Cinquième année !

Notre Art Enfantin a cinq ans.

Pour une revue de nos milieux primaires partie de la base sans caution d'autorités intellectuelles et, surtout, sans appui financier de confréries ou de mécènes, c'est un record !

D'autres revues ont sombré, plus favorisées au départ par les contingences économiques et culturelles. Mais ce qu'elles n'avaient certainement pas, c'est cette longue habitude de la pauvreté devenue science, car on réussit toujours quand on le veut de tout son être et de toute son espérance. Ce qu'elles n'avaient pas non plus, c'est le dévouement de fidèles collaborateurs qui au coude-à-coude ont créé autour de la revue un circuit de sympathie qui va grandissant au-delà de notre corps enseignant.

Il reste, cependant, que la revue dont nous sommes par moments quelque peu fiers, reste une revue spécifiquement significative de nos milieux primaires. Des esprits chagrins s'en affectent, nous donnant de loin des conseils qui s'ils étaient suivis nous feraient perdre le bénéfice du fond qui garantit notre valeur : ce fond est moins un acte d'expression qu'une attitude d'humilité et de respect de la personnalité de l'enfant.

Notre valeur d'éducateurs n'est pas signifiée par nos écrits mais par les enseignements sortis des oeuvres de nos élèves : telles qu'elles sont, nous sommes. Et peut-être savons-nous un peu mieux que d'autres – seraient-ils auréolés d'olivier - que notre « métier comme la vérité oblige ». Il oblige, dans le sillage de l'enfant, à monter vers ces plénitudes de la vie dont l'enfance a le privilège. Par l'enfance qui sans cesse s'en va vers l'avenir, nous savons que le succès n'est jamais qu'un moment qui appelle nouvelles jubilations, nouveaux espoirs, nouveaux efforts. Nous sentons cela par un instinct secret, étranger aux spéculations, mais qui a sa noblesse et sa sagesse.

   

Mais cette approbation que nous nous donnons dans l'instant où l'enfant nous prodigue ses oeuvres les plus méritoires, n'empêche pas les meilleurs d'entre nous d'être conscients de leurs particularismes quelque peu grégaires et limitatifs. Ils sont conscients que la voie de garage les guette chaque fois qu'ils perdent la piste légère et subtile qui les relie à l'enfant, car l'enfant est le pont jeté entre les puissances de la vie et l'adulte plus ou moins sclérosé, mutilé, immobile.

Au-delà des sentiments très simples qui nous mettent à l'aise dans notre fonction éducative, il y a un autre aspect du monde qui exige autre compréhension, autre langage, autre imagination, Le sentimentalisme est un écueil et peut-être, par l'effet d'une sincérité qui donne le change, ne le savons-nous pas assez...

C'est une grande faiblesse. Saurons-nous jamais la dominer ? Car c'est par elle que nous ne sommes jamais bien maîtres de nos pensées, jamais profondément attentifs à la pensée des autres, de ceux qui dans des sphères différentes de la nôtre honorent l'homme avec amplitude et respect.

Il semble que l'Art Enfantin arrivé à une éclosion émouvante dans nos classes patientes et laborieuses, en même temps qu'il nous donne le sentiment de notre valeur d'éducateurs, soit venu nous éclairer sur notre destinée intellectuelle et morale. Soit venu nous mettre aussi en inquiétude devant les perspectives insondables d'un monde toujours enrichi et toujours changeant dans des contradictions créatrices.

Et le moment est venu où notre rôle d'enseignants n'est que le moyen de nous faire prendre conscience d'une vocation plus large de notre destin d'homme.

C'est une constatation qui nous engage.

ELISE FREINET


Ecole de Bouresse (Vienne) - Mademoiselle Bourot

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