Notre guenille

Jamais - disent des chiffres savants - il n'a été produit et vendu autant de plantes vertes d'appartement qu'aujourd'hui. Les grandes surfaces de vente inaugurent des « garden centers » et les magazines de mode donnent des conseils afin de créer chez soi des « coins nature » et même de véritables « pans de jardins » suspendus !

L'homme mécanisé, bétonné, H.L.M. isé, l'Homme des villes - et la ville commence dès qu'un agglomérat de 20 ou 25 000 « âmes » est constitué... l'homme d'aujourd'hui cherche la Nature. Un peu comme Diogène avec sa lanterne !

Certains croient avoir trouvé, et sans doute ne sont-ils pas loin d'une vérité certaine. Aujourd'hui, le seul pan de nature qui nous reste, c'est notre guenille : notre corps. C'est le seul fait naturel qui nous reste attaché et auquel il faut aussi nous attacher.

Ce numéro d'ART ENFANTIN & CRÉATIONS s'est trouvé consacré, par hasard presque, à « l'Enfant créateur avec son corps » comme il a été dit et comme il en a été discuté au cours de notre Festival de pédagogie populaire de Nice. Nous aurons certainement l'occasion d'y revenir puisque les conclusions de ces travaux ne sont pas encore publiées.

Quoi ! Tant de sollicitude pour cet « horrible mélange d'os et de chairs... » ? L'école ne se doit-elle pas d'élever l'esprit au lieu de fabriquer des corps ? Le problème n'est pas là (le savoir qui de l'intellect ou du physique doit l'emporter ! Le problème n'est pas de compter les heures de gym, de mesurer les emplois du temps du « plein air » et de déterminer à quelle méthode on va se vouer !

Le problème est toujours le même : il s'agit de substituer au déversoir des connaissances, la découverte par chaque être d'une Connaissance qui lui soit propre et qui est son expression, sa présence, sa liberté et son bien. (Peut-être bien que l'École Moderne devra divorcer d'avec « l'enseignement » tout comme nous ne nous sentons pas liés avec les campagnes de recyclage que des complices, syndicats et patronat, organisent pour le meilleur « rendement » industriel : nous ne serons jamais des « spécialistes de la matière enseignée ». Et c'est ici, dans cette revue, que nous devons l'affirmer !)

Les religions occidentales, l'islamisme, le judaïsme, le christianisme nous ont privés de la danse. La danse à laquelle s'attache toujours un caractère sacré. La scolastique à son tour - nouvelle religion et suppôt de la religion - nous a aussi privés de la connaissance de notre corps et de son expression. L'École d'aujourd'hui, trimballée dans le fourgon de l'industrialisation à outrance, prépare des hommes interchangeables : on déverse en chacun une certaine somme de savoir et l'un pourra remplacer l'autre au poste où il s'avérera nécessaire de remplacer « un homme ».

La pédagogie Freinet mise sur l'élan créateur et sur la part immuable et essentiellement originale que chaque être détient et auxquels il a droit. Nous ne pensons pas qu'il suffit de « savoir » danser (savoir danser, c'est savoir comment placer ses pieds l'un après l'autre, comme on l'apprend à l'école...). Encore faut-il avoir la connaissance de la danse et de son caractère sacré de création et d'expression de soi.

L'Enfant, à l'origine, possède cette connaissance.

Il ne s'agit pas, comme nous accuse Escarpit, de mettre « Toto au pouvoir ». Ni de placer sur le trône, sous le dais, la nouvelle idole, le nouveau bon sauvage que serait l'Enfant avec une majuscule. Même si les cinéastes décident que Rousseau fut le maître de Freinet, il est vrai que l'enfant, au départ, possède un potentiel d'expression inestimable. C'est parce que nous sommes des praticiens et que, quotidiennement, aux côtés des 25 et 30 et davantage enfants de notre classe nous sommes à même de le constater : nous pensons qu'il suffit de préserver et de maîtriser les données naturelles. Que les adolescents conservent la grâce, l'aisance, l'audace, la souplesse de leur enfance ; et que nous autres, adultes, sachions préserver l'ampleur de nos gestes, la détente et le rythme de notre jeunesse : pour quoi faire ? Pour cette expression, cette affirmation de l'homme qui éclate dans toute poésie, dans tout graphisme, dans toute image, dans toute musique et dans toute sculpture. Pour cette création qui n'est pas l'oeuvre réservée d'un dieu unique mais la part quotidienne de chaque être vivant : notre vrai labeur !

MEB

 

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