En visite chez nos amis, Lucien et Emilienne
Reuge, qui dirigent à Choisy-le-Roi une école
de 23 classes, s’impose une question dont nous allons tenter d’esquisser
ici la réponse :
L’ART ENFANTIN est-ce possible DANS UNE ECOLE DE VILLE ?
Emilienne Reuge :
A l’intérieur de notre groupe du Val-de-marne, nous travaillons par commissions
et une fois par trimestre chaque commission va faire une exposition des
réalisations. Pour la commission Art Enfantin, nous allons exposer les
réalisations adultes et les essais faits dans les classes. Parallèlement
nous constituons une sorte de bulletin d’information où nous découpons
tout ce qui paraît dans les journaux, les revues et nous l’affichons.
Nous faisons une petite exposition chaque fois, avec les visites à voir
et chacun de note côté nous essayons de nous documenter.
Pour ma part
je suis le travail du comité d’Accueil en Art contemporain avec visites
d’artistes.
Roger Ueberschlag :
Au sujet de l’art contemporain, on avait l’impression que l’art enfantin
était surtout constitués par des dessins assez gais, des enfants avec
des poupées, des fleurs, avec des oiseaux, il y avait une sorte de tradition
d’art enfantin joli, gai et enrubanné et très peu de parenté avec un art
contemporain qui n’est pas figuratif, qui joue sur des effets de lignes,
de formes, de couleurs, et qui ne cherche pas tellement à être figuratif,
représentatif. Est-ce que ce besoin est senti aussi chez les maîtresses
et est-ce qu’il se réalise aussi chez les enfants ?
E.R. :
C’est un gros problème car les maîtresses de CM nous disent : « Maintenant,
ils sont trop grands. Ils ne savent plus dessiner ». Il me semble
qu’elles attendent ce qui ne correspond plus à leur âge. Les enfants ont
besoin d’autre chose et comme elles n’y sont pas sensibilisées, alors
elles ne se rencontrent plus avec les enfants. Je me souviens d’un stage
que nous avons fait à Troyes. Un collègue nous a présenté les travaux
de ses enfants. Il les suivait dès la petite classe. Les enfants, devenus
adolescents, arrivaient à quelque chose d’approchant l’art contemporain
(voir à ce sujet, dans l’Enfant Artiste d’Elise Freinet, les pages 132
à 135).
R.U. :
Et en présentant des œuvres d’artistes contemporains, des reproductions
aux enfants ?
E.R. :
Il faut que la maîtresse ait une sensibilité éprouvée. Nous avons l’exemple
d’enfants qui étaient réellement artistes et qui, arrivés au CM ne l’étaient
plus ; c’était terminé : certains…
R.U. :
Mais comment peut-on faire cette sensibilisation des maîtres, comme toi
tu l’as faite, en suivant les activités d’un groupe de travail ?
E.R. :
Il faudrait aller visiter des artistes, voir des expositions, qu’il y
ait quelqu’un qui vous introduise et vous initie : pénétrer dans
les œuvres.
R.U. :
Il faut l’accepter aussi. J’ai déjà assisté à ces séances de présentation
d’art contemporain. Des institutrices et des instituteurs qui étaient
nettement vieux style se défendaient comme s’ils étaient agressés par
l’art contemporain.
E.R. :
Maintenant il ne faut pas non plus vouloir faire faire à des enfants des
choses dont ils n’ont pas envie. Il ne faut pas demander à toute une classe
de faire la même chose. De même qu’il y a un ou deux enfants poètes dans
une classe, il y aura quelques enfants qui seront artistes. C’est en soi ;
on a envie de s’exprimer de cette manière ou
on n’en a pas envie.
Je verrais
assez bien cela se rattacher à l’art moderne qui peut maintenant se réaliser
par des sculptures ; on peut souder des métaux… voir notre numéro
67 !
