Un art sans frontières

L'une des erreurs les plus regrettables de l'intellectualisme occidental est d'avoir déraciné l'art de sa fonction d'utilité première liée à l'expression organique de la vie : la coquille de l'escargot est une oeuvre d'art comme la toile vibrante de l'araignée, tendue dans le soleil, comme la calebasse ciselée ou le pont de lianes jeté au-dessus du fleuve bouillonnant. Ni l'escargot, ni l'araignée, ni le nègre ne savent qu'ils font une oeuvre d'art : tout simplement, ils résolvent les problèmes de la vie, posés depuis des millénaires et que le tâtonnement a perfectionnés au long de la lignée.

C'est ainsi que l'objet créé par une sorte de tension organique, nécessaire, mobilise tous les pouvoirs de l'être, atteint une perfection qu'on est bien obligé d'appeler oeuvre d'art même si l'on invoque à son endroit un automatisme ancestral qui tente d'en diminuer les mérites. Ainsi le veut la vie qui, oeuvrant sur ses propres trajectoires, est appelée sans cesse à se dépasser.

Oui, mais d'où vient cette propension au dépassement qui à un instant donné justifie l'art ?

Dieu n'est une explication que pour ceux qui croient en lui. Dieu n'est pas une réponse qui puisse prétendre à l'universalité et rassurer les esprits « forts ». A l'écart d'une Vérité révélée, chacun de nous est frappé d'étonnement devant les oeuvres inégalables de la Nature : l'architecture d'une simple fourmilière, la régularité impeccable du gâteau de miel, l'ordonnance savante des cités souterraines des termites, témoignent plus et mieux qu'une solution momentanée : ils sont faits, à l'image des pyramides, avec un sens d'éternité qui dépasse le temps infime d'un destin.

Faut-il ici parler d'art ?

Pourquoi pas, si nous voulons bien oublier les prétentions intellectualistes à expliquer tout, même ce qui échappe à l'entendement le plus aiguisé ?

La colonie d'insectes démantelée, ravagée, dispersée au vent de la destruction la plus implacable, surgit à nouveau de terre, l'orage passé. Les survivants avec les simples données d'une mémoire symbolique dont ils usent comme d'un organe réel se remettent à l'oeuvre pour réédifier selon les mêmes plans la cité harmonieuse dont ils sont simples éléments. Toujours l'on retrouve dans chaque créature une unitas multiplex qui lui donne sa chance de vivre et de survivre et quelquefois de dépasser ses instincts grégaires pour accéder à une conception socialisée qui va, bien au-delà de l'individu, réveiller des responsabilités auxquelles l'homme ne saurait prétendre.

Mais plus loin encore peut aller notre étonnement. Plus l'esprit s'aiguise, plus il se fait rationaliste et technique, plus il découvre que les univers sont une prodigieuse histoire de l'art. Devant la vue multipliée par les images monstrueuses des microscopes électroniques, la Nature et la vie se manifestent par la plus extravagante diversité des formes, des lignes, des couleurs et la contexture même des tissus vivants et de la matière brute est inouïe de fantaisie, de variations, de rythmes hallucinants. Le n'importequisme ne saurait ici être évoqué car tout s'y tient bellement, dans une unité qui est force organisatrice.

   

Si bien qu'on en vient à se demander si l'art que chacun aime d'instinct, ne serait pas tout simplement une loi de nature qui comme l'amour a ses pièges et ses sortilèges, et qui comme lui engendre une progéniture nécessaire à la vie ?...

Par le fait que les créatures baignent dans une infinie hétérogénéité structurelle et géographique, ne pourrait-on concevoir qu'à leur insu, par une sorte d'osmose de tous les instants, se préparent l'anémone chatoyante des fonds marins comme celle des hauts alpages dont les teintes subtiles changent avec la courbe du soleil ? Cette réalité décorative que le microscope du savant dévoile dans l'insaisissable matière vivante des protoplasmes au travail est-elle si différente de celle que tout naturellement découvrent les nègres de Mélanésie ou de Chimu, les Grand' Ma Moses, les Douaniers Rousseau, le facteur Cheval et tous les enfants du monde ?

Ne faudrait-il pas, pour s'insérer dans la trame même de la Vie, faire commencer la culture à cet instant de tension instinctive pleine de sûreté et qui témoigne d'une sorte de perfection des organismes qui réussissent tout à coup sûr ?

« Il y a plus de raison dans ton corps, dit Zarathoustra, que dans ta meilleure sagesse ».

Nous savons, nous, qu'il y a plus de richesses latentes dans l'âme du petit enfant que dans l'esprit inventif des plus grands Maîtres, car l'enfant comme l'escargot n'est jamais à court pour sécréter son chef-d'oeuvre et en faire d'emblée le témoignage de sa joie de vivre.

ELISE FREINET

   

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