Dialectiquement, le regard que nos cinq à six ans posent sur le monde, leurs observations spontanées nourries d'émotions premières suscitent bien souvent d'heureuses trouvailles poétiques, des créations gestuelles, plastiques ou verbales qui sont la projection de sensibilités vibrantes guidées par une pensée organisatrice déjà capable de représentation.
« Maîtresse, hier soir le soleil s'est couché juste devant ma maison. Les nuages sont partis. La lune était là ».
« Ce matin le brouillard était tout en voiles, il allait se marier. »
« Regarde maîtresse, les feuilles font les oiseaux dans le vent. »
« Le goéland pose ses ailes sur le vent ».
Ces métaphores, ces images neuves que nos enfants créent avec tant de bonheur pour notre plus grande joie ne révèlent-elles pas à la fois une présence aiguë au monde, une joie intarissable d'exister, un étonnant pouvoir d'assimilation et de re-création qui dénotent une pensée élaboratrice en continuelle gestation ?
Pour nos petits, l'acte et la pensée sont si intimement liés qu'il est parfois difficile de faire le point entre une spontanéité créatrice qui semble porter en elle-même sa propre fin et l'évolution mentale qui découle de cette activité et la soutient constamment. D'autant plus que cette évolution est portée et enrichie par la mise en commun des découvertes et des expériences de chacun.
J'assistais l'autre jour dans une section de cinq à six ans, à une conversation-jeu suscitée par la tempête qui sévissait depuis le matin :
- Le vent me faisait courir.
- Et moi il me faisait reculer, alors je le poussais.
Le geste suivant immédiatement la parole, les enfants se sont alors livrés avec un évident plaisir à une éloquente mimique qui est vite devenue mise en scène, jeu du vent et des feuilles mortes, un jeu dans lequel, chaque enfant s'identifiant avec la chose créée, nous a révélé son tempérament dans les gestes et les attitudes si divers inventés par chacun qui s'est révélé à lui-même en inventoriant ses possibilités d'identification au réel, en se mesurant à l'objet, en s'entretenant avec lui.
De ce constant dialogue de l'enfant engagé dans la découverte avec la réalité dans laquelle il s'insère naît une continuelle invention de techniques et de formes qui lui permet de prospecter ses pouvoirs et de les essayer en toute sécurité.
Démarche investigatrice et explicative, constitutive à la fois de l'oeuvre et de la pensée qui, cherchant ses voies, se crée dans l'immédiat des arguments péremptoires, use de la contradiction et de l'analogie, se structure à partir des exigences du projet et de la réalité rencontrée.
Le chagrin provoqué par le voyage d'un papa sur un bateau marchand a suscité chez les enfants de cette même classe, poussés par une sympathie naturelle et agissante pour les êtres et les choses de leur milieu, une prise de conscience de l'éloignement et de l'existence de moyens de communication inhabituels : - Comment les lettres du papa d'Anne-Françoise lui parviendront-elles ? - Les Goélands les apporteront-ils sur leurs ailes ? - Alors elles tomberont à l'eau et seront toutes mouillées, on ne pourra pas les lire. - Peut-être elles iront par-dessous l'eau ? - Oui, mais les crabes et les poissons vont les manger ! - Moi je sais, le papa d'Anne-Françoise va venir jusqu aux « escaliers de la mer » et il donnera sa lettre au facteur. - Mais son bateau n'est pas au port, il est au milieu de la mer ! - Alors il faut qu'un autre bateau aille rejoindre celui du papa d'Anne-Françoise, chercher ses lettres et les ramener à Brest. L'expression libre permet à l'enfant d'insérer ce qu'il pense et ce qu'il sent dans ce monde de réalités objectives et communicables qui constitue l'univers matériel et social. Et cette insertion se fait selon son mode particulier d'être, par identification de l'enfant et de la chose qu'il fait, de la réalité qu'il rencontre. Conquérant et créant son propre univers, il crée un monde subjectif, riche de valeurs et de significations qui s'insère cependant dans une réalité plus large, celle du monde des vivants, celle de la vie quotidienne. Pour l'enfant comme pour le poète ou l'artiste, les oeuvres poétiques ne sont pas, selon le mot de Rilke : « des sentiments, ce sont des expériences ». Expériences, aventures de la main qui se mesure avec la matière qu'elle métamorphose, avec la forme qu'elle transfigure, expériences avec le corps qui s'infléchit à la recherche des rythmes de vie, expériences avec le verbe et la magie des mots, qui sont en même temps expériences, et aventures mentales et prises de possession magique et magnifique du pouvoir ordonnateur de l'esprit. Ainsi l'enfant se constitue à travers ses œuvres. Y inventant, il s'invente, y choisissant, il se choisit. Par le dialogue il dépasse sa propre expression pour tendre vers un équilibre, une harmonie, une communication humaine, une transposition du monde qui sont déjà de l'Art. Madeleine PORQUET, Inspectrice des Ecoles Maternelles. |
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