Alain-Gérard

 

 

 

CE N'EST certes pas avec l'arrière-pensée de présenter un enfant prodige que nous publions cet ensemble de dessins puisés dans une collection importante créée au jour le jour, par un élève que nous avons suivi de sept à quinze ans.

Alain-Gérard n'a pas encore sept ans lorsqu'il atterrit à l’Ecole Freinet, avec la soudaineté d'un bolide qui touche terre : ses parents adoptifs ont entendu parler de l'école accueillante à l'enfant du malheur. Ils abandonnent leur charge et reprennent la vie errante des gens de foire...

Le petit a vécu jusqu'ici dans la roulotte de forains en compagnie d'une jeune guenon et de deux chiens savants. Le père, grand mutilé du « tonneau de la mort », donne de petits spectacles de bêtes dressées à de minces numéros sans prétention. La mère est tour à tour accordéoniste et dentellière. Alain passe ses journées dans l'ambiance colorée et bruyante de la foire. Les cris des camelots, les mélodies ou les musiques fracassantes le tiennent en alerte toute la journée. Il rôde parmi les stands, entre dans les baraques connues, se gave de sucreries douteuses, va consommer aux bars des sirops et des liqueurs et le soir s'essaye à compter les pièces qui s'entassent sur le petit tapis où évoluent les bêtes ses amies. Puis, la recette suffisante et l'esprit d'aventure retrouvant ses droits, on reprend la route au petit matin, quand « les étoiles sont encore accrochées autour de la lune » et que la nuit s'allège de lueurs claires. Tout au long du chemin, « les arbres sont noirs comme des bandits qui vont vous sauter dessus », mais la fatigue vient et l'enfant s'endort entre singe et chiens...

Il se réveille en pays inconnu, traverse, villages et villes et, parfois, on s'arrête dans une auberge ou près d'une église où l'on entre faire une prière et regarder « les plus belles choses du monde » qui se trouvent dans ces lieux de halte et de paix.

   

Maintenant, finies les grandes randonnées qui alimentent sans fin le rêve d'un petit enfant ayant sans cesse sous les yeux un univers fuyant et sans limites : il faut vivre dans la maison des enfants, dans les petits espaces des jardins, dans la classe où si longtemps on s'ennuie. Il n'est jamais facile d'habituer la bête étrangère au troupeau ; elle sait user des infinis moyens de révolte, braver les risques de la réprimande et se venger par des délits inattendus...

L'enfant a gagné près de la guenon des expressions de visage, des attitudes, des gestes simiesques, venus a son insu, dans une sorte de sympathie biologique entre créatures qui partagent le même destin : il pince, mord, pique, et se prodigue dans des actes marqués de la plus grande incohérence.

Cependant, peu à peu, il se laisse gagner par l'intérêt passager de quelques activités scolaires. Il est sensible à la voix affectueuse de l'éducatrice. Il vient la caresser de la main et en lui se réveille la douceur des tendresses qu'il a connues dans la roulotte, près de la mère parfois câline ou du pelage doux des chiens sur lequel il posait sa tête ballottée par les cahots de la voiture et de la vie.

Alors, Alain, qui s'exprime avec difficulté et crainte, s'essaye à raconter quelques épisodes réels ou inventés de la grande aventure nomade. Chacun l'écoute avec étonnement et curiosité mais tout ce qui est dit est si difficile à comprendre dans un bredouillement impossible à percer, que l'auditoire se lasse.

   

Enfin, après bien des insuccès et des flottements, une règle de vie s'offre à Alain : le dessin. Avec un simple crayon, il prend conscience qu'il peut recréer un monde qui est à lui ; dans lequel il retrouve ce climat d'ambiguïté où la bête et l'homme vivent dans une promiscuité instinctive et chaleureuse, dans la roulotte ou le branle-bas de foire qui n'a pas de fin. Alors lui reviennent en mémoire les personnages fantastiques dont le destin est de jouer le grand jeu entre la vie et la mort, entre les larmes et le rire. Le trait sobre et essentiel ne vise que l'événement sensationnel du clown ou de la bête savante et peu à peu le personnage psychologique se précise et c'est l'entrée dans le drame permanent d'une humanité vouée aux actes étonnants et à l'incertitude des lendemains.

