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LA CÉRAMIQUE
DANS MA CLASSE
pendant3ans
Jacky DELOBBE
1971-72
La première
année
Lorsque j'ai
pris ces petits de classe enfantine il y a trois ans (une bonne quarantaine,
un seul local, des bancs, un tableau, des crayons feutres, de la peinture,
mais peu de matériel pédagogique sinon celui que j'apportais), je me suis
installée avec un peu d'appréhension dans cette nouvelle expérience. Sans
crédits suffisants pour lancer de nombreuses techniques, je me suis contentée
durant le premier trimestre de laisser parler les enfants, dedans, dehors,
avec moi, entre eux, avec des correspondants à l'aide du magnétophone
; de les laisser dessiner, découper, peindre... et faire du jeu dramatique
; très vite, ce fut ce dernier qui enthousiasma les enfants et qui nous
entraîna dans cette pente douce où chacun glisse avec son corps, sa pensée,
son rire, sa joie, et qui nous ouvrit le pays du soleil.
A la fin du
premier trimestre, nous pûmes en offrir un, grandiose, aux parents pour
la Noël. Un qui permit à tous les enfants ce dépassement qui les pousse
vers toutes les contrées à explorer et vers lesquelles ils se lanceront
déjà en vainqueur. Cette première fête nous rapporta un peu d'argent que
nous avions dépensé en partie à l'avance pour les costumes, les décors,
les accessoires créés par les enfants eux-mêmes. Mais il nous restait
un petit pécule intéressant que j'allais consacrer à installer l'atelier
argile.
Tout d'abord,
jugeant les enfants trop jeunes (4-5 ans), je ne pensais pas que l'émaillage
pût être pour eux une technique accessible :
ces poudres pâles, ternes, non attirantes, sont sans rapport avec les
couleurs chaudes, vives, vibrantes qui sortiront du four et que de très
jeunes enfants ne peuvent pas imaginer. Je me suis tournée donc vers l'argile
et j'en ai acheté ou m'en suis procuré de grandes quantités (je
n'ai jamais su faire la pédagogie au rabais). Je donnais chaque jour de
grosses mottes d'argile rouge, blanche, grise... et chaque jour des groupes
d'enfants pétrissaient leur joie, leurs réflexions, leurs gestes, leurs
éclats de rire ou leur colère dans cette terre si douce, si malléable,
si docile.
Durant un long
temps, les enfants eurent besoin de comprimer, de relâcher, de forcer,
d'étirer, de creuser, de presser, de caresser la pâte pour mieux la sentir,
pour l'animer, pour la dépouiller de ses mystères, pour entrer
dans une intimité profonde avec la matière. II suffisait à Fabien d'y
taper avec son poing et de tourner autour de sa main prise dans l'argile
en chantant :
Ma
toto de maman,
elle
va vite,
elle
va vite …
Et ce sera
Dany (petit gamin de l'assistance) qui se battra en créant avec sa terre,
qui la jettera, la secouera, la frappera jusqu'à en faire une crêpe fine
qu'il caressera un moment et sur laquelle il plantera des croix, des quantités
de croix avec patience, avec douceur et en chantant une sorte de complainte
dont je ne saisirai pas la profondeur. Sorti de son rêve (où était-il,
Dany, durant ce long moment ?), il répondra à mes questions en se débarrassant
très vite de moi :
- C'est
ton gâteau d'anniversaire, maîtresse.
Puis je vis
naître des quantités de mamans, de papas, de chiens, de chats, de chevaux,
d'animaux, de policiers, de clowns, de chinoises avec explications souvent
a posteriori au moment de la présentation.
Alors commença
le processus naturel de répétition et de croissance par l'expérience qui
les montait de plus en plus haut vers leur poésie et leur « beauté ».
Parfois les
enfants se mettaient à deux, trois, pour monter un grand objet, les plus
habiles aidant les autres. Je me rappelle encore cet arbre de Pascale
qui voulait modeler sa maman, mais qui ne parvenait qu'à dresser un fuseau
grossier d'argile et que Christophe tira de l'échec en lui disant :
- C'est
l'arbre chinois.
- Oui,
répondit Pascale, mais il n'a pas de branches.
