Bibliothèque de lEcole Moderne n°8-9 Méthode naturelle de lecture 1961 |
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TABLE DES MATIERES ·
Les erreurs des méthodes faussement
scientifiques de la scolastique ·
Initiation à l'expression écrite et à la
lecture par la méthode naturelle ·
L'écriture se dégage du dessin ·
Le processus de perfectionnement de
l'écriture ·
L'IMPRIMERIE et les textes autonomes
indépendants des lettres ·
Vers la maîtrise définitive des techniques
d'écriture et de lecture ·
La nouvelle méthode naturelle Imprimerie C.E.L. CANNES - Dépôt légal III - 1961 Le directeur de la publication : C. FREINET |
L'erreur des méthodes faussement scientifiques de la scolastique
Vers des voies plus naturelles et
plus efficientes de l'acquisition
Si vous
demandez à une maman, - serait-elle agrégée ou même professeur de grammaire et de
phonétique - selon quelle méthode elle a appris à parler à son enfant, elle vous
regardera étonnée. Comme s'il pouvait y avoir deux façons d'enseigner le langage à son
enfant ! Comme s'il pouvait même exister une façon d'enseigner le langage ! Il
y a seulement une façon pour l'enfant d'apprendre à parler, selon le seul processus
naturel et général de tâtonnement expérimental que nous avons défini dans notre
livre : « Essai de Psychologie Sensible Appliquée à l'Education »
(Editions de l'Ecole Moderne Cannes (A.-M.)
L'enfant
jette un cri plus ou moins accidentel, plus ou moins différencié. Et il se rend compte -
d'une façon, certes, plus intuitive et inconsciente que formelle - que ce cri a un
certain pouvoir sur le milieu, non sans analogie avec les cris qu'il entend autour de lui.
C'est ce cri, lentement modulé, puis articulé, qui deviendra le langage.
Sous quels
mobiles, selon quelle norme se fera cette évolution, se parfera cette conquête ?
Nous
résumerons ici ce processus, qui n'est d'ailleurs pas particulier à l'acquisition du
langage :
a) L'être
humain est, dans tous les domaines, impulsé par un mystérieux principe de vie qui le
pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner, à se saisir des
mécanismes et des outils, afin d'acquérir et d'accroître sa puissance.
Si ce
besoin n'existait pas, toutes nos sollicitations, toutes nos inventions pédagogiques
seraient foncièrement inopérantes comme elles le sont dans les tentatives, pourtant
patientes et méthodiques, d'éducation des singes.
b)
L'individu éprouve une sorte de besoin physiologique, plus que psychologique,
fonctionnel, d'accorder ses actes, ses gestes, ses cris avec ceux des individus qui
l'entourent, de se mettre à l'unisson. Tout désaccord, toute disharmonie sont ressentis
comme une désintégration, cause de souffrance. Il ne s'agit pas seulement
d'imitation : c'est plus profond et plus organique et plus impératif : c'est un
geste qui suscite un geste semblable, un rythme qui impulse les muscles d'une façon
uniforme, un cri qui appelle un cri identique.
En vertu de
cette loi, il est naturel que l'enfant, qui veut croître en puissance, s'efforce à
mettre ses gestes et ses cris à l'unisson des gestes et des cris de son entourage.
c) Comment
se réalisera cette conquête ?
Il n'existe
pas d'autre processus que celui du tâtonnement expérimental, puisque la science
elle-même n'en est que l'aboutissant.
Dans son effort pour mettre ses cris à l'unisson des cris
ambiants l'enfant essaye successivement toutes les combinaisons et possibilités qui lui
sont offertes par son organisme : mouvement de la langue et des lèvres, action des
dents, inspiration ou expiration. Il retient, pour les répéter et les utiliser, les
essais qui ont réussi et qui se fixent en règles de vie plus ou moins indélébiles.
