APRÈS L’EXPO D’AIX DE L’ÉCOLE FREINET

Notre participation était bien définie par les organisateurs du Congrès (voir A.E. et C. n° 65, p. 31)... son rôle auprès du public... montrer comment la Pédagogie Freinet se démarquait par rapport aux autres pédagogies...
Nous l'exposâmes aux enfants... D'emblée, ils acceptèrent avec enthousiasme :
- Qu'est-ce qu'on va faire ? Quel TRAVAIL ? Le mot était lancé : quel travail ?...
- Un travail qui sensibiliserait le public à une Pédagogie Moderne... Une exposition qui devait être un appel... une sensibilisation à la Pédagogie Freinet : à ce qu'elle pouvait faire lever chez les individus, chez les enfants, (et les enfants de tous les milieux)... En un mot il fallait montrer ce que la Pédagogie Freinet leur avait permis « d'être » et de « faire ».

   

Que nous avait-on attribué comme lieu d'exposition ?

Au coeur d'Aix-en-Provence, une immense maison de verre (7 m de haut) ; dans cette maison de verre, à notre disposition, un premier étage s'allongeant sur 25 m de long et 6 à 7 de large. Au sol, une moquette de bronze. Aucune paroi opaque verticale permettant l'affichage traditionnel... Pas de panneaux en épis, pas de cimaises ! Il nous fallait rompre avec toutes les habituelles techniques d'exposition... Comment faire ?
Nous ne pouvions peindre sur le verre ! Quelqu'un proposa : « Peignons sur du transparent, sur du plastique transparent ! »
L'idée était lancée : « Ça se verra de loin ». Ceux qui n'entreront pas verront quand même !... Et puis on écrira des « choses »
- l'exposition sera plus dehors que dedans.
Enfants de leur époque assujettie à la publicité, habitués aux agressions sonores et visuelles de la ville, ils choisissaient d'instinct « l'impact visuel » et ce faisant, le dialogue avec la rue. Notre expo « appellerait » !!! Ceux qui n'entreraient pas seraient quand même touchés.

Il va falloir faire grand !

« FAIRE GRAND », triplement: GRAND dans les dimensions, GRAND dans la qualité. GRAND dans la vérité du travail présenté.
UN VRAI TRAVAIL DE GRANDS... pour des GRANDS : faire connaître notre école et sa pédagogie dans la RUE !!

   

Jamais le terme impossible ne fut prononcé !

Il fallut s'organiser techniquement :

a) trouver un support transparent qui résiste au pliage inévitable du transport
b) une peinture qui s'étale avec aisance et dont la luminosité n'ait pas à souffrir de la transparence
c) des pinceaux qui n'entravent pas l'ampleur du geste... Bref de nombreux essais furent tentés :
- plastique de serre translucide (le plastique a remplacé le verre des serres traditionnelles)
- vernis gras
- « pierre liquide » délimitant les graphismes
- graphismes tracés avec une très grosse mèche de feutre

Nous envoyâmes les essais aux organisateurs et tout fut remis en question.

EN DÉFINITIVE IL FALLAIT :
- un support parfaitement transparent
- une peinture un peu caoutchoutée
- prendre garde à tous les tons que la transparence neutralisait, tels certains marrons et verts...
- veiller à l'épaisseur du graphisme afin qu'il soit vu de loin

(Voir p. 31 comment nous avons procédé techniquement.)

   

Enfin, à la rentrée de février (le 19), après examen des difficultés techniques, nous attaquâmes « grandeur nature », « pour de vrai » !

Sur le plan de la façade que notre ami Jean, architecte, nous avait envoyé, nous essayâmes à l'échelle du plan., des « rythmes » de travées - déterminant les longueurs à travailler. Il fallait au moins 8 travées de 7 m x 1,40 m, 8 à 9 de 3,3 m, quelques-unes de 2 m. Au total, près de 225 m2 de surface à « animer ».

Qui a des projets ?

Les projets s'inscrivaient aux plans de travail hebdomadaires qui prévoyaient plus « d'isolés » que d'ordinaire (l'isolé est celui qui quitte le groupe pendant le temps qui est nécessaire à l'élaboration d'un travail ou d'un chef-d'oeuvre suivant l'activité concernée).

Des équipes de 6 à 8 quittaient le groupe, pour deux jours, quatre à cinq au maximum. Elles le rejoignaient une fois le travail achevé, d'autres prenant la relève dans les ateliers installés de manière permanente.

Il a fallu lutter contre un ennemi tenace et insidieux : la poussière, et un autre brutal et inattendu : le vent.

Mais ce fut là un exemple de véritable travail dynamisant : chaque travée terminée, déroulée du haut des terrasses (7 m), aux applaudissements de toute l'école et des visiteurs toujours nombreux à cette époque, apportait au groupe de nouvelles pistes... Telle masse colorée basculait à droite... il fallait la rattraper ; tel détail graphique disparaissait, happé par la brillance ou par la transparence... tout un riche tâtonnement s'effectuait... Chaque élément du groupe renforçait sa propre chaîne d'expériences des maillons de celles des autres... et, naissaient alors sur tous les plans de nouvelles perspectives dynamiques, créations musicales, danses, poèmes... (nous devions réaliser un « mur-image »... nous en avions tous les éléments... diapos, musiques... nous n'avons pu le présenter : le matériel étant trop onéreux) tout éclatait à foison et nous avons vu alors des enfants interrompre leur peinture., poser leur pinceau et s'écrier :

- « Oh ! j'ai l'envie de faire un texte... »

Ils auraient pu dire j'ai « besoin »... car la liberté que nous leur accordons en Pédagogie Freinet, c'est bien plus la liberté de faire ce dont ils ont profondément besoin, que la « liberté » tout court, ce qui en exclut l'anarchie, inévitable corollaire présenté par les critiques classiques de la « libre expression ».

   

Comment des enfants de 6 à 12 ans ont-ils pu réaliser des œuvres de cette taille ?

Les cheminements furent pour chacun assez différents. Pour certains enfants, un élément de petite taille, fignolé, agrandi avec fidélité servait de support. Pour d'autres, quelques lignes de force tracées, quelques élément, esquissés suffisaient à une envolée sur le papier en taille réelle.

Pour tous en grandeur réelle, le projet sur papier, complet ou non, sous-tendait le travail sur plastique transparent.

Chacun allait au gré de sa fantaisie. Marysia, l'auteur de la grande fresque de 50 m² a entièrement élaboré son projet sur 1/4 de feuille de papier Canson (55 X 60). Puis avec l'aide d'une équipe de 3 ou 4 et de Maurice B., elle a commencé par agrandir scrupuleusement son dessin... scrupuleusement d'abord ; puis le travail se révélant fastidieux, elle a préféré se dégager de la contrainte de la copie servile, fusse la copie de sa propre oeuvre, pour retrouver dans la liberté du geste, la plénitude d'une forme dont la hardiesse de trait témoignait de la maîtrise.

   

Un « exercice de liberté »

J'ajouterai un mot à propos de la composition de cette fresque... 5 travées de 7 m x 1,50 m, cela constitue les éléments géants d'un puzzle gigantesque, qui devait s'appréhender de loin, dans un ensemble unifié, que les barres verticales de soutènement des vitres ne devaient pas couper. Qu'à cela ne tienne !! Elles furent intégrées dans la fresque. C'est autour de ces barres que s'enroulaient les robes des personnages, c'est derrière elles que se dissimulaient en partie, leurs étranges figures. Toute une imagination dynamique mettait en branle des corps, des arbres, des fleurs, des nuages aux cent visages, et cela dans une constante et impressionnante verticalité. Les femmes-soleil de Marysia ont une façon bien à elles de s'emparer de l'espace, dans un mouvement d'une superbe aisance. C'est cette appréhension de l'espace qui nous a confondus - cette manière extraordinaire dont les enfants embrassent physiquement l'espace, cet espace que nous croyions pour eux démesuré.

Ils s'en emparaient, à genoux, à quatre pattes, à plat-ventre, couchés sur le côté... ils l'appréhendaient de tout leur corps... chaque oeuvre était à chaque instant « un commencement, une sorte de commencement pur qui (faisait) de sa création un exercice de liberté » (1).

II y avait là, dans cet élan du trait jailli des sources profondes de l'être, toute une extraordinaire vie sensible. On sentait s'y confondre et l'espace immense du monde et « l'espace de l'intimité » de chacun dans une impétuosité qui menait leurs auteurs bien au-delà des limites sclérosantes de tout académisme, bien au-delà des limites laudatives ou sceptiques des réflexions relevées au Livre d'or de l'Expo (entre autres : « C'est le plus beau qui est exposé » !)

Mais non ! puisque sur ces 225 m2 ou presque, pas un seul m2 n'a été envisagé comme « raté »... cela ne se peut pas puisque c'est le « tout-venant » qui a été exposé, celui de l'être intime qui s'exprime librement, à travers le TRAVAIL, à travers le TRAVAIL qui n'est pas « une chose qu'on explique et qu'on comprend, mais une nécessité qui s'inscrit dans le corps, une fonction qui tend à se satisfaire, des muscles qui jouent, des relations d'intimes concordances qui s'établissent, des trajets qui se réveillent et se renforcent... » (2)

   

TOUT CECI DANS UN COMPAGNONNAGE INCESSANT ENTRE ADULTES ET ENFANTS.

Petits et grands travaillèrent à la décoration de l'intérieur (c'était un compromis, une concession aux habituelles méthodes des exposants).

Certains petits apportèrent leurs marionnettes et leurs graphismes toujours si impérieusement vivants, dans leur inachevé et leur précarité, d'autres les maquettes, les constructions, démontant, améliorant, retouchant. Le petit apportait sa hardiesse, et le grand sa technique et sa force. Mais notre regard restait tourné vers les réalisations extérieures.

Pendant l'installation de l'expo, en bas, au pied de la maison de verre ordinairement indivisible dans sa neutre transparence, les passants s'arrêtaient, séduits par l'aspect inhabituel de la bâtisse et par les « écrits géants » que les enfants avaient rédigés en groupe :

- 20 élèves par classe

- École = Réserve d'enfants

- Le travail imposé par une autorité est un travail sans vie

- La vie en vaut la peine si on est libre de créer

- L'enfant est une créature vivante et non un entonnoir

- Travail imposé et devoirs forcés = ensemble vide

- Vive le M.A.E.C. (Mouvement Anti-École Caserne)

   

 

- Si t'es pas bon en math 
Si t'es mauvais en français
Si t'es faible en géo...
Ignorant en histoire
Fantaisiste en orthographe
T'es sûrement bon en quelque chose
Dont l'école s'est désintéressée !

Enfin, affirmation de l'éducation qu'ils reçoivent :

- N’importe quel enfant,
De n’importe quel milieu
S’il est heureux
S’il est accepté
S’il est aidé
S’il est compris
S’il est aimé
S’il peut aimer
S’il peut créer :
Alors, il est heureux
et montre tout ce qu’il est

 

Toujours pendant l'affichage de l'exposition, se déroulaient, sur la place d'Aix, les manifestations des lycéens. A travers nos plastiques transparents, l'image de la foule des jeunes s'inscrivait, symboliquement, en filigrane sur le fond des oeuvres de nos enfants... et malgré certains qualificatifs : « art enfantin bourgeois empêtré dans des valeurs traditionnelles » relevés au Livre d'Or, nous pensons que livré ainsi à la rue, au grand public, aux petites gens comme aux privilégiés, l'Art Enfantin dans son élan et son dynamisme, semble en lui-même un acte révolutionnaire.

L'enfant est à la lettre un révolutionnaire, un contestataire permanent et son grand pouvoir de contestation réside dans sa faculté de créer un monde nouveau, un univers sans limite. Créateur d'un monde imaginaire pétri de fiction et de réel, il neutralise dans sa fièvre créatrice les impossibilités inhérentes à sa condition d'enfant. La peinture devient action, l'enfant qui a quitté l'atmosphère de la classe toujours plus ou moins contraignante pour « éclater » dans la rue, ne s'inscrit pas dans la lignée de la peinture bourgeoise et traditionnelle - il préfigure celui qui essaiera d'instaurer avec l’âme populaire un dialogue direct et spontané.

Clem BERTELOOT

(1) Cité par Bachelard dans la « Poétique de l'Espace ».

2) C. Freinet : « L'Éducation du Travail ».

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