Jeannette, Ecole enfantine |
COURS DE POESIE Examinons encore, en ces préliminaires, la nature de cette poésie, la transposition qu'elle suppose, la signification intime qu'elle exalte. Nous pourrons ensuite aborder plus délibérément les formes diverses de l'expression poétique. L'essentiel est en effet de penser et de créer poétiquement. Alors, tout devient valable : la prose s'éclaire de poésie, la rime s'illumine, la chanson et la ritournelle peuvent être abordées, et même la complainte à la mode moyenâgeuse. Il ne nous servirait de rien de donner prématurément des exemples des diverses variantes poétiques. C'est là l'accessoire. Ce qu'il nous faut, c'est pénétrer de plain pied dans le domaine sacré de la poésie, d'y pénétrer vous aussi, les éducateurs, si vous voulez être en mesure d'apporter à point nommé l'indispensable part du maître (1). Il nous faut aujourd'hui choisir entre Sans coeur ou l'Affectivité. LE BONHEUR Gouttelettes d'amour. Michelle Suné |
Le propre de notre pédagogie, c'est d'introduire dans les processus d'expression des enfants, l'élément affectivité.
C'est peut-être la chose la plus difficile, étant donné le contre-enseignement qui nous a été prêché pendant si longtemps pour une sèche neutralité et pour la méfiance systématique de tout ce qui touche au capricieux sentiment et à ses réactions imprévisibles, non mesurables donc, nous dit-on, non scientifiques.
Ecoutons ce que nous en dit ALAIN, si contradictoire d'ailleurs en ses opinions.
« Le groupement familial, avec ses petits et grands ensembles, et cette distribution naturelle des pouvoirs et des devoirs, est quelque chose de beau, et que rien ne peut remplacer. Ici est l'école du sentiment...
Mais pourquoi vouloir imiter ce qui est inimitable ? La réunion des enfants du même âge, et qui en sont à apprendre les mêmes choses est une société naturelle aussi... Pourquoi voulez-vous qu'aller à l'école, ce soit moins naturel que d'avoir deux mains, une oreille musicale, et des yeux sensibles au relief et aux couleurs ?
L'école fait contraste au contraire avec la famille, et ce contraste même réveille l'enfant de ce sommeil biologique et de cet instinct familial qui se referme sur lui-même...
Peut-être l'enfant est-il délivré de l'amour par cette cloche sans coeur et par ce maître sans coeur. Car le maître doit être sans coeur, oui, insensible aux gentillesses du coeur qui, ici ne sont plus comptées. Il doit l'être et il l'est. Ici apparaissent le vrai et le juste, mais mesurés à l'âge. Ici est effacé le bonheur d'exister ; tout est d'abord extérieur et étranger.
L'humain se montre en ce langage réglé, en ce ton chantant, en ces exercices, et même en ces fautes qui sont de cérémonie et n'engagent point le coeur. Une certaine indifférence s'y montre ; l'esprit y jette son regard oblique et son invincible patience. L'oeil mesure et compte au lieu d'espérer et craindre. Le temps prend dimension et valeur. Le travail montre son froid visage, insensible à la peine et même au plaisir ».
Telle est, hélas ! le vrai charte de l'Ecole celle que nous ont bâtie dogmatiquement des pédagogues soi-disant dévoués au pur esprit. On se demande d'ailleurs si ALAIN les prend à son compte ou s'il montre seulement l'avers de l'affaire, pour mieux la défendre au revers, lui qui écrit d'autre part. La beauté est un signe qui ne compte guère, parce qu'elle annonce un corps équilibré et des passions réglées. C'est pourquoi je fais crédit au poète, c'est-à-dire que je l'interprète toujours pour le mieux, que toujours j'y suppose la pensée la plus belle, la plus humaine, la plus parfaite à mes yeux, qui puisse s'accorder avec les paroles.
Et qui nous encourage dans notre lutte Poésie contre scolastique en constatant :
« Croyez-moi, nos sentiments, nos joies, nos espérances, le printemps en nous, ce que le chant d'un oiseau éveille en nous de joies et de souvenirs, c'est tout de même plus intéressant que les couleurs d'un pinson ».
Voilà ce contre quoi nous avons à lutter pour redonner à notre enseignement cette affectivité sans laquelle il restera toujours extérieur, et donc indifférent à notre devenir.
L'enseignement d'ALAIN et de ses maîtres avait été, hélas ! parfaitement suivi, aggravé parfois par la philosophie stoïcienne des grands maîtres de notre enseignement au début du siècle. Sois sans cœur ! avait-on enseigné aux éducateurs. Et ils s'y évertuaient au point de considérer comme une faiblesse indigne d'eux le fait de s'émouvoir jusqu'à en avoir les larmes aux yeux au spectacle de quelque chose de beau et de haut. Ils étaient la science froide, logique et implacable qui, en aucun cas, ne devait céder le pas au sentiment.
Tels ont été les éducateurs de notre génération.
Je reconnais bien volontiers que les choses ont malgré tout quelque peu évolué avec les générations nouvelles d'éducateurs qui ont pris, dans les écoles maternelles et les colonies de vacances, l'habitude bienfaisante de travailler et de jouer avec les enfants, de chanter et de rire, de vivre avec eux.
Mais cette affectivité n'en a pas, pour autant pénétré les techniques de travail et de vie d'une Ecole qui reste plus que jamais sans coeur. Les manuels de lecture sont parfois empreints d'une affectivité pleurnicharde, sans relations avec les véritables sentiments de l'enfant. Grammaire, vocabulaire, sciences et histoire, restent par nature sans coeur. Tout au plus y décrit-on les couleurs du pinson. Les résonances de son chant sur l'affectivité enfantine n'ont pas encore touché une pédagogie qui reste, dans son principe, impersonnelle et froide.
