Le matériau brut au service de l'art

De tout temps, l'art a été solidaire de l'homme. Dans notre île si contrastée, la nature a offert à nos lointains ancêtres des sujets de légende inscrits d'une manière grandiose dans la puissance de son relief tourmenté.

Sans nul doute, nos falaises burinées par l'érosion, les profils dantesques de nos pitons, l'incroyable fantasmagorie de nos « taffoni » leur ont inspiré à la fois une indicible crainte autant qu'un probable refuge.

Ainsi se sont perpétuées jusqu'à nous ces naïves et belles légendes de l' « Uomu di cagna » et du lion de « Roccapina », de nos « scale », de nos « inzecchi » ou de nos sculpturales « calanche ». Il n'est pas chez nous de témoins plus solennels que

ces figures titanesques ou ces simples « pierres » aux noms évocateurs, richesse de notre toponymie.

Ces lointains vestiges de notre civilisation sont sûrement les premiers symboles à qui la vertu du nom a donné un sens profondément humain. A telle enseigne que les grandes stèles préhistoriques qui parsèment l'île portent encore avec leurs riches légendes un prénom familier accolé au simple mot de « Pierre ». C'est à l'égal des Dieux que l'homme a ainsi façonné face à la pierre éternelle le vivant spectacle de son image dressée et sculptée dans le dur granit.

Ce n'est donc pas un pur hasard si chez nous l'art surgit au détour du chemin... Pour les simples gens de notre île, l'art de la pierre brute n'est pas une invention moderne. Pour nos bergers, graver un caillou tendre, agencer une souche flottée en cerbère ou en madone demeure un geste naturel, une confrontation habituelle à la fois simple et sublime de la pensée et de la matière.

Quel voyageur visitant l'Île, n'a pas été impressionné par l'extrême variété de son sol et l'infinie harmonie de ses sites ?

Cette richesse géologique et géographique offre à des yeux qui savent encore voir et à des mains encore habiles d'inépuisables ressources.

Mais nous savons de par notre métier, qu'il est de plus en plus difficile de voir avec des yeux neufs et que nos mains tendent à perdre leur fonction première d'outil universel...

Puissent ces quelques lignes permettre à ceux qui les lisent de repenser l'inestimable richesse de ces vertus premières.

   

Il y a peu de temps encore, nos grand-mères, dès qu'une élégante quenouille venait d'être sculptée, attendaient, avant d'en user, qu’un galet rapporté béni du traditionnel pèlerinage de « lavasina », y fût enchâssé. Et le laboureur comme le berger ne manquaient pas souvent de montrer aux enfants ébahis ces « scherzzi », ces « fantaisies » de la nature, trouvailles qu'ils ramenaient de leur travail.

Ces matériaux abondent. Il ne s'agit que de les « voir » et de les ramasser. Là encore, c'est d'une simple cueillette plutôt que d'une prospection qu'il s'agit. Serpentines, schistes chatoyants, porphyres lumineux, diorites ou protogines, suivant les contrées, sont là, sous nos yeux en ébauches sublimes.

Un oeil expert - et nos bergers ne l'ont-ils pas ? - saura d'instinct donner à la pierre éclatée ou au bois flotté le galbe qui, dès l'instant où les mains l'auront saisi, offrira au regard de tous le vivant spectacle d'une oeuvre aussitôt créée. Voilà tout le mystère.

Le hasard de la nature est grand. Mais plus grande encore est la maîtrise de l'homme. Ainsi le banal caillou de la sente, le lisse galet de nos plages, l'invraisemblable étrangeté de la souche flottée, se métamorphosent-ils par le seul tour de main ou par un assemblage subtil, en berger biblique, en madone ou en porteuse d'eau. Car là encore le sacré et le profane se côtoient étrangement.

Voilà, réduits à leur plus simple expression, les composants à l'état pur de la création. Si nous en disséquons le processus nous retrouvons les trois grandes étapes de toute création :

Une découverte qui n'est que l'identification mentale, ressemblance ou non, concrète ou abstraite. La découverte d'un individu n'est forcément pas celle d'un autre. Parfois ce don semble inné.

Etape seconde : le galbe, l'agencement. L'expérience cultive et mûrit cette étape éminemment visuelle et tactile.

Ultime étape enfin, l'adresse manuelle, aboutissement de tâtonnements multiples et variés, façonne. A ce niveau l'expérience des autres plus qu'ailleurs est d'un profit immédiat. Cette étape se doit d'ailleurs de bénéficier des outils et des adjuvants de valeur que l'industrie moderne fournit : colles, ciments, etc, car ils permettent de donner à l'oeuvre un fini et une solidité indispensables à toute commercialisation ou autre utilisation.

