Le dessin, moyen d'expression

Celle année, lors des Conférences pédagogiques, des milliers d'instituteurs sont invités à réfléchir à l'enseignement du dessin, « moyen d'expression, auxiliaire des autres enseignements »… Le dessin est à l'honneur, et c'est redoutable quand il faut prouver son efficience. Il conviendrait peut‑être d'essayer principalement de convaincre les éducateurs qu'on peut former l'esprit aussi sûrement en leçon de dessin qu'en leçon de français ou de musique. Ces expressions sont intimement liées ; commandées par des nécessités psychologiques identiques, elles emploient des matières diverses : couleur, mot ou son. Des techniques différentes sont au service d'identiques démarches d'esprit. On n'est pas seulement peintre, écrivain ou musicien, on est d'abord une sensibilité qui se libère par un moyen d'expression. Le mouvement impressionniste peut illustrer cela.

Dès qu’on prononce en société le mot « impressionnisme » surgissent les noms de Sisley, Renoir, ou Monet. Les progrès de la reproduction nous ont rendu familier Le pont d’Argenteuil, Le champ de coquelicots, La balançoire. Mais on oublie que par exemple, Verlaine en poésie et Debussy en musique furent également des « impressionnistes ».

Mais qu’entend-on pas impressionnisme pictural ? Des artistes tentèrent de se dégager au maximum des éléments étrangers, qu’ils soient intellectuels, moraux ou sentimentaux qui chargeaient la peinture, l’accablaient parfois jusqu’à masquer son domaine propre : la couleur. Ils voulurent, en général, essentiellement rendre une sensation. Bien des exemples ont été cités : regardons la mer, un coquelicot dans les moissons ; ne pensons plus à l’objet, abandonnons-nous à la seule sensation ; on s’aperçoit alors que la mer est une barre bleue et le coquelicot une vague tache rouge qui tranche sur un fond jaunâtre. C’est cela même que veut rendre l’artiste : pour y parvenir, il diminue au maximum le signe, ne fixant ni ses contours, ni ses ombres, le fondant dans une luminosité faite de touches « vibrantes ». De la précision de la touche en forme, couleur et valeur dépend le parfait de la sensation rendue sensible à nos yeux dans uen imprécision de forme réelle. Voyons ainsi de Monet : Les meules, fin d’été (1891) et même de Bonnard : Paysage du midi (1940).

Que disait donc Verlaine dans son Art poétique publié en 1885 dans Jadis et Naguère ?

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l’Indécis au Précis se joint.

   

Nous voyons Verlaine aller comme les impressionnistes vers des choses fugitives et de plein air (1) ; il serait facile de relever des titres tels que Soleils couchant, Effet de nuit, Chanson d’automne, Clair de lune, Sur l’herbe, Mandoline,. Bien entendu, tous ce poèmes ne sont pas de facture impressionniste du fait de leur titre, ils ne font que nous révéler l’atmosphère où se complaît la création artistique de Verlaine. Mais déjà cette poésie surprenait ses contemporains pas l’absence de moralités, de spéculations idéologiques, de rhétorique. La poésie se nourrissait de sensations : c’était alors La Bonne Chanson, Romances sans paroles. Mais voyons plus précis avec le poème : Dans l’interminable ennui de la plaine :

L'Enfant aussi est impressionniste...

Ecole de Beaulieu - Doubs

Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces brises aigres
Quoi donc vous arrive ?

Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.

   

Au départ une sensation (interminable) puis une émotion (ennui). On ne retrouve plus l'ennui dans les termes et, comme le signale M.Nadal, il n'est pas décrit, il semble disparaître dans le mot pris en tant que signe, mais est restitué par la signification poétique de ce mot : « Les choses ne sont là que pour suggérer l'ennui... elles sont et ne sont pas ». S'y ajoute, et nous ne pouvons que l'indiquer rapidement, un travail sur les sonorités en général éteintes et sur les rimes féminines qui visent à donner l'impression de l'interminable. Ainsi l'ennui nous est restitué par le biais de la sensation auditive et visuelle et non point par l'analyse psychologique ; chaque terme est comme la touche dont la juxtaposition permet la restitution de la sensation, Travail comparable à celui de Monet dans ses Cathédrale de Rouen, mais fait avec le vocable et non point la tache colorée.

Et la musique ? Comment une musique peut‑elle être impressionniste ? On voit déjà par extension qu'elle s'opposera tout particulièrement à la musique descriptive qui s'attache à saisir les choses dans leur caractère extérieur. Debussy (1862‑1918) avoue : « Le bruit de la mer, la courbe d'un horizon, le vent dans les feuilles, le cri d'un oiseau déposent en noue de multiples impressions. Et tout à coup, sans que l'on y consente le moins du monde, l'un de ces souvenirs se répand hors de nous »…

   

Ainsi s'agit‑il de ressusciter la sensation. Jusque là rien de très original par rapport aux idées des cénacles symbolistes, Mais plus que par ses buts voici que Debussy est caractérisé parla forme de son langage technique, Ecoutons Les Préludes, que ce soit Feuilles mortes, Des pas sur la neige, ou tout autre. Ce qui frappe le non initié, c'est la rupture de la ligne mélodique traditionnelle ; les accords sont accolés et c'est de cette juxtaposition harmonique que naît l'oeuvre. Nous n'y trouvons point l'effusion sentimentale d'un Chopin par exemple, mais des suggestions qui reposent en grande partie sur des harmonies raffinées, des timbres à l'état pur, une fragmentation des thèmes. Dans son oeuvre pianistique, comme dans les poèmes de Verlaine ou les toiles d'impressionnistes, la nature est saisie sans ce qu'elle a de plus mouvant, de plus fugitif ; on assiste à une dissolution calculée des formes réelles au bénéfice de suggestions ou, si l'on veut, d'irradiations.

L'impressionnisme apparaît ainsi comme un art de la nuance dans la sensation. Art dont la nécessité est apparue aussi bien aux peintres qu'aux écrivains ou aux musiciens, chacun d'eux s'exprimant en son langage.

Pénétrer l'art des uns, c'est se préparer à recevoir l'art des autres.

Et tout cela nous rapproche de ce point de vue si souvent exprimé que les diverses inventions du génie humain ne révèlent sans doute point de principes psychologiques différents.

P. Morisset
Inspecteur de l'Enseignement Primaire - Châteaulin (Finistère)


Ecole de Saint-Benoît - Vienne

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