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Cinq d’un coup
L'aîné, c'est Alban-le-doux.
Le troisième,
c'est Louisou, aux yeux brillants et ronds comme
ceux d'un écureuil captif et comme les siens si vite apeurés.
L'autre, c'est Aniel, dit « la
Fèdo », à la bouche tendre toujours entrouverte
pour un ultime bêlement.
Tous trois vêtus en clochards, mais chaussés ainsi que
des enfants de troupe, d'invraisemblables « croquenauds »
que le papa rapporte de la foire pêle-mêle avec les melons ou les fromages,
par douzaines de paires sans se soucier aucunement des pointures.
Aussi toute
l'année voyons-nous émerger leurs fragiles tibias de ces barques énormes
si terriblement tannées et cloutées que le tout-petit de la nichée ne
peut reprendre son vol sur la terre lorsque leur poids l'a fait buter
contre un obstacle ; et il reste là, patiemment étalé... alors il
faut, tout comme le petit de l'engoulevent qu'une bourrasque a abattu,
le relever, le prendre sous les ailes et le relancer dans l'aventure.
Si j'essaie
de bâtir sur eux mon propos, ce n'est pas que le spectacle de leur dénuement
soit si rare, ni d'ailleurs si dramatique qu'il appelle une étude, mais
c'est que leur comportement quotidien m'étonne, m'émeut, me captive même
et parfois m'émerveille.
J'ai l'aîné
avec moi depuis un an, les deux autres depuis un trimestre... Après eux,
suivent, dans la petite classe, les deux derniers dont une fille, la plus
déshéritée peut-être puisqu'à sept ans la parole ne lui est pas encore
donnée... mais qui, devant des crayons et des pinceaux, oublie son caractère
« cabochard » et instable et dresse en marge de ses lettres
pour Andorre des hampes florales si neuves, si pleines de grâce, que nous
la considérons tout à coup avec une attention respectueuse faite d'admiration
et d'humilité.
Mais revenons
à la classe des « grands » Qu'y font-ils ces trois un tout petit
peu « demeurés », malgré tout ? Peut-être, tout simplement,
nous portent-ils bonheur comme portent bonheur, dit-on, dans les mas de
Provence, les petits innocents chantés par Mistral.
Lorsqu'ils
lèvent sur moi leurs yeux de « ravis » toujours étonnés et parfois
affolés par tout ce qu'ils pressentent de difficulté, de mystère même,
dans le travail des autres - pourtant bien moyens - je sais qu'il faut
vite aller vers eux car le naufrage est proche.
Il faut les
replacer dans un circuit actif, n'importe lequel, ne pas les abandonner
dans ce désarroi intellectuel où leur pensée s'affole et s'enlise.
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La parole,
le Verbe, dès qu'il dépasse le cadre de l'humble vie quotidienne, celle
du pain, du feu, de la table, du lit, ne les atteint plus. Ils l'entendent
mais ne peuvent plus l'écouter. C'est pour eux pire qu'une langue étrangère
puisque s'ils en reconnaissent l'intonation, la musique, ils mesurent
tout à coup qu'aucun de ces vocables n'est lié pour eux à un sens, à une
évocation matérielle ou sensible.
Alors ils paraissent
saisis d'une sorte de frayeur, de peur du vide, de l'angoisse de ne plus
être puisqu'ils ne se retrouvent plus au milieu de nous. Alors ils bâillent
nerveusement, se secouent et je les vois se lancer dans l'action individuelle,
comme on saisit une bouée de sauvetage.
Car ils sont
vifs et vaillants et généreux de leurs gestes, de leur temps, de leurs
efforts. Aussi dès le premier geste libérateur, qu'il soit boîte enseignante,
fiche, dessin ou texte libre, ils n'entendent plus rien : ils ont élevé
entre eux et nous qui parlons, une barrière invisible qui les protège
et à l'abri de laquelle ils peuvent de nouveau lutter ou créer pour affirmer
leur vitalité retrouvée.
Et leurs créations sont étonnantes ; car ces petits
qui savent à peine lire et à peine balbutier, qui possèdent seulement
quelques dizaines de mots parce qu'ils n'entendent, en dehors de l'école,
jamais le français et encore moins notre beau patois, ces petits sont
des poètes et ce sont aussi des artistes.
