LES ADULTES DESSINENT AUSSI
10 ans d’expression graphique

Des adultes qui tentent l’aventure de l’expression graphique depuis dix ans, se retrouvent, dessinent, échangent, sont heureux de le faire et désirent communiquer aux autres ce qu’ils ont vécu.

Participants :

Marthe Guthmann
Irène Widemann
Lucien Buessler
Claude Centlivre
Bernard Mislin
Sylvie Scheu
Francis Bothner
Agnès Zumbielh
Monique Bolmont
Roland Bolmont
Marie-Jeanne Bothner

 
 

à l'origine : une rencontre

1968 : mois de septembre. Plusieurs camarades du groupe École Moderne du Haut-Rhin participent à l'animation d'un stage Pédagogie Freinet organisé aux Emibois, en Suisse, dans cette partie francophone du canton de Berne qui a, depuis, conquis son autonomie. Ils en reviennent enthousiasmés par les travaux d'art enfantin et adolescent qu'il leur a été donné de voir dans le cadre de ce stage.

Leur enthousiasme est tel qu'ils provoquent, dès le 7 octobre, une réunion exceptionnelle du groupe départemental afin de « rendre compte des recherches entreprises par les amis du Jura suisse dans le domaine de l'abstrait spontané et de permettre aux camarades ayant de grands élèves, de plus de 12 ans, de commencer immédiatement leurs tâtonnements ». Mais cette réunion est un échec, car les seuls témoignages qui auraient pu emporter notre conviction, à savoir les productions des adolescents, font défaut.

La chaleur des comptes rendus de nos camarades semble pourtant avoir éveillé la curiosité des présents puisque, le 21 novembre, nous sommes près d'une quarantaine à nous retrouver à Délémont où nous accueille l'équipe jurassienne. Une exposition montée à notre attention, réunissant un nombre impressionnant de dessins, de gravures, de tapisseries, nous séduit par sa richesse et sa luxuriance de couleurs et de graphismes et nous convainc de la fécondité de la voie de l'abstraction à condition de la laisser s'exprimer dans un climat de liberté et de respect de la personnalité. Jean-Pierre Grosjean, chargé de la formation des normaliennes de Délémont dans le domaine des arts plastiques, militant passionné de l'expression libre, nous rend longuement compte du pourquoi et du comment des pratiques entreprises dans le domaine du dessin abstrait spontané et ceci dans l'esprit de la Pédagogie Freinet.

... l'abstrait spontané pour un nouveau départ de l'expression graphique à l'adolescence...

C'était l'époque où beaucoup d'entre nous avaient des cours de fin d'études ou des classes de transition, donc des élèves en âge d'être sensibles à l'abstraction. Aussi, dès le printemps 1969, nous sommes suffisamment nombreux à tenter cette voie pour pouvoir organiser des circuits d'exposition itinérante. Ce que nous constatons dans nos classes vient confirmer ce que nous avons ressenti en visitant l'exposition à Délémont : nos adolescents ou pré-adolescents retrouvent la passion du dessin qu'ils avaient perdue.

Pourquoi l'avaient-ils perdue ?

Deux raisons essentielles sans doute : l'expression spontanée si riche à l'âge de la maternelle, du cours préparatoire ou du cours élémentaire semble se tarir à l'approche de l'adolescence ; mais aussi, à cet âge-là, les beaux dessins naïfs, les beaux soleils fleuris, les maisons multicolores, les animaux féeriques et imaginaires ne leur conviennent plus. Ils veulent représenter la réalité, la « photographier ». Or, leur manque de technique - qui est celui de leur maître - leur idée préétablie que pour bien dessiner il faut être doué, les rendent inaptes â atteindre cet objectif. Alors, plutôt que d'offrir des images non conformes à la réalité, ils préfèrent s'abstenir.

 
     

la démarche proposée

On observe qu'à l'occasion de circonstances qui captent l'attention d'une personne (conversation, discours...) sa main n'en est pas pour autant immobile. Si cette personne dispose d'un support pour écrire, d'un outil susceptible d'y laisser son empreinte, on la voit ébaucher des formes, esquisser des profils.

Notre démarche résulte de l'hypothèse suivante : ne serait-il pas possible d'induire, mais surtout de développer un processus créatif à partir de ce qui semble être un réflexe ?

Abandonnons le figuratif et empruntons l'abstrait.

Résolument.

Mais en ouvrant le champ de l'abstraction à l'expression libre afin de le faire féconder par les sources mêmes de la création, par ce qui vient du plus profond de l'être. En retrouvant d'abord les formes, les mouvements, les rythmes qui nous sont personnels. Le jeune adolescent est mûr pour cette recherche où il se découvre dans sa création.

