Cours de poésie enfantine LE VULGAIRE ET LE POETE « Le poète écoute et répète, écrit Bachelard, la voix du poète est une voix du monde ». « Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours ; de poésie, jamais », disait Baudelaire. Et Jean Rostand affirme : « Le besoin de poésie me semble relever des exigences fondamentales de la sensibilité humaine ». « Mais devons-nous solliciter, encourager de toutes nos forces la création poétique chez les enfants qui nous sont confiés ? », se demande Pierre Menanteau. Et il cite une opinion de Paul Claudel qui, dans ses « Mémoires improvisées » répond sans hésiter « non ». «La vocation artistique, a-t-il dit à Jean Amrouche, est une vocation excessivement dangereuse et à laquelle très peu de gens sont capables de résister. L'art s'adresse à des facultés de l'esprit particulièrement périlleuses, à l'imagination et à la sensibilité, qui peuvent facilement arriver à détraquer l'équilibre et à entraîner une vie peu d'aplomb ». |
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Nous opposerons la poésie au prosaïque et à la banalité, fruits d'une civilisation matérielle, marchande, terre à terre, et d'une mécanique obsédante qui asservit à son rythme les esprits naguère originaux. Le berger qui conduit son troupeau sur les montagnes, vit pour ainsi dire dans l'intimité de ses bêtes. Il chante et siffle et parle à son chien. Mais le boucher prosaïque ne fait évidemment pas de poésie quand il mène le troupeau à l'abattoir ou quand il détaille la viande : 760 g à 8 F cela fait tant !... Et le conducteur d'autobus avale prosaïquement les kilomètres pour rentrer le soir compter la recette et regarder la télévision. Le paysan lui-même conduit aujourd'hui dans le sillon sa machine pétaradante et empuantissante qui est faite pour creuser et ratisser, ce qui ne laisse plus au conducteur le loisir de retourner une motte d'un revers du pied ou de s'arrêter pour extraire un insecte qu'il va porter à son fils curieux. Une vie prosaïque, dans un milieu prosaïque, ne peut produire qu'une littérature prosaïque, d'où la poésie est exclue. C'est cette littérature que produisent presque exclusivement nos textes libres, même lorsqu'ils s'essaient à la poésie : « Depuis
quelques jours, il fait très doux ; On dirait la prose du boucher expliquant le renchérissement de son mouton. On dira : les enfants parlent ainsi, et tels sont leurs textes libres ! Oui, les enfants que nous avons dressés à répéter prosaïquement, sans envolée et sans idéal, les leçons scolaires. Mais les enfants non déformés par notre langage scolaire ne sont pas prosaïques. Le garçonnet de sept ans est devant sa soupe qu'on lui impose de manger sagement, conformément au règlement. Il a faim pourtant, mais « c'est plus fort que lui », il regarde la lumière qui danse à travers la carafe, ou le goulot de bouteille qui garde un restant de capsule dorée ; ou bien il est encore, en pensée et en sentiments, au bord de la rivière où glissent les poissons. La fillette suit péniblement sa maman qui la traîne à bout de bras et qui lui dit : « Dépêche-toi ! Il me faut préparer la soupe car ton papa arrivera fatigué ! ». Et la fillette serre contre elle sa poupée qui a froid... il faut lui acheter un petit manteau. |
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Ne croyez donc pas que l'expression poétique soit une forme mineure des réactions de l'individu dans le monde où il doit faire sa place, humainement. Elle en est la forme majeure, celle que vous devez cultiver jalousement, comme vous soignez les plus belles fleurs de votre jardin ou les géraniums sur le rebord de votre fenêtre. C'est la poésie qui rattachera les élèves à la vie, et en leur donnant équilibre et harmonie, les préparera solidement à la vie prosaïque dont nous ne pouvons pas, hélas ! faire fi. Apprenez donc à détecter le prosaïque, persuadés que vous serez que ce n'est pas la forme qu'affectent le plus vos élèves. Essayez de mettre en deuxième zone l'utilitaire, le pseudo scientifique, l'information impersonnelle. Pénétrez avec vos enfants dans la zone de la vie. Vous y êtes de plain-pied avec les petits. Il neige ; malgré vous, vous pensez aux thèmes courants nés de la neige : la route glissante, le froid, l'auto qui dérape. C'est le terre à terre ; l'enfant dit : Je danse, je chante Je n'ai peut-être pas, dans nos archives, de journal scolaire plus démonstratif à ce point de vue que celui de notre ami Perrenoud, de Lausanne, lui-même artiste et poète. Il n'y a là rien de prosaïque... La classe entière s'exprime dans la zone poétique, avec ou sans rime.
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On dit parfois :
« Comment se fait-il que ceux qui s'expriment le plus poétiquement soient souvent les plus mauvais élèves, ceux qui ne veulent pas mordre à notre enseignement ? Les deux voies sont-elles incompatibles ? ».
Cela ne fait pas de doute, comme sont incompatibles expressions artistiques et leçons traditionnelles.
Les élèves médiocres ou les mauvais élèves sont rebelles au médiocre, au terre à terre de votre enseignement. Il leur faut du large, du sensible. Si nous ne savons pas leur en donner ils seront comme des malades mal nourris d'une nourriture qui ne leur est pas substantielle. S'ils retrouvent cette nourriture, ils seront sauvés.
Ces observations sont d'abord valables avec les jeunes enfants, qui ont le loisir encore de vivre en marge du monde. Mais le moment viendra bien vite où ils devront s'y intégrer. La poésie peut-elle les y servir ?
C'est une question que nous aurons à reprendre. Disons seulement pour terminer que toute la philosophie contemporaine se défend aujourd'hui contre une conception étriquée de la culture, à base de mots, de formules et de règles qu'on croit définitives et dont le progrès montre pourtant la fragilité.
Nous corrigerons notre enseignement trop froid, trop méthodique, en faisant toujours davantage appel à l'art et à la poésie qui apportent aux individus et aux sociétés l'élément vital dont on apprécie aujourd'hui l'irréductible vertu.
Nous terminerons ces considérations et ces conseils en citant le poème philosophique de Annie Bouillard, 12 ans, Ecole Vauban, Versailles.
DES POINTS
Nous ne sommes que des points, de la poussière,
des
cendres ;
Dans cette foule qui crie, je ne suis qu'un point.
Des cendres que le vent fait voler à son gré,
La flamme qui vacille et tout à coup s'éteint.
Nous ne sommes que des points.
Après avoir vécu une vie d'embuscades,
Nous nous éteignons là, sans même avoir
revu
la chose la plus chère que nous ayons aimée
Après avoir vécu une vie de labeur,
On nous enterre là, à la place du repos
que
nous avons choisie pour mieux, peut-être,
nous
reposer.
Là-bas, sur la terre, la vie continue.
Nous ne sommes que des points.
Et le mot de la fin sera cette découverte d'un enfant de 6 ans (communiqué par Mme Dave).
« Quand je veux
Ça vient dans mon coeur,
puis
après
Ça vient dans ma tête
et
je le prends ! ».
Ne serait-ce pas le processus normal d'une culture à retrouver ?
C. Freinet