Musique libre

Si, considérant la musique instrumentale comme une langue nous décidons d’en faire don à l’enfant en tant que moyen d’expression, nous pouvons pratiquer une pédagogie d’apprentissage par la Méthode Naturelle telle que C.Freinet l’a définie. Alors, le plus tôt possible, dès la naissance, nous apportons des éléments de conditionnement tels que le langage musical devienne un besoin impérieux de l’enfant.

Nous pouvons choisir un instrument qui sera, outre la voix, le support personnel de l’expression musicale. C’est de cet instrument que jouera l’enfant. Autour du berceau nous créerons un bain musical à l’aide de quelques morceaux diffusés par une chaîne Hi-Fi.

Comme pour la langue maternelle, il se produira un effet de conditionnement, un désir d’imitation et d’expression.

Or, si le milieu parental peut créer le dialogue avec le même instrument (ne serait-ce que par l’apprentissage du père ou de la mère) cela ajoutera aux conditions favorables et l’enfant s’exprimera avec son instrument en même temps qu’avec ses organes phonateurs et, peut-on espérer, en suivant le même schéma d’organisation.

Il n’est pas vain de penser qu’à quatre ans l’enfant saura parler et… jouer d’un instrument, qu’à partir de six ou sept ans, il aura envie de lire des histoires et de la musique et qu’il aura les mêmes facilités dans l’un et l’autre cas.

Ne croyez surtout pas que tout ceci ne soit que théorie, simple rêve ou exercice de pensée. Sinichi Suzuki, professeur de violon au Japon, en est, depuis trente ans, l’heureux praticien (1).

Un tel conditionnement précoce n’a rien qui puisse nous choquer. Nous ne sommes pas choqués par la façon dont les enfants sont marqués par le bain de langage qu’ils subissent dès leur naissance (peut-être avant) et qui demeure bel et bine un conditionnement à la langue maternelle. Nous savons même utiliser les acquis de ce conditionnement en vue de l’apprentissage de la langue écrite. Nous favorisons la pensée personnelle et créatrice dont les structures sont en grande partie commandées par les structures du langage.

Ce qui peut nous gêner c’est que le langage musical ainsi acquis ne permette dans l’expérimentation que l’interprétation citée.

On verrait mal un enfant ne répéter que des histoires apprises pas cœur, ne pas essayer de formuler quelque pensée personnelle au moyen de son langage fraîchement acquis.

Mais il est vrai que le but du professeur Suzuki est de former des interprètes de qualité répondant aux critères esthétiques classiques et occidentaux – les instruments comme les œuvres sont importées et sans aucune liaison avec la culture nippone – ce en quoi il réussit à merveille.

 

Nos buts à nous ne sont pas là.

Privés du bain musical nécessaire, choisi, dosé et de qualité, livrés au « n’importe quoi » disco-radio-télévisé, nos enfants entrent dans nos écoles avec un piètre bagage.

Si encore l’école maternelle peut se permettre de compenser ces défaillances parce qu’elle reçoit les enfants assez tôt, l’école primaire arrive souvent trop tard, quand la scolastique a brisé tout élan et hiérarchisé les disciplines en plaçant la musique au dernier rang.

   

Il ne nous reste plus qu'à saisir la musique par le bout du nez qu'elle montre à la porte presque fermée. C'est pourquoi nous préconisons la « musique libre ».

Mais quelle est-elle ?

Notre préoccupation est de retrouver les voies de l'expression de la création par lesquelles passe le tâtonnement expérimental, seule source d'apprentissage réel.

Hors de tout dressage, nous permettons à l'enfant de se familiariser avec les sons, de jongler avec eux, comme et quand il le veut, de retrouver un langage (2) - faute d'une langue -, de découvrir petit à petit par des arrangements sonores gratuits, diversifiés et libres, un moyen de communiquer des sentiments incommunicables par les autres moyens qui lui sont connus.

Cette découverte reste, nous le croyons, bien supérieure aux résultats spectaculaires du Professeur Suzuki. Elle est fondamentale.

Nous pensons même que dans certains cas elle pourrait donner des résultats indiscutablement plus prospectifs. En effet, la « musique libre » dans le meilleur des cas, pratiquée sans discontinuité depuis le plus jeune âge, à la maternelle, fournira à l'enfant des pistes de recherches fécondes et diversifiées parmi lesquelles il pourra choisir le genre qui lui convient pour exprimer ce qu'il ressent ; alors que les élèves japonais demeurent fixés à l'instrument et au style classique qu'on a choisis pour eux.

De par son entraînement à la création, il pourra devenir un interprète sensible. D'autant plus sensible qu'il aura été et sera un créateur nuancé ; ceci à l'inverse de l'interprète servile, par trop dressé à la reproduction qui aura du mal à devenir compositeur ou à changer de genre. Or, comme nous l'avons dit, c'est le meilleur des cas.

Malheureusement il est souvent bien tard et les maîtres soucieux de promouvoir une éducation musicale digne de ce nom, doivent lutter contre les stéréotypes inconsciemment engrammés par leurs élèves et par eux-mêmes. Pour cela, ils mettent en place un atelier de musique libre et font apparaître le sonore par différents moyens. Tout ceci est louable en tant que structure de déblocage de l'expression, mais se doit de déboucher le plus vite possible sur la création expressive.

Le danger serait de « faire de la musique » comme on « fait de la grammaire » ou comme on « fait du calcul » sans que cela corresponde à un besoin de l'enfant de communiquer un message personnel profondément ressenti, ou de s'insérer dans un groupe qui a « quelque chose à dire » et qui écoutera et vibrera à ses accents. Nous ne nous posons pas en défenseurs d'une musique forcément et uniquement descriptive ou concrète visant à illustrer un récit ou cherchant à raconter en notes et en rythmes ce qui aurait pu être dit en mots afin de donner un relief particulier. Nous reconnaissons le caractère « abstrait » que peut avoir la musique et lui attribuons un statut autonome et original parmi les moyens d'expression. Ce que nous dénonçons c'est le système du bruit pour le bruit sans but ni raison, qui d'ailleurs lasserait l'enfant - toujours à la recherche d'un auditoire critique - au point de déplacer ses intérêts hors de l'école ou de les abandonner.

Ce que nous blâmons c'est la scolastique de la musique.

J-P LIGNON

(1) Cf ; l’article de N.H.Pronko paru dans Psychologie n°20 de septembre 1971 : A quatre ans le violon sans larmes dont les têtes de chapitres sont : La théorie est venue après la pratique ; Un apprentissage qui commence au berceau ; L’enfant doit lui même demander à jouer ; Une musique doit s’apprendre comme une langue maternelle ; N’importe quel enfant peut faire un bon musicien.

(2) Voir l'article de Michel Barré : A la découverte de la musique en tant que langage, dans l'Educateur 17-18 (1972).

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