 
     

... Je pense que dans ma classe, la découverte du dessin abstrait spontané a atteint ses buts :
- II a su ranimer une flamme si longtemps maintenue en veilleuse ;
- Il a procuré beaucoup de joie : tout le monde, sans exception, a eu plaisir à découvrir sa ligne, sa forme
- Les élèves ont beaucoup dessiné en classe, à la maison, même après le départ de l'école (il y en a qui ont régulièrement apporté leurs oeuvres pendant un laps de temps assez long) ;
- Les mises en commun étaient animées, fructueuses ;
- Il y a eu abondance et qualité ;
- L'intérêt suscité était profond et tenace : exemple cette petite apprentie vendeuse à Mulhouse qui avait découvert en ville des abstraits dans une vitrine et qui allait voir régulièrement s'il y avait des nouveautés.
Mais pour moi, la preuve irréfutable de l'adhésion totale des jeunes au bien-fondé de la nouvelle voie suivie m'a été donnée lors de la visite de l'exposition de Serge Poliakoff, un des grands maîtres de l'abstrait :
- Élèves et maître et artiste ont communié ce jour-là comme jamais ;
- J'étais étonnée de l'intérêt suscité par cette expo, de la profonde sensibilisation de mes jeunes à l'abstrait, des jugements très valables qu'elles étaient capables d'émettre dans ce domaine.
Cette visite restera pour moi un des meilleurs souvenirs de ma carrière d'enseignante.

Marthe Guthmann

 

nous dessinons nous-mêmes pour mieux comprendre et pour notre plaisir

Oui...
Pourquoi nous priverions-nous d'un plaisir que nous offrons aux jeunes ?
En réponse à cette question, nous avons entrepris une démarche qui, dix ans après, se poursuit encore.

 

 

Nous avons choisi un outil simple : le crayon ; comme support, un papier ordinaire, voire même un papier journal.
Pendant un certain nombre de séances, nous avons procédé de la manière suivante : nous avons gribouillé, les yeux fermés d'abord, pour ne pas être tentés de rechercher à structurer ni le dessin, ni l'espace.

 

 

 

Reprenant ensuite nos ébauches, nous en avons souligné à notre gré, une forme, accentué un profil, modifié une surface ou une structure.

 
   

Chacun a pu, à son rythme propre, dégager ses formes ; et la mise en commun systématique de tous les gribouillis, de toutes les productions, a révélé que ces formes étaient caractéristiques de leurs auteurs.

Mise en commun de la diversité opposée au collectivisme d'idées

Puis nous avons varié les techniques, utilisant le feutre noir, le fusain, l'encre de Chine, tâtant de la couleur avec les feutres, les craies grasses, les encres, la gouache, la peinture à l'huile, passant du papier à la toile.

 

 

 

 

 

 

 

le dessin abstrait spontané s'est révélé être beaucoup plus qu'une technique

I1 est une ouverture et chacun s'est mis peu à peu à explorer un chemin qui le menait dans des régions qui lui apparaissaient pleines de promesses et qui, pour plusieurs d'entre nous, étaient plus ou moins voisines du surréalisme.

 

Mj

 
 

Le but de l’expérience n’est pas le retour au figuratif…

Mais une possibilité de choisir un mode d’expérience, dès qu’on en ressent l’envie ou la possibilité, même si on brûle des étapes

   

Sculptures

Nous avons enrichi nos recherches dans le plan et dans l’espace à l’aide de matériaux tels que le bois, la terre, le métal, le béton cellulaire, le sable de fonderie, voire même la combinaison de matérieux divers, mais en les abordant toujours avec la démarche qui, sur le plan graphique, nous a paru si féconde.

   

une aventure de près de 10 ans !

Nous nous retrouvons une dizaine, environ deux fois par trimestre, et ceci depuis près de dix ans. La composition du groupe n'est plus celle du départ : des camarades nous ont quittés, d'autres sont venus nous rejoindre. Il est rare qu'il y ait des absents à ces rencontres, c'est dire que nous avons plaisir à nous retrouver ! Des liens affectifs existent entre les participants.

Notre expérience repose sur le cheminement individuel : chacun de nous fait son dessin. Il ne nous a jamais paru possible de réaliser une oeuvre collective: la création collective est très contraignante, jusqu'à l'insupportable, s'il y a des personnalités fortes dans le groupe.

Nous sommes convaincus que chacun est capable de créer à condition de trouver un milieu encourageant, stimulant. Si le groupe n'existait plus, il est très probable que la production de certains d'entre nous finirait par devenir inexistante. Nous avons besoin du regard des autres. C'est dans un réel climat de confiance que nous mettons en commun les productions réalisées à la maison, entre deux rencontres, ou au cours de la séance.

Tout est mis en commun : les oeuvres achevées, mais aussi les ébauches, les recherches n'ayant pas encore abouti. C'est un moment essentiel ; le groupe accueille, encourage, suggère, conseille.

Chacun dit ce qu'un dessin, une sculpture, une peinture évoquent en lui. Et si l'auteur le veut, il expose à son tout ce qui l'animait ou ce qu'il essayait de faire.