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Voici l'essentiel
de ce que le Vent, notre irritant et terrible vent d'Autan, le même qui
fait à la maison gesticuler le père et blasphémer la mère, à l'étendoir
ou au jardin, voici ce qu'il inspirait l'an dernier presque simultanément,
dans la petite classe et dans la mienne, aux deux aînés de la tribu :
« Il
fait un temps d'automne
il
est calme le vent,
il
ne bouge pas le vent
et
les feuilles sont sages.
Il dort tranquillement il
ne bouge pas ; il pense :
- J'ai assez soufflé
je
souffle fort seulement si je veux.
Un coup sec...
Il se remet à souffler,
il
fait baisser les arbres,
il
me pousse et il me mène à la maison
et
après, il s'en va partout
dans
le village.
Il souffle encore jusqu'à
la nuit tombée,
quand
il fait un peu noir,..
Le matin est là, il dit:
Je vais faire bouger les
arbres dehors.
Alors il fait un peu chaud
et
l'air est bon et doux et frais...
…C'est la fille du vent
et
le vent lui souffle dans les cheveux...
etc »
Et le même thème inspirait ce
poème d'Aniel :
« O vent
O, vent fou de joie
Toi vent, as-tu des feuilles
Sur tes arbres ?
Moi j'aime le vent fou...
Les feuilles, elles, on les
regarde.
Toi vent qui souffles fort,
Toi vent,
tu
es le joli vent avec les feuilles
sur
tes branches...
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Tout d'abord
conquises, mais nous défendant de l'être, Françoise et moi attribuions
ces réussites, ces harmonies naïves et touchantes, simplistes par tant
de dénuement, mais si riches de suggestion, à une cause restrictive :
c'était la pauvreté du vocabulaire qui, faisant revenir les mêmes termes
simples, ou par chance suscitant les plus doux aux syllabes terminales
muettes, créait un leitmotiv, un refrain de complainte.
C'était un
peu - qu'il veuille bien me pardonner - comme du Péguy, mais un Péguy
qui ne l'aurait pas fait exprès.
Cependant,
est-ce parce qu'il en est si démuni qu'Alban aime tant enfiler les mots,
si longtemps et si heureusement ?
A quoi jouent-ils
l'Alban et l'Aniel ? et comment font-ils pour trouver justement ces associations
qui chantent ?:
...toi vent
tu fais tomber les feuilles et vous les feuilles
vous me donnez la main.
ANIEL
ou cette
musique presque envoûtante :
La fleur
elle
est dans le silence de la nuit et quand elle s'éveille
elle
ouvre ses pétales doux qui sortent du silence. Elle dit:
- Le soleil fait briller mes pétales rouges et je suis
très contente de sa chaleur. Qu'elle est douce en moi.
ALBAN
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Enfin, vers
quel mystérieux chemin, vers quelle pure fontaine est-il parti celui qui
peut en ramener la fille aux longs cheveux
qui
oublie de le faire souffler dehors
et
qui dort à chaque heure
dans
le vrai lit du vent
avec le vent à son côté...
ALBAN
Qui pourra
nous dire d'où sourd la veine poétique de ces enfants ?
Est-ce l'habitude
de la rêverie ? Ils n'ont pas l'air rêveurs : ils aiment courir,
crier, jouer au « foot » ; ils adorent tripoter tout ce
qui passe à portée de leurs petites pattes ; ils remuent, ils furètent,
bondissent pour rendre un service et détecter, les premiers, l'objet souhaité.
Ils sont aptes
à calculer vite, sinon raisonner longuement.
Ils connaissent
la valeur de l'argent, aiment payer, peser, mesurer ; et même les
deux petits sont capables d'imprimer seuls et longtemps.
Leurs dons
poétiques leur seraient-ils donnés seulement par atavisme, uniquement
parce qu'ils sont mâtinés d'Espagnol? Mais n'est-ce pas retourner la question
que d'expliquer ainsi cette mainmise innée dans le domaine artistique ?
Car il faut
aussi voir leur ardeur victorieuse et leur aisance et leurs réussites
dans le monde des lignes et des couleurs.
Lorsqu'il m'arrive
- rarement, je l'avoue - de bien m'appliquer à essayer de faire sentir
à tous la nécessité de combiner les couleurs suivant leur valeur, leur
force, une harmonie préétablie... eux s'emparent des teintes les plus
sourdes, ou les plus heurtées ou les plus mièvres et obtiennent presque
à coup sûr des effets d'une beauté étrange et inexplicable.