- Mets-lui
en des grosses en haut, comme cela, dit Frédéric.
Et Frédéric
monta sur la chaise, soulevant ses bras élégamment de chaque côté de sa
tête. Christophe intervint aussitôt :
- Frédéric,
ne bouge pas ! Pascale va faire les branches comme tu les lui montres.
Et Pascale
modela avec Christophe les branches de Frédéric-arbre
qui parlait toujours, racontait : « C'est l'automne, il y a du
vent, les branches bougent, les feuilles vont tomber… » Et Frédéric
modifiait la position de ses bras, de ses mains.
J'observais
de loin cette marionnette vivante et intelligente qui soufflait sa vie
à l’oeuvre de Pascale.
Parfois Christophe
changeait la position des bras de Frédéric, d'autres fois celui-ci descendait
de sa chaise pour recoller une branche ou la recourber... et il en sortit
un merveilleux « arbre chinois », puissant et très drôle.
Au début les
enfants utilisèrent surtout l'argile pour monter des objets, des maisons,
des H.L.M., des ponts enjambant les ruisseaux,
toutes sortes de volumes. Mais un jour Erika nous entraîna vers une nouvelle
piste. Les enfants avaient fabriqué deux grandes marionnettes indiennes ;
Erika voulut modeler l'Indienne en argile : elle prit une très grosse
boule de chaque côté de laquelle elle colla deux tresses, y traça la bouche
et les yeux, la décora longuement ; une belle tête d'Indienne. Mais
comment monter un grand corps qui supporterait cette tête et comment faire
tenir cette dame debout ? Sans hésitation, Erika aplatit la tête
sur la table, la travailla à nouveau en surface et fit de même pour tout
le corps : elle nous présenta une très belle marionnette couchée,
richement décorée. Ce fut la première « plaque » qui sortit
de la classe. Peu à peu les enfants améliorèrent la technique : ils
préparaient la plaque d'abord, étalant la motte à l'aide du rouleau à
pâtisserie, traçaient leur dessin avec un vieux crayon à bille, gravaient
certains traits largement, collaient des colombins, accentuaient des tracés
avec leurs doigts, creusaient, décoraient, lissaient jusqu'à ce que le
travail soit achevé.
Jamais les
enfants ne se sont lassés de cette technique des plaques, peut-être parce
que c'est elle qui est la plus fidèle à leurs graphismes si riches, et
qu'elle ne les trahit pas. En même temps que les plaques, les enfants
découvrirent le masque. C'est évidemment pour Carnaval qu'on en eut besoin.
A cette époque-là, les enfants roulaient des plaques de très grandes surfaces,
et sur ces surfaces-là ils délimitaient un visage, frisaient une barbe,
peignaient des cheveux, avec différents crayons, bâtons, plumes, creusaient
des yeux, collaient des nez, retroussaient des lèvres ou les rabaissaient,
construisaient sur un même visage divers profils, diverses expressions.
C'est ainsi qu'apparurent des quantités de masques variés, aussi frustes,
naïfs, sereins, ou tourmentés que ceux que nous offrent certaines civilisations
primitives, mais avec un tel élan de liberté qu'ils représentent tous
une vision sensible de notre époque.
Ces plaques
et ces masques devaient être rapidement exécutés. Je demandais aux enfants
de n'y consacrer pas plus d'une ou deux séances. C'est d'ailleurs ce que
j'exige pour beaucoup de travaux pour diverses raisons, en particulier
parce que les enfants se lassent d'un travail trop long et ne créent plus.
Ils ne sont pas encore à l'âge où l'on peut leur faire enfermer l'impression,
l'instant, leur spontanéité dans une étude longue et approfondie. Cela
demande donc la collaboration des autres camarades : l'enfant étant tantôt
le maître, tantôt le « manœuvre » : ce qui compte c'est
l'oeuvre terminée, vite et bien.
1972-73
La deuxième
année
A la fin de
la première année, la moisson était abondante mais n'ayant toujours pas
de crédits, je préférai continuer à faire poursuivre le tâtonnement avec
le matériau plutôt que de dépenser des sommes personnelles dans les cuissons.