Mais, c'est dans cette ultime étape que le rôle de l'individu ailleurs dominant trouve une singulière limite. Car la tentation est forte aux âmes peu artistes d'alimenter par soucis mercantiles, les étalages de bazars à vocation « touristique ».

   
   

Cependant, il ne fait pas de doute que les progrès de l'industrie des adhésifs peut et doit contribuer au succès grandissant de cet art éminemment populaire.

Le mariage incessant entre la nature généreuse et l'artiste ingénieux, qui à ce stade ne peut s'empêcher de « signifier », puis de « magnifier », porte naturellement à mesure que la société évolue, la vision des choses à l'extrême limite de l'abstrait. Naguère, l'imagination populaire « voyait » plus de Saint-Antoine ; aujourd'hui, on voit des choses si farfelues qu'on a peine à leur attribuer un nom.

Sans doute est-ce ainsi en redevenant apparemment « un primitif » que l'homme s'identifie une fois encore à lui-même.

Mais ce qui peut être valable en Corse l'est-il ailleurs ? Peut-on valablement transposer cet « art du matériau brut » là où manifestement les plages sont polluées, les rivières domestiquées et les sols appropriés et bouleversés ?

Sans nul doute oui, pour ceux de nos montagnes d'Auvergne, des Vosges ou des Pyrénées, de ceux chez qui la nature est encore à deux pas. Mais aussi pour ceux qui savent profiter de leurs loisirs ou de leur séjour dans une région demeurée elle-même.

Il vous suffira de glaner, sans compter le palliatif certain que la correspondance scolaire pourrait apporter, là où une urbanité envahissante étouffe toute vie.

Quant à la technique, elle est sommaire de par sa nature et à la portée de l'enfant lui-même. La technique moderne apporte des liants (1) et des adhésifs dont la gamme variée permet tous les agencements. La pierre, le bois, le liège, le métal, peuvent maintenant se lier avec facilité et sans risque.

Certaines règles sont toutefois à respecter. Il faudra préserver l'originalité et la beauté naturelle du matériau, conserver sa patine et fuir les vernissages intempestifs. Les indispensables collages seront discrets, et si un socle peut s'égaliser, pour donner une certaine stabilité à la pièce, si le cas échéant, un tendre galet, faisant office de figure pourra être esquissé ou légèrement gravé, vous vous garderez de fausser la nature même de l'oeuvre en forçant une courbure ou en taillant un membre. L'ajout peut se tolérer, le retrait de matière est à proscrire. Le matériau lui-même supplée à l'uniformité car jamais deux cailloux identiques ne se présentent.

Si cet art vous agrée, même si votre région est désolément vide, réfléchissez, la nature est merveilleuse : peut-être une branche morte, une racine coincée sous une pierre ou par un mur vous permettra, si vous êtes attentif, l'occasion fortuite de démarrer. Avec de simples brindilles, nos enfants eux-mêmes en tâtonnant inventeront à coup sûr.

   

Pour la Corse, terre à vocation touristique par excellence, cet art du matériau brut, peut être appelé à un certain épanouissement. Notre île, comme la plupart des autres régions touristiques, importe la plupart de ses « articles souvenirs ». Ils sont ce que nous savons. Il dépend peut-être un peu de nous qu'ils soient ce que nous aimerions qu'ils fussent. Avec la céramique, la vannerie, et toutes ses branches, l'art populaire autant que l'art tout court se doivent de s'affirmer face à l'envahissante prolifération de « l'article de bazar ».

« Et nos terres déshéritées », apparemment désolées et hostiles, retrouveraient, avec bien sûr d'autres apports, un peu de cette vraie chaleur humaine que l'exode dissipe, mais que l'histoire autant que la raison appellent à demeurer elle-même.

(1) Quelques renseignements sur les liants. Actuellement les résines époxydes apparaissent comme les adhésifs les plus souples à l'emploi et les plus sûrs à l'usage. Elles durcissent à 20° leur emploi nécessite l'usage d'un durcisseur. A titre d'exemple, la marque important peu, 200 g d'Araldite 106 (coût : 7 F environ) et 160 g de Durcisseur Araldite 9350 (6 F environ) vous permettront de commencer. Une seule ombre : ces produits peuvent s'avérer dangereux à l'emploi avec de jeunes enfants. Mais il y a d'autres liants, ceux-là inoffensifs : ciments, enduits à l'eau, colles diverses...

Je ne fais pas mention du label « art galtique » (ce vocable est un pur néologisme étranger à la Corse) qui commercialise sous une forme semi-coopérative la production artisanale locale. Si toutefois vous en jugiez la nécessité (d'une mention précise), il conviendrait d'en aviser Jacques Luciani à Sermano qui se chargerait d'en obtenir l'autorisation.

JACQUES LUCIANI

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