Alain est habité par une sorte de présence psychique de la foire. Ses dessins en témoignent : la ligne se fait plus libre, débordante, sûre d'elle et embellie d'inventions graphiques qui sont les premiers tâtonnements d'une facture plastique qui s'affirmera comme un style.

Dès ces débuts, la forme et le fond s'unissent en une synthèse indissoluble, l'une appelle l'autre comme un duo permanent, dans une familiarité qui a l'évidence de la vie.

Ainsi, à huit ans, Alain est maître d'un moyen d'expression qui ne connaîtra jamais d'hésitation ni d'éclipse.

Il n'en tirera, du reste, aucune vanité. Pour lui, comme pour les vrais artistes, ce qui est réalisé déjà ne compte plus. Quand il se penche sur sa feuille, crayon en main, il se sent aussi riche que l'exceptionnel Juan Gris et, comme lui, il pourrait dire : « je ne sais pas encore ce qu'il faut faire mais je sais ce qu'il ne faut pas faire. »

Il y a, en plus, ce contenu prodigieux d'humanité qui, à travers l'élégance de l'écriture, nous reporte à Lautrec. A chaque page s'inscrit un humour en apparence facile mais qui, sans qu'on s'en aperçoive, a pris de la hauteur. Une sorte de royauté habite ces improvisations de si belle venue. Elle pourrait dire le prestige de la souffrance ou une attitude intellectuelle de l'ironie... Mais non, il ne s'agit que de l'innocence sereine d'un joyeux enfant.

Ce tout jeune Nabi d'aujourd'hui, comme le Grand du temps passé, dessine avec une désinvolture seigneuriale. Il ne médite ni ne calcule jamais. L'envol de ses arabesques a la sûreté d'un oiseau aux ailes déployées : aucun gaspillage d'énergie, aucune fausse manoeuvre ne viennent briser le rythme d'une unité graphique dans laquelle on chercherait en vain une défaillance.

Nous avons cité Lautrec et, malgré tout l'écart qui sépare l'enfant de l'homme, la comparaison n'est pas forcée. Comme Lautrec, ce gamin qui depuis ses premières années a aiguisé sa sensibilité aux spectacles dynamiques du Cirque et de la foire, a gardé le goût du détail étrange, du détail burlesque et amer qui signifie à la fois l'originalité prodigieuse de la vie et son absurdité, sans que l'une et l'autre vaillent la peine d'être prises au tragique.

C'est ce côté inattendu des choses que vous découvrirez avec patience et plaisir à chaque image d'Alain. Peut être en même temps y discernerez-vous cet « univers supplémentaire » dont parlait Jarry et qui nous emporte vers des gravitations frangées de mystère qui dépassent l'âme d'un petit enfant.

Nous ne voulons pas poser le cas Alain-Gérard. Nous dirons simplement que nous lui sommes reconnaissants de toutes les joies qu'il nous apporte et qui compensent les inconvénients quasi quotidiens de son comportement d'instabilité. Chaque dessin nouveau suscite dans la classe un événement. C'est un peu, chaque fois, comme « les Demoiselles d'Avignon » dans le Bateau-Lavoir des Fauves...

Alain, lui, est en ignorance de lui-même et les choses sont bien ainsi.

Mais le cas d'Alain va plus loin qu'une simple aptitude à représenter la réalité par une écriture personnelle originale. Alain est toujours au-delà de la réalité, dans l'imaginaire qui a nourri son enfance, au long des grandes randonnées dans les spectacles de la foire toujours fantastique. Et c'est par besoin, par le jaillissement d'une sorte de nostalgie de l'événement prodigieux qu'Alain fait lui aussi son numéro. Il s'y engage en totalité et tout ce qui s'est condensé dans sa sensibilité, surmenée par tant de données extravagantes, se délivre, se systématise, se fixe en règle de vie. A chaque instant le dessin est appelé comme une nécessité vitale, soit qu'il lui procure l'euphorie de la création, le rappel plus ou moins conscient du passé, soit qu'il lui donne la joie du succès auprès des autres et le revalorise à leurs yeux. C'est seulement dans ce domaine qu'Alain se sent à l'aise.

