J'habite un rez-de-chaussée Il est difficile, après avoir lu L'Enfant artiste d'apporter une pierre nouvelle à un édifice déjà achevé où tout a été défini, construit et soigneusement bâti. Je me contenterai donc de suivre modestement le même chemin et de m'y retrouver avec les mêmes préoccupations, un chemin à hauteur de terre, où se rassemblent, brassés dans le même corps à corps quotidien, tous ceux qui essaient de maintenir leur vie à la dimension de leur état d'homme, tous ceux qui essaient d'être des vivants sur la terre qu'ils habitent. Ce qui me paraît essentiel, justement, dans un être vivant, c'est son « Pouvoir de vie », le seul bien valable qui subsiste lorsqu'on a dépouillé l'homme de son écorce de valeurs fausses, surajoutées, résultat de notre civilisation, de notre mode de vie, de nos conventions. Le seul bien qui surnage, lorsqu'on a fait l'expérience de la semi-mort, lorsqu'on arrive aux confins de la vie, qu'il n'y a plus ni appartenance, ni possession, ni nom, lorsqu'il n'y a plus rien, c'est ce merveilleux pouvoir de vie qui apparaît alors comme la seule chose essentielle, le seul bien précieux, rare, irremplaçable. Le petit enfant possède, lui, à l'état pur, ce « pouvoir de vivre » dans un monde dont rien ne le sépare, où il évolue dans une intimité étroite et chaleureuse. Rien ne vient encore troubler l'eau pure de ce contact, de cet accord parfait : un caillou serré dans la main, la terre écrasée dans les doigts, l'odeur d'une pomme, qui ne retrouve la trace fulgurante, mais ineffaçable, de ses impressions d'enfance, tellement fortes qu'elles nous suivent à longues bouffées, jusqu'à la vieillesse, avec la nostalgie des choses disparues à jamais ? Que fait l'école de ce pouvoir de vivre qui lui arrive avec chaque enfant, neuf, intact, éclatant ? Il semblerait naturel de prendre en charge un bien si précieux, de le conserver jalousement, de lui donner tous les moyens de se réaliser pleinement. Or, notre école est devenue un univers fermé, entièrement artificiel, qui ne garde plus aucun lien réel avec le monde extérieur, évolutif, un univers fermé où l'on oublie l'étroite et secrète respiration des êtres et des choses. |
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Orchaise, Loir-et-Cher (M.Vrillon) |
Nous usons soigneusement, jour après jour, cette ardeur de vivre, cette curiosité, cet enthousiasme. Tout ce capital‑vie, non encore exploité, nous l'endiguons, le polissons, pour lui donner le visage anonyme et sans passion du parfait bon élève, modèle standard, tout entier orienté vers l'acquisition des indispensables notions nécessaires à son instruction. La connaissance est-elle uniquement cet apport extérieur dosé et programmé, cette accumulation sans cesse grandissante de choses à apprendre, à savoir, dans un monde assis, gris, terne et sans couleurs ? Je voudrais croire, moi aussi, à une autre sorte de connaissance, une connaissance du « dedans » qui poursuivrait cet accord profond de l'enfant (non encore écolier) avec le monde, cette intimité palpitante à même la terre, brassée dans la grande vague de l'universalité des hommes, prolongée d'homme à homme en longs remous concentriques, une autre sorte de connaissance tâtonnante, faite d'expériences renouvelées, pleine de faux pas, peut-être, mais vivante, qui engagerait tout l'être, qui ne rendrait pas l'enfant plus intelligent immédiatement, certes, mais plus conscient, plus libre, qui lui rendrait cet accord profond entre sa vie et lui. Je voudrais pouvoir préserver la merveilleuse aventure de vivre de chacun de « Mes petits » qui d'une caresse de la main savent écouter l'impalpable musique de notre monde oublié et qui, de bouche à bouche, recréent l'éternelle histoire des hommes et de la terre : Je lis le soleil |
Je voudrais, oui, pouvoir préserver tous ces souffles, ces reflets, leur garder tout leur éclat, je voudrais qu'il soit possible de conserver à chaque homme la « qualité-vie » qu'il possédait enfant. Mais je n'ai pas trouvé le secret d'une telle réussite et je n'ai pas de réponses à tous les problèmes qui chaque jour m'assaillent, lorsque j'essaie modestement de m'évader de notre routine journalière si rassurante, si commode, pour ouvrir lucidement les yeux sur le monde exigeant laissé à la porte de la classe. Seuls, la peinture et le dessin m'apportent le support solide qui essaie de relier les quatre murs étroits de ma classe à l'océan mouvant du monde, à sa connaissance combien fugitive, combien incertaine, combien impalpable. Quand nous couvrons nos murs d'ocre et d'émeraude, quand notre trait essaie de contenir la palpitation d'un arbre, la fraîcheur de l'eau, l'éclatement du soleil, quand notre feuille rayée d'encre de chine nous délivre une histoire à la mesure du ciel et de la terre, oui, là seulement, je sens battre la respiration du monde au même rythme que chacun de nous dans la classe, et je suis alors certaine que chacun, du plus dépourvu au plus intelligent, reçoit sa part, étroitement ajustée au visage préservé et secret de son monde, une part à l'exacte mesure de sa soif. JACQUELINE BERTRAND |
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