dans la vie est-on libre ? Il faut surtout apprendre à en accepter les contraintes ». « Lui qui se lançait de toutes les hauteurs vers les filets qu'on lui tendait, commence à évaluer les distances et maintenant ne peut plus sauter ». Une certaine « avant première de l'Art » a-t-elle éteint l'enfance d'un artiste ? Pourtant, il existe des enfants qui, dès l'âge de cinq ans sont allés à l'école de leur village où ils ont eu pendant toute leur scolarité, la même maîtresse ou le ménage d'instituteurs faisant équipe. Ces enfants ont pu s'épanouir d'année en année grâce à la pratique dans toutes les disciplines de la Méthode Naturelle, aussi bien en langage, calcul, sciences, peinture, danse et musique et ces enfants ont tout naturellement suivi une voie ascendante, sans heurts, et pour la plupart sans peine. Et les fruits ont tenu les promesses des fleurs, les petits artistes qui s'étaient révélés en section enfantine, ne nous ont pas déçus ; d'autres se sont découverts ; tous ont trouvé jusqu'à la fin de leur séjour auprès de leurs maîtres, beaucoup de joie. Le seul regret sans doute des uns et des autres fut que la collaboration de l'enfant et de l'adulte dut s'achever au seuil des études secondaires ou techniques. Il y a bien eu certes, entre Eux et Nous, les parents, qui tel mon visiteur d'un jour, leur disaient : |
|
« Ce que tu faisais tout petit, c'était joli, mais maintenant regarde : le grand cou de ton bonhomme, il est bien trop long. Tu devrais mieux observer maintenant que tu es grand, et puis ces points d'interrogation dans la montagne ça n'existe pas, et ta maison... donne ton crayon que je te fasse une maison ressemblante ».
Mais les enfants et les maîtres étaient complices. Ils savaient qu'il ne s'agissait pas de « représenter » (de représenter d'ailleurs selon la vision et avec les principes des parents) mais « d'exprimer ». Et ils réclamaient et ils exigeaient leur ration d'Art, leur dû de joie de créer :
« On fait peinture Madame ? Oh ! oui dites, on fait peinture ce soir ?
- Mais déjà hier nous... et puis il y a le certificat d'études.
- On fera beaucoup de problèmes, ce soir, à la maison ; dites, madame, on fait peinture ? ».
Et la maîtresse cédait, à vrai dire sans grand combat et des chefs-d'oeuvre éclosaient ... En tout cas des peintures agréables à regarder, belles et sans aucun doute, émouvantes parfois, devant lesquelles des maîtres de l'Art contemporain rêvaient longuement.
Non, monsieur le Visiteur, l'initiation artistique ne se fait pas avec des fils à plomb, des lignes de fuites et l'étude de la morphologie humaine. Vous confondez Art et technique, ou plutôt vous pensez qu'en étudiant la technique d'abord on aboutirait à l'oeuvre d'Art après. Vous ne savez pas qu'il y a totale incompatibilité chez l'enfant entre l'étude formelle imposée par l'adulte, selon des normes d'adultes, et l'activité créatrice. Quand votre élève aura assimilé votre cours technologique, tout ce que vous lui aurez appris ne lui sera plus d'aucun secours car il n'aura plus envie de peindre. Et ce sera tant pis pour lui et aussi tant pis pour nous.
R. et M. Belperron