CETTE règle de vie qui, par le besoin impérieux de s'exprimer par le dessin, a permis la continuité d'un passé de vie ambulante au présent équilibré et sans surprise, est-elle totalement sécurisante ? Oui, dans la mesure où elle s'inscrit profondément dans le comportement physiologique, mental et psychique de l'enfant ; dans la mesure aussi où elle devient moyen d'adaptation au nouveau milieu, brèche sans cesse ouverte sur les obstacles à dominer. Et il ne fait pas de doute que par leur originalité graphique et leur contenu inattendu les dessins d'Alain connaissent un succès réel, influencent toute la classe qui en sent l'exceptionnelle fantaisie. C'est ainsi que peu à peu Alain fait école et prend appui sur un pouvoir de totale autodidaxie qui lui donne maîtrise, équilibre et autorité.

Nous verrons cependant que ce n'est là qu'un équilibre momentané qui laisse ouvert dangereusement l'appel d'un passé difficile à se sublimer par la seule expression imaginative. Plus forte que la règle de vie bénéfique du dessin, la technique de vie venue du plus lointain passé imposera, parallèlement, un outil de puissance plus impérieux : la kleptomanie. Elle dominera un jour, hors du milieu favorable et éducatif, tout le comportement de l'adolescent. Cet enfant qui s'est nourri du merveilleux de la foire, qui y a associé sans fin les joies plus ou moins clandestines des choses attrayantes, des sucreries chapardées aux étalages, qui s'est senti inlassablement comblé par une félicité quotidienne, ne saura plus désormais vivre en pauvre et en déshérité : l'école et son climat de liberté et de confiance, l'autorité gagnée par ses propres mérites, l'affection d'êtres privilégiés seront certes une compensation salvatrice. Mais hors de ce cadre de sécurité, la société impersonnelle et ostensiblement moralisatrice précipitera un naufrage qui restait latent. Alors s'ouvrira devant l'adolescent privé de ses biens, de ses rêves et de cette chaleur humaine sans cesse rédemptrice, le chemin de la délinquance.

Les grandes vacances sont pour Alain une occasion impatiemment attendue de revivre la grande aventure. Ses parents qui se trouvent quelque part en France, au long du cycle des grandes foires, ne lésinent pas pour offrir au petit des vacances somptueuses, dans l'ambiance fantastique de la fête foraine et les perspectives sans fin des voyages soumis aux caprices nomades. Alain prend tout seul le « Mistral » ou l'avion pour se rendre au rendez-vous donné, sans que la moindre appréhension affleure sur son visage toujours serein d'enfant né pour « rouler sa bosse » au hasard des départs et des arrêts improvisés.

 

Et nous retrouvons Alain, les vacances finies, toujours semblable à lui-même, enrichi encore d'une intensité de rêve qui se retrouve dans des dessins prenant plus de hauteur sensible en des thèmes bien au-dessus du fait divers.

Pour simplifier la multiplicité des aspects que suscite le cas d'Alain, nous nous attacherons plus spécialement à mettre en évidence l'expression plastique qui domine dans une synthèse permanente le sens de la forme associée à un besoin de richesse décorative poussée parfois jusqu'au raffinement. Mais l'expression plastique n'est pas à vrai dire un but déterminant, elle est la marque d'une liberté conquise, dite avec des matériaux de choix, dans un équilibre peu à peu devenu classique. Définitivement, semble-t-il, la sensibilité troublée et incohérente est sortie du chaos. Quand Alain prend un crayon et qu'il pose sa main sur la page blanche, il ne sait pas encore ce qu'il va réaliser. Un recueillement de quelques secondes suffit pour que naisse l'envol du premier trait qui est toujours le maître-trait appelant à lui les incidences d'une arabesque impeccable : c'est comme un coeur qui se livre, sans un soupçon de contrainte, sans l'ombre d'un doute, en marche vers un enchantement qui est sa loi.