R.U. :
On peut prendre des objets de la vie courante et leur donner une autre
signification en les associant, les soudant, les combinant autrement…
E.R. :
Il ne faut pas absolument vouloir faire de la peinture, du dessin ;
les collègues diront : « Oui, mais ils copient à cet âge et
puis on n’a pas le temps, c’est l’entrée en sixième ». Mais c’est
une richesse pour ces enfants !
R.U. :
Et que font-ils qui ne soit pas graphique, qui soit sculpté, monté… ?
E.R. :
Nous nous sommes inspirés de ce que nous avons
vu au congrès, dans Art Enfantin et Créations, dans les expositions… Nous
essayons de travailler le fil de fer, les sculptures, mais c’est bien
pauvre.
Lucien Reuge :
Il y avait un enfant dans une classe qui, de lui-même, utilisait les matériaux
qui lui tombaient sous la main, c’est-à-dire des brindilles, des branchages,
des petits sacs en matière plastique, n’importe quoi, et avec cela il
créait des personnages, il créait des animaux. C’était vraiment quelque
chose d’extraordinaire car il partait de ce qu’il trouvait dans la vie
courante. J’ai l’impression qu’on a laissé passer une possibilité d’amorcer
quelque chose par contagion, on n’a pas su en profiter sur le moment.
E.R. :
C’est là la vraie création !!! Mais c’était dans une classe où justement
on ne partait pas de l’enfant. Il faut que le maître soit sensibilisé
et qu’il voie l’étincelle et qu’il souffle un peu dessus, il faut qu’il
encourage l’enfant…
L.R. :
La maîtresse l’encourageait quand même mais il aurait peut-être fallu
montrer ce qu’il faisait à d’autres classes ; ou qu’il vienne expliquer
lui-même ce qu’il avait créé.
E.R. :
Dans notre classe d’étrangers, l’autre jour, à partir d’une feuille de
cahier, un enfant a fit une figure. C’était déjà un début de masque. L’autre
jour c’était une question de rythme : une petite fille arrivait avec
un couvercle de boîte à chaussures et elle tapait alternativement sur
ses genoux sur un rythme bien différent, sur un genou et sur l’autre,
tout en marchant.
Tout cela pour
montrer ce qu’on peut faire à partir des réalités de la vie de tous les
jours. C’est le rôle du maître. La part du maître est partout en partant
de l’enfant. En réunion du groupe départemental, des collègues m’ont dit :
« Toi, tu es sensibilisée, dans tes crédits fourniture tu donnes
des crédits pour l’art enfantin. » Je leur ai répondu que nous n’avions
pas davantage de crédits que les autres, mais que nous nous organisions
et veillions à ce qu’il n’y ait pas de gâchis. Il y a un contrôle et des
inventaires. En art enfantin nous commandons des peintures, des coffrets
d’activités manuelles, beaucoup de papier.
R.U. :
Pour une école de vingt-trois classes ça représente quoi au point de vue
crédit ?
L.R. :
Ca prend bien à peu près un septième des crédits. J’ai 32 F par élève
et par an. Cette année 18 000 F. Et on a dû consacrer 2 500 f pour environ
560 élèves, ce qui fait à peu près 5 F par élève.
E.R. :
Nous n’avons pas toujours eu tout cela. Lorsque nous étions instituteurs
tous les deux, nous avions des directeurs qui n’étaient pas forcément
de l’Ecole Moderne ; et c’est ce que beaucoup de nos collègues rencontrent.
On peut quand même faire des choses. Il faut commander de la peinture.
On peut dessiner sur toutes sortes de choses qui ne coûtent rien :
papier d’emballage, papier peint… Ce qui serait souhaitable lorsqu’on
fait des ateliers, ce serait de mettre à la disposition des enfants une
foule de boîtes où il y aurait tout un tas de choses : ainsi les
enfants auraient la possibilité de créer et on serait vraiment surpris
de voir ce qu’ils en font. Hier une collègue me disait qu’elle avait vu
sur un radiateur un grand baril de lessive, sur celui-ci une grande boîte
ronde et plein de pots de yaourt qui faisaient les bras et les jambes.
Avec de l’imagination on peut tout faire.
L.R. :
Il y a toujours la question de la place qui se pose et aussi du stockage
de tout ce qu’on peut trouver.
E.R. :
Nous avons la chance ici d’avoir des classes peu chargées. Mais lorsque
nous étions instituteurs, nous avons toujours eu des classes très chargées
et nous faisions aussi de la pédagogie Freinet. Le problème de la place
se posait car nous faisions aussi de l’art enfantin. J’étais obligée de
déménager tout chaque fois : les pots étaient rangés après chaque
séance. Au moment de l’art enfantin, quelques élèves étaient chargés de
la réorganisation de la classe. On travaillait aussi sur les murs, on
avait installé des sortes de volets qu’on relevait légèrement et qui servaient
de plan de travail.
L.R. :
Il faut dire que c’est une gêne considérable que d’avoir un effectif assez
fort. Actuellement, dans les CM2 où il y a plus de trente élèves, il est
bien difficile d’installer des ateliers. On peut changer la disposition
de la classe mais c’est une grosse perte de temps. Si un enfant, quand
il a fini un travail, veut aller à un atelier, s’il faut changer la disposition
de la classe, il n’y va pas, ce n’est pas possible.
Il faut que
ce soit organisé, que ce soit prêt. Il faut les encourager.
E.R. :
C’était dans un CP. Un enfant dessinait très bien. Les formes étaient
extraordinaires, mais dès qu’il mettait de la couleur, tout était raté,
barbouillé, tout était perdu. Un jour nous lui avons demandé de décalquer
son travail. Cette fois-là, c’était une vache. L’enfant l’a décalquée
et nous avons fabriqué un cache. Il a passé de l’encre d’imprimerie avec
un rouleau à l’intérieur de sa vache. Puis nous avons fait l’inverse et
il l’a passé à l’extérieur. C’était une réussite et il était heureux.
La part de la maîtresse a été de trouver l’utilisation du cache et aussi
de l’aider dans les différentes manipulations.
Le deuxième
exemple était un enfant vraiment débile et qui était aussi dans un CP.
Tous les autres réussissaient et lui ne faisait jamais rien. On découpe
beaucoup dans notre école. On lui a dit : « Ton bonhomme est
très bien, si tu essayais de le découper dans du tissu ? » Il
a essayé de le découper. C’était assez maladroit, avec des dents de scie.
On lui a dit qu’il était bien et on l’a aidé à le coller sur un carton.
J’avais visité l’exposition Dubuffet. On a mis une feuille de papier sur
son tissu collé et on lui a fait donner un coup de rouleau avec de belles
couleurs. Le dessin est apparu un peu en flou. Ensuite il a pris un bâton
avec de l’encre de Chine et il a fait les contours.
On a fabriqué
un cache, on lui a fait mettre de la colle à l’intérieur de son bonhomme
et il a projeté du sable. Là, ça a été du délire. Le sable était resté
collé à l’intérieur du bonhomme et c’était vraiment autre chose.
Il y a un troisième
exemple. Nous travaillions avec des comédiens, parmi lesquels il y avait
Dominique Serrault qui était metteur en scène
à Choisy. Il avait une tête toute ébouriffée.
Un enfant de CP le voit arriver et dit :
« Oh ! maîtresse, est-ce que je peux
le dessiner ? » La maîtresse lui a dit : « bien sûr,
tu peux le dessiner ! » Ensuite, dans l’escalier on avait des
Dominique Serrault sous toutes les formes :
avec du fil de fer, du papier journal, etc.
L.R. :
Ce qui importe dans les conditions difficiles où nous nous trouvons dans
nos banlieues déshumanisées, c’est d’apporter pendant un long moment,
une attentive et délicate « part du maître ! » (Vir
les BEM n° 16 et 24).
Par ailleurs,
dans la revue L’EDUCATEUR n° 12 du 1er
mars 1974, paraît une interview de L. et E. Reuge
se rapportant plus spécialement à l’organisation générale de leur école.
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