Ce fut la deuxième année donc que je commençai à me préoccuper des cuissons.
N'ayant pas de four à l'école, je trouvai quatre portes gentiment ouvertes,
dont celle d'un céramiste qui prenait les pièces les plus grandes. Nous
franchîmes alors une nouvelle étape : les enfants apprirent qu'il
fallait davantage travailler l'argile, bien la pétrir, la modeler longuement,
doucement avec son doigt, la mouiller avec sa salive, rouler les plaques
d'une épaisseur régulière... Nous sentions que nous devions nous imposer
des exigences très strictes pour atteindre la perfection, pour que nos
oeuvres n'éclatent pas à la cuisson... Nous avons travaillé beaucoup le
séchage pour qu'il devienne aussi un bon moment de création : en
effet il fallait sécher les grands masques sur des tonneaux de lessive,
un parfois ne suffisait pas, nous devions en mettre deux bout à bout,
utiliser des tissus mouillés, des boîtes, des règles pour soutenir, ou
donner de nouvelles formes (c'est ainsi que Cyril décida de sécher son
grand masque du soleil sur des assiettes creuses superposées laissant
déborder largement la chevelure et la barbe afin de leur glisser au-dessous
diverses épaisseurs de tissus mouillés, faisant onduler l'argile, ce qui
donna un splendide soleil aux rayons mouvants, qui semblait être un dieu
de la mer).
Jamais un travail
à l'argile ne fut jeté, ni remis au tas, ni méprisé. Chaque fois qu'un
enfant allait à l'atelier d'argile, il ouvrait une nouvelle page de son
dossier et cette page était son oeuvre vivante : c'était parfois « le
témoin » d'un poème, d'un chant, d'un geste, mais que ce fût une
masse informe, une statue, un masque ou un bas-relief émouvant, c'était
avant tout l'expression de la poésie magnifique de l'instant qui passe...
Nous le conservions donc, nous le faisions cuire, nous le respections...
et peu nous importait les commentaires de nos visiteurs. Nous ne brisions
rien, de même que jamais nous n'avons froissé une seule page d'un album.
Chaque argile était une étape pour l'enfant : soit un jalon qui lui
permettait de poursuivre son cheminement, soit une réussite qui le montait
à un nouvel échelon.
Cependant,
bien vite, je m'aperçus qu'il fallait offrir aux enfants une vision plus
lumineuse de leurs gestes et tandis que nous cirions les argiles cuites
avec des cirages en boîte, de toutes couleurs : marron, rouge, noir,
jaune, bleu... ou des cirages en tubes délayés dans de la cire liquide,
je me décidai enfin à acheter des émaux. Je ne dirai pas la somme énorme
que je dus investir cette deuxième année pour que le travail se poursuive.
Je préparai donc aux enfants ce nouvel atelier. J'écrivais sur les pots
la couleur de l'émail avec lettre majuscule ou signe que les enfants apprirent
vite à reconnaître. Mais je ne leur ai jamais montré d'échantillons de
couleurs cuits sur biscuits. Les enfants savaient que tel pot de rose
sortait rouge, tel gris, vert... Je laissais à leur imagination le soin
de voir leur rouge ou leur vert, peu importait celui qui sortirait du
four.
De toutes façons
les couleurs ne décevaient jamais les enfants : c'était beau. Ils
aimaient surtout les teintes vives, violentes... (Attention à ne pas projeter
sur les enfants nos goûts discrets et délicats d'adultes !) « Fais
toujours travailler sur oxyde et blanc me disait mon camarade, tu n'obtiendras
jamais de teintes criardes. » Oui mais les enfants eux,
étaient déçus, ils préféraient ces jaunes vifs, ces violets, ces oranges,
toutes ces lumières fortes qui étaient les mêmes que celles de leurs peintures,
les mêmes que celles de leur vie, de leur mouvement.
Je ne dirai
pas que l'émaillage passionna les enfants de cet âge : tapoter, toujours
tapoter en ne posant que des teintes fades et peu engageantes ne les passionnait
pas. Les plus âgés se mettaient au service des plus jeunes. II fallait
passer deux couches, trois couches d'émail pour que les plaques soient
bien recouvertes. Sur carreaux et biscuits, la technique est plus facile ;
mais leurs plaques parfois grossièrement modelées, insuffisamment lissées
réclamaient un émail épais, beaucoup de patience, un travail long, minutieux,
ingrat. « Le travail chez vous, les freinétistes,
est synonyme de facilité. L'enfant au fond fait ce qu'il veut, quand il
veut et où il veut », nous disent certains observateurs
fats... Eh bien qu'ils prennent une plaque d'argile de 50 x 50 et quelquefois
plus grande, et qu'ils y émaillent un relief quelconque, ils verront quelle
ténacité, quel effort fastidieux cela demande à des enfants de 4-5 ans
!!!
A la fin de
la deuxième année, devant l'abondance des travaux d'enfants : argile
brute rouge, argile blanche, terre chamottée
si proche de la pierre, argiles cirées, plaques émaillées, masques, biscuits
de toutes sortes, carreaux blancs, rouges.., je décidai évidemment d'offrir
aux enfants l'exposition de toutes ces richesses. Je trouvai un petit
pavillon de trois pièces, et là nous passâmes une semaine à accrocher
toutes les céramiques, peintures, tapisseries...
L'ami céramiste
est venu la visiter. J'espérais des conseils, des critiques qui font avancer,
mais il me dit seulement :
- On est
bien ici. Tout est vivant, profond, vrai, plein de chaleur et de lumière.
Cette exposition
nous a rapporté beaucoup d'argent, ce qui me permit de rentrer dans mes
frais et de garder un bénéfice, garant de notre travail de la troisième
année.
1973-74
La dernière
année
Cette dernière
année à Artigues fut plus facile, les enfants
avaient à discrétion de l'argile, des émaux et d'autres matériaux. Car
jamais je ne privilégierai une technique artistique au détriment des autres :
les enfants avaient chaque jour à leur disposition tous les ateliers (peinture,
encre de Chine, marionnettes, imprimerie, tapisseries, argile, émaillage
...), les tâtonnements dans chaque technique étant utiles voire nécessaires
pour les autres. II n'y aurait certainement pas eu cette éclosion si rapide
dans les oeuvres de ces tout petits enfants si la céramique n'avait pas
été intégrée à un milieu culturant, s'ils n'avaient
pas pu vivre et vibrer dans cette « voie royale » si chère à
Freinet, s'affirmer, s'épanouir...
Cette dernière
année eut un grand rayonnement dans l'école. Ma classe ayant été dédoublée
à partir de janvier, j'eus alors un effectif plus restreint, des enfants
suffisamment autonomes, ce qui nous permit de nous rendre disponibles,
ouverts et accueillants aux gamins des autres classes. Les petits de 3-4
ans, le C.P., le C.E.1, le C.M.2 se lancèrent
dans la céramique. Leurs travaux, les conseils, les aides s'entremêlaient
dans une belle communauté d'enfants et d'enseignants. Et nous pûmes à
cette heure-là, dans ce climat d'amitié, sensibiliser un peu nos collègues
à la pédagogie Freinet.
Dans cette
école de sept classes où seuls, mon mari et moi-même pratiquions la pédagogie
Freinet, nous fîmes à la fin de l'année une splendide exposition à laquelle
toutes les classes participèrent, même celles qui n'avaient pas osé travailler
l'argile. Nous trouvâmes un très grand bâtiment restauré où la pierre,
le bois et le verre faisaient éclater ces oeuvres d'enfants, chaudes et
sincères où triomphait l'expression libre.
A la suite de cette expérience, j’ai essayé
moi-même de travailler l’argile ; j’ai plongé mes mains dans cette
douce « aussi douce que le corps d’une femme » comme
disait mon camarade et qui est souvent une caresse. Je croyais être plus
forte que la matière, la dominer, mais il y avait intimité et complicité
profonde entre la matière et moi. Parfois elle se rebellait, parfois elle
s’offrait, elle m’obligeait à fouiller plus loin au fond de moi et à ma
découvrir, à me révéler aux autres et à moi-même.
Tout comme l’enfant s’offre à nous et nous offre sa liberté totale
… alors seulement j’ai senti toute la richesse pédagogique de ce matériau.
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