Ce qui est sans coeur est vulgaire et prosaïque.
Prenez la contrepartie de la scolastique définie par ALAIN. Redonnez du coeur, de la gentillesse et de la sensibilité, vous accéderez à la poésie et à la vie.
Imaginez ce que serait la description scolaire du village, faite selon les conseils d'objectivité et d'indifférence que donne ALAIN. Peut-être même avez-vous traité le sujet il n'y a pas si longtemps en composition française. Et lisez maintenant la description affective qu'en a fait M,L. de Barraux (Isère.)
Décrivez votre maison, nous disait-on autrefois, et cela donnait un inventaire de liquidateur.
Annie L. dAzur (Landes) voit sa maison avec son coeur.
Personne sur le seuil,
Pas une poule dans la cour,
La maison semble morte
Avec ses volets clos.
Peut-être un coeur bien aimé ?
Pourtant quelque chose demeure en elle.
Au-dessus de son toit,
Dans l'air doux du printemps,
Une fumée s'échappe,
Une fumée grise et lente qui monte
Comme un souffle de vie.
Ce n'est pas un palais,
C'est ma maison,
et je l'aime.
Annie
J'ai un souvenir personnel qui, à distance, se rapporte à cette froideur scolastique.
J'étais à l'Ecole Normale, je pars aux vacances de Pâques avec comme devoir à faire, l'analyse d'une fable de La Fontaine.
J'avais choisi Le petit poisson et le pêcheur. Seulement je me souviens de m’être écarté délibérément de la lecture expliquée traditionnelle. Je ne voyais pas dans cette fable, ce qu'y avait mis peut-être le bon La Fontaine, ni ce qu'essayait de lui faire dire la scolastique. J'avais traité le thème en pêcheur et je chantais à ma façon les charmes de la rêverie au bord de l'eau, les joies du petit pêcheur qui retourne le soir avec, accrochée à une branche d'osier, une brochette de petits poissons. Je m'analysais, maladroitement peut-être ; j'avais négligé sans doute d'analyser La Fontaine.
Mais je n'avais jamais eu autant de plaisir à produire un devoir de français. Je le lisais et le relisais comme on médite un poème avant de le livrer à la publicité. Et j'en étais fier.
Je n'avais jamais eu une si piètre note. A cinquante ans de distance, l'aventure m'affecte encore comme le souvenir d'une radicale incompréhension et d'une inexplicable injustice.
C'est sans doute que j'avais considéré mon travail avec trop d'affectivité et que cela avait irrité les scolastiques qui jugeaient selon d'autres normes.
Vous connaissez ces écrans de couleur qu'on place sur un dessin et qui en modifient si totalement l'atmosphère. Habituez-vous à faire de même avec vos textes. Placez dogmatiquement et scolastiquement l'écran de l'exact, du mesuré, du froidement extérieur et objectif. Vous aurez la prose avec ses pièces en place, ses angles déterminés et immuables, ses plans qui se côtoient et s'emboîtent avec peut-être même des fonds gradués et l'indication de l'échelle. Personne n'en sera ému, et nul n'en tirera profit, ni les maîtres ni les élèves. C'est, dit-on, la pédagogie scientifique.
Interposez l'écran de vie et tout devient mobile et chantant. Vous ne voyez Plus avec précision la fontaine et le clocher, les murs dont on compterait les pierres ; il y a du flou, du dynamique, des couleurs qui changent et s'harmonisent. C'est la vie.
Nous aurons toujours le temps de mesurer, de placer un rapporteur et d'indiquer l'échelle le jour où il faudra le faire. Mais alors notre vie n'en sera plus troublée.
C'est ce sentiment qu'a su magnifier Marie-France de Vayres (Gironde) dans ce
TRISTE ADIEU POUR UNE PETITE PAQUERETTE.
Au milieu d'un flot vert
Une petite soucoupe blanche s'offrait
Dans l'air pur de la nature endormie.
Cette petite soucoupe était l
Dans sa robe flottante et gracieuse.
Elle était seule mais tranquille
Je n'osais pas la cueillir,
Ni prononcer une seule parole.
Elle avait l'air de me tendre
Une main douce et verdoyante
Comme pour me dire : « Laisse-moi donc vivre encore »,
Je la fixais les yeux pleins de pitié
Et je la laissais vivre,
Dans la nature et le soleil.
Mais, peu de temps après,
L'hiver est arrivé méchamment
Et est entré dans le petit feuillage crispé.
Et la petite soucoupe blanche
Etait tout apeurée.
Et il lui a dit deux mots
Bien durs, bien tristes pour elle
« Mon règne est arrivé, et le vôtre est passé »,
Alors, sans même dire adieu au bon temps écoulé,
La petite soucoupe blanche
S'est endormie pour l'éternité.
Marie-France
Mais cette façon de voir avec l'écran de la sensibilité ne risque-t-il pas aussi de fausser la vision réelle du monde qui nous entoure ? Ne nous détache-t-elle pas du réel pour nous entraîner dans la zone du rêve et du flou ?
C'est ce que nous étudierons dans les prochains numéros.
C. Freinet
(1) Nous sommes toujours attristés de voir le manque total de poésie d'un grand nombre de vedettes de la radio. J'écoutais ces jours-ci la chanson d'Annie Cordy : « Paris » avec des envolées comme celle-ci : Nos grand-pères ont pris la Bastille, Paris prend les filles... Ce n'est pas au musée de l'Homme qu'on apprend à croquer les pommes.