L'enfant
parvient ainsi, en un temps record, à l'imitation parfaite des cris qu'il entend. Après
une infinité d'expériences certes, mais l'individu ne ménage jamais sa peine quand
c'est toute sa vie qui est engagée. Pas plus que le joueur qui lancera tout un jour, et
des années, des boules vers le but pour approcher de la perfection de ses gestes.
Et la
preuve qu'il n'y a que tâtonnement expérimental, et non raisonnement, c'est que :
L'enfant ne
parviendra pas à imiter parfaitement s'il entend imparfaitement, si, par suite de quelque
malformation organique, certaines inflexions ne sont pas perçues par son oreille
déficiente ;
Si, bien
qu'entendant parfaitement, la gamme des expériences possibles est entamée par une
faiblesse congénitale ou accidentelle ;
Et qu'il
imite aussi bien les défauts du langage que ses qualités. Il se met tout simplement à
l'unisson parfait du langage ambiant. D'où la persistance des accents, des idiomes
locaux, comme aussi de certaines prononciations défectueuses communes à une famille ou
à un groupe vivant.
d)
Seulement, autre principe essentiel qui donne toute son éminente valeur à l'action
éducative : le processus de ce tâtonnement expérimental peut être perfectionné
et accéléré.
Un milieu
« aidant » qui lui présente des modèles les plus parfaits possibles, qui lui
facilite son expérience personnelle, qui le dirige dans la systématisation des
réussites en diminuant les risques d'erreurs, est sans nul doute décisif dans cette
accélération.
Mais l'homme commettrait une erreur toujours fatale s'il prétendait changer ce processus, baser ses pratiques éducatives sur d'autres principes, faire appel, par exemple, au raisonnement, à la logique, à la mémoire, à l'intelligence, à une science faussement idéalisée qui parviendrait, en effet, à brûler parfois les étapes, mais au détriment des individus qui en seraient désaxés au plus profond de leurs aspirations vitales.
*
C'est
pourtant l'erreur commise par la scolastique qui prétend substituer au processus par
tâtonnement expérimental une méthode apparemment logique et scientifique qui supprime
ce tâtonnement. Pourquoi laisser l'enfant s'attarder à une infinité de gestes mal
coordonnés, à une marche rampante ou à quatre pattes, à de longues expériences mal
dirigées le long des meubles ou d'une chaise à l'autre, pour arriver enfin à cette
maîtrise qui seule importe : la marche régulière, la course ou le saut. Il suffit
de décomposer scientifiquement les gestes, les mouvements, les contractions ou la
détente des muscles nécessaires à l'harmonie et l'équilibre, d'enseigner ces gestes -
et seulement cela en passant par-dessus tous les inutiles essais préparatoires - pour
obtenir une éducation plus rationnelle de la marche.
A dire
vrai, ce raisonnement n'a point encore été appliqué ni à l'apprentissage de la marche,
ni à celui du langage ; - ou, s'il l'a été, il faut croire que l'échec a été
trop patent pour que reprenne l'expérience. Où est-ce plutôt que, par ses buts
particuliers, l'Ecole n'a procédé qu'à partir des enfants sachant marcher et parler et
que, lorsqu'elle s'est attaquée à la phase précédente, elle a lamentablement échoué
là où n'avait pu réussir la méthode naturelle
Toujours
est-il qu'on distingue arbitrairement entre les acquisitions strictement familiales et les
acquisitions scolaires, et c'est ce qui explique l'étonnement de la maman professeur à
qui on suggère l'identité des diverses conquêtes humaines, et la nécessité donc
d'harmoniser les méthodes qui doivent être également valables et efficaces dans l'un et
l'autre cas.
Or, comment
procéder et que vaut cette méthode scolastique ?
Dans tous
les domaines, elle tend à supprimer le tâtonnement expérimental qu'elle remplace par un
exercice et un raisonnement méthodiques.
