Céramiques
Ecole Freinet

A chacun sa culture

Sur le seuil du préau, où règne le grand branle‑bas des veilles d'exposition, les deux universitaires qui ce jour nous visitent, restent saisis d'étonnement : c'est ici le règne de la magie ; on en pressent l'alchimie secrète et le capharnaüm qui s'offre aux regards, évoque la profusion des genèses espérées et écloses. Les enfants s'affairent, des sculptures aux bas-reliefs, penchés sur leurs oeuvres auxquelles ils mettent la dernière main ; accroupis, agenouillés, debout, ils évoquent, tour à tour, toutes les attitudes d'une passion silencieuse et recueillie qui visiblement les domine. Il faut vivre sa propre sincérité et en faire un acte pour être au sens profond du mot, un créateur, comblé à la fois de figuration sensible et d'immatérialité spirituelle. Ce sont là conquêtes de culture, ancrées depuis des millénaires dans l'expérience humaine et ici, nos deux visiteurs réalisent en une seconde, qu'ils ont la chance d'assister à un retour aux sources : voici comment les choses se passaient, il y a huit mille ans...

Ce spectacle, bien sûr, pose des problèmes à tout esprit qui fait de la « Mémoire mère des Muses », l'autel de toute culture et de l'initiation préalable, le point de départ d'une technique sûre.

Sous les yeux des professeurs, une initiative sans contrôle a fait éclore des oeuvres vives qui ne sont redevables d'aucun enseignement au passé, d'aucun apprentissage méthodique au présent et pourtant, d'un seul coup d'oeil, on en pressent les mérites.

Est-ce beau ? Les enfants, eux, ne se posent pas de questions subsidiaires. Ils sont au-delà de soucis intellectuels, à l'unisson de la Nature qui a ses caprices et ses fantaisies, invente des organes superflus, des appendices exclusivement décoratifs, des mutations étrangères aux lois strictes de l'espèce, mais qui toujours, à travers remous et courants rétablit l'équilibre des choses vivantes : ça tient debout magnifiquement. Faut-il appeler ces créations « culturelles » ou les rejeter sans ambage au domaine des incohérences d'un instinct dominé par le fantasque et aussi par cet absurde enivrant, source inépuisable de la joie créatrice ?

Messieurs les professeurs restent perplexes. Qui ne le serait à leur place ? Visiblement leur culture les gêne : trop de livres lus et relus s'interposent entre leur mémoire bien pleine (et docile à souhait) et le spectacle inattendu qui retient leur sincérité. On les sent hésiter devant les premiers mots qui s'essaieraient à un début d'explication nécessaire...

Mais non, on n'explique pas l'inattendu. On le scrute et on l'interroge ; ici la mémoire a fait son temps. Bon gré, mal gré, il faut se passer d'elle et recourir aux ressources de l'étonnement.

Quelles forces ont guidé ces quelques enfants, liés par un travail exigeant au coude à coude, jusqu'à cet aboutissement d'une oeuvre sans reproches ?

Quel élan d'initiative et d'audace a tiré du néant ce génie créateur collectif qui dans le jeu des mains sûres inscrit dans la glaise ces figures définitives ?

A ce point aigu de la création, comment départager ce qui revient à chacun et la part décisive qui relève plus spécialement de la sensibilité, de l'imagination et aussi de ce quotient d'intellectualité dont se chargent des oeuvres typiquement cérébrales ?

Ne faut-il pas admettre que tous ces biens sont indissolublement présents dans un unique élan de vie de l'enfant faisant bloc avec la chose créée comme la plante fait bloc avec la graine, qu'elle prépare. N'est-ce pas là une démonstration suffisante de cette unité de la conscience après laquelle depuis des siècles, s'essoufflent tant de philosophies ?

 

 

Que l'on ne vienne pas dire qu'il y a dans ces créations spontanées, coup de hasard de forces instinctives brutes, oeuvrant dans un monde souterrain où se prépare le bien comme le pire.

Pour ces gamins qui déjà ont acquis le pouvoir d'emporter la réussite, presque à coup sûr, créer n'est pas s'abandonner au simple jeu des forces aveugles. C'est user certes de démarches en apparence improvisées, mais attentives, patientes, méticuleuses, qui sous l'effet d'une tension de tous les instants, gardent le pouvoir de choisir et de changer le cours des choses. C'est par tâtonnements réajustés et qui sont recherche permanente et savoir-faire, que s'impose cette unité organisatrice élémentaire et décisive qui est la réalité même de la vie oeuvrant dans le grand chantier de la création.

Ne sentez-vous pas que nous sommes ici au coeur d'un monde neuf qu'il faudrait saisir dans toute son ampleur pour le promouvoir et faire voler en éclats les vieilles notions de culture que l'homme s'épuise à traîner de siècles en siècles sans se rendre compte que la culture commence pour chacun à la minute de l'illumination ?

Ce n'est pas tellement parce que les oeuvres tumultueuses, rassemblées dans un préau comme brebis dans un bercail, sont originales et de grande valeur plastique que l'événement est en soi étonnant. Pour leur redonner l'élan de la vie qui a présidé à leur genèse, il faudrait les rendre libres dans un monde libre où chacun les choisirait au gré de sa fantaisie pour en faire un instant de surprise et de bonheur, Alors, peut-être, les êtres les plus subtils comprendraient que c'est dans l'enfance créatrice que se prépare ce lien comme consubstantiel qui unit le créateur à son oeuvre et qui est peut‑être la loi même d'une culture naturelle. Une culture qui aurait les résonances de la vie universelle, simple et grande et qui n'aurait besoin de l'autre culture que pour s'affirmer et se parfaire.

Alors, comme il y a huit mille ans, entre l'oeuvre créée et son homme et par l'audience des autres hommes, il y aurait identité de substance émotionnelle et de destin.

ELISE FREINET

Ecole maternelle de Saint-Jean-aux-bois
Ardennes
Madame Dubois

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