Un irrationnel bonheur...

Ils sont dix dans notre classe maternelle.

Dix petits nouveaux qui chaque matin nous arrivent, d'avance émerveillés de leur journée à l'école, si confiants dans le bonheur qui les attend, que toute éducatrice devrait se mettre en quatre, en cent, en mille pour ne point les décevoir.

Mais pourraient-ils être déçus ?

Si total est leur abandon à l'amitié du monde que le contre-temps le plus fâcheux ne les atteint jamais. Ils se rassurent en leur dedans : tout y est neuf, naïf pur avec de grands éclats de rire...

Que les autres s'arrangent avec leurs faiblesses, leurs ignorances, leurs remords ! Eux, ils sont les ravis et je vous assure que jamais mot ne fut aussi bien porté.

Le bonheur pour eux ne se cherche pas, ne s'attend pas, ne s'espère pas : il est là tout de suite, à leur portée, dans les petits riens qui entre leurs mains deviennent richesses, dans la surprise du moment qui les fait danser d'aise sur place, dans toute la féerie du monde sur laquelle se posent leurs yeux neufs, et par ce simple regard, ils deviennent substance de l'arbre, du paysage, du ciel.

II faudrait pouvoir dire tout ce qu'ils sont à la fois mais ce serait très difficile : c'est un total de vivre, à petites bouchées, en une gaieté sans limites...

Ils sont les enfants heureux : là est l'exceptionnel en face de notre monde de malheurs.

Ainsi sont tous les petits de 3 à 5 ans qu'on entasse à quarante, cinquante, soixante... dans les classes maternelles de nos villes. Dix ou vingt de plus ou de moins ! On n'est pas à les compter : ils n'apprennent pas encore à lire...

Cependant, même dans le troupeau, l'enfant de la maternelle est celui qui nous ouvre toutes grandes les portes de l'âme enfantine. Voilà comme ils sont au départ.

Après, qu'en faites-vous ?

   

Avec une totale sérénité, nous répondons : « Dans nos écoles modernes, nous ne faisons pas de « massacres ». Toute notre pédagogie naturelle si respectueuse de la pesonnalité de l'enfant, non seulement nous met à l'abri des erreurs graves de la scolastique, mais encore nous incite à entrer toujours dans le jeu de l'enfant pour vivre à son diapason et le rendre conscient de ses possibilités, le rendre plus hardi dans ses initiatives, plus désireux d'une culture individuelle qui commence avec les désirs comblés d'une enfance claire, enthousiaste, heureuse.

C'est ainsi que tout naturellement chez nous, les enfants sont artistes et poètes. Cela va de soi, comme l'éclosion de la graine, l'épanouissement de la fleur, la ramification généreuse de l'arbre neuf.

   

Les quelques dessins que nous réunissons ici ne sont pas triés sur le tas mais choisis parce que significatifs d'une tendance d'éclosion méticuleuse et comme sacrée qui nous conduit à une surabondance de biens et aussi à cette intelligence excédentaire que découvrait Pavlov et que chanta Jarry.

Ce n'est pas par vice rédhibitoire que l'enfant voit les choses plus belles qu'elles sont... Le psychologue à l'oeil froid et à la logique glacée doit s'accommoder de cet irrationnel du bonheur...

   

J'ai eu l'occasion, à l'École Freinet de faire collection des remarques de visiteurs qui pour la première fois prenaient contact avec une liberté déchaînée qui, par le truchement des peintures, s'en va très loin dans l'expression de l'humain.

Avec désinvolture et ironie, les moins subtils des visiteurs disent : « Mais ce sont de petits artistes ! » Ou encore : « Ce n'est pas mal pour leur âge ! »

Comme si l'âge était une vertu en accomplissement avec les ans qui passent ! Comme si devenir riche avec le confort moderne, les bijoux et le tiercé c'était aussi être riche de toutes les bontés de la vie !

« Mais où vont-ils chercher ces vilaines têtes ? Moi, ça m'empêcherait de dormir !

- Dormez, Madame, dormez ! On vous réveillera en l'an 2000 et pour vous rassurer on vous proposera un masque de martien !... »

   

L'adolescent de douze ans, qui, sans souci d'une éducation élémentaire, répondait du tac au tac à la dame sensible, était conscient déjà des mutations de l'être qui, à travers le temps, matérialisent les mutations de la vie. Pourquoi pas des monstres ? Ils ne coûtent pas plus à la Nature que l'Hermès de Praxitèle...

Il est des visiteurs, heureusement plus soucieux de vérité humaine et qui ont de la culture, celle de l'école, qui porte des noms de Maîtres.

Après un moment de véritable attention devant les fresques géantes, ils concluent :

« Ils ont vraiment le sens décoratif ».

Oui, ils ont le sens décoratif. C'est une vérité pour nous banale qui va pourtant plus loin que l'acceptation d'objectivité. Il est exact que les enfants décorent tout ce qu'ils inventent : les maisons, les arbres, les chemins, des chapeaux, des bonômes, des dames, des bêtes et même le gros crapaud, large comme une assiette qui revient chaque printemps. Mais voilà : le crapaud décoré devient mythe ou symbole, le bonôme, prince, la dame princesse, le chapeau bouquet... On ne sait plus si ces objets sont décoratifs : ils appartiennent au monde du temps où les fleurs parlaient »...

« Ils » disent aussi : « Ce sont des naïfs ». Et l'on pense au Douanier Rousseau, à tous ceux qui en retrait de la culture, font fleurir des paysages surprenants.

   

La pensée de l'enfant n'a certes pas atteint sa maturité, mais elle n'est pas débile, marquée d'un rétrécissement de la vision du monde. Elle est limpide comme un miroir de vérité qui donne aux images la profondeur des eaux souterraines : l'être s'y réfléchit en même temps qu'il réfléchit le monde et des choses nouvelles se superposent, dans des niveaux jusqu'ici ignorés. C'est le secret du miroir que le poète porte en soi.

La nature a le pouvoir de réserver des terres vierges qu'aucun être ne vient profaner. Là, elle poursuit ses oeuvres silencieuses et secrètes à une hauteur de solitude qui dure des millions d'années. C'est comme un pan d'étoile où le Petit Prince de Saint-Exupéry pourrait un jour atterrir. Ses pieds nus y mettraient les premières empreintes. Son étonnement serait à l'aube d'une nouvelle façon d'exister, d'un nouveau règne du coeur et de l'amour.

Il est beaucoup de Petits Princes qui tombent sur les terres vierges pour y faire fleurir les roses et converser avec elles. C'est seulement les adultes qui savent rester à l'écoute de leur innocence qui sauront dire combien il y a de subtilité et d'élégance dans la vérité d'un enfant qui a acquis le privilège de faire fleurir un paradis qu'il n'a pas encore perdu.

ÉLISE FREINET

« Avec tout on dessine », disait notre Alain Gérard (14 ans)

            Voyez les nombres !

            Quelle famille !

Ces bas-reliefs font partie d’un ensemble en cours d’exécution dans notre théâtre de Plein Air, notre « chantier » : un lieu commun religieux où ne travaillent que ceux qui sentent leur force à hauteur de leur cœur.

C’est une noblesse gagnée : celle de l’intelligence des mains qui savent imposer à la matière les éclairs d’une inspiration si facilement mise en déroute par les maladresses techniques ; celles de l’honnêteté d’une conscience qui sait aller jusqu’au fin bout du bel ouvrage

École Freinet

 

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