Il faut toujours une expérience double pour que l'enfant réalise une image à un niveau humain. Par exemple, le sein maternel lui donnera un sentiment tactile de forme et une sensation thermique. Le biberon ajoutera une perception gustative à celle de chaleur et de forme. Plus tard, la vue et la volonté de préhension y ajouteront le sens spatial pour conditionner le déploiement exact du geste énergétique. Des volumes ont pu être écrits sur ces sujets. Mais ce que l'on n'a pas assez dit, c'est que, s'il se mêle à ces clichés constructeurs de la petite enfance, la frustration, c'est-à-dire le refus d'une satisfaction sensorielle légitime, l'image mentale qui se construira sera une image douloureuse et pénible. Et l'enfant n'ayant absolument pas le goût romantique de se délecter de douleur, ni de penchant masochiste à jouir de cette douleur, l'enfant parce qu'il est sain et orienté vers le bonheur, repoussera l'image qui lui occasionne une peine. Or, en repoussant l'image, il rejette loin de lui le ou les premiers éléments qui lui permettent de construire l'univers cosmique dans lequel il est touché. Ensuite, il manquera à sa construction logique et géométrique du monde, les assises de bases pour réunir toutes les combinaisons. Il y aura en lui ce que l'on peut appeler un « traumatisme affectif ». Je ne veux pas insinuer que l'enfant qui a fait une harmonieuse prise de conscience n'exprimera jamais la tristesse ou le drame; je veux dire qu'il le fera alors par jeu, par divertissement, par plaisir imaginatif de se procurer des sensations fortes qu'il aura connues par sens logique comparatif, Cela suppose une faculté supérieure de dominer le leu et de garder, à l'arrière-plan du « soi », la certitude que l'on n'est pas entamé, altéré par cette tristesse feinte, que l'on n'est pas identifié avec le « triste ». L'enfant ayant subi un traumatisme affectif aura toute son optique déviée : il ne « jouera » pas la tristesse, il « l'exprimera » malgré lui par son regard, sa voix blanchie, ou rare, ou rauque, par ses gestes fermés. Il est « le » triste. Et si son expression gestuelle compose des lignes tombantes, anguleuses, étriquées, ramassées par la contraction, roulées pour une défense, si son souffle est court, son regard buté, morne ou fuyant, de quelle façon le langage de cet enfant décèlera-t-il pour nous des troubles ? Marie-Louise AUCHER |
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