Ecole de Château d'Aux - La Montagne (L.A.)

METHODE NATURELLE DE DESSIN

C. FREINET

Qu'est-ce que le dessin ?

Pourquoi l'enfant dessine-t-il ?

L'école vous répondrait que l'enfant dessine parce qu'on lui donne des leçons, et qu'on lui fait faire des devoirs de dessin. Elle vous dirait que l'enfant dessine pour apprendre à dessiner, c'est-à-dire à copier exactement un modèle ou à réaliser un croquis coté, et que le dessin approfondit l'observation et cultive le sens de l'harmonie. Ne nous étonnons pas si, avec de telles motivations et des finalités aussi étroitement utilitaires, l'école ne s'est pas avancée bien loin dans ce domaine.

Nous ne prétendons pas être les premiers à formuler de telles critiques. Il est des psychologues et des pédagogues qui, dépassant la conception rétrécie de cette scolastique, ont entrevu la nécessité d'étudier les dessins que les enfants ou, du moins, certains enfants, produisaient spontanément hors de l'école. Leurs observations ne nous sont pas inutiles. Ce n'est pas parce que nous pensons aller plus loin qu'eux dans la compréhension nouvelle du dessin que nous sous-estimerions l'aide directe ou indirecte dont nous avons bénéficié.

Ce que nous critiquons cependant dans leurs travaux, c'est leur orientation : le dessin n'a pas été intégré par eux dans une formule de vie, pas plus qu'il n'a été intégré dans une formule d'action pédagogique. Dans une organisation scolaire où l'éducation reste séparée du milieu qui serait pourtant son indispensable élément vital, l'acte de dessin était resté comme mystérieux dans sa conception, dans son évolution et dans son aboutissement. A défaut de mieux, les pédagogues ont essayé d'expliquer et de justifier le dessin par le jeu, par le hasard, par l'ontogenèse ou par la magie. Cela nous a valu de savantes constructions livresques qui n'ont point répondu pourtant à cette question essentielle : « Qu'est-ce‑que le dessin ? Et pourquoi l'enfant dessine-t-il ? »

Nous prétendons, nous, apporter cette réponse. Elle est incluse dans la psychologie que nous avons définie dans notre livre : « Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation » (1), fruit d'une expérience pratique menée sans aucun à-priorisme dans plusieurs milliers d'écoles populaires qui constituent un des plus importants et des plus efficients laboratoires vivants de psychologie et de pédagogie existant à ce jour.

   

Nous avons reconsidéré l'expression écrite des enfants en montrant, et en prouvant, par la pratique, qu'elle naît et va s'enrichissant exactement selon le même processus qui préside à la naissance et au développement du langage. Il en est résulté notre Méthode Naturelle de Lecture (2).

Nous montrons de même que l'expression graphique naît et se développe selon le même processus que l'expression orale et que l'expression écrite. Si, de la psychologie à la pédagogie et à la vie, nous réalisons, non plus seulement théoriquement mais pratiquement, cette unité de conception et d'action, nous aurons apporté aux éducateurs un élément harmonisateur de toute première importance pour la compréhension nouvelle et l'exercice efficient de leur métier.

Il n'y a pas un problème du dessin, pas plus qu'il n'y a un problème de la rédaction. Il y a un processus de vie, d'enrichissement et de croissance, dans lequel nous devons intégrer les formes diverses et complexes de l'expression enfantine.

Si ce processus est, dans sa nature, dans ses formes et dans ses buts, le même que celui qui préside à la maîtrise par l'enfant, en un temps record, de la technique d'expression orale, il nous suffira de comparer point par point les deux processus d'acquisition pour découvrir la clef qui va nous orienter tout au long de cette étude.

Nous nous rendrons mieux compte alors que, comme toute conquête humaine, la maîtrise de l'expression par le dessin, comme la maîtrise de l'expression par la parole, se réalise selon le processus de tâtonnement expérimental que nous avons défini dans Essai de psychologie sensible.

Aucune acquisition, qu'elle soit manuelle, intellectuelle, sociale ou morale, ne se fait spontanément par la vertu d'un don ou d'une faculté dont l'espèce humaine aurait l'étonnant privilège. Toute conquête de l'homme - toute conquête d'un être vivant - est le résultat de l'expérience à même la vie et le milieu, au service du besoin supérieur et général qu'a l'être vivant de croître, de surmonter les obstacles qui gênent cette croissance, d'affirmer sa personnalité, de monter le plus haut possible et de se perpétuer dans sa chair et dans ses oeuvres.

Nous avons, dans notre livre, précisé ces règles essentielles :

- Dans la série presque infinie des actes que tente l'individu pour vivre et dominer le milieu, seuls quelques-uns de ces actes sont réussis, c'est-à-dire qu'ils apportent à l'individu une partie au moins de cette puissance dont il a besoin pour vivre.

- Cet acte réussi va se reproduire. Et cette reproduction de l'acte se poursuit jusqu'à ce qu'elle soit devenue automatique, qu'elle se soit incorporée au comportement de l'individu comme règle ou technique de vie et ne nécessite plus, de ce fait, aucune réflexion ni aucun tâtonnement, qu'il ait acquis la sûreté de l'acte instinctif.

- Ces expériences réussies, et passées dans l'automatisme, constituent comme les marches sûres qui permettent d'accéder à des étages supérieurs. Tant qu'il n'a pas la maîtrise de la marche, l'enfant n'est préoccupé que par la maîtrise de son équilibre. Lorsqu'il aura dominé cet équilibre, il partira alors vers d'autres expériences.

- L'exemple d'autres individus peut, s'il répond aux besoins du sujet, s'inscrire dans le comportement au même titre qu'une expérience réussie.

- La vitesse avec laquelle l'individu se rend maître d'une expérience réussie pour la faire passer dans son automatisme, avant de continuer l'expérience tâtonnée dans d'autres domaines, nous apparaît justement comme le véritable signe de l'intelligence.

Il est des êtres qui ont besoin de répéter 100 fois, 1000 fois le même geste pour se l'approprier, et pas toujours à la perfection. Ce sont les individus peu intelligents, retardés et anormaux. Il en est d'autres, au contraire, chez qui une seule expérience suffit pour qu'il en reste une trace indélébile ; ou bien le seul fait de voir les autres faire cette expérience ou d'en examiner l'image permet l'acquisition définitive du processus. Ce sont les individus intelligents, ceux qui montent l'escalier un à un sans hésitation, ou quatre à quatre, et parviennent donc très vite aux étages supérieurs pendant que les êtres inintelligents devront s'exercer 10, 100 fois à monter la même marche.

Cette constatation nous autorisera à poser dans notre pédagogie le principe de l'escalier.

- Ce tâtonnement expérimental est donc fonction de l'exercice motivé par la vie dans un milieu normal et humain et, autant que possible, avec des exemples susceptibles de s'inscrire dans l'expérience enfantine.

- Il n'est point, comme tant de prétendues lois psychologiques et pédagogiques, une construction artificiellement montée et dont seuls quelques spécialistes peuvent avoir l'usage. Elle est la grande loi, la grande technique de la vie, de l'expérience et de l'action, non seulement de l'enfant mais de l'adulte ; elle est un des fondements de la recherche scientifique, une victoire de la vie sur le dogmatisme dont nous tâchons de circonscrire les méfaits.

Dans une confrontation parallèle, s'appliquant tout à la fois à l'acquisition du langage et à l'acquisition du dessin, quelques-unes des règles essentielles du tâtonnement expérimental nous mèneront du premier graphisme informe jusqu'au dessin parfait dans sa forme et dans sa facture, jusqu'à l'art, expression subtile et supérieure de tout ce que l'individu pressent sur l'enthousiasmant chemin de la vie.

(Méthode Naturelle de Dessin - Edition de l'Ecole Moderne)

(1) Essai de Psychologie sensible appliquée à l'éducation, un vol., Delachaux et Niestlé.
(2) Voir Méthode Naturelle de Lecture, B.E.N.P. n° 30, Ecole Moderne Française, Cannes.

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