Dialogue avec une ombre

 

« Et qui donc a jamais guéri de son enfance » ?

Lucie Delarue-Mardrus

 

Lorsque je me retourne vers l'enfant que je fus, je vois un bambin frisé porteur d'une blouse noire à liséré rouge. Il est assis au fond de la classe, les doigts tachés d'encre et, au-delà des rangées de tables et de leur murmure confus, trônant sur sa chaire, il y a le Maître. Un Maître simple et bon, d'une patience aussi longue que sa barbe qui fait peur aux « nouveaux ». je sais que dans le couloir est l'évasion, le vieux bureau noir où la presse, la casse et les composteurs sentent bon ce mélange créateur d'encre et d'essence. Nous sommes en 1934, et un instituteur des Deux-Sèvres, « Monsieur Pelaud », se lance prudemment sur les chemins libérateurs des Techniques Freinet.

L'enfant qui sommeille au fond de moi rêve. A ces insectes rares qu'on nomme doryphores et pour lesquels on offre une prime en cas de découverte (les temps ont bien changé !). Au coin de ciel bleu qu'il aperçoit par le vasistas et où se balance un pampre de vigne. A la bibliothèque qui est derrière lui et qu'il ne saura jamais ouvrir parce qu'un passe-partout en remplace la clef égarée.

Hélas, ce soir, une autre clef me semble perdue dans les hautes herbes du passé, une clef que ne remplacera jamais un morceau de fer habilement tordu. Une clef magique faite de parfums, de rires, de rondes et de tiédeur maternelle. 0 clef du paradis perdu de l'enfance, qui t'a volée à moi ?

 
Ecole de Filles de Trégastel - C.-du-N.
Madame Le Bohec

Dessins de l'Ecole de Filles de Trégastel - C.-du-N.

Maintenant mes tempes sont grises et je circule sur les routes bretonnes, surgissant à l'improviste dans des classes où ma présence semble accueillie avec curiosité par d'autres enfants qui n'ont pas fini de grandir et d'espérer. Eux possèdent encore cette clef, clef si personnelle que sa possession passe inaperçue jusqu'à temps qu'on la perde. Et j'inspecte (c'est mon métier), mais je pars sans avoir percé les secrètes pensées qui se cachent derrière ces fronts têtus ou ces yeux rêveurs. Aux murs sont des dessins que je reconnais : les sabots du maître, le chapeau du maître, le réveil du maître. Car le maître est encore souvent le magister qui connaît les lois de la perspective et l'existence de la ligne d'horizon.

Toutefois, il advient que surgisse à mes yeux, entre les pages d'un cahier feuilleté, un dessin libérateur. L'enfant a voulu parler car le dessin est langage et libération, l'un et l'autre en même temps. Et de même que tout est rythme dans la nature (un rythme dont il serait dangereux de briser atomiquement la cadence), tout est signe également. Signe tracé et aussitôt déchiffré, Empreintes de lièvres dans le sentier du petit bois, pattes de goélands multipliées par le sable, sigles politiques tracés sur les murs. Et affiches. Affiches pullulantes aux couleurs criardes que n'aurait point reniées Arthur Rimbaud.

Louées soient les classes où les enfants ne referment pas les portes sur la vie pour pénétrer dans un univers disciplinaire où règne un adulte tout puissant ! Louées soient les mains qui peuvent librement dessiner et peindre et, ce faisant, se libérer de tout complexe familial et social ! Car on ne répètera jamais assez que le dessin et la peinture sont curatifs ; langage, certes, mais langage muet qui permet d'exprimer des choses qu'on ne saurait dire ou écrire et dont on n'a qu'une conscience confuse.

Je me souviens de cet ancien élève dont les parents « romanichels » s'étaient fixés sur les bords de Loire. Qui sait dans quelles conditions vivait cette famille nombreuse où les filles se mariaient tôt et où trônaient une mère absolue et un petit père moustachu, Et l'enfant - qu'on eût volontiers qualifié de « caractériel » - se libérait en relatant graphiquement les aventures de « Moustache », redorant ainsi le blason paternel. « Moustache tue un serpent », « Moustache mange un hérisson », « Moustache bat sa femme », « Moustache part en soucoupe volante »...

Je voudrais qu'on laissât ainsi l'enfant se libérer ; car il est faux de dire que le langage parlé et l'expression écrite suffisent à assurer son « défoulement ». Le graphisme libre, figuratif ou abstrait, tracé rationnel ou venu des tréfonds de l'inconscient ignoré, est nécessaire à l'épanouissement de l'enfant. Enfant poète parfois, enfant artiste souvent, mais toujours enfant-soleil qui a besoin de lancer ses rayons à tous les azimuts, y compris les infra-rouges pubertaires et les ultra-violets subconscients. Bien sûr, notre société n'est point à l'image de cette liberté créatrice ; mais à qui la faute ? A qui la faute s'il existe des écoles-casernes, des termitières-HLM et une « Science sans conscience » ?

Naguère, le petit écolier que je fus connaissait la saveur de l'oseille sauvage, de la prunelle et du fruit de l'églantier ramassés en suivant la chèvre le long des chemins herbus. Il savait, d'une tige de graminée, faire sortir un grillon de son trou. Il connaissait la viorne, l'herbe à serpents, la feuille de plantain, l'odeur des « mousserons » sur les ronds-de-sorcières et la flamme apaisante du feu de bois. Il n'y avait ni télévision, ni radio, ni électricité mais la lampe à pétrole qui rassemblait les fronts et traçait au plafond son cercle magique.

   

Les temps sont révolus : à force de se griser de vitesse, l'homme perd le goût de vivre. Et d'aimer. Et de rêver.

Alors, qu'on n'arrache point aux enfants innocents la clef magique de leur « Vert Paradis » ! Et qu'on n'aille point la jeter à l'égout ou dans le terrain vague !

- Ah ! ah ! dit le maître (il est antimilitariste), je vais vous apprendre à marcher droit ! Une ! Deuss ! Une ! Deuss ! (L'antimilitarisme est parfois l'absence de « galons »...)

Non, qu'on les laisse errer dans les sentes de la liberté, qu'on leur évite le « car de ramassage » pour les laisser « gafouiller » dans la rosée du petit matin où les toiles de l'épeire scintillent de perles au soleil neuf de la journée. Ah ! qu'on les laisse librement cheminer sans autre laisse que celle du rêve et de l'enfance magnifiée !

Pour tous les enfants qui affirment joyeusement leur liberté dans notre univers mécanisé et concentrationnaire, pour l'ombre de l'enfant que je fus - ô le papier doré et l'agate tiède dans la poche du sarrau noir à liséré rouge ! - merci Elise, merci Freinet !

GILBERT LAMIREAU

Inspecteur Primaire - Lannion C.-du-N.

 

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