C'est le
dessin qui débute par le trait net et droit - sans considérer à quel point il est la
lente conquête du tâtonnement expérimental - par la courbe mathématique et mécanique,
qui se perfectionne par la copie servile de modèles, avec naturellement interdiction
formelle de se livrer à tous autres tracés fantaisistes de lignes, à ces
« gribouillages » que l'Ecole pourchassait naguère et qui se réfugiaient
obstinément, plus vivaces, plus expressifs, plus originaux encore, sur les couvertures de
livres, en marge des pages écrites, sur le sable, sur le trottoir, sur les portes et les
murs. Et nous serions curieux de savoir dans quelle mesure exacte cette activité
tâtonnée clandestine n'est pas à l'origine des meilleurs succès de la méthode
scolastique, jusqu'à quel point la vie irrépressible n'a pas, malgré les règles,
dominé la sécheresse et la mort de la scolastique.
C'est
l'écriture qui débutait naguère encore par ces cahiers de modèles où le tracé d'un
crayon inexpert est contraint de suivre des pointillés, et se continuait par la copie
servile de lignes de mots et de phrases, puis de paragraphes ou de pages entières de
manuels incompréhensibles et incompris. Et cela, en interdisant avec la même rigueur le
danger toujours renaissant d'une fantaisie qui voudrait bien essayer l'outil nouveau pour
la besogne personnelle de puissance et de vie qui, seule, importe.
Mais
l'école avait beau faire : la fantaisie se glissait malgré tout dans la forme
originale des lettres, dans la persistance de particularités graphiques, orthographiques
ou syntaxiques qui étaient, elles aussi, la tenace protestation de la vie contre la
règle insensée. Et Il resterait encore à établir jusqu'à quel point les succès les
plus retentissants de l'Ecole ne sont pas venus de ces inconscientes protestations de la
vie qui, malgré les rigueurs de la règle, a trouvé le chemin de l'expression
personnelle.
C'est la lecture qui commente inévitablement par le a e i o u, pa pe pi po pu, préliminaires de la suite apparemment logique et rationnelle de tous ces vocables et expressions barbares par lesquels on accède enfin à la lueur vacillante des pages de lecture courante.
L'enfant
tourne anxieusement les feuillets, à la recherche d'une pensée qui lui est familière et
qui animerait quelque peu l'aridité de cet exercice rationnel.
Si on
interdisait à. l'enfant d'imprégner de son propre langage et de ses riches pensées
l'aridité de cet apprentissage ; si on avait le pouvoir inhumain d'imposer la
répétition exclusive de ces vocables gradués, l'enfant, comme le singe, se fermerait
définitivement à toute expérience logique. Il chercherait lui aussi, dans la musique ou
le chant le moyen de parer à cette mortelle erreur éducative. Et ce n'est pas la faute
de l'Ecole sans doute si les enfants apprennent à lire. Ils apprennent d'ailleurs la
lecture comme on la leur présente - une technique spécifiquement scolastique, sans
rapports avec l'expression de pensées ou de sentiments intimes, un outil dont on ne se
sert qu'à l'école, et qu'on rejette comme inutile dans le fossé dès qu'on a franchi
définitivement le seuil de la classe.
L'enfant
gazouille et chantonne, puis tapote, chante et siffle, sans se soucier de gammes et de
tons. Et l'Ecole vient interdire ce tâtonnement pour imposer sa méthode soi-disant
rationnelle, qui commence naturellement par ce que les scoliastres croient être le
commencement, c'est-à-dire la gamme et la vocalisation, avec défense de chanter... tant
qu'on ne saura pas chanter juste ! Et là, il n'y a pas d'erreur possible : si
la masse des enfants sait encore chanter et aimer la musique et le chant, c'est parce
qu'ils ont chanté et sifflé hors de l'école, en conduisant les boeufs, en imitant les
trilles des oiseaux joyeux au soleil levant, ou en jetant en hommage au soir déclinant le
concert harmonique de voix pures, chaudes et passionnées exaltant une indestructible
confiance en la splendeur de la vie, L'outil soi-disant offert par l'école n'est jamais
utilisé hors de l'école.