Dans la majorité des cas, Alain-Gérard ne donne pas de titre à ses dessins. Quand on l'interroge, il répond très laconiquement d'un mot ou d'une courte phrase qui sont déjà comme une manière d'épitaphe : ce qui est fait ne compte plus et ce qui est à faire appartient au domaine des secrets sensibles où les impondérables apporteront un quotient d'intuition déterminant.

Ce faisant, on s'aperçoit que cet enfant silencieux dans son métier sait apprécier ses oeuvres à leur valeur culturelle. Et c'est bien là chose déroutante, car ne recevant rien des autres (en apparence), enfermé dans sa chapelle intérieure, Alain sait tout de même hiérarchiser ses valeurs dans le sens de la culture.

C'est en effet le mot de culture qu'il faut prononcer à l'endroit de l'oeuvre graphique de ce garçon de neuf ans qui ne sait pas encore lire couramment...

LES DESSINS qu'il réalise au jour le jour, usant par conscience de son crayon comme l'ouvrier de son outil, sont de tous les temps et de toutes les civilisations. Rien n'est coordonné, enchaîné, comme l'exigeraient les étapes d'un apprentissage sollicité. Alain saute de la préhistoire au cubisme, de Picasso à la Chaldée, des Mayas ou des Aztèques à Chagall et le plus souvent il reste dans l'atmosphère de cette antiquité orientale dans laquelle on pourrait l'accuser de puiser ses figures symboliques et sa verve décorative... Mais Alain ignore tout des bas-reliefs de Suse, d'Assyrie, de Babylone, de Sakkara et de l'éternelle Perse qu'il aimerait passionnément s'il lui était donné de les connaître. Ses moyens, au demeurant, sont simples et primaires. Seule la rencontre de la ligne avec l'idée est surprenante et donne de la hauteur. Il n'est qu'à analyser par le détail les dessins ici rassemblés pour se faire une idée de l'originalité des inventions à double sens, graphique et psychologique, et encore à vastes perspectives humaines et culturelles.

Une spirale se déploie et apparaît la tête impeccable d'un oiseau, centrée par l'oeil exorbité ou la figure nostalgique du petit cerf versant des chapelets de larmes.

De festons systématiquement répétés comme en se jouant, sort un hibou aux grands yeux écarquillés, immobile sur ses pattes jointes, fidèle à son destin prophétique. Regardant le hibou, on est saisi de l'habileté de la mise en page et plus encore de cette élégance physique et morale des bêtes inscrites sous l'autorité de symboles millénaires.

Comparez « les jeunes fiancés » et « le mari et la femme » placés l'un et l'autre sous le signe décoratif oriental et mesurez la distance qui sépare l'illusion des jeunes années de la gravité du couple retombé à la solitude et sans doute à l'expérience de la vie... Amusez-vous à relever les diverses expressions des regards de toutes ces créatures, hommes et bêtes, jetées au vent de la plus libre fantaisie et dont chacune porte en elle une destinée.

Alain en effet ne saurait se situer sur le plan scolaire. Il est déjà dans la culture, dans « sa » culture, domaine secret où la réalité et l'irréalité alternent et se parachèvent dans des incidents qui prennent pour lui ampleur d'événement. Il a ses chemins d'étoiles. Sa culture est comme une constellation dont le dessin est le foyer et qui attire à lui les seules valeurs qui sont de son orbe : la musique écoutée dans la solitude, la lecture sommaire des belles images commentées, celle de la vie des bêtes, des beaux paysages, de la terre, des merveilles du monde. Les conversations paisibles sur ces sujets fabuleux, menées très loin grâce à la complicité de l'adulte, sont une sorte de contrôle d'une connaissance jamais figée par l'écrit, mais qui prend, dans la parole, la chaleur de la vie et de sa vérité.

