Ecole de Garçons - Lille - Nord. M.Vandeputte. |
Il était un orgue de cinéma Ma jeunesse a fleuri dans la rue, sur les pavés d'une grande ville industrielle du Nord. Mon père, ouvrier, ma mère modeste commerçante en parapluies, pauvres tous deux comme était pauvre la maison que nous habitions : une première pièce qui servait de magasin, une cuisine. Etait-ce drôle que la rue me tînt lieu de terrain de jeux, ainsi qu'à mes camarades logés à la même enseigne que moi ! Mais notre quartier avait encore l'allure d'un grand village. Chaque année voyait le blanchiment du haut des façades des maisons à la chaux, alors que le bas recevait une épaisse couche de goudron noir et luisant. La sirène de l'usine la plus voisine marquait les heures du travail de son sifflet grave. Un tombereau attelé d'un lourd boulonnais servait au ramassage des ordures ménagères. La rue sans véhicule à moteur était à nous et nous avions tout le temps de frapper, bloquer ou ramasser le ballon avant que la solide plateforme transportant quelque pesante machine et que tiraient deux forts chevaux vînt à passer devant nous. Et les calmes et pesants soirs d'été voyaient, sur chaque trottoir, une longue file de travailleurs harassés prenant l'air, assis sur des chaises, aux portes des maisons exiguës et malsaines. Le cinéma était encore à ses débuts. La salle de quartier qui, contre un franc vingt cinq centimes, débarrassait, le jeudi, nos mamans de notre présence turbulente, montrait seulement ses murs nus, sans décoration envahissante, et les sièges étaient de longs et étroits bancs de bois. Les films étaient naturellement muets. C'était un événement lorsqu'un orchestre ou un chanteur venaient accompagner un programme exceptionnel. Un orgue assez majestueux soulignait de son habituelle musique l'action qui se déroulait devant nos yeux. C'est de l'effet inattendu de ce milieu que je veux parler. M'est-il venu jamais une fois à l'esprit de faire attention à cet orgue ? A la musique qu'il déversait dans la salle ? Je ne le crois pas, je ne m'en souviens pas, vraiment. Ce que je puis affirmer, c'est que Louis, le préposé aux rouleaux perforés, reprenait chaque semaine les mêmes airs. Il devait avoir un certain jugement car il excellait à unir une certaine musique à une certaine situation. Mais ce n'est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte de ces rapports comme j'ai pu constater les traces que ces auditions avaient laissées en moi. |
Certes, de mon temps, à part la musique criarde d'une machine à sous que quelques rares cafés offraient à leurs clients, nous n'entendions guère de musique. Peu de « machines parlantes », pas encore de TSF, de temps en temps un chanteur de rues autour duquel on s'assemblait pendant un quart d'heure. Mes parents m'avaient bien doté un jour d'un petit violon, mais chez nous le climat n'existait pas et je ne comprenais pas l'intérêt de cet apprentissage vite abandonné. S'il nous arrivait à l'école de chanter, c'était « La chanson de Roland » : Le noble Charles, roi des Francs... ou une vague chanson, toute morale, assez mal reproduite par le maître. Mais il y eut, pour moi, cette audition subconsciente hebdomadaire qui me fit retenir à mon insu une quantité d'oeuvres, alors toutes auréolées à cette époque. Le Barbier de Séville, L'ouverture de Guillaume Tell, Poète et paysan, Cavalerie légère, L'ouverture d'Egmont de Beethoven, La marche américaine de Souza, La Vie Parisienne d'Offenbach, Les ballets de Sylvia, de Coppélia, Egyptien, La Tosca, La Traviata, Rigoletto, etc… Je me plais à les retrouver aujourd'hui, dans les programmes de radio, de les fredonner, de ne pas rater une seule mesure, de marquer les passages de force ou de douceur, de les vivre en un mot parce qu'elles se sont incrustées en moi. Je fais rire quand je dis : « Silence, un air du cinéma Leleu ! » Oui ! Silence ! parce que sans ce pauvre cinéma de ma pauvre et calme jeunesse, je n'aurais jamais eu aucun contact avec ces oeuvres, bonnes ou moins bonnes je le sais, mais qui me firent connaître et aimer la musique. Je tiens compte de la leçon. Aussi, le plus souvent que je peux, je fais tourner un disque sans que son audition devienne une leçon, sans qu'aucun travail scolaire ne la souligne. Et je retrouve chez mes enfants occupés à une activité prenante, travail manuel, enquête ou dessin qui n'a rien à voir avec la musique, la sensibilité qui fut la mienne autrefois. C'est Paul si dissipé, qui vient me dire : « Monsieur, il faut remettre tel disque, je l'aime bien ». Ou alors c'est toute la classe, confiante et bon enfant qui se met « à galoper » en écoutant Cavalerie Légère de Von Suppe, réagissant ainsi directement au rythme de cette oeuvre. |
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