L'enfant
n'attend pas davantage d'être à l'Ecole pour procéder à d'incessantes expériences
naturelles ou pour s'initier globalement à la mécanique mathématique. Quand il remue le
sable, patauge dans l'eau, tâtonne autour du feu, éprouve prudemment la solidité ou
l'équilibre d'une planche, ne se livre-t-il pas aux plus essentielles des expériences
scientifiques ? Et lorsqu'il aligne des bâtons, compare des tas de noix ou de
pommes, répète une comptine, ne procède-t-il pas à cette initiation mathématique à
base d'expériences tâtonnées recommandées par les meilleurs de nos pédagogues
contemporains ?
Mais, fi
donc de ce cheminement préhistorique et de ces inutiles hésitations ! L'Ecole
généreuse évitera aux élèves ces longs détours par des chemins inconnus. Elle les
conduira par la main sur des routes scientifiquement jalonnées de lois et de théorèmes
auxquels il suffira de se référer pour parvenir à la maîtrise de la connaissance.
Ce sont là
encore pour l'enfant des outils trop perfectionnés ; les routes trop droites, trop
unies et trop bien encadrées, auxquelles il préfère les caprices d'un sentier tortueux
dont les tournants rompent la monotonie de la marche, dont les haies cachent des nids
pépiants et des chants d'oiseaux et dont le ruban changeant s'allonge comme une chaîne
familière devant les cours de fermes et les porches d'églises.
Nous ne
croyons pas être injustes ni malveillants en affirmant que le peu que l'enfant moderne -
nous parlons de l'enfant du peuple - a conquis dans le domaine des sciences, il le doit
non pas à l'enseignement formel de la scolastique, mais au tâtonnement expérimental
poursuivi sans relâche hors de l'école. Si le commerçant calcule avec virtuosité, si
le vendeur distingue au toucher la fibre et la trame des étoffes, si le marchand sur la
foire estime avec une étonnante précision le rendement des bêtes qu'il convoite, ce
n'est point à l'école, ni à ses méthodes, qu'ils doivent leur maîtrise, mais à une
efficiente expérience tâtonnée qui a été servie par un milieu plus compréhensif que
l'Ecole faussement rationaliste.
Nous avons
d'une part la sûreté et l'efficience de la méthode naturelle, dans l'acquisition des
techniques de marche, d'équilibre et de langage ; d'autre part, l'impuissance
notoire d'une scolastique toujours dépassée par la vie.
N'est-il
pas naturel que nous mettions en doute les techniques de cette scolastique et que nous
nous demandions si par hasard nous n'obtiendrions pas des résultats autrement positifs en
généralisant aux disciplines scolaires le processus de tâtonnement expérimental qui a
montré son excellence pour les acquisitions familiales ?
Nous savons
qu'il y a quelque sacrilège à abandonner au XXe siècle des voies tracées et
préparées par des siècles de pratique scolastique, sous la direction de personnalités
d'une considérable éminence.
Fidèle
pourtant à l'esprit des vrais rationalistes et aux injonctions même des savants qui ont
jeté les fondemants logiques et humains des vraies sciences expérimentales, nous osons
ce sacrilège ; nous nous engageons pratiquement dans les voies d'efficience
naturelle ; nous repoussons l'abstraction scolastique. Conformément au conseil de Claude
Bernard, « nous réfléchissons, nous essayons, nous tâtonnons, comparons et
combinons pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but
que nous nous proposons » (Claude Bernard - Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale.)
Nous ne nous jetons point aveuglément dans un sentier par dépit de nos échecs sur la route traditionnelle. Nous expérimentons, nous comparons, nous mettons au point des techniques que nous estimons tout autant scientifiques que celles que nous prétendons détrôner.
C'est à
une étape de cette laborieuse mise au point que nous allons vous faire assister dans les
pages qui suivent.
Notre
observation expérimentale concerne le processus d'acquisition par l'enfant de la
technique de l'écriture et de la lecture, en liaison naturellement avec la vie, et donc
avec le langage qui en est une des manifestations les plus expressives.