Or, ils ne
paraissent jamais ni hésiter, ni tâtonner. Ils avancent comme en terrain
conquis et laissent loin derrière les autres qui piétinent...
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Par exemple,
quelle porte de l'insondable nous faudrait-il franchir pour expliquer
l'attitude d'Aniel en cet après-midi de décembre ?
Au dehors,
pluie et vent en tempête. A l'intérieur l'agitation fiévreuse et la vie
intense des veilles de fête.
Sur la scène, les tout-petits inventent le jeu scénique
qu'ils donneront dans quelques jours devant le sapin brillant : c'est
un simple thème de gitans qui se transforme tout à coup en jeu de cirque
où même les bébés s'émerveillent de leur propre audace.
En bas chaque
table est un atelier; toutes les mains sont créatrices : on découpe, on
colle, on brode, on coud et surtout on peint: les paniers à beurre deviennent
les boîtes -à-ouvrage-cache-pot qu'aiment bien
gagner les mamans d'ici à l'inévitable tombola.
Les cylindres
de bois, vidés de leurs produits chimiques, seront suivant leur taille,
corbeille à papier, coffre à jouets, ou immense fourre-tout. Mais auparavant,
il importe de les revêtir de motifs séduisants et colorés qui, en leur
ôtant leur nudité, leur impliquent la marque de chaque enfant avec sa
personnalité.
Tout le monde
travaille avec plus ou moins de bonheur, de silence fécond ou d'exclamations
libératrices ; mais Aniel est de loin le
plus étonnant, et c'est de ses mains sales que naîtra le chef-d'oeuvre.
Pendant plus
de deux heures, aux prises avec un tonneau de bois blanc presque aussi
grand que lui, il a d'abord tracé ses graphismes naïfs : un bonhomme
ventru dans une bassine à toilette et ses chats en ribambelle sous des
arbres d'été.
Puis, saisissant
comme au hasard seulement deux teintes, deux verts doux en camaïeu, il
choisit le tronc le plus haut et le couronne
d'un feuillage riche et nuancé, épais et lumineux, si bien architecturé
au surplus, qu'il tend à la perfection sans une once de « pompiérisme ».
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Françoise vient
me dire tout bas :
- Regarde-le
travailler.
Car c'est un spectacle. De temps en temps ses yeux se
lèvent vers la scène où les autres s'agitent ; mais son regard de
somnambule passe à travers et va se perdre dans la transparence des baies
du Sud.
Discerne-t-il
le grand ciel sombre de vent et de pluie rageuse, les longues branches
en éventail du peuplier aux dernières feuilles tantôt lumineuses comme
des médailles, tantôt douces comme des petits coeurs pâles ?
Sans doute
tout son être sensible se nourrit-il à son insu de cette harmonie entre
sa pensée créatrice et les éléments qui l'entourent et cette halte lui
est-elle une re-création.
Puis sa main
reprend le chemin du travail, toujours précise, soigneuse, tandis que
sa bouche ouverte et sa langue en mouvement mâchent un labeur courageux
que jamais ses yeux n'ont l'air d'admirer pas plus qu'ils ne se détournent
pour quêter des éloges.
Car c'est encore
un trait de caractère de ces enfants ; alors qu'ils recherchent la vie
du groupe pour jouer, ils se plaisent à être seuls pour leur travail créateur
; sans vouloir s'embarrasser de conseils, d'approbations, jamais ils ne
demandent assistance et sont capables d'efforts longtemps soutenus pour
parachever leur oeuvre.
Et cependant
s'ils sont « cinq d'un coup » en bloc familial, semblables par
leur morphologie pas très réussie, par les mêmes énormes difficultés d'élocution,
la même fougue dans l'action, le même sens de l'art (toutefois bien plus
tourné vers l'humour en ses graphismes chez Louisou),
le même amour altruiste des bêtes et plus particulièrement des chats :
...que j'aimerais
vivre avec toi dans le monde des chats...
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dit Alban
et Aniel:
- Toi petit
chat qui es si doux avec tes poils.
Et même ta maman était douce
quand tu étais
dans
le coeur de ta maman, bien chaud et à l'abri...
semblables
donc quant à leur sensibilité qui est grande, ils sont très différents
dans ses manifestations.
