Qu’est-ce que ça a à voir ?
Qu'est-ce que viennent faire ici mêlées ensemble les oeuvres vives et hurlantes de l'adolescent et celles du bébé avide de se prodiguer ?
... Cela dépend à qui vous vous adressez... Si c'est à la Raison, cette vieille dame veuve de Descartes, il se pourrait que vous restiez aveugles... et sourds.
Nous n'avons cherché là - et ce fut simple à trouver, qu'une permanence de l'Homme : c'est-à-dire un même élan, un même jet, un même saut, un même désir des matins où l'on part à l'assaut de quelque cime.
Comme au commencement, le bébé assure, dans sa complète liberté, toute la part du rêve, dans son exubérance et dans sa passion, l'adolescent exige la même part du même bien.
Il n'y a pas de raison que, brusquement alors que l'organisme s'épanouit en plénitudes, l'être intime pèche par impuissance intellectuelle et sensible et oublie ses apprentissages émouvants, pour sombrer dans un néant que la vie, à cet instant même, renie de toute sa puissance accrue. (1)
C'est l'Homme qui perce, dans sa permanence, dans la même intention de dépassement, dans le même niveau d'aspiration. Et c'est le même geste ! - c'est le geste qui crée, non l'intention.
Nous n'avons voulu, cette fois encore, que confirmer dans ce numéro notre traditionnel respect des élans profonds de la personnalité, garants d'une bonne pratique pédagogique : respect de la spontanéité de l'être, coeur libre et tous sens ouverts.
MEB
(1) Elise Freinet, L'Enfant artiste, éditions CEL.
Les dessins et peintures (non signés) ainsi que les textes présentés dans les pages suivantes sont de Augustin JIMENEZ.
La femme si vivante
Je suis en train de finir un dessin. Ma mère s'assied à mon côté sur le lit. Au bout d'un moment, elle me demande ce que je représente avec tant de couleurs sur cette petite feuille de papier que je tiens dans la main. Je lui explique que c'est une femme assise sur le sol. Elle fait un geste de tout son corps pour me dire qu'elle ne voit rien et continue son ouvrage. Sans faire attention à sa remarque, je range mon dessin parmi les autres en me disant : « Si elle l'avait regardé davantage, elle aurait pu voir ce corps si vivant. »
Le jeune noir
Un jeune nègre tout nu est venu demander refuge à deux dames de peau blanche. Après s'être entendu dire : « nous n'avons pas de vêtement pour vous », il s'est assis sur le seuil de la grande maison pour se reposer car la longue marche qu'il vient de faire l'a bien fatigué. Sous les regards odieux qui le surveillent depuis la porte entrouverte et le coin de la fenêtre, le pauvre nègre ne reconnaît plus la vraie teinte de sa peau. Ses pieds deviennent noirs, à la place du coeur s'étend une tache de la même couleur tandis que le reste de son corps devient multicolore.
Mes pensées secrètes
Quand j'avais quatre ans, je peignais déjà. Mon oeuvre terminée, il m'arrivait de la montrer à mes parents, à mes camarades ou à l'instituteur. Tout le monde me félicitait car on trouvait cela très beau par rapport à mon âge. Moi, j'étais fier mais pas satisfait.
Aujourd'hui, je peins ce que j'aurais aimé peindre autrefois. Devant ma toile achevée, je montre une grande joie aux gens mais eux ne savent pas que derrière mon sourire se cachent mes pensées secrètes, que cette toile n'a pas de valeur pour moi car déjà je pense à la prochaine que je voudrais plus belle.
Dans un monde étrange
Quand je me trouve dans mon atelier, un pinceau entre les doigts, tout de suite sur la toile je fais apparaître le détail le plus important de mon oeuvre, la plupart du temps un visage.
Souvent des gens attirés par ce que je fais, viennent me voir travailler. En sortant, ils me demandent parfois : « Vous ne vous ennuyez pas à passer des heures dans cette pièce isolée ? »
Sans même tourner la tête, je réponds non. S'ils savaient que parfois il m'arrive d'oublier les curieux qui viennent me rendre visite ! Je suis tellement fasciné par ce qui apparaît sur ma toile que je me sens dans un monde étrange en compagnie des personnages que je peins.
Seul, je peux les comprendre, connaître leurs pensées, leurs secrets que jamais je ne pourrai vous expliquer exactement.
Un monde nouveau
J'ouvre la fenêtre et je vois la nature comme on croit qu'elle est.
Je la fixe bien pendant quelques minutes et bientôt je me trouve dans un monde nouveau.
Moi et la peinture
Je suis né dans une ferme au sud de l'Espagne appelée Malaber où habitait la famille de mon père. J'ai passé là‑bas les trois premières années de ma vie puis j'ai suivi mes parents à Arriate dans la maison natale de ma mère. C'est à cette époque que mon père vint travailler en France.
A l'âge de quatre ans, j'entrai à l'école chez les Soeurs, dans le couvent du village. C'est peut-être à partir de là que j'ai commencé à admirer les vitraux, les peintures et les statues qui m'entouraient au couvent et à l'église où j'étais obligé d'aller le dimanche.