Nous
prenons notre sujet vers deux ans. C'est une fillette, Bal., qui a des possibilités
intellectuelles et fonctionnelles normales, qui est placée dans un milieu à peu près
normal aussi - avec cette réserve cependant qu'elle ne connaîtra guère que par ouï
dire les méthodes scolastiques, condition d'ailleurs indispensable pour que l'enfant
puisse, dans sa lente évolution, suivre un processus à peu près normal et que nous
jugerons à ses résultats.
Nous allons
suivre pas à pas cette évolution, en expliquant et en interprétant les documents qui en
marquent les principales étapes. Nous ferons ensuite une critique objective de cette
observation méthodique et nous terminerons par des considérations pédagogiques qui,
ainsi dégagées de tout apriorisme, pourront être considérées comme une base solide
pour d'autres observations similaires et l'élaboration d'une technique plus efficiente et
plus rationnelle.
INITIATION A LEXPRESSION
(Observation expérimentale)
LE DESSIN,
ACTIVITE TATONNÉE PAR EXCELLENCE.
COMME tous
les enfants normalement développés, Bal. a aimé de bonne heure éprouver sa puissance
par des mouvements mécaniques d'abord, puis par des gestes de plus en plus coordonnés de
ses membres, et notamment de ses mains. Quelle joie lorsqu'elle peut balayer la table d'un
geste circulaire qui fait tomber tout ce qui se trouve à sa portée, ou que, après avoir
prudemment fermé les yeux, elle frappe de ses mains ouvertes dans la cuvette dont l'eau
éclabousse en un ravissant jaillissement ! Ou lorsque, de ses doigts englués de
confiture, elle pose de larges virgules sur la table, sur les murs ou sur un tablier tout
propre du matin ! Et quel enchantement, le jour où, trempant ses doigts dans
l'encrier, elle a produit, par la seule magie de ses gestes, de larges taches qui prennent
des airs d'arbres, d'hommes ou de monstres, vivants, mobiles et transformables !
Expériences tâtonnées dans toute leur splendeur constructive.
Bal. m'a vu
écrire au crayon sur une belle page blanche, et elle a éprouvé aussitôt le désir de
m'imiter ; elle prend un crayon qu'elle saisit maladroitement comme un manche... De
ce côté, déception ! rien ne marque. Mais de l'autre, ô merveille ! chaque
mouvement de la main laisse sa trace magique. Les lignes se doublent ou se croisent
d'ailleurs au hasard, sans aucun essai de coordination et pourtant, de ce premier
et informe dessin, nous allons voir, progressivement, naître se préciser et s'épanouir
la subtile expression graphique.
Mais
l'enfant n'est pas satisfaite de son oeuvre, Elle a vu d'autres enfants sucer
consciencieusement leur crayon avant d'écrire, et elle se demande intuitivement si le
secret de leur réussite ne tiendrait pas tout dans ce geste répété comme un rite.
Alors Bal. mouille et remouille son crayon et continue sur la feuille ses traits informes
qui sont par eux-mêmes pourtant un premier succès.
Le
graphisme, d'abord absolument informe, s'organise lentement. Les doigts acquièrent une
certaine maîtrise qui aboutit à des tracés en quelque sorte spécifiques auxquels
l'enfant se cantonne pendant plus ou moins longtemps. Cette première domination de
l'outil est incontestablement un progrès et une victoire.
Ce
graphisme sera, selon les individus, le trait droit vertical, ou la ligne brisée, ou le
geste circulaire, ou les méandres - ou des combinaisons de ces éléments - ou bien
encore des figures géométriques plus ou moins régulières qui se superposent en se
juxtaposant.
L'enfant
continue son tâtonnement. Si certains graphismes vont se précisant et se répétant. il
ne faut voir là aucun parti pris automatique. A ce stade, la fillette ne se dit point je
vais dessiner une barre, ou un serpent, ou une maison. Elle exerce sa main, et dans
l'infinité des graphismes qui en résultent, elle remarque ceux qui lui donnent le plus
de satisfaction et qui sont, à quelque titre que ce soit, une réussite. Et elle tend à
les reproduire de préférence aux autres. C'est, dans toute sa féconde pureté, le
principe du tâtonnement expérimental : Un essai réussi tend à se reproduire
aux dépens des réalisations moins heureuses, et cela, en vertu d'une loi de sécurité
et d'économie qui fait partie de notre comportement naturel.
C'est
après coup, toujours, selon les résultats de l'expérience, que l'enfant ajuste ses
réactions.
Nous passons un peu rapidement sur ces diverses étapes du dessin
enfantin, nous réservant d'approfondir ailleurs ce sujet passionnant pour préciser les
divers cheminements du tâtonnement expérimental dont nous ne montrons ici que les
grandes lignes (voir la série des Genèses (Nos spéciaux de
l'Educateur) : genèse des oiseaux, genèse de l'homme, genèse des autos, genèse
des maisons- Editions Ecole Moderne Cannes (A.-M.))
Aujourd'hui
Bal. a ébauché un graphisme qui lui procure une intime sensation de réussite, et
qu'elle reproduit à diverses reprises avec une précision croissante dans ses gestes.
Elle s'aperçoit alors « après coup », que cela ressemble à quelque chose.
Pour peu qu'on la stimule ou la suggère dans ce sens par des questions familières,
l'enfant voit dans sa réussite une maison, un cheval ou un bébé. A partir de ce
moment-là, plus ou moins inconsciemment, elle orientera, son graphisme vers les
catactéristiques fondamentales du type ainsi défini verbalement.
Bal.
dessine une figure géométrique : C'est la maison... Je fais des maisons, encore des
maisons !... Tout devient maison !...
Ou bien,
elle dessine un vague rond et dit par hasard, ou par suite d'une coïncidence
fortuite : c'est un ouah ! ouah !... Et tous ses dessins deviendront des
ouah ! ouah !...
A 2 ans 5
m., Bal. avait été impressionnée par le mystère d'un grand bassin circulaire plein
d'eau. A son retour à la maison, elle a réussi dans son graphisme un cercle à peu près
régulier qu'elle a ombré d'un gribouillage accidenté. Un bassin ! Nous nous
exclamons de l'opportunité étonnante d'une telle réalisation. Pendant plusieurs jours,
tous les graphismes furent des bassins.
A cette
phase du graphisme simple, pour ainsi dire non encore différencié,
succède un graphisme à deux éléments, conditionné toujours par la loi
du tâtonnement et de la réussite. Bal. ne se dit pas : Je vais dessiner une maman
dans la maison... Mais, en contemplant son graphisme elle s'écrie, parfois par hasard, ou
on ne sait à la suite de quelle mystérieuse correspondance intérieure : Ça c'est
la maison, et ça la maman dans la maison. (Pl. 1).
C'est une
réussite. Bal. va maintenant la reproduire systématiquement, en perfectionnant
progressivement sa technique : Les mamans dans la maison.
Le même
processus de tâtonnement préside à la naissance des bonshommes, d'abord informes boules
simples, puis réussites qui, au fur et à mesure de leur répétition, vont se précisant
et se différenciant en graphismes à éléments multiples.
Puis vient
la phase du graphisme à éléments juxtaposés. Dans un coin de la feuille,
Bal. a dessiné sa maison traditionnelle avec la petite fille à la fenêtre. Et, par
hasard, parce que le papier était grand, qu'elle n'en avait pas d'autre et qu'elle a
rempli les blancs comme elle a pu, il s'est trouvé dans un autre coin une silhouette de
bonhomme. Simple coïncidence à l'origine. Pourtant, à les voir ainsi juxtaposés,
certaines relations profondes, ou au contraire purement verbales, s'établissent dans
l'esprit de l'enfant : Ça c'est la maison avