LE SECRET
DE L’EAU SOUTERRAINE
La pluie tombe
à gros flocons sur le champ et rebondit et résonne, flic, flac, floc,
floc, flac, flip dans les petits buissons d'herbe et le brouillard de
novembre. Les nuages se touchent, passent et s'en vont.
Que va faire
l'eau tombée sur le champ ? Va-t-elle remonter au ciel ? Non : il n'y
a pas de soleil pour l'évaporer. Va-t-elle couler sur la terre ? Non,
il y a des creux et des bosses comme dans la chanson de la montagne.
Que faire ?
` Pas question de remonter, pas question de sauter les mottes, de glisser,
de rouler vers le bas. Pas question de remonter la pente, ni de rester
immobile, là, toute la vie.
Et pourtant,
il faut faire quelque chose. Alors, elle s'enfonce, elle s'infiltre, elle
se glisse, elle se faufile comme une vipère, un ver de vase dans la terre,
une anguille rapide et glissante et faufilante
dans l'eau de mer. Elle descend, elle descend par la force de la terre
qui l'entraîne, qui l'attire, qui l'aspire vers le fond.
Un moment,
ça va tout seul. Mais bientôt, elle rencontre l'argile. C'est un gendarme
:
- Sens interdit,
stop. La barrière est fermée.
- Bonjour Madame l'argile,
dit poliment la pluie.
- Bonjour Mademoiselle l'eau
de pluie.
- S'il vous plaît, laissez-moi
passer. Laissez-moi continuer à descendre. Par pitié, ouvrez-vous.
Mais l'argile
est têtue.
- Comment
osez-vous ? Non, non, vous n'êtes pas du pays. M'ouvrir pour une si petite
demoiselle ? Après, il faudrait que je me recolle. Non, non ; on ne passe
pas: pas prévu par les journaux.
Alors l'eau
se pose sur le lit d'argile, doucement pour ne pas contrarier cette gendarme.
- Mais, mais, mais... que que
que se passe-t-il, il y y
a une pente !
Elle
essaie de se retenir. Mais c'est trop tard : elle n'a pas de freins sur
son vélo.
- Au secours,
au secours, je perds l'équilibre ! je dégringole
! Retenez-moi, retenez-moi. Au secours ! Où vais je arriver ? Qu'est-ce
qui va m'arriver ? Est-ce qu'un requin ne va pas m'avaler, ou une grenouille,
comme ça d'un seul coup de mâchoire ? A l'aide, à l'aide, retenez-moi
! Mon nuage, mon. nuage, je veux mon nuage. Tchibili, viens ici, mon nuage chéri. Une corde, une corde
pour que je remonte au ciel.
Si vous croyez
que Madame l'argile va faire un geste pour l'aider, vous vous trompez.
Elle ne relève même pas ses pieds pour diminuer la pente. Elle fait la
sourde oreille ; elle n'est pas comique. Elle rit
dans sa moustache.
Aussi l'eau
continue à glisser sur le tobogan glissant,
assise sur son derrière. Il fait noir.
Et elle descend,
elle descend, elle descend.
Bé-el-phé-é-go-or ! Elle est terriblement inquiète. Elle chuchote, elle bouillote, elle ripote,
Les forêts
poussaient, les papillons sortaient de partout; au fond de la mer, les
algues et les coquillages nageaient dans les étincelles magiques.
Les gens
n'étaient plus habillés de noir. Même les papas avaient de beaux habits
colorés... Le voleur d'étincelles ne pleurait plus. Il riait et chantait
en répandant ses étincelles magiques. Il riait en faisant son travail,
car tout devenait beau dans son pays.
Les dames
venaient dans ce beau pays et on leur donnait de belles robes, elles se
promenaient dans de splendides jardins et riaient en entendant les oiseaux
chanter.
Les petites
filles jouaient avec les fleurs, avec plein d’étincelles dans les yeux.
du tunnel.
L'obscurité lui rappelle le temps passé où elle voyageait dans le noir.
Mais dans la buse, le noir n'est pas si noir et il ne dure pas si longtemps.
Elle pense à son passé qui avait duré le temps d'un roman de deux pages.
«Et voici
la vie de l'eau qui se termine au milieu du noir. »
Mais non, la
vie continue, le roman continue. Les trois minutes
à vivre ont augmenté. Elle tourne une autre page. Le roman va vivre d'autres
pages. (Il durerait bien le temps d'un roman de cent pages, mais le cahier
n'en a que 32.) Elle n'a plus peur ni des requins, ni de rien. Elle n'a
peur que des Américains. Elle a déjà fait 44 mètres et, au sortir de la
buse, elle trouve un copain de 43 mètres. Elle est étonnée. Elle dit
.
- Ah! ça,
c'est pas mal; pas prévu par le journal. Que viens-tu faire ici ? Moi,
je croyais que j'allais rester toute seule tout du long comme une petite
reine de scarabée.
- Mais je viens t'aider, je suis ton prince. Je viens pour
faire grandir ton filet d'eau courante. Tu passes la première, ou bien
moi ?
- Eh ! bien.,
allons-y ensemble. Comme ça, il n' y aura pas de dispute. Et on parlera tous les deux
de notre enfance de ciel dans notre berceau de nuages et de notre passé
souterrain ; de notre passé composé quand on passait et qu'on composait
notre roman. Tu sais, moi je me souviens de mes malheurs d'enfance quand
je tombais du ciel. Et même, pendant un moment, j'ai cru que je n'avais
plus que trois minutes à vivre. J'entendais déjà le pas des grenouilles
et des enfants méchants.
En parlant,
les deux eaux arrivent devant un talus : c'est un monstre qui leur barre
le chemin. Elles ont peur. Mais le père de Maurice avait creusé le talus
et le filet d'eau passe tranquillement, sans s'énerver, sans se fatiguer,
sans s'égratigner, en se chatouillant les pieds.
Aussitôt après
l'eau passe près d'un puits, un puits dangereux, un puits monstrueux,
un puits affreux, avec de l'eau profonde qui dort, de l'eau claire que
l'on prend avec un seau pour faire la soupe aux oignons.
- Heureusement que je passe
à côté: je n'aime pas les oignons : ils me font pleurer. Et fa aurait
fait déborder la marmite.
Et voilà notre
eau dans le jardin de l'école parmi les jolies fougères et les carottes
poussées et les doux-doux qui chatouillent.
C'est mieux
qu'au ciel, c'est sûr. Elle passe dans le parfum des fleurs qui l'accueillent
comme une petite reine.
Hélas, soudain,
une grande cantine, avec ses nouilles dorées et sa purée parfumée barre
le chemin. C'est fini, c'est la mort qui apparaît. Elle voit déjà le drapeau
avec une tête de mort :une tête de morue
salée. Elle a fait 100 mètres, elle a 20 cm de large.
- Fini !
J'ai été trop vite. J'ai voulu faire ma maligne, comme tout le monde.
Les cantonniers m'ont fait une farce : ils ne m'ont pas fait passer par
le bon chemin. Ils sont en train de rire de moi.
Mais ils
ne l'ont peut-être pas fait exprès. Peut-être que, plus loin, c'est privé.
Pourtant, je n'ai pas vu la pancarte.
Mais il y avait,
cette fois encore, une longue, longue, longue buse qui passait sous la
cantine. Alors, elle se faufile dedans. Ouf! pas
la mort : le drapeau est baissé.
En passant,
elle entend
le gouloutement de ceux qui boivent
le mâchement
des gourmands
le cognement
des assiettes
le parlement
des bavards
le vaissellement de Madame Derrien
le réveillement de l'horloge
le cassement
des petites cuillers
le marchement des marchands
le rouspètement de l'instituteur.
A la sortie, qu'elle est belle,
éblouie de soleil, dans le parfum des nouilles. Elle soupire, étourdie,
assourdie de ces bruits pas pareils.
Et elle s'en
va le long des ormes énormes, des énormes ormes alignés sur le talus,
à ras des primevères, avec des arbres comme à l'armée, comme des militaires
penchés, avec des branches jusqu'en bas, des branches garnies de nids,
où le soleil luit et pénètre quand il est près de se coucher. Elle se
demande laquelle des fleurs est la reine. Elle se dit qu'avec toutes ces
belles choses, il sera beau son roman mouillé de huit pages, «le secret
de l'eau souterraine », qu'elle fera imprimer à Cannes.
Elle n'était plus source, elle était devenue
ru ou ruisselet. C'est la reine des fleurs qui le lui a dit. Elle renvoyait
le reflet violet de la fleur dans son eau qui tombe épanouie. Et le reflet
des garçons qui cherchaient son secret. Mais ils savaient déjà par avance
la fin du -roman.
Et puis, la
voilà arrivée au bord d'une autre route. Elle la longe dans le fossé en
suivant un talus. Elle voit les voitures qui voyagent. Elle voit une charrette
chargée de goémon. Elle sent déjà l'odeur de la mer. Cela la fait chanter.
« Un kilomètre à pied, ça use, les
buses ».
Elle arrive
à un carrefour et se tamponne dans un autre ruisseau qui vient du bourg.
- D'où viens-tu
toi ?
-Je viens du sud, je suis
le roi. Je suis sorti de terre comme toi. Je suis passé devant une fontaine
et dans un petit chemin, devant la ferme.
- Tu en as eu de la chance,
tu n'es pas passé dans un tunnel bruyant ?
- Oh ! non,
moi c'était bien, par les primevères : je sentais leur odeur douce. Je
voyais les boutons d'or, j'entendais le vent. En arrivant près du carrefour,
j'ai entendu un petit ruisseau qui coulait. Je pensais que c'était moi,
que c'était mon bruit, que c'était le remuement - le remue-ménage de -
mon - eau - quand - je - remue - mon - nez. Mais c'était toi mon ami,
mon voisin.
- Et moi, je croyais entendre
les éclats de la mer comme dans les coquillages .J’'avais vu une charrette
chargée de goémon et je pensais que tu étais la mer: puisqu'il je n'avais
plus que cinq minutes à vivre. Mais c'était toi, mon copain du côté du
bourg, mon petit cours d'eau copain, mon petit camarade, mon sous-chef,
mon colonel des prunelles, mon colonel de si loin.
Ils se repoussent
d'abord puisqu'ils vont en sens contraire. Mais ils tournent ensemble
et s'en vont tous les deux, non, tous les trois, en bavardant, en se parlant
du passé. Ils se demandent comment va être le présent. Et comment se passera
le futur.
- Et toi, as-tu commencé ton petit
roman ?
- Non, je rêvais, je regardais
les étoiles. Et je voyais des tilts dans mes yeux. Mon roman aurait été
trop court puisqu’il finit à toi. Je vais
plutôt t'aider à continuer le tien.
- Oui, j'en suis déjà à la
douzième page.
Alors, ils
traversent le carrefour sous la route sans regarder ni à gauche ni à droite
: ils n'ont trouille que des grenouilles. Et ils entendent passer au-dessus
d'eux : le cabriolet, le grand poids lourd, les motards à priorité, les
vélos des écoliers qui font des colliers, et la calèche de Flambart.
Dans le virage, ils voient des mains venir
dans l'eau pour la débarrasser des œufs de grenouilles gluants qui empestent
le filet d'eau et l'empêchent de passer.
Et il vire
vers l'ouest. II passe devant les maisons blanches et il s'effraie de
leur fantôme blanc à capuchon noir qui se reflète dans l'eau.
Il va vers
le far-west. Va-t-il trouver les indiens qui
vont le crouguer, le scalper, l'emprisonner,
l'empoisonner, l'attacher au totem, couper ongle à lui, couper cheveux
à lui, lui chauve et faire guili-guili nez à lui avec plume de goéland
?
L'eau arrive
près du stop de la route de Lannion. Quelqu'un arrive à toute allure vers
elle. Ce brutal lui fait peur. Elle croit que ce sont les Indiens avec
des haches, des apaches et des petits chiens.
Mais non, c’est un troisième copain. Un grand
grand grand copain des siècles et des siècles. Mais cette fois,
c'est fini pour c'est l'autre qui est le patron, c'est lui qui prend la
direction, c'est lui qui bouleverse tout.
Le petit ruisseau
n'est plus que l'affluent. Cette fois, c'est l'autre le principal.
- Bonjour, patron!
- Bonjour, non-patron, as-tu bien travaillé ?
- Oui, je suis le ramasseur
qui a ramassé celui de 43 mètres et celui du côté du bourg.
- Bien. Maintenant nous allons
tous ensemble.
Et il les entraîne
pour faire un ruisselet large. Ils font de l'écume : c'est la poussière
que leurs chevaux laisse derrière eux.
- Dites,
patron, vous croyez que c'est prudent de s'avancer vers l'ouest ?
- Oui-oui.
Combien mesurez-vous ?
- A peu près 500 mètres de
long et 25 centimètres de large.
- Et moi 400 mètres de long
et 40 cm dé large. Nous sommes assez forts ; il n'y a rien à craindre.
Ils traversent le carrefour dangereux.
- Donnez-vous les mains et, au coup
de sifflet, vous traversez.
- Mais les poids lourds vont
nous écraser et nous aplatir comme une galette.
- Mais non, il y a le tunnel
de Lane Mine Gouène. La buse nous protégera : c'est le tuyau d'échappement
pour nous échapper.
Ils passent
sous la route sans voir un seul douanier. En sortant, il n'y a plus qu'un
individu, large et joyeux. Ils se sont serrés en ruisseau ; ils ont mélangé
leurs eaux.
Et l'aventure de l'ouest commence.
- Chef, soyons prudents !
Mais ils ne
voient pas un seul Indien, ni garde-vaches,
ni chevaux, ni chien, ni rien.
- Et nous qui avions si peur !
- Moi, j'avais des frissons d'eau dans le dos qui me faisaient
frissonner comme le poil à gratter.
- Et moi un courant de frissons, un lézard frissonnant. Et puis
je claquais des dents.
Mais non, il
n'y a que des herbes longues, frissonnant dans le courant. De chaque côté,
des prairies humides avec des saules, des peupliers, des pâquerettes et,
pour prévenir de l'eau, des joncs comme des cheveux noirs, des joncs à
faire des tresses pour les moustaches des Gaulois.
Quand le courant
ralentit, essoufflé de pousser des gros graviers, des gravillons, des
petits cailloux tout propres, tout lavés, tout polis, qui se lavent tous
les jours parce qu'ils ne peuvent pas s'en empêcher ; quand le courant
ralentit pour faire son petit somme, alors 1a petite, la toute petite
terre descend.
Le ruisseau
calmé dit :
- Oh ! que
je suis loin, depuis le temps où j'errais dans mon tunnel souterrain.
Je vais pouvoir prendre ma retraite pour continuer mon petit roman de
16 pages.. J’avais bien besoin d'un peu
de tranquillité. Mais... mais... qu'est-ce qui se passe ? Quel est ce
bruit ? Quel vacarme! Mais d'où vient celui-là ?
Oui, après
un petit virage et une traversée de chemin notre petite eau a trouvé un
gros, gros ruisseau.
C'est le Niskit.
Il est énorme : il a bien un kilomètre de long et un mètre de large. Il
vient du Prad des Calvez et du lavoir de Céline. Il a traversé un autre lavoir.
Les iris et les roseaux poussent dedans et les grands doux-doux.
C'est un torrent
: il a eu beaucoup d'affluents : c'est le plus grand ramasseur du coin.
Heureusement, c'est un torrent en retraite : il n'est pas trop terrible.
Mais il entraîne
notre eau et c'est alors un vrai ruisseau qui fonce, qui fonce, qui double
Jim Clark et Gémini 1000 et qui emporte tout
comme un vilain diable.
Toute cette
eau traverse la route et va par les champs. Mais on sait qu'elle est là
par les peupliers et leurs branches. Et les petits oiseaux perchés la
regardent. Elle dégringole une grande cascade de deux mètres de haut.
Elle passe sous la route de Trébeurden par une busc d'un mètre de large
et la voilà qui rentre dans la baie de Kerlavoh.
C'est bientôt
la fin du roman.
- Ah ! j'étais mieux là-bas
dans mes fossés avec les buissons qui me faisaient heureuse. J'aimais
mieux encore mon souterrain. Ici, qu'est-ce que c'est : une vraie autoroute...
En chemin,
l'eau s'aperçoit qu'elle entraîne des morceaux de papier.
- Quoi,
mon roman est déjà imprimé ?
Mais non, c'est
le journal qui annonce que le roman « Le secret de l'eau souterraine
» va bientôt être terminé.
Au loin, la
mer flappe sur les jolis rochers, elle mousse
des écumes et fait flotter les jolis goémons. Il sera beau le livre.
Déjà le ruisseau
s'est agrandi, ce n'est encore que de l'eau douce. Mais c'est tout de
même la fin.
C'est un roman
de 3 mètres de large ; un peu plus loin, il a 5 mètres, un peu plus loin
10 mètres, un peu plus loin 100 mètres. Le ruisseau va se jeter dans la
mer et il va partir dans les eaux du monde.
Et voilà notre
petite eau de jardin noyée dans la mer. Adieu, adieu petite eau, c'est
la fin. Elle s'en va, pour toujours.
Et puis le
soleil chauffe la mer : l'eau remonte dans les nuages. Pit pat pat pit
pat pat : la pluie tombe sur Trégastel. L'eau
va encore toboguer.
Et le roman
recommence. Mais va-t-elle passer par les mêmes chemins ?
Les enfants,
qui savent bien la fin, vont attendre le mois de novembre pour connaître
son nouveau secret.
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