Espelido

«  Mon coeur tremble

 Puis s'ouvre

Aux lumières Et je vis

Avec ma joie ».

Il n'y a pas longtemps que je les ai « Ces belles petites ».

Elles me sont arrivées bardées de Bien et de Très bien, connaissaient Chilpéric et s'étaient installées confortablement dans les petites réussites des petits dessins au crayon, de leurs petits croquis de moitiés de pommes, et du «plateau qui est une plaine élevée ».

Elles sortaient bien proprettes des mains de leurs consciencieux et certainement très sérieux : Instituteurs-Institutrices, ti-tuteurs, tuteurs, tutrices, comme redressées avec exactitude dans un corset pour marcher droit, pour filer doux... tant pis si les maisons qu'elles dessinent sont toutes pareilles et pareilles les feuilles de houx, et pareils leurs arbres-boules à troncs bruns, et pareils « leur neige est blanche et l'arbre mort ».

...Ouvrir un jour une petite porte, et le lendemain, monter un petit escalier, voilà ce qu'elle a fait, la maîtresse des trente sept belles petites. Alors, peu à peu, la maison est devenue moins carrée, et s'est meublée d'êtres vivants, le ciel d'un bleu rigide s'est nuancé de l'envolée de nuages blancs...

On dit des oh ! On dit des ah ! pour saluer ce « quelque chose » qui, petit à petit, apparaît sur la page : une sorte d'aura qui est l'enfance enfin révélée à elle-même.

On fait le geste d'y croire, et de gestes accueillants en paroles de foi, après une spectaculaire tentative d'un Bonhomme Printemps, où chacune est allée, d'un pinceau timide, d'abord, puis flamboyant, accrocher une plume ou une fleur d'espoir, le silence des créations s'est établi, et il y a huit jours, alors que nous composions prosaïquement notre Page de Vie, ma petite Brigitte a bégayé : « La Vie ? mais moi je vis avec ma joie ».

Ça sonnait si clair qu'on a laissé là notre inventaire des événements matériels, et nous nous sommes payé, un peu rieuses, un peu émues, une belle minute commune où nous avons coupé avec délices les cheveux en quatre.

   

J'en ai appris des choses, telles que Bergson ou Proust ne me les avaient jamais dites :

- Moi, j'ai peur, la page blanche est trop blanche.
- Et trop grande.
- Et puis, j'ai peur des couleurs, et le pinceau me tremble.
- Moi, j'ai 1e coeur «qui se débat».
- Et l'on a trop de choses à dire : ça tourne dans les yeux et dans la tête...
- Et après, on voit que les couleurs vous obéissent.
- Et puis que c'est joli, alors le coeur vous «lâche».
- Il se relâche, tu veux dire?
- Il se détend, il se calme, on est à l'aise. Il s'ouvre, il s'ouvre aux lumières, on a réussi! On est bien! On est heureux! On vit avec sa joie! »

Chacune a dit sa dite ! et je vois dans les trente-sept paires d'yeux les reflets successifs de ce drame qu'est la création - que croyez-vous, vous qui niez l'enfant-artiste, d'un quart d'heure ou de toute l'enfance ? - la création de l'enfant, comme celle de l'adulte : angoisse, étreinte, peur, et puis domination, maîtrise et puis apaisement...

Et cette conclusion d'Elisabeth-la-magnifique, avec son grand oeil clair, elle qui était invisible dans la masse des belles petites, qu'on aurait cru vide, comme le masque de la fable, Elisabeth, qui est tombée amoureuse de l'équilibre, de la majestueuse ordonnance, de la plénitude, à la minute où sortait de la presse la première page imprimée, tant lui a paru beau ce graphisme blanc et noir que font les caractères (je pense à ces chercheurs qui sont aussi poètes, et font retraite à Lure, pour, de leurs mains, redevenir artistes-créateurs-typographes, des Arts graphiques), Élisabeth m'a regardée avec malice et tendresse :

« Madame, pas vrai, que maintenant, je suis dégourdie ».

Oui, Élisabeth, depuis trois jours, tu ressembles à la chrysalide de Zakia, qui est devenue papillon sous nos yeux, comme ça, simplement, et qui, du dedans d'elle-même, comme toi, s'est donné des ailes... des ailes qui, jusqu'au dernier jour, pourront t'emporter vers le seul monde qui ne pourra te décevoir, si tu en comprends, avec tes yeux, avec ton coeur, avec ton âme, la cosmique ordonnance, celui de la beauté.

PAULETTE QUARANTE

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