Rien de plus personnel que la scolarité de cet enfant en apparence intégré au troupeau, mais qui reste créateur isolé de sa propre imagerie. Il a appris à lire en autodidacte soucieux de sa technique sans compromission avec celle des autres et dans laquelle le dessin et le texte libre s'appellent et se complètent. L'écriture est tout de suite devenue libre, équilibrée, et, comme le dessin, ne souffre aucune bavure. Plus tard, quand Alain consentira à se soumettre à l'épreuve de dictées, il refusera comme une offense la correction des fautes, venue en surcharge ternir sa page impeccable. Et cependant, sans le moindre bachotage, dans une absence d'effort et un dilettantisme qui est sa loi, Alain arrivera à sa quatorzième année à un niveau très voisin du certificat d'études.

Tout ce que l'on peut constater par une vision plus lointaine (celle des camarades et des maîtres) c'est qu'au fur et à mesure que va s'affirmant sa maîtrise graphique et sa richesse d'inspiration, cet enfant, si royalement indifférent à toute compétition scolaire, prend assise et équilibre. Progressivement, des aptitudes adaptives de plus en plus assurées font de l'enfant rebelle un élément déterminant de la vie de l'Ecole à laquelle il apporte chaque jour la surprise de ses poèmes graphiques et de sa vision d'un monde qui par lui devient fantastique. Alain est désormais chez lui dans la grande famille. Il en emporte le souvenir lors de ses randonnées de vacances et quand, à la rentrée, il rejoint le bercail, il ramène dans sa valise quantité de petits cadeaux, articles de bazar qui n'ont peut-être quitté leur étalage qu'à la faveur d'une main prompte... Mais qui songerait à refuser de si généreuses offrandes ? Alain offre avec le même plaisir de nombreux dessins réalisés au hasard des haltes de l'itinéraire des foires et d'une inspiration plus que jamais vagabonde. Revenu dans la communauté, il retrouve ses habitudes, oeuvrant toujours dans sa ligne personnelle, très rarement intéressé par les travaux d'équipe de la classe, du jardinage, des ateliers. Mais il consent à participer à la réalisation de fresques ou de tentures de grandes dimensions, pour lesquelles l'inspiration de ses camarades est parfois prise de cours.

En apparence, tout va donc pour le mieux. Cependant, un jour, après de longues périodes d'un comportement irréprochable, la kleptomanie reprend quelques droits. L'auteur du délit ne songe même pas a nier son forfait : c'est en toute loyauté qu'il reconnaît sa faute, sans l'ombre du moindre remords. Les réprobations parfois violentes que ses camarades inscrivent au « journal mural », le jugement sévère de tous les membres de la communauté, les déceptions des maîtres n'ont aucune prise, semble-t-il, sur sa royale indifférence. D'avance, il accepte toutes les sanctions. Déjà s'installe en lui la philosophie justificatrice du délinquant envers la société, sauvegarde de l'ordre et de la vertu.

A nouveau, de longues périodes se passent sans que la tendance au vol fasse irruption dans un comportement attachant par la qualité de la sensibilité qui le domine.

C'est pendant ces passages favorables que s'établissent les contacts spontanés entre Alain et les adultes les plus accueillants et les plus compréhensifs. L'enfant recherche leur compagnie, s'installe souvent pour dessiner dans leur propre domaine. Et ce sont des conversations à thèmes profonds et amples comme la vie, coupées de grands silences méditatifs.

 

Ces échanges d'idées avec des personnes jugées compétentes et dont le savoir et la sagesse ouvrent d'infinis horizons, font partie de l'aventure intérieure qu'Alain poursuit à l'insu de la communauté. Il éprouve, dans ces quêtes vers la connaissance, un plaisir subtil et nuancé qui est nourriture spirituelle, raison de culture appelée et gagnée.