A six ans, je passai à l'école communale. Je me rappelle que nous devions décorer chaque matin les titres des leçons et faire des cartes et des dessins en histoire et en géographie. Je prenais beaucoup de plaisir à ces activités. Je continuais de fréquenter l'église et lorsqu'il y avait quelques travaux de décoration à faire, je m'y trouvais attiré. Je conservais aussi des images de saints et de temps en temps je m'entraînais à les reproduire, sans grand succès il faut dire.
Mais j'aimais cette occupation.
En janvier 1966, j'ai quitté l'Espagne avec mes parents et nous sommes venus nous installer à St-Paul-de-Fenouillet. J'avais onze ans.
En deux ans et demi je suis passé du cours préparatoire au C.M.2. C'est au C.M.1 que j'ai commencé à dessiner et à colorier avec obstination. Je copiais la plupart du temps des gravures trouvées dans les livres (voir les cinq dessins de C.M.1 ci-contre). J'ai continué en 4e pratique. Là, je pouvais disposer de la peinture qui était en classe. Je représentais le plus souvent des animaux.
L'année suivante, je passai en 3e pratique. Au début j'étais contre le travail libre. Je n'aimais pas la peinture moderne et me disais qu'il est très difficile d'exprimer ses sentiments dans un dessin. Je pensais ne pas avoir d'idées aussi je m'en tenais à la copie (La danseuse andalouse, page 19).
Pourtant, j'enviais les camarades qui présentaient des recherches personnelles. J'avais de longues discussions avec eux et avec le maître lors de l'exposition de nos travaux.
Un jour, par une fenêtre de la classe, j'aperçus des poneys. Je ne sais pourquoi je peignis la tête de l'un en rouge vif (Le poney rouge, p. 19). Cela me libéra. En même temps que j'abandonnai les reproductions devenues faciles pour moi je choisis des formats plus grands (L'enfant aux taureaux, p. 19) mais il y eut tout de même des retours en arrière. Au cours du second trimestre, je quittai le C.E.G. pour entrer en apprentissage chez un électricien et j'abandonnai complètement la peinture. Je ne restai que trois mois chez mon patron et de retour en classe je rattrapai le temps perdu. Je peignai beaucoup.
Entièrement libéré de la copie, je m'essayai à des techniques nouvelles le drawing-gum, l'aluminium repoussé, la gouache sur toile (Mes trois faces, p. 14 - Le jeune aveugle, p. 23).
Depuis mon apprentissage, je me plaignais d'un genou. Comme mon mal ne faisait qu'augmenter et que je ne pouvais exercer un métier, je revins en 3e pratique l'année suivante. Je maigrissais et finalement je dus entrer à l'hôpital... De retour en classe, presque en bonne santé, je repris mon travail avec plus de goût. J'avais découvert une nouvelle façon de m'exprimer : le texte libre. Je fis plusieurs toiles à la peinture à l'huile (Le cauchemar, en couverture) et me lançai dans des compositions de plus en plus grandes (jusqu'à 5m de long) (La femme abandonnée, p. 11 ‑ La mère jalouse, p. 9 ‑ La danse de la bande de la liberté, p. 22) souvent avec l'aide d'un camarade. Mes peintures étaient devenues plus violentes, plus tristes aussi. Je peignais souvent des personnages aux visages déformés, effrayants. J'employais des couleurs plus vives. Pendant ma convalescence, mon instituteur m'avait fait cadeau d'une boîte de peinture à l'huile. Je m'étais alors installé un atelier dans la cave. Depuis je l'ai transporté dans ma chambre. Je vais y peindre le soir, après la classe et pendant les vacances. Je garde la plupart de mes oeuvres mais, de plus en plus, des gens m'en commandent. Chez moi, mon travail est différent car presque toutes les personnes qui me demandent des peintures veulent des copies ou des oeuvres d'après nature. Parfois, je prends plaisir à représenter la réalité mais je préfère peindre mon monde personnel (Le couple paysan, p. 15 Amusements à la fontaine, p. 16‑17 ‑ Mère et enfant, p. 17 ‑Le jeune noir, p. 8 et 9 ‑ Le mur du rendez‑vous, p. 21 ‑ La lettre, p. 16 ‑ Elle ne ressemble pas à Maria, p. 21 ‑ Elle se fait belle, p. 20 ‑ Jeune homme au cheval blanc, p. 23 ‑ Le couple libre, p. 13).
A l'école, j'ai découvert le modelage et je crois que cette activité a fait évoluer ma façon de dessiner. Je fais beaucoup de recherches en dessin et essaie de nouvelles techniques: la peinture avec un couteau, avec un chiffon, avec les doigts.
Dans un monde nouveau
Dès que je me trouve devant une toile blanche et que j'ai un pinceau dans la main, je me sens dans un monde plein de joies. Cela dure jusqu'à ce que j'aie transformé toute cette tache blanche en milliers de taches de toutes couleurs. Plus tard, je reviens dans le monde que j'avais quitté pour me préparer à aller dans un autre, nouveau.
Ceux à qui le printemps donne du courage
Depuis plusieurs jours, quand je sors, la nature m'avertit que le printemps est là. Le soir, en rentrant, je ne vais pas oublier que je me trouve dans la saison que je préfère. Alors, je prends une toile déjà prête (j'en ai toujours une en réserve) et je peins les gens les plus laids et les plus tristes qu'on puisse trouver sur terre tout beaux et joyeux car, à mon avis, le printemps sert à donner du courage à ceux qui sont malheureux.
L’ennui
Les gens qui m'entourent me disent que parfois sans savoir pourquoi je deviens triste et parais de mauvaise humeur. Pourtant je ne trouve personne à qui je puisse tout expliquer, à qui je puisse me confier. Alors, je rejoins mon petit atelier obscur, je prends un pinceau et je me mets à peindre. Plus tard, une belle peinture se trouve devant moi. Alors, l'ennui, la tristesse et la mauvaise humeur se sont envolés.
J'aime me trouver dans ma maison propre quand il n'y a pas trop de bruit, regarder les plantes après qu'on les ait arrosées et écouter mes parents parler de leur jeunesse.
Qu'elle doit être belle la vie quand les gens vous comprennent et apprécient les travaux que vous avez faits !
Quand le vent souffle bien fort, j'aime lutter contre lui car il gagne toujours et emporte mes mauvaises pensées.
Les cahiers que j’aime
Quel plaisir j'éprouve quand je feuillette mes cahiers de recherches les plus déchirés, les plus sales et les plus mal appliqués ! Je les aime parce que mes personnages, animaux, objets et paysages que les gens trouvent parfois si bizarres sont là, dessinés.
Du moment qu'il me vient une idée, ma main se pose pour la transmettre de mon corps à la feuille blanche. Mes textes se trouvent aussi sur ces cahiers car mon besoin c'est de m'exprimer avec un crayon.
Une envie folle de continuer
Depuis quelque temps, j'ai découvert qu'un chiffon peut me donner une grande satisfaction du moment qu'il est imbibé d'encre de chine.
Je me mets au travail. Aussitôt une simple forme fait jaillir une idée en moi et quelqu'un apparaît vivant sur ma feuille.
Cela me donne parfois envie de continuer sur une plus grande surface : les murs ou le carrelage.
Je ferais comme si j'étais en train de nettoyer et puis, tournant la tête pour voir si c'est bien propre, je verrais les traces de poussière transformées en toutes sortes de couleurs représentant mon monde imaginaire.
Une autre génèse
L'AUTEUR : B., 16 ans. Scolarité perturbée par une « mise en pension » qui se solde par un échec scolaire : il est expulsé à la fin de la classe de cinquième pour indiscipline. Il souffre aussi de troubles glandulaires qui le poussent à l'obésité. Il sera pratiquement guéri de ces troubles au cours des vacances qui précèdent son passage en classe de 3e Il. Il entre en 4e dans notre C.E.G. après son expulsion de l'établissement précédent. Dans cette classe, il pratique l'expression libre autant qu'il est possible de le faire dans l'état actuel des choses. Sa production littéraire est normale. Sa production graphique ou picturale reste modeste et se cantonne dans des illustrations des pages du journal scolaire où la couleur intervient peu ainsi que les formes figuratives. Pendant la classe de 3e qui suit il ne peint ni ne dessine pratiquement pas. Il redouble cette classe de 3e car il a été jugé trop jeune par sa famille et par le conseil d'orientation pour être correctement orienté. C'est là que nous le retrouvons, mécontent de cette décision.
MILIEU FAMILIAL : Un frère, trois ans plus jeune que lui. Père : son métier l'oblige à être très souvent absent de la maison.
LE TOUT PREMIER DESSIN s'intitule : Halte aux bourgeois et aux capitalistes, de même aux communistes : vive nous ! Il date d'octobre 1970 (voir pages suivantes).
Se succèdent plusieurs dessins du même style.
SECOND DESSIN : Tempête qui date de courant décembre. On y retrouve ainsi que dans ceux qui suivront le même style volontiers agressif, provocateur, mais on y découvre aussi un certain équilibre et une recherche dans la composition : les lignes bleues horizontales, les lignes jaunes verticales et la partie centrale formée de courbes ont une certaine harmonie.
TROISIÈME DESSIN : L'Usine. Une silhouette humaine très primitive apparaît.
QUATRIÈME DESSIN : Là où on n'aime pas aller. Il s'agit du bureau directorial. Nous sommes en janvier. Un peu avant est venu : La bonne parole… Hum ! qui est une scène de crucifixion du Christ taritée dans le même style de silhouettes molles.
CINQUIÈME DESSIN qui suit de très près le précédent et qui correspond à une période d'agressivité marquée contre une de nos collègues.
Titre : Femme non stérile.
SIXIÈME DESSIN : Force de l'armée et la mort. Nous sommes au mois de mars. Ses parents ont envisagé pour lui l'entrée dans une école militaire.
SEPTIÈME DESSIN : Il n'a pas de titre. Ses lignes, son thème, son équilibre, sont-ils la preuve d'une maturité ou d'une résignation ? Nous sommes en mai 71