Mais nous ne nous sommes jamais livrés à une lecture «psychanalytique» du message Nous n'en sommes pas capables et le serions-nous que nous nous garderions d'en prendre le chemin. De quel droit exprimerions-nous en clair ce que l'auteur nous livre dans un langage symbolique et qu'il ne peut ou ne veut communiquer autrement ? Les productions des uns et des autres se sont diversifiées au fil du temps autant au niveau du contenu qu'au niveau de la forme. Actuellement, chacun semble avoir trouvé une technique dans laquelle il est plus à l'aise pour s'exprimer. Cette diversité est féconde : il nous semble qu'elle enrichit chacun de nous.

« ... C'est en voyant « le dessin lunaire » de Roland que j'ai eu la révélation de mon envie : la voie du « surréalisme » que je n'ai pas quittée depuis... »

Mj

   

... le dessin évolue...

         ... le style s'affirme...

J'ai délaissé peu à peu la couleur pour revenir au crayon en même temps que je cherchais à trouver un dessin sculptural qui soit en résonance avec ce que je ressens.

L'élaboration de ces constructions m'est bienfaisante et j'y trouve du plaisir en dehors de toute considération esthétique.

Lucien

... et nous ?...

TOUT SE FORGE...
IL FAUT DES ENCLUMES POUR TOUTES CHOSES...

Lucien

   

NOTRE MOI RÉEL OSE SE MANIFESTER AU GRAND JOUR.
IL N'EST PLUS BESOIN DE L'ENFOUIR
OU DE LE RENIER POUR ÊTRE ADOPTÉ...

... Ceci confère peu à peu une certaine aisance, une certaine assurance, une quiétude qui se manifestent d'abord dans nos rapports avec les membres du groupe et petit à petit, dans nos rapports avec les autres et qui nous les fait accepter plus facilement dans leur pluralité, leur spécificité.
Le groupe a donc contribué à une certaine libération, le terme  n'est pas exagéré.

Marthe

IL ME PARAIT TOUT A FAIT SECONDAIRE DE SAVOIR QUELS FANTASMES, QUELLES NÉVROSES EXPRIMENT MES DESSINS. IL ME PARAIT TOUT A FAIT SECONDAIRE DE SAVOIR SI VOUS ÊTES CAPABLES DE LES DEVINER, DE LES DÉCHIFFRER...

... Mais par contre, il me paraît important, primordial, que chacun ose faire un dessin, sachant qu'il est peut-être porteur de ces fantasmes, de ces névroses et il me paraît encore plus important que vous acceptiez ces dessins avec ce qu'ils portent, avec ce que je suis ou ne suis pas.
Il ne s'agit là ni de lecture ni de thérapie; il s'agit d'être, d'avoir le droit d'être et d'être reconnu comme existant tel que j'existe.
C'EST ÉNORME.
Bien plus important que de se sentir en état de bravoure parce qu'on a « titillé » son inconscient.

Lucien

   

le dessin me renvoie au mystère de celui qui l'a créé...

Il suffit d'isoler l'arbre de la forêt... d'en cueillir l'impression.

Dessiner a toujours été un moyen d'expression pour moi, mais j'avais besoin qu'il devienne moyen de communication ; être reconnue à travers ma créativité. Cela, je l'ai trouvé dans le groupe.

Aucun de nous ne possède « la vérité », ni même de technique académique. Personne n'impose rien à l'autre. Nous sommes simplement en recherche de notre expression et de nous-mêmes. Et cela me convient et me plaît. Et puis, il s'est créé une sorte de connivence implicite, une connaissance intuitive des autres, qui passe en dehors des mots, à travers les productions que nous nous livrons.

Agnès

   

des difficultés

Pour progresser dans notre expression, il faudrait que nous produisions davantage. Mais chacun de nous a des charges familiales ou des responsabilités diverses qui nous prennent du temps. Mais nous continuons : nous avons encore tant à découvrir et à dire !

Au niveau du dessin, certains ont des difficultés à exprimer ce qu'ils voudraient par manque de technique. Il est certain que, en recherchant un peu, ceci pourrait être dépassé.

et pour en revenir à l'enfant...

Comme nous, il vient en classe avec le lot de ses richesses ; il les met en chantier selon son rythme, ses capacités.

... Ce qu'il veut, ce qu'il aime, ce qu'il sent, ce qui le tourmente, c'est sa meilleure chance de réussite.

   

en conclusion

Nous ne sommes plus les seuls à travailler au niveau du département. D'autres modules se sont constitués : en dessin, expression écrite, expression corporelle. Les camarades qui participent au travail de ces ateliers se retrouvent régulièrement au cours de week-ends ou de journées. L'année dernière, nous avons organisé une rencontre entre ces groupes.

Les ateliers « expression adulte » proposés aux stages organisés par l'I.C.E.M. 68, 67. 70, ont toujours beaucoup de succès. Ils répondent à un besoin profond des êtres qui veulent prouver qu'ils sont capables d'exister en dehors de toutes les normes et les codes que leur impose la société.

Cette expérience vécue au cours des stages permet de mieux comprendre la démarche par laquelle on arrive à l'expression. C'est une ouverture importante, nous pouvons sans doute mieux cerner ce que font les élèves dans nos classes.

 

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