COURS DE POÉSIE ENFANTINE (suite)
Retrouver les chants du monde
C'est parce que, avec notre chaîne originale de plusieurs milliers de journaux scolaires, nous nous trouvons comme au carrefour de la pensée et de la vie enfantine que nous restons à l'Ecole Moderne, à l'avant-garde de l'évolution des idées et de leur projection sur l'écran mobile du monde.
Avant de poursuivre notre cours en examinant plus en détail les diverses formes de la poésie enfantine et l'art d'y parvenir dans nos classes, nous insisterons encore une fois, en cette fin d'année, sur la nécessité de faire éclore, d'abord, les poèmes.
Ne croyez pas que ce soit par un quelconque exercice scolaire que vous y parviendrez. L'enfant porte la poésie en lui, il suffit de la laisser s'épanouir, comme la plante qui, limitée dans sa croissance normale, s'allonge à fleur de terre à la recherche de la lumière et du soleil.
Nous semblons affirmer là une chose banale. Pourtant s'il y a encore si peu de poèmes dans nos journaux scolaires, c'est que la masse des éducateurs ne sont pas convaincus qu'existe ainsi, naturellement, ce besoin de poésie qui ne demande qu'à s'exprimer dans la chaude lumière de la classe.
Les éducatrices maternelles sont peut-être les seules à s'en rendre compte. Par nos techniques naturelles, elles ont supprimé les leçons mortes et les récitations de textes incompréhensibles ; elles ont dépassé l'ânonnement qui endort l'esprit et le cœur elles retrouvent de ce fait, la sensibilité neuve de la maman à tout ce que l'enfant exprime avec une intuition incomparable. Et, comme les mamans, elles s'émerveillent.
Les journaux scolaires de ces maternelles sont comme de subjectifs recueils de poèmes d'enfants.
Nady Bourdarias a 6 ans. Avant de .savoir écrire (en fait jusqu'à 5 ans 1/2), Nady n'aimait pas confier ses impressions à haute voix. Elle avait très rarement les honneurs de l'imprimerie.
Dès qu'elle a connu quelques mots, nous a dit sa mère, elle a écrit elle-même ses textes, en moyenne trois par semaine. Elle n'a jamais pu admettre aucune intervention de ma part, elle se renseigne seulement autour d'elle pour savoir l'orthographe d'un mot encore inconnu.
Ces textes sont courts. Ils plaisent aux enfants qui les choisissent souvent, et ils se passent d'une mise au point collective. Nady s'oppose chaque fois à ce qu'on transforme ses mots. Si un enfant propose un adjectif plus joli, plus rare, elle répond invariablement : « Non ! Ce n'est pas ça que je veux dire ! ».
Et voici ce que cela nous vaut :
LES OISEAUX
Les
oiseaux sont mignons.
Malheureux
Comme des pauvres gens
Ils s'en vont vite.
Oh ! qu'ils sont pauvres
dans la pluie
et dans le vent.
NUIT
Nuit
mignonne,
Nuit bleue et noire,
étoiles d'or.
Nuit mignonne,
nuit noire et bleue,
Lune d'argent.
Nuit mignonne
étoiles d'or,
lune d'argent.
Je me cache et je dors
sous le ciel bleu et noir
de la nuit noire et bleue.
Nady n'a-t-elle pas raison de dire :
Beau,
beau,
mon texte est tout petit.
S'il était grand
il serait laid.
Ce que les maternelles obtiennent ainsi avec leurs enfants neufs, nous pourrons le retrouver avec nos élèves à tous les niveaux.
Mais il nous faut pour cela, cesser de penser scolastiquement et atteindre à nouveau aux chants du mondé.
Je sais bien, c'est notre leitmotiv habituel, que ce soit pour le seul texte libre, pour le dessin, pour la recherche scientifique comme pour les détails de notre vie communautaire. Car tout se tient. Et le problème reste pour nous, non seulement d'apprendre à faire éclore des poèmes, mais de nous désenvoûter de la scolastique pour voir, agir et penser naturellement, humainement.
Il nous faut cesser d'être des scoliastes pour redevenir des hommes. Et c'est justement l'épreuve la plus difficile à laquelle il nous faut nous appliquer loyalement en nous disant bien qu'une classe où ne fleurit pas la poésie est une classe où le maître n'est pas encore parvenu à se libérer.
Comment nous désenvoûter ?
Nous avons pendant longtemps nourri dans notre revue L'Educateur, la rubrique Comment je pratique dans ma classe. Il serait peut-être bon d'ouvrir ici une rubrique similaire : « Comment je me suis désenvoûté (partiellement ou totalement) de la scolastique ».
Le meilleur moyen serait peut-être de nous mettre nous-mêmes à écrire des poèmes avec les enfants, à leur niveau, que nous leur lirions pour appréciation, en leur disant ou non qu'ils sont notre oeuvre.
C'est ainsi que je suis parti moi-même lorsque, avant de commencer l'imprimerie, je sentais l'indigence des poèmes genre « La guenon, le singe et la noix », qu'on offrait alors aux écoles comme thème de récitation.
Notre ami Le Coq (Côtes-du-Nord), qui est aujourd'hui un de nos meilleurs militants pédagogiques, avait commencé lui aussi à écrire des poèmes fort classiques.
Il produit aujourd'hui pour ses élèves, avec eux pourrais-je dire, des poèmes d'une grande sensibilité dont voici une des réussites :
LE VENT EST FOU
(Ecrit pour mes élèves le 18 octobre 1962)
Le
vent est fou :
Ramassons-nous. Hou ! hou !
hou ! hou !
Le vent est froid
Vers le Noroît.
Réchauffons-nous. Hou ! hou !
hou ! hou !
Toute pliée par les années,
La vieille passe en trottinant
Comme un enfant.
Pitié pour nous :
Le vent est fou. Hou ! hou !
hou ! hou !
La barbe au vent
Toute tremblante,
La chèvre blanche
Hume l'air froid
Face au Noroît.
Et le hibou
Chante pour nous : Hou !
hou ! hou ! hou !
Le vieux Mickey, au vent frisquet
Hurle de peur et de douleur.
Nuages fous, c'est la déroute :
En avant toutes !
Et jusqu'au bout. Hou ! hou !
hou ! hou !
La huche est vide, la bûche éteinte,
Et le hibou lance sa plainte
Dans le vent fou. Hou ! hou !
hou ! hou !
Les draps tirés au ras du nez,
Dans un bon lit, réchauffons-nous !
Hou ! hou ! hou ! hou !
G. LE COQ
Et Paulette Quarante nous écrit :
« Je vous envoie aujourd'hui un témoignage d'adulte : j'avais prêté à mon nouveau Directeur qui ne le connaissait pas, un numéro d'Art Enfantin, celui où j'avais écrit « Gaspillage », et je l'ai vu entrer dans ma classe, bouleversé. C'était pour lui une révélation, et un regret devant son enfance, comme bien d'autres, gaspillés par ceux qui froissent sans les voir les belles promesses de fleurs que portent les enfants.
Il nous apportait son poème :
ENFANT DE N'IMPORTE OU
Enfant
de n'importe où
Tu m'as donné hier soir
L'envie d'être berger
L'envie de parcourir
Le chemin des lavandes
Tu m'as donné l'envie
Comme toi certain jour
De tourner à l'envers
Les pages de mon livre
Déchirées un matin
D'il y a quarante ans
Et de trouver alors
Ma primauté native.
