VALEUR DE L’AFFECTIVITÉ
Toute tentative de rénovation éducative est naturellement soumise à ce qu'on pourrait appeler, avec Henri Wallon, une période utopique. Mais la pédagogie qui veut progresser doit, par la suite, se fonder sur une psychologie concrète et sur une philosophie s'élaborant à la lumière de l'expérience.
Freinet n'a pas manqué de s'imprégner de cette nécessité. Vite, il a accordé à la psychologie une place de choix dans ses recherches. Charles Baudoin rappelle à ce propos que vers 1931 déjà il était en relation avec Freinet qui cherchait alors quelques applications possibles des connaissances psychanalytiques, à l'éducation scolaire (1).
Lentement, prudemment, Freinet et Elise Freinet ont amassé et nous, leurs camarades, nous leur avons soumis une masse énorme de documents et d'observations recueillies à même la vie scolaire (2) et la vie tout court. Cela leur a permis de présenter un travail original sous l'angle de la psychologie appliquée à l'éducation.
Dans son Essai de psychologie sensible, Freinet expose dans l'avant-propos, qu'il s'est plu à entrer dans le jeu de la difficulté, qu'il a voulu « rejeter le schéma unilatéral, l'abstraction métaphysique, pour faire surgir de l'instant vécu le processus historique dans son double aspect individuel et social ».
Il a voulu être davantage technicien que psychologue afin de s'orienter « vers une science dont la première des exigences est avant tout d'être pratique ». Quoi qu'il en soit, Freinet a pensé sa psychologie en termes dynamiques car « la vie n'est pas un état mais un devenir ». Il a énoncé, au cours des dix-sept chapitres de son livre, un certain nombre de principes que suivent autant de conseils pratiques pédagogiques également valables pour le comportement de l'enfant dans l'école et dans la famille.
De ces principes nous n'en retiendrons ici que deux :
- celui du Tâtonnement expérimental : « A l'origine, les recours physiologiques ne sont chargés d'aucun contenu cérébral et psychique. Ils s'effectuent par tâtonnement, ce tâtonnement n'étant lui-même à ce stade qu'une sorte de réaction mécanique entre le milieu et l'individu à la poursuite de la puissance vitale » (page 28).
Dans cette quête, la mère se place dans un plan privilégié : « la mère est un outil merveilleux qui répond intuitivement aux recours du jeune être inquiet »...
« L'enfant mû par ses besoins, tâtonne pour les satisfaire. Si la mère aide à la satisfaction de ces besoins, il sera orienté vers une solution réussie qui aura tendance a se répéter, à infléchir le comportement et à s'instaurer en règle de vie. Si au contraire, la mère refuse d'être l'outil docile aux désirs de son enfant, celui-ci tâtonnera à nouveau vers d'autres recours » (page 97).
Freinet est très proche ici des chercheurs modernes : René Spitz, Roudinesco, Ch. Odier, J. Aubry, par exemple.
Arrivons-en au second principe retenu ici parce que nous estimons, avec Freinet, qu'il est d'une énorme valeur en éducation, à savoir :
- la notion de « recours – barrières » : « Tout le secret, tout l'Art, toute la science de la formation éducative résideront dans la fonction favorable de ce que nous nommerons « les recours-barrières ».
Que veut-il signifier ?
Par recours, il dit l'aide volontaire ou inconsciente qu'apporte à l'être jeune le milieu éducatif en vue de la réussite d'une action entreprise - quelle que soit cette action - si elle est désirée par l'enfant.
Les barrières jalonnent les expériences vécues et limitent dans une mesure satisfaisante les actions estimées par le milieu dangereuses ou prématurées ; accommodantes et familières elles ne sauraient boucher la vue sur un milieu apaisant et prometteur. Elles peuvent autoriser, éventuellement, ces petits écarts qui ne portent pas à conséquence et qui n'en sont pas moins comme d'émouvantes échappées.
Poursuivant dialectiquement son étude en introduisant tour à tour cette notion dans la famille, dans la société par rapport à la nature et vis à vis des individualités, Freinet analyse les interférences complexes des divers éléments éducatifs (au sens large du terme) en vue du résultat définitif qu'est le comportement d'un individu dans un milieu donné.
Ce milieu peut être généreusement aidant ou égoïstement accaparant avec ce que cela peut comporter de dangers cachés ; il peut aussi se révéler comme brutalement rejetant.
On saisit l'importance capitale de cette notion, couplée à celle du tâtonnement en ce que « les réactions de l'individu vis à vis du recours-barrière sont réglées par les mêmes lois qui président aux recours individuels. Le tâtonnement, mécanique d'abord, puis expérimental et intelligent en est la base ».
Le principe dynamique mis en cause nous paraît assez semblable à l'énergie affective selon A. Burloud et à l'élan humain de jean Chateau. Il excite l'être humain en croissance à croître encore, à se perfectionner, à se servir de mécanismes et outils qu'il lui faudra apprendre à dominer pour être en mesure d'acquérir ce maximum de puissance organisée et organisatrice indispensable pour « être » dans le milieu d'ambiance qui réagit, freine ou exalte dans une incessante interraction.
MAURICE PIGEON
Docteur en Psychologie
(1) Charles Baudoin : L’âme enfantine et la psychanalyse, Ed. Delachaux-Niestlé, Genève.
(2) C. Freinet : Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation, Ed. de l'Ecole Moderne, Cannes.