Et parce que déjà, au seuil de son adolescence, cet enfant croit en lui comme il croit en la valeur des autres, nous conservons souvent l'espoir de le voir définitivement sauvé. Avec de tels biens on ne peut être un résigné et signer son propre renoncement, sa propre capitulation.

Mais c'est une période assez difficile pour Alain qui ne sait assigner de limites à sa liberté, pour ses camarades de moins en moins enclins à l'indulgence, et pour les adultes dominés par d'autres problèmes plus spécialement pédagogiques.

 

C’est à à ce moment-là que la peinture vient au secours d'Alain. Jusqu'ici, les lignes et les formes suffisaient à l'expression d'un monde dont l'invention sortait sans effort de la pointe du crayon. Le dessin ne se liait à la couleur que par des à‑plats fulgurants qui apportaient lumière et densité expressive, mais qui demeuraient inclus dans l'élément graphique.

Dans la peinture excellaient au contraire presque tous les élèves des différentes classes et surtout les tout petits de la maternelle qui, sans appréhension, jonglaient avec les couleurs sans aucun souci de les intégrer dans une palette méditée. Et pourtant, des oeuvres somptueuses ne cessaient de naître des petites mains oeuvrant dans l'ingénuité d'une création de libre venue.

Alain se mit à l'école des petits. Mine de rien, il restait de longs moments à les voir faire, fasciné par l'opportunité de leurs choix de couleurs, de l'à-propos de leurs mélanges ou de leurs juxtapositions, et leur audace l'enseigna. Si bien qu'il se mit un jour à peindre près d'eux, concentré sur ses propres recherches, soucieux exclusivement de ses démarches instinctives et de son acquiescement définitif.

Il y eut, cette fois, des oeuvres inachevées et déchirées sur le champ. On fit semblant d'ignorer ces infractions à la loi souveraine de la réussite sans effort. Puis le talent sorti de ces gestations brumeuses et définitivement s’affirma une palette sourde et nuancée, en teintes toujours recréées, calculées, s'enfonçant dans une profondeur soumise à une dominante de camaïeu, et qui laissait au dessin une royale présence.

Il y eut des réussites qui auraient pu orienter l'avenir d'un garçon dans une création qui déjà aurait eu sa place dans le monde de l'Art.

   

Nos démarches pour inscrire Alain dans une équipe de restaurateurs de chapelles et d'églises n'eurent aucune chance de succès. Non pas que ses oeuvres aient laissé indifférents les responsables d'atelier, mais en raison de la législation qui ne permettait pas l'emploi d'enfants mineurs. Les peintures d'Alain firent le bonheur d'artistes en renom venus nous visiter. Alain avait un grand plaisir à les offrir dans un élan de confraternité où il se sentait vraiment à hauteur d'homme.

Le règne des peintures fut du reste de courte durée car leur avènement fut tardif (vers la treizième année) et leur nombre réduit en raison du temps exigé par leur patiente et méticuleuse réalisation. En dehors des créations picturales, le dessin conservait ses prérogatives, sous une inspiration moins fantaisiste, plus proche de la vie de tous les jours, devenue événements de la vie émotionnelle de l'adolescent.

A cette époque, Alain réalise quantités de portraits d'une humanité de tous les temps et de tous les âges. Ce thème rétréci de la figure humaine est pour lui une occasion d'approfondir sa puissance d'expression par des détails insignifiants, impalpables, venus à point donné souligner la vie d'un regard, la sensualité d'une bouche, la sérénité de traits immobiles.

Dominé par la présence des jeunes compagnes qui si ouvertement mettent à l'épreuve sa sincérité désarmée, Alain est exposé, plus que tout autre, aux premiers émois d'amour. Il en est transfiguré, allégé de ses maladresses, agrandi dans toutes ses dimensions. Il baigne dans un rêve qui abaisse toute frontière, toute censure, dans une spontanéité première qui est vraiment sa loi de nature.