ANDRÉ LARTIGUE
Ecole des Costes-Gozon (Aveyron) |
La pédagogie et la philosophie contemporaines admettent aujourd'hui qu'il ne doit plus y avoir à l'Ecole des rayons séparés et autonomes, qu'on étudie selon des principes divers, avec des professeurs spécialisés : Histoire, géographie, sciences, musique, art. On s'oriente de plus en plus vers une sorte de synthèse permanente où chaque discipline s'incorpore avec ses caractéristiques propres au processus éducatif. « La forme humaine, écrivait Alain, est quelque chose que vous ne pouvez pas rompre, il faut que ce sac de peau danse selon vos pensées. Le poète est le maître à danser, et toute grande oeuvre est poème et pensée ensemble ». Et dans les Lettres Françaises, le Dr François J. Beer pose la question. « Le savant est-il poète ? ». Il n'essaie pas de démontrer abstraitement une réalité qu'il suffit de prouver statistiquement. Avant Lamartine, Ampère avait écrit en 1796, un poème « Le lac », qui préfigurait étrangement l'oeuvre célèbre. Newton était peintre et poète, Lacépède était compositeur. Un des plus grands lauréats du Prix Nobel de chimie, Van't Hoff, écrivit une thèse sur les tendances imaginatives chez 200 savants de tous temps et de tous pays. Il cite 29 astronomes dont 12, c'est-à-dire 40 % avaient des penchants pour les arts ou la poésie. « Il y a dans l'esprit humain un élément ingénieux, poétique et apparemment spontané et naturel qui, de temps à autre, tout à coup, et sans prévenir apparaît à nos regards, nous fait entrevoir l'avenir et nous pousse à saisir la vérité comme par anticipation ». Comme vous le voyez, nous sommes en fort bonne compagnie quand nous vous invitons à incorporer la poésie dans votre processus pédagogique. Vous y serez bien vite encouragés par les réussites de vos élèves par ces oeuvres qui « découvrent la vérité comme par anticipation », et donnent une signification humaine à tous nos efforts. Si vous parvenez à vous désintoxiquer de la scolastique, et nous verrons par quelle voie, vous y réussirez. |
De quelle profondeur des temps nous est venu ce « Triste twist » de Gilles (9 ans).
TRISTE TWIST
Je suis le fossoyeur
des temps
je fossoie dans tous les champs,
Les jours se coupent sous ma faux
Aiguisée par les intempéries du
monde.
Je suis le fossoyeur des temps.
Par monts et vallées,
je fossoie, rien ne m'arrête,
oui rien, je suis le fossoyeur des temps.
On me connaît sous le nom de rêve,
et l'on me dit : que tu es triste, fossoyeur
je respire l'air des temps,
je suis vieux comme le monde.
Depuis des millions d'années je
fossoie.
je
suis infatigable.
Dans mon immense champ,
je
cultive les jours pour les couper après.
Oui, je fossoie infatigablement.
je suis le fossoyeur des temps.
GILLES THOMAS
Freddo et Patrice ont inventé cette chanson
CHANSON MODERNE
On a enterré mon ami
Oui mon ami
Sans me le dire
Sans me le dire.
Oui c'était mon meilleur ami.
Oui mon meilleur ami.
C'est la mésange qui est venue
Me l'annoncer
Et maintenant je joue de la guitare
Sur ta tombe.
Toi, mon ami, tu n'entendras
jamais cette
chanson,
Cette chanson pour toi.
FREDDO - PATRICE
Roland le philosophe, nous écrit à 15 ans sa méditation : JE MONTE... Plus je vais de l'avant, plus je monte et m'approche du ciel profond de mes pensées. Pour certaines personnes, la vie est un mur qui se dresse, une montagne qu'elles croient infranchissable. Pour moi, la côte s'use sous chacun de mes pas dans le présent. Le présent est mon ami. Il m'aide à tout surmonter. Plus je monte, plus l'effort me semble plat comme le sol de Camargue. Ainsi, la vie est belle comme son sable blondi de soleil. A mes pieds s'étale le paradis de l'éternel présent. ROLAND Mireille, au même âge, écoute ce que lui dit le vent : BRISE Brise
légère des fées du vent MIREILLE Et Nadia à 13 ans (Ecole de Mouliets-Villemartin (Gironde) nous dit les enseignements de la guerre dont elle a tant souffert : PENSÉES : LA GUERRE Ô !
ami, qu'as-tu fait de ta vie ? Tu es parti
pour la guerre où ton père t'avais dit de tuer
tes ennemis, au couteau, au poignard, au fusil. NADIA D'autres camarades nous diront aussi dans cette rubrique spéciale comment, dépassant la scolastique, ils ont imprégné de poésie leur classe moderne. Par notre effort commun, la poésie deviendra la lumière et le parfum de notre pédagogie. C. FREINET |
|