Message de Lurçat

« Que l'on m'autorise, tout d'abord, à considérer comme admis, ou tout au moins prochainement admis, le principe suivant : c'est qu'en peinture, il n'y a point d'événements extra-contemporains ; qu'il n'y a que de l'histoire, c'est-à-dire des déterminations. La contemporaineté d'une oeuvre c'est l'exacte coïncidence entre l'objet créé et ce qu'ont de cynique les besoins du moment. Sans doute, l'urgence de ces besoins n'est-elle point toujours à un même degré, éclatante dans toutes les consciences. Un même niveau de lucidité, c'est-à-dire de résonance, n'est pas donné à tous ; de là découle cette variété « d'obéissances » que représente, en somme, la gamme de la production artistique d'une époque historique donnée.

L'art n'est point un jeu pouvant prétendre à une absolue liberté comme tant semblent le croire encore. L'art n'est pas non plus un jeu gratuit ; c'est une activité offensive. Quand on tente d'exprimer le monde, de le réfléchir en soi, est prise, dès l'origine, une attitude que l'on pourrait qualifier d'impérialiste. On veut conquérir et exploiter, ce qui, dans notre esprit, - et pour qu'aucune confusion ne se glisse, - signifie « utiliser le monde dans son sens le plus haut possible ». Toute grande civilisation n'est pas autre chose. C'est une exploitation que l'on veut rationnelle, ordonnée, du monde, ou d'une partie de ce monde, à un moment donné ; et selon les moyens, les faiblesses et les erreurs étroitement collés à cette époque ».

... « La peinture ce n'est pas un vocabulaire s'amusant seul de ses seules ressources. Ce n'est pas non plus une technique raffinée, à la seule recherche de satisfactions et de chocs nerveux. Ou alors, c'est que vous tendriez à considérer l'homme comme une amibe réagissant à des excitations extérieures, mais dépourvue de tout sens d'autorité sur ce monde extérieur. Ce n'est pas non plus ce que l'ont supposé, à une autre aile de la peinture, ceux qui voudraient la ramener à un reportage technique. Le peintre n'est pas seulement un appareil enregistreur. C'est avant tout un transformateur d'énergie ; un homme usant d'une certaine perspective. Nous ne sommes point nés pour dresser simple procès-verbal de l'existence d'une certaine nature. Eviter la peinture pure pour tomber dans cet autre excès que pourrait être « le spectacle pour le spectacle », (c'est-à-dire le spectacle sans conclusion), et un aspect des phénomènes une fois enregistré, s'en aller les mains dans les poches en sifflotant, ce serait recommencer l'expérience naturaliste sans faire avancer les choses. Il faut bien se pénétrer de l'idée que l'écrivain comme le peintre ont à charge d'agir sur le monde extérieur et sur le monde tout court et le devoir de le transformer. C'est là que se situe, en fait, notre dignité ».

JEAN LURÇAT

   

Ces paroles si actuelles et loyales, Lurçat les prononçait il y a trente ans, alors qu'il tentait une esquisse du rôle de l'artiste dans la société et plus spécialement eu égard au peuple (Querelle du réalisme, Ed. Sociales Internationales.).

Aujourd'hui, après le vide que laisse sa mort, ce texte a autorité et ampleur de message. L'artiste, l'homme d'action, l'homme tout court s'y retrouvent dans cette présence au monde, dans ce sens de responsabilité humaine et sociale, dans ce besoin de liberté qui faisaient de Lurçat un être ouvert à toutes les expériences, à toutes les idées, à toutes les audaces.

Ces vertus, ce sont celles-là mêmes que nous nous essayons d'éveiller et de promouvoir dans notre tâche éducative et grande a été notre joie d'avoir rencontré chez l'artiste et chez l'homme que fut Lurçat, un si total acquiescement à notre oeuvre. Ses présences parmi nous resteront comme d'émouvantes rencontres, comme un encouragement et un devoir à sauvegarder ces pouvoirs d'enfance dont il admirait la spontanéité et l'éclosion.

C. et E. FREINET

 

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