C'est sous l'effet d'une sincérité aiguë et communicative qu'il écrit, en toute innocence, à ses parents :

« J'ai quelque chose à vous annoncer. J'ai une petite amie. Elle s'appelle Joëlle. Je l'aime, je la trouve jolie. J'espère que vous serez contents de cette grande nouvelle car, moi, j’en suis très heureux. »

   

LE NOM et le visage de l'aimée changeront maintes fois. Alain en aura tour à tour bonheur et tristesse, au gré des événements, et nous y gagnerons des séries de portraits chargés d'une exquise sensibilité.

L’image du couple, uni par l'aventure indissoluble d'une tendresse partagée le hante quelquefois. Et c'est sous des prises de vues diverses et d'une étonnante vérité qu'il évoque la vie conjugale dans l'intensité du foyer, dans les travaux, dans les sorties champêtres ou dans l'anticonformisme de la vie vagabonde.

Ainsi, grâce à ce pouvoir de recréer un monde qui échappe à la monotonie des habitudes définitives, rien n'est jamais quelconque dans la vie de ce « faiseur d'images ». Alain s'en va vers la jeunesse dans la vérité de tout son être : tout y est instinct et bonheur de vivre, dans une innocence qui ignore jusqu'aux risques de faute que réprouve la loi morale.

Mais, un jour, la vie redevient quotidienne : les parents s'installent, en terriens-amateurs, près d'un village auquel ils ne seront jamais intégrés.

Alain nous quitte pour les rejoindre et dans une solitude plus que jamais en marge de la civilisation, c'est pour lui la fin d'un passé exaltant par tout le merveilleux dont il fut abreuvé.

L'école du village est sans joie et sans chaleur. L'étude y est austère et déconcertante. Le maître compréhensif, cependant, laisse au nouveau venu toute latitude pour user à son gré des couleurs et du papier dont il a fait provision au moment du départ. Mais les oeuvres réalisées suscitent peu d'échos. Les camarades se tiennent, à leur égard, sur une prudente réserve. Peu à peu le rêve cesse d'être nourriture spirituelle et les fabuleuses perspectives s'évanouissent.

   

« Ça va mal pour le garçon », nous écrit un jour la mère. Et ça va mal en effet, car c'est hors des sentiers permis qu'il faut chercher l'événement inédit qui rompt la monotonie des jours : à l'occasion d'un larcin (des oeufs dérobés dans un poulailler) c'est tout le village qui fait front contre « les étrangers ». La justice alertée fait éclater le drame : les parents, déchus de leurs droits de paternité concédée, doivent se résigner à se séparer d'un enfant devenu par ses dons, par sa gentillesse, leur raison de vivre. Les portes de la maison de redressement se referment sur l'adolescent de la quinzième année.

Nous avons conté, pas à pas, la simple et étonnante histoire d'un enfant qui, sorti de l'incohérence, devint, par les seuls pouvoirs de ses aptitudes artistiques, un être attachant de sensibilité et qui gagna dans une ambiance fraternelle et soucieuse de culture, une incontestable autorité. L'enfant et son art ne faisaient qu'un dans une unité primitive et pourtant si nuancée. Privé d'une expression qui fut son thème fondamental, l'adolescent habité de féérie était fatalement voué à la misère, intellectuelle et morale.

Il n'est pas dans la mission de la loi (appellerait-elle toutes les ressources de la psychothérapie à son secours) de remonter aux sources du malheur. Il n'est pas dans ses pouvoirs de faire intervenir sur le plateau de sa balance cette spiritualité fugitive qui fut, à n'en pas douter, une valeur constructive de personnalité. La balance ne pèse que le bien et le mal et c'est sur leur rapport simpliste et équivoque que se joue le sort d'un enfant.

Et pourtant, quelles que soient ses imperfections du moment, l'âme adolescente troublée et indécise, qui va se construisant au milieu de tant de pièges et de tant d'aléas, a sa vérité et sa noblesse sentir, aimer, créer, comprendre, vivre avec exigence et bonheur, ne sont-ils pas les actes les plus marquants de la valeur de l'homme ?

Elise FREINET

   

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