L'ENTENDEZ – VOUS ?

Bâtiment D, cage 20...
Bâtiment F, cage 18...
... Cage, cage, cage...

« Eh , dit Daniel, intraitable, y vivent comme des lapins... y leur manque que la « farigoule » pour faire le civet... »

Oh ! oui, ce sont bien des petits lapins qui m'arrivent à la queue-leu-leu, tout le long de l'année, à chaque ouverture d'un immeuble de douze ou dix-huit étages du « Parc (où sont les arbres ?) Kalliste » (du grec kallisté : la belle... Homère, voile-toi la face !)

Des lapins qui ne broutillent pas la carotte, mais mâchonnent sans conviction, sans regard, sans présence le chewing-gum uniforme de l'ennui.

Et dans la dernière fournée, Yamina, palôte, falôte, cheveux roussis au henné.

Yamina baisse la tête, regarde en dessous, mâchonne, brouillonne, reste là inexistante, et enfin s'endort.

   

Je regarde Yamina dormir, et les « anciens » autour-de moi s'affairent.

« Regardez comme elle est pâle...
- On lui donnera les galettes vitaminées, à elle, tous les jours...
- Et ses cahiers déchirés : elle a dit « mes petits frères ».
- Et la maison qu'elle a peinte, toute carrée, toute raide, une maison vide aux murs violets...
- Elle avait pas envie, c'est sûr ! »

Le drame n'est pas difficile à deviner :

Yamina a faim,
Yamina a sommeil,
Yamina a perdu le goût de l'enfance, entre les « cages » de ses HLM, et les écoles où elle était dernière.

L'heure passe, d'autres tâches m'attendent avec ces 45 présences autour de moi, et la ruche bourdonne - un groupe près du mur où l'on peint : où est le dessin raide, violet, sans vie ?

   

 

Trois enfants entourent Yamina, et le dessin flamboie de rouge, de vert. J'entends :

«  Tu sais, ici on peut...
«  tu sais, tu as le droit ...
«  tu sais, ici, c'est libre ...
«  tu sais, ici..
Et oui, c'est cela :
«  Ici, on peut... »

Yamina laisse percer un vrai regard entre les mèches rousses.

Moi, ce que j'ai entrevu dans un éclair, c'est cette chaîne de solidarité qui s'est formée spontanément autour de la plus faible, ces mains qui se sont tendues, pleines et qui se moquent bien des pédants et des cuistres, pour qui il faut « enseigner, enseigner, enseigner, d'abord »,.. et vivre ensuite... si l'on a le temps !

Offrande, eau vive !
Et quelque chose en moi a chantonné :
« L'entendez-vous, l'entendez-vous
le menu flot sur les cailloux... »
« Je ne savais pas que j'avais tout ça en moi », s'écriait un jour Marie-Laure.
« En moi et autour de moi », dira sans doute un jour Yamina.

   

Là où l'enfant est libéré, jaillit la source qui va bientôt refléter de mille facettes l'univers complexe de l'enfant.

Alors, il s'accrochera de ses racines les plus profondes au long passé de ceux qui ont
gravé les grottes,
imagé la pierre,
décoré les galets, les bois,
embelli la proue des navires,
et le berceau des nouveaux-nés.

Alors, vous pourrez établir avec son moi profond ce dialogue fécond des générations, au lieu de trouver devant vous un absent, un inactif, un opposant, et la chaîne main-à-main ne sera pas rompue, à travers la vitre si souvent déformante de la classe.

... Il passe et court et glisse...

ce flot de l'expression enfantine.

Et pas seulement chez nous, mais là-bas, et là-bas encore, au levant et au ponant, et je devine la main attentive du petit Australien qui a constellé d'automne sa feuille blanchie, au moment où mes petits Marseillais, eux, la constellaient de printemps.

Je devine que l'oeil du petit Johnny du Massachusetts, qui a fignolé son beau clown, avait le même éclat que celui de ma Myriam d'Aoste, quand elle peignait « l'épousée ».

Ils l'entendent, eux, le chant de l'eau vive, ce chant de la création,
qui passe et court et glisse,
et doucement dédie... aux coeurs...
qui sur son cours se penchent
sa chanson lisse.
Et vous adultes, vous seriez les seuls à ne pas l'entendre ?

PAULETTE QUARANTE

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