Alban sait
accueillir les coups durs comme un homme ainsi qu'en témoigne ce texte
écrit pendant le dernier séjour de la mère à l'hôpital :
« ...Ce
matin je dois préparer le déjeuner de tous les cinq. Papa, avant de partir
au travail à 4 h du matin,
avait mis le lait chaud dans une bouteille thermos.
Moi, j'ai versé le lait dans
le bol de mes petits frères et de ma petite soeur avec deux morceaux de
sucre pour chacun.
J'ai coupé du pain en petit
dans tous les bols.
Après, j'ai fini d'habiller
Claudie qui a 6 ans et Tibidou qui a 4 ans ». ALBAN
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Mais il s'effondre
en larmes devant toute joie imprévisible qui lui vient; un compliment, une louange,
surtout s'ils sont publics font se convulser son humble petit visage et personne
ne peut savoir s'il pleure de joie tant on a envie de le consoler.
A l'autre extrémité
de la file on trouve le tout-petit, le Tibidou, comme
on le nomme. Il est là, si menu et si pâle et mal mouché ou mal vêtu, mais toujours
souriant, d'un joli sourire propitiatoire, comme si d'avance il voulait faire
excuser et pour toujours toutes les possibilités de défaillance.
Mais, contraste étrange,
ou plutôt libération « salvatrice » sans doute, tous ses récits et commentaires
sont voués au malheur, à la souffrance physique, aux pleurs :
Alban, il a mal au genou.
Il est tombé dans le pré.
Aniel l'a soigné.
La maison avec Louisou qui pleure
parce qu'il a mal à la main
avec un couteau en coupant le pain.
Un avion tombe.
Le chien crie.
S'il n'y avait pas le soleil, il
ferait nuit.
Le gendarme a un fusil
pour arrêter le camion.
Parallèlement, les
illustrations en sont tragiquement originales chez un petit de cinq ans, par
leurs teintes sourdes et très appuyées.
«Cinq d'un coup» bien sûr pour la vie matérielle.
C'est le Père seul
qui y pourvoit, impatient et affairé, c'est lui qui tue le cochon,
pétrit les boudins, cuit les confitures, relance la machine à laver à grands
coups de clef à molette, travaille le jardin, tond les cheveux et entre-temps
travaille à l'usine ou court à la ville d'où il rapporte sur sa moto des chargements
invraisemblables : cageots entiers de choux-fleurs, de châtaignes, filets
à provisions et musettes rebondies sur d'énormes quantités de boîtes de conserve,
ceux-là s'accrochant au guidon, celles-ci lui meurtrissant les épaules ; de
part et d'autre des porte-bagages pendent des proies encore vivantes : lapins
ventrus aux longues oreilles, bouquets de volailles liées, la tête en bas, par
les pattes et qui gloussent d'indignation... l'autre dimanche, couvrant le
lot, une oie à demi plumée dont le bec traînait par terre au bout d'un long
cou blanc.
Ceci pour les corps.
Pour les âmes, la
télévision y pourvoira. Les Cinq, d'un coup, seront, comme ils le disent, obligés,
de gré ou de force, à subir ses enseignements !
L'autre soir, dans le pré, on s'amusait bien
dans l'herbe verte...
Papa est sorti, il a crié
- Allez, dedans, y a la télé.
Nous, ça nous embêtait : on aurait
voulu rester dehors, il ne faisait pas chaud, il ne faisait pas froid, on était
bien
Il a fallu rentrer». ALBAN
Le corps, l'âme,
mais l'esprit ? Mais la sécurité d'une journée sans criailleries ni brutalités ?
Mais le calme, l'équilibre que procurent un travail à la mesure de l'intelligence ? La
fièvre confiante de la création ? Le plaisir de monter, même péniblement,
les marches de la connaissance du monde ? L'orgueil de se mesurer à avant-hier,
à hier, d'espérer que demain on sera plus grand parce que plus habile, le Bonheur
en un mot qui est fait de toutes ces joies, c'est l'école qui le leur dispense
aux Cinq, d'un coup.
Tout comme le vaillant
petit tailleur du conte, si fier d'inscrire à son palmarès sa victoire et de
la rebroder sur son écharpe, l'École Moderne peut être fière de celle-ci car
le Bonheur, c'est quelque chose.
C. CAUQUIL
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