LE DESSIN REVELATEUR DE LA VIE AFFECTIVE DE L’ENFANT
SUITE D’OBSERVATIONS SUR PIERRE T…
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L’étude suivante, étalée du 1er octobre 1947 au 1er mars 1948, est consacrée à un garçon âgé de 14 ans 6 mois au 1er octobre 1947.
Au test Binet-Simon, son âge mental atteint tout juste 7 ans, ce qui correspond au niveau de la débilité profonde suivant la courbe de Bonnis en usage à l’époque.
Au point de vue physiologique, on a affaire à un hypothyroïdien net, au faible tonus, et d’un développement staturo-pondéral médiocre : 1,38 m - 32,400 kg - très onychophage.
Milieu familial et social : Pierre T… a toujours vécu entre son père et sa mère, parents âgés, ouvriers agricoles. Il a un frère et deux sœurs, beaucoup plus âgés. Les parents sont illettrés. Le milieu est très fruste. On y boit sec et, après boire, on se dispute en famille, parfois aussi avec le voisinage qui, volontiers, cherche querelle. Hygiène à peu près inconnue. Le garçon se présente au Centre J-B Daviais à La Turmelière, en Liré (M.-et-L.)( Le centre J.-B. Daviais a été créé en 1946 par la Fédération des Amicales Laïques de Loire-Atlantique), tout imprégné de vie terrienne exclusivement.
L’enquête sociale note que les parents ont manifesté, à leur manière, une certaine affection au garçon. De fait, ils ne manqueront pas de le visiter assez régulièrement. Lui, il est assez attaché à ses parents, peu à son frère et à ses sœurs, de qui il ne parlera jamais.
Connaissances scolaires : Arriéré notoire, Pierre sait peu et mal lire. Il n’écrit que son nom et son prénom qu’il distingue mal globalement. Aucune notion de calcul. Dans la classe, qu’il a quittée en juillet, il assure qu’il n’a jamais dessiné : « D’abord, moi, je connais pas dessiner ! » Il sait difficilement s’exprimer, communiquer, établir la relation avec quiconque.
1er octobre 1947 – En arrivant dans la classe de perfectionnement de l’Ecole de Plein Air, Pierre est invité à dessiner, comme il l’entend, un monsieur et une dame. Il dispose de feuilles de papier nombreuses, de crayons noirs, de crayons de couleurs. Malgré son affirmation renouvelée d’ignorance totale du dessin, il s’installe et commence ce jour-là la série des graphismes qu’il produira ensuite librement pendant six mois.
Selon ses explications, le monsieur (fig. 1) se trouve au centre de la feuille ; il est de bonnes dimensions. La masse de ses cheveux, gribouillée très vite, se colore de bleu et de violet. Une oreille, énorme, est violette, et les contours du corps cernés de bistre. Les bras, d’insertion aberrante, possèdent des mains à trois doigts, curieusement terminés par des disques qui sont, dit-il, les ongles.
Plus haut, à gauche, la dame est dessinée deux fois plus petite. Elle est traitée suivant la même technique. Elle ne dispose que d’un bras, car l’espace semble manquer pour faire l’autre. Dans les deux dessins, trois ronds (des boutons) matérialisent sans doute la vêture.
L’allure des personnages est stéréotypée. Rien ne distingue les sexes, sauf peut-être que la chevelure de la dame serait un peu plus opulente. D’ailleurs, en verbalisant son dessin, Pierre explique brièvement qu’il s’agit d’un « monsieur » et d’une « dame » puisqu’ils sont nés comme ça !
14 octobre 1947 – Volontairement, Pierre veut dessiner sa mère, qu’il situe bien au centre de la feuille. Tout en dessinant il explique qu’elle porte un « beau chapeau ». Elle a aussi une « robe » figurée par deux traits de crayon noir qui rejoignent la taille. Quatre boutons complètent la toilette. Il s’amuse à dessiner les mains, et multiplie par jeu les doigts, comme le font souvent des enfants très jeunes.
Un petit garçon - lui sans doute, mais il n’en dit rien, pas même à ses voisins intéressés - figure en haut et à gauche de la feuille. Les mains sont énormes. Un béret complète le croquis, tangent au crâne.
Pendant toute la durée d’exécution du dessin, Pierre a paru très sérieux et absorbé, répondant brièvement et avec un rien de condescendance dans le ton à ses camarades (fig.2).
4 novembre 1947 – Pierre s’intègre au milieu et participe socialement aux activités pour la mise en ordre de sa classe : « l’Atelier » disons-nous. Il veut bien lire et ses progrès sont réels. Le calcul vivant, sans le passionner, ne constitue plus à ses yeux la tâche stérile dans laquelle il se perdait et se fatiguait.
Spontanément, il annonce à haute voix, tant pour ses camarades que pour lui « je vais dessiner mon parrain, Joseph Frucheau, du Tremblay » (village voisin de Liré). Et il se met à l’œuvre en détaillant « Là ! avec ses grandes oreilles, ses moustaches, sa casquette… » (fig 3).
D’un portrait appliqué et plutôt rapide, le portrait remplit la feuille. Ce parrain, il l’aime bien ! Pourtant le dessin semble marquer une régression. Ce qu’il a gagné en volume, il l’a perdu dans la précision des détails : les bras et les pieds manquent.
Pierre collabore à certains travaux. Il prend obscurément conscience de la place qu’il tient parmi les autres dont la « science » ne l’écrase pas. Il leur parle, à eux, petits citadins, de ce qui ne pouvait intéresser personne dans son milieu précédent : des bêtes de la campagne, surtout des chevaux, des employeurs, de son père. Il reconnaît son pouvoir sur autrui, de qui il apprend à se différencier. En se valorisant, il améliore la relation. Il devient l’amuseur d’une galerie sympathique. Il s’identifie à « Papillon », son cheval préféré (L’identification à l’animal est fréquente pour l’enfant jeune. Il le traite fraternellement et l’identifie souvent même à un membre de sa famille). Tous les soirs, dans la chambre qu’il partage avec quelques camarades, il joue son personnage en dételant « Papillon » à la grande joie des voisins.
12 novembre 1947 – Les chevaux commencent à s’installer dans les dessins de Pierre. Quelques essais, qu’il a détruits souvent, l’ont amené à dominer ce nouveau graphisme. Désormais, les animaux envahiront des quantités de feuilles. Tous les chevaux qu’il connaît apparaîtront. Ils seront « Canard », « Poulet », et naturellement « Papillon ». La composition du 12 novembre est la plus riche qu’il ait conçue jusqu’alors.
Le dessin, assez bien structuré, l’encourage à vivre la scène qu’il a traduite graphiquement.
En vrai magicien, il prend la place du personnage, il parle, puis gesticule intensément : « R’cule Poulet ! R’cule – c’est mon père qui dit comme ça ! »
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Mais si le père est là, sur le dessin, c’est surtout comme témoin du miracle. Pierre s’installe près des chevaux, sérieux maintenant, car il est le conducteur d’un attelage qui traîne une machine précieuse – « la machine à battre à Bricard ! elle en coûte des sous ! moi je vais l’essayer un p’tit ! – Là ça y est, il a glissé mon cheval ! » Le dessin d’une des mains du père, à cause d’une erreur ou d’un oubli ne compte que trois doigts et l’autre quatre. Pierre invente sur-le-champ une explication : « Il a eu mal à ses doigts ! » (fig 4).
A partir de ce dessin du 12 novembre, les productions seront rarement statiques ; le sens de la marche s’établit vers la gauche, vers le passé symbolique (suivant l’interprétation du psychologue suisse Max Pulver). Tour à tour, pendant plus d’un mois, il se représentera comme chef de convois de nombreuses charrettes. Ses chevaux seront toujours plus forts ou plus rapides que ceux des voisins . Car il est devenu, en pensée, propriétaire de plusieurs animaux. Il a trouvé une solution valorisante, il s’y tient (fig.5 du 15-11-47).
Vers la fin du trimestre scolaire, les éléments du dessin se groupent moins bien, le tracé est moins net, le commentaire s’appauvrit. C’est la fatigue qui marque.
A ce moment se place l’anecdote suivante qui situe le garçon. Malgré des progrès considérables sur le plan moteur, Pierre continue à éprouver quelque peine à monter et surtout à descendre les escaliers du château. S’il essaie de courir, il arrive que le résultat soit grotesque. Mais encore animiste (Il est bon de rappeler, selon Piaget, que la mentalité enfantine se caractérise par le réalisme qui fait confondre à l’enfant très jeune son moi et les choses, l’animisme qui le porte à croire que les choses qui l’entourent possèdent une part de vie, de conscience et de volonté, l’artificialisme par lequel il imagine que tout est de création humaine . Pierre T…, exemple attardé de cette mentalité qui conditionnait sa structure mentale, disposait donc, évidemment, d’une vision syncrétique qui déterminait l’activité de sa pensée.), il accuse ses sabots de mauvaises intentions. Il a même prétendu, devant ses camarades, que ses sabots se battent après qu’il les a quittés ! Il fournit tant et tant de détails qu’une sorte de conte plaisant en a été tiré après un travail collectif. Dans cette fabulation aberrante se mélangent faits réels et inventions de mythomane. Il récompense en particulier son sabot « mignon » en le peignant de rose tendre, tandis qu’il châtie le querelleur d’un « bon coup de fouet ». De s’être érigé en justicier lui plaît.
Il part alors en vacances dans sa famille, pour Noël.
Son niveau scolaire s’est amélioré. Il a regroupé des éléments mal intégrés pendant sa précédente scolarité, alors que sa place permanente de dernier, ou mieux, de laissé pour compte, le défavorisait. Il y a joint des connaissances acquises dans un tout autre climat éducatif, grâce à d’autres techniques. Il prend même plaisir à lire, à composer des textes libres très courts, à compter et à effectuer de petits problèmes bien concrets.
A son retour de vacances, nous notons avec étonnement combien Pierre s’évade de ses précédentes préoccupations villageoises et terriennes. Au lendemain d’une séance de cinéma scolaire il évoque par son dessin une course de bateaux à voile. Il devient sensible à la compétition. Mais, dans tous ses graphismes, le sens du mouvement se maintient de droite à gauche sans exception.
5 janvier 1948 - (fig. 6). Il s’agit d’un dessin enlevé très vite, sans apport de couleurs, le lendemain de la fête scolaire du centre, qui a coïncidé avec la visite mensuelle des parents. L’institutrice de Pierre a présenté le garçon à ses parents venus en spectateurs. Il a conçu une fierté considérable d’un pareil honneur. Aussi, dans son dessin, il ne manque pas de placer la maîtresse avec ses parents au tout premier rang. Mais seul le commentaire rend l’intention intelligible. Chacun des éléments du dessin est pauvre en soi, alors que l’ensemble concourt à vouloir représenter une foule dans laquelle l’auteur a tenu à affirmer une hiérarchie affective précise. Modestement peut-être, il s’est omis de la distribution !
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10 janvier 1948 – Désormais, les voitures automobiles et la mécanique, sous bien des formes, l’inspireront à peu près uniquement. Un soir, il a vu les employés charger du matériel sur la camionnette du Centre. Il dessine la scène. Les phares allumés de la voiture sont matérialisés par l’apport massif de couleurs mêlées (violet, brun, noir). En cette occasion, il va se prouver, et prouver à autrui, qu’il sait retenir les explications fournies en classe. La route est figurée par deux traits déterminants une surface, et il veut représenter une « patte d’oie ». Le terme exact, il l’a oublié, mais il surmonte la difficulté en disant « les doigts de la route ». Puis, choqué, il se reprend comme s’il se gourmandait : « Non, elle a des pieds, la route ! » Même sens de la marche du véhicule (fig.7).
16 janvier 1948 – Brusque apparition d’un élément affectif nouveau. Pour une fois, Pierre dessine en silence. D’abord une automobile sans évolution notable sur le plan du rendu. Les roues, à ma connaissance d’ailleurs, demeureront toujours tangentes à la carrosserie (le « déplacement » de Luquet). Il accroche une remorque à la voiture. Le tracé est ferme, lourd même. Cette remorque porte ce qu’on peut juger être quatre formes allongées, deux par deux. Sans explications, Pierre range son dessin, qu’il regarde attentivement l’après-midi (fig.8). Puis, sur une autre feuille, au crayon de couleur noire, en traits écrasés, il trace un corbillard trapu surmonté d’une croix « Minette, ma jument, tire le « machin ». Personne ne conduit cet attelage funèbre. Une remorque est dessinée. D’un beau vert, qui tranche sur le noir. Dans la remorque, Pierre s’installe en disant « C’est un de mes copains qui est mort, devant. Moi, je suis là-dedans à pleurer, moi ! » (fig.9).
fig.9 | fig.10 |
Jusqu’alors, Pierre ne s’est guère montré émotif. S’il est attaché à ses parents, eux-mêmes frustes, il n’a jamais été choyé ni gâté. Cette manifestation marque donc une nouveauté. Cet état affectif a dû exiger une prise de conscience plus aiguë de son existence, de son moi. Et la crainte de la Mort lui vient dans le même temps. Astucieusement, j’imagine, il a mélangé au noir trop funèbre un peu de jaune et du rose. Les roues du corbillard sont l’une rose, l’autre en partie rose, en partie verte. La route ne figure pas, alors qu’il avait accoutumé de la dessiner. Le sens de la marche demeure le même.
21 janvier 1948 (fig.10) – Nouvelle scène funèbre. Le corbillard est motorisé. Il tient du tracteur suivi d’une lourde remorque. Un drapeau noir flotte sur le toit. Le noir se mélange de jaune d’or, bien visible. Personne ne conduit le convoi ; personne ne l’accompagne. L’ensemble (tracteur, remorque, route) se détache en ombre chinoise.
Commentaire spontané : « C’est une petite fille. Elle s’appelle Pierrette. Elle est morte ce matin à Liré « par » l’appendicite. Elle est enterrée à 9 heures à Liré. » Rien de plus. Même sens de la marche.
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23 janvier 1948 (fig. 11) - Même thème repris volontairement. La couleur noire est pure parce que, explique-t-il, l’enterrement a lieu la nuit. En transparence, un cercueil. Les gens qui participent au convoi sont barbouillés de noir, de la tête aux pieds. « Ils pleurent, c’est pour ça ».
Un personnage surtout, le second après le corbillard, paraît écrasé de chagrin. Tous ont une allure traduite simplement, mais très révélatrice de l’émotion suscitée par le tableau. Même sens de la marche.
A ma connaissance, la série des dessins d’inspiration léthale est close. Elle semble avoir joué, ici, le rôle bienfaisant d’une catharsis spontanée. Pierre y a trouvé la voie d’expression légale d’un trouble anxieux inconnu de lui jusqu’alors, et en rapport singulier avec une certaine prise de conscience d’une personnalité évolutive. Ses craintes morbides se sont transférées sur un être mythique et pourtant proche, cette « Pierrette », son double transparent, qu’il fait disparaître, sorte de victime symbolique, après avoir d’abord enterré « un copain ».
On peut assurer que la couleur noire, d’allure obsessionnelle pendant quelques jours, bien qu’agrémentée parfois d’un soupçon de rose, de jaune et de vert, a aidé Pierre à exprimer sa crise de tristesse angoissée, jusqu’à sa liquidation (« La tristesse ne peut véritablement exister qu’avec une sorte de dédoublement quand l’enfant peut assister au pathétique de son sentiment. Cette contemplation implique une certaine compassion et une comparaison que l’enfant fait entre lui-même et autrui. Cette tristesse, suivant Wallon, est au-dessus de la joie et son apparition constitue une étape importante dans la formation de la personnalité. » Paul Césari : « Psychologie de l’enfant », éd. P.U.F. 1949 - Q.S., p. 77, chap. “l’affectivité enfantine”.). Ici le dessin et la couleur, avec la verbalisation, ont, de pair, assuré la dédramatisation d’une situation psychologique délicate, mais favorable à la maturation relative du garçon.
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24 janvier 1948 (fig. 12) - Par son comportement général, Pierre prouve qu’il prend de mieux en mieux conscience de lui-même. Il souhaite s’améliorer. Il ne parle plus de chevaux et n’en dessine plus jamais. Aujourd’hui, son dessin le montre en automobile, un gros camion. Son cousin conduit ; son père et lui-même se font véhiculer comme des messieurs (prononcer « meussieurs » et traduire « propriétaires »). Ils vont chercher du sable de Loire.
Brusquement, le sens de la marche, rompant avec le passé, s’établit de la gauche vers la droite dans le sens même d’une orientation affective nouvelle. Il se trouve avec des hommes sérieux, et il veut participer, nous le vérifierons sous peu, à des activités d’hommes faits.
Mais ce dessin impose une observation. Si la route n’est qu’un simple trait de crayon, son profil particulier donne l’impression de freiner, sinon de bloquer curieusement les roues du véhicule. Tant pour l’arrière que pour l’avant. N’est-ce pas là un témoignage symbolique inconscient d’une prudence en rapport avec l’habituelle mentalité campagnarde encline à de grandes hésitations avant de modifier ses habitudes ?
28 janvier 1948 (fig. 13) – Pierre n’a pas éprouvé le besoin de dessiner depuis le 24. Brusquement, il est à nouveau envahi et guidé par ses souvenirs de terrien. De chic, il traite une scène de dépiquage du blé. Les acteurs sont nombreux. Parmi eux, marqués d’une croix, deux personnages l’intéressent précisément : son père, qui engrène les gerbes dans la vanneuse, et lui-même qui a tenu à se représenter chargé d’un sac de grain sur les épaules : « un sac de cent ! » Dans les campagnes, seuls les jeunes hommes très solides se spécialisent dans ce rude emploi ; cela chacun le sait. Aussi, s’identifiant à l’un d’eux, Pierre, dans un esprit magique, se désire une telle force qui assure la puissance. Amélioré, il se veut capable d’affronter bientôt son milieu d’origine. Il est vraisemblable qu’il en a accepté l’illusion. La désinvolture du tracé de la tête des personnages du bas du dessin, traitée à la manière d’un O majuscule manuscrit, témoigne de cette illusion qui le détermine à dessiner les autres cavalièrement, alors que la projection de son propre personnage est plus soignée comme l’est la facture des travailleurs sérieux sur la vanneuse.
30 janvier 1948 (fig. 14) – Pierre ne parlera plus de ses chevaux, si ce n’est à l’occasion, pour amuser la galerie ; il ne dessinera plus rien qui rappelle la campagne jusqu’à la fin de son séjour à la Turmelière, le 31 mars 1948. En revanche, les autocars, les trains et les locomotives feront sa joie graphique.
Le 30 janvier, par exemple, il dessine une locomotive étrange suivie d’un seul wagon de voyageurs et d’un wagon de marchandises où se prélasse un « bonhomme » - lui même avoue-t-il – qui va à Paris. Il est de fait que, jusqu’à présent, jamais Pierre n’a voyagé. Pour le début, il se contente donc d’un modeste wagon de marchandises.
Le sens de la marche, déjà infléchi vers la droite depuis le 24 janvier, semble fixé dans la même direction.
2 février 1948 – 7 février 1948, etc… Pierre dessine nombre de camions qui se ressemblent tous, comme des trains et des wagons. Ces véhicules transportent quelques voyageurs et beaucoup de marchandises. Pour lui, il semble inconcevable qu’on puisse, à moins d’être un « monsieur », voyager pour son plaisir.
La marche de tous les véhicules se poursuit généralement vers la droite, sans qu’on puisse cependant augurer une amélioration plus profonde ni dans les résultats éducatifs, ni dans le comportement. De même si la couleur dominante des productions devient le rouge, dont le psychologue Max Lüscher, entre autres, dit qu’il marque symboliquement « le plaisir de conquérir » (cité par R.Maurelet, J.Brunais « la conquête de la couleur », p. 54, Ed. Denoël 1956) cela ne saurait traduire qu’une conquête récente, mais limitée dans ses effets et son étendue, comme étaient limités et le sont demeurés, les moyens mentaux mobilisés.
Résultats obtenus – Du point de vue staturo-pondéral, Pierre a pris plus de 4 kg et il a grandi de 4 cm. Il respire mieux. L’éducation physique l’a un peu assoupli.
Il quitte le centre J.-B. Daviais après un séjour de six mois seulement. C’est peu, et on avait beaucoup tardé à se préoccuper de son éducation en vue d’un avenir moins sombre. Pourtant, tels quels, les résultats obtenus ne sont pas négligeables, sans qu’on puise toutefois assurer qu’ils soient acquis définitivement.
Sur le plan physiologique, mental et affectif, l’équilibre s’est amélioré et les possibilités de rendement se sont accrues. Le garçon s’est un peu « dénoué », il a gagné du poids, il a grandi. C’est le résultat d’une meilleure hygiène de vie et de soins médicaux vigilants, en même temps que celui d’une éducation physique à sa mesure – d’abord considérée avec crainte à cause de sa nouveauté – qui l’a rendu moins pusillanime, en même temps qu’elle lui a donné un peu plus de tonicité et d’aisance.
Les résultats éducatifs obtenus dans la classe-coopérative lui ont permis de lire à peu près correctement un texte imprimé assez court, d’en saisir l’essentiel, de comprendre une lettre manuscrite simple. Il saura recevoir de l’argent, le compter, rendre la monnaie sur de faibles sommes. Il lira l’heure. Par l’exercice, ses mains si caractéristiques auront développé et affiné leur adresse. Sans disparaître, l’onychophagie aura régressé.
Le plus important sans doute tient à ce que Pierre aura pu prendre conscience de sa propre réalité au sein du groupe, dans le milieu aidant que constitue une classe-coopérative à faible effectif. Autrement dit, malgré de lourdes hypothèques psycho-somatiques congénitales, on a obtenu une socialisation intéressante en favorisant l’expression immédiate et la relation avec les autres éléments du groupe, enfants et adultes.
Pourtant, si le rendement est meilleur en fin de stage, il ne peut être envisagé d’inscrire ce résultat au bénéfice d’un gain de niveau mental. Il s’agit d’une mobilisation affective plus puissante et plus complète, qui permet une meilleure utilisation du potentiel des capacités.
En bref, les causes extérieures essentielles d’un tel résultat peuvent se résumer ainsi :
a) Séparation de l’environnement habituel (parents, voisinage…) perturbateur et peu sécurisant (disputes, querelles après boire surtout).
b) Reconditionnement régulateur du mode de vie, meilleure discipline générale, nourriture mieux équilibrée (plus aucune boisson alcoolique) relaxation par la pratique de la sieste silencieuse après le repas de midi en particulier.
c) Influence des soins médicaux sous surveillance permanente
d) Souci de techniques éducatives assurant le contact authentique et la relation entre les divers membres du groupe, en même temps que la valorisation personnelle du sujet dont on peut dire qu’elle suscite l’acquisition des sentiments sociaux. Cette auto-valorisation ne peut se gagner que par l’effort volontaire sous l’influence de la liberté d’expression, premier pas vers l’autonomie. Chaque réussite hausse en effet le niveau de l’action, les prétentions de l’enfant, et l’engage à se faire confiance à lui-même (Piaget).
Le plus simple, le plus direct, le plus accessible d’emblée et sans doute le plus efficace des modes d’expression libre a été ici le dessin. Pierre y a pris conscience, de proche en proche, d’une personnalité dont l’évolution n’était guère pensable dans ses activités passées de faible tension, de « laissé pour compte » de la classe.
Tout cela n’a été possible que par la convergence des efforts de l’équipe des éducateurs et du médecin, conscients du but qu’ils se proposaient, et des moyens pour y parvenir (Ici, je rends hommage à mon ami, le docteur J.-M. Bazquez, médecin résident, dont la compétence et le dévouement ont pesé lourd et continuent à peser lourd dans les destinées du Centre de La Turmelière.).
Désormais, Pierre, petit berger dans une grande ferme, devrait rendre des services à peu près satisfaisants. Il sera un peu mieux armé dans la lutte pour la vie.
Quant aux dessins réalisés par Pierre T…, véritables projections expressives, les exemples choisis parmi les plus typiques et utiles de son dossier ont permis de mieux connaître le garçon et son milieu d’origine, de juger de son imprégnation terrienne. Chez lui, dès l’abord, pas de problèmes affectifs majeurs ; son moi ne se différencie guère de l’autrui, tout comme pour un petit enfant.
On juge de son niveau mental par la facture de ses personnages. On note aussi quelques améliorations dans le rendu objectif, mais finalement on termine la série sans apercevoir une montée appréciable du niveau mental. Débile profond il était, débile profond il demeurera.
Mais on suit, parfois au jour le jour, son évolution affective dans ses subtiles incidences ; on le sent soucieux d’une valorisation dont il perçoit obscurément le bénéfice. Ses intérêts se modifient ; miroir précieux, le dessin les matérialise. Ainsi, nous atteignons la crise assez dramatique de la conscience de sa personnalité, de son moi, quand il découvre qu’il pourrait disparaître. La tristesse l’habite, et tout naturellement le dessin dédramatise la situation et aide à liquider l’état de tension transitoire.
Un élan vers la vie le jette dans une direction affective nouvelle. Pierre est un autre gaillard, mais encore modeste dans sa gaucherie.
Il n’a jamais été un enfant-problème, et on pouvait le croire sans problèmes. Le dessin l’a révélé à lui-même comme il l’a révélé à ses éducateurs : plus complexe et plus délicat qu’on l’imaginait. Le dessin a été un outil important de sa minime, mais certaine, libération.
Maurice PIGEON