Ecole Maternelle, La Sône, Isère (Mademoiselle Bossan) |
Ils ont droit au bonheur Mais qu'est-il pour eux le bonheur ? Un jour sans doute, Christian saura qu'il s'appelle Nacem. Il apprendra peut-être du même coup que sa mère est morte, tuée et mise en pièces par son père enfui maintenant Dieu sait où, le laissant avec sa soeur et quatre frères dans la vie. Et Antoine, pauvre parmi les pauvres, puisque sa maman les a abandonnés lui, son frère et ses trois sœurs. Et Louis, le révolté méprisant qui, attend depuis toujours la joie et la fierté d'une visite. Et Claude, seul au monde et qui affirme sans mentir (et sur quel ton !) : « Moi aussi, j'en ai une de maman, oui, j'en ai une, j'en ai deux ». Il en désire trop pour ne pas croire de toute sa force qu'il possède déjà ce qu'il désire tant : l'amour d'une mère. Triste litanie de ceux qu'accueille l'orphelinat du village, trop plein de l'Assistance Publique. Ils nous arrivent un jour, l'air traqué, le regard fuyant ou apeuré, la crainte dans tout l'être. Que leur a offert jusqu'ici la vie ? Ils n'ont pas six ans et de quelles scènes n'ont-ils pas déjà été témoins ! De quelles terreurs n'ont-ils pas eu à trembler ! De quels doutes devront-ils être délivrés ! Nous que le sort a gâtés d'une enfance heureuse dans un foyer uni, pourrons-nous jamais les comprendre ? Parviendront-ils à s'intégrer dans la grande société humaine, eux qui ont, à l'âge des caresses, été exclus de la plus accueillante des sociétés, la plus proche et la plus confortable : la famille.
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Un beau jour (car il est beau ce jour), ils gagnent leur première bataille. Christian a son « nounours » (sa première réussite) et qu'on retrouve partout dans ses graphismes, sa peinture. Antoine a son soleil, ses soleils. Il ne fait plus que cela : « Tiens, Mademoiselle... il est beau mon soleil ». « Dis, Claudine, t'as vu mon soleil ». Et Claude a son copain, visage tourmenté, image douloureuse d'une affection, d'une amitié, d'un amour qu'inlassablement il quête. Un dessin ! ... maigre bilan peut-être. Et après ? sont-ils sauvés ? Ont-ils reconquis ce qu'ils cherchaient ? Ont-ils retrouvé l'amour ? Certes pas. Mais ce bonheur qu'ils poursuivent ils l'ont du moins goûté, goûté intensément en ces instants où, absents de la souffrance qui les tenaille en permanence, penchés sur leur travail, tout entiers absorbés par l'effort de création ils projettent sur leur feuille le meilleur d'eux-même Il faut avoir vu Christian peignant et repeignant ses nounours, surchargeant : du vert sur du rouge et sur ce rouge du jaune. Lui semblait-il qu'ainsi il le couvrait de caresses ? Je le croirais volontiers. Christian peignait (ou caressait). Christian chantait. Christian était heureux. Et Christian est allé de conquête en conquête. Libéré, détendu le vilain « petit brin de coq » fier de sa réussite n'a pas attendu d'être juché sur ses huit ans pour envoyer promener tout le monde. Il faut le réfréner ! Aura-t-il sa chance dans la vie ? En tout cas, il a acquis en lui-même une indiscutable confiance. Et Antoine ? Le jour où son dessin a pris place au mur parmi d'autres, Antoine a pris rang dans la classe. Il s'est fait une place. Resté agressif - comme les couleurs qu'il choisit - il continue à se venger sur ses affaires et parfois ses camarades de l'injustice de son sort, mais il commence à m'accorder sa confiance. L'étincelle n'est pas éteinte et puisque sa pauvre enfance lui donne le droit de ne plus croire aux adultes, qu'au moins il trouve en lui, grâce à ce premier succès, une raison de ne pas désespérer. Et Claude, et Louis, et tous, sont-ils sortis de leur affreuse misère ? Je ne le prétends pas. Un ou deux ans de maternelle ne peuvent réussir cet impossible miracle. Rien ni personne ne leur rendra ce dont la vie les a frustrés mais du moins l'école leur aura-t-elle accordé ces indiscutables moments de bonheur : le bonheur de créer, et ne fût-ce que quelques instants, le bonheur de vivre. Mlle Antoine |
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