UN PARALELLE
Cette année, Elise Freinet nous a demandé de commencer un travail très important et de longue haleine ; nécessaire pourtant : récoler, recenser et structurer les documents qui naissent, vivent et meurent sous nos yeux d'éducateurs. Nous devons saisir au vol ces documents (car l'enfant ne doit pas devenir pour nous sujet d'étude, cela fausserait justement l'authenticité des documents) et les mettre en forme pour montrer l'efficacité et le bien-fondé de la pédagogie Freinet.
En effet, la période expérimentale de la pédagogie Freinet est peut-être close, du fait même de la disparition de Freinet ; et, s'il est vrai que nous devons toujours aller de l'avant, nous devons savoir montrer aussi la valeur scientifique de notre acquis.
C'est dans cet état d'esprit que j'avais préparé un panneau au Congrès de Pau pour le stand Art Enfantin. Intitulé un parallèle, il a déjà suscité bien des commentaires. Nombre de personnes ayant demandé des explications, je les leur donne volontiers.
1 - L'ENFANT
Ma fille Dominique, 13 ans en 1967, lycéenne en 5e Moderne. Elle est l'aînée de 5 enfants. En dehors de son travail de classe, elle aide sa mère, ses frères et soeurs. Elle se rend tous les jours par le train à son lycée distant de 20 km.
2 - LE MILIEU
Elle n'a pas suivi une scolarité primaire Ecole Moderne, sauf un an ou deux ; mais elle a toujours pu dessiner librement. Les parents sont militants Ecole Moderne. Cela veut dire qu'ils ne se bornent pas à faire une classe Ecole Moderne, mais qu'ils essaient, autant que faire se peut, que la pédagogie Freinet se prolonge à la maison. Nous savons tous d'ailleurs qu'il ne peut y avoir deux pédagogies, celle des parents et celle des maîtres, c'est le fondement même de la pédagogie Freinet : une pédagogie de la Vie.
3 - L'ELABORATION DU DOCUMENT
J'ai demandé à Dominique de me préparer un dossier dans lequel elle inclurait tous les dessins et peintures réalisés au lycée en 1967 et un autre dossier dans lequel elle devrait inclure tout ce qu'elle avait réalisé à la maison, ou à mon école quand elle s'y rend sporadiquement, tout ceci pendant le même temps, bien entendu.
4 - LE DOCUMENT
Au lycée : -
22 cm X 7 cm - ensemble de points alignés allant du blanc au noir. Dix productions donc. Une heure de dessin par semaine. Une production par mois environ. Chaque production est notée. Durant l'année, il n'a jamais été fait mention du fait qu'il existe et qu'il a existé des peintres et des artistes ; il n'a jamais été montré de reproductions de quelque nature que ce soit. Il est bien entendu qu’ici je me borne au constat le plus élémentaire. Je ne critique rien ni personne. Je collectionne des faits en vue d'une étude scientifique ultérieure. |
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A la maison : -
Entaillage de deux dessous de plat en lave de Volvic 20 CM X 20 CM ; |
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J'ai remarqué néanmoins qu'il faut vingt-quatre fois moins de temps à Dominique pour graver un joli petit alu que pour dessiner un torchon ; que Dominique pourtant a mis deux heures pour émailler chaque assiette du service destiné à sa mère, service qu'elle voulait parfait. Que chaque dessin du lycée lui a demandé quatre heures environ ; que Dominique ne parle jamais à la maison de ses heures de dessin à moins qu'on ne l'y force ; mais qu'elle sait très bien arranger toute seule son emploi du temps pour se réserver ses moments de création. On m'a dit aussi : « L'enfant est douée ». Peut-être ; mais pourquoi ne s'en aperçoit-on pas au lycée ? Pourquoi ne le serait-elle qu'à la maison ? On peut même assurer, en ne voyant que ce qu'elle fait au lycée, qu'elle n'a aucun goût, aucune aptitude, aucun talent. Mais ceci aussi est un faux problème. Combien de fois a-t-on fait ce reproche à la pédagogie Freinet. C'est une pédagogie pour enfants doués... puis : c'est une pédagogie pour enfants débiles... Finalement, n'est-elle pas une pédagogie pour tous les enfants ? On m'a dit encore : « Le maître est doué. » C'est le même reproche que plus haut : « C'est une pédagogie pour maîtres doués, ou pour maîtres débiles... » Faux problèmes, tout justes bons à se donner bonne conscience, à justifier sa bonne vieille routine. Et je puis bien vous le dire : le maître n'est pas plus doué que sa fille... Et voici une dernière parole que j'ai entendue : « On ne peut pourtant pas, sous prétexte même de meilleure qualité, de meilleur rendement, laisser les enfants travailler quand ils en ont envie ? » Et pourquoi pas ? Que craignez-vous ? l'anarchie ? Rassurez-vous vite. L'impossibilité pratique ? Ce ne sont qu’anciennes structures à changer. Méditez sur les dernières manifestations d'étudiants - elles le méritent - sur le pourquoi profond de leur action. Car ce qu'ils veulent d'abord (entre autres choses car le mouvement est très complexe et je n'entends pas le amener à cela) ce qu'ils veulent d'abord, c'est pouvoir travailler enfin ; travailler décemment, à leur guise et en coopération avec leurs professeurs. Etre enfin considérés comme des humains à part entière. Ne pensez-vous pas qu'on puisse finalement se sentir las d'être pris pour un minus à un âge où l'on se sent plein de promesses, mais pieds et poings liés ? Je vais m'arrêter ici, car je ne veux pas exprimer d'idées générales sur un document individuel. Ce que je souhaite maintenant, c'est qu'un débat s'ouvre et que de nombreux camarades m'envoient des documents. Nous pourrons alors tenter une véritable analyse. Je me demande parfois ce que peut penser ma fille de la note qu'on lui attribue en dessin pour ses petits bouts de papier destinés à lui apprendre « les techniques de base », alors qu'elle vient d'achever un bas-relief ou une peinture pour lesquels il lui a fallu résoudre des quantités de « techniques de base ». Je n'ose le lui demander. Et ce qui est le plus affligeant, c'est que les dossiers que j'ai déjà reçus, dossiers d'enfants de 5e d'autres lycées de France, sont faits des mêmes pâtés gris et noirs, des mêmes torchons pendus au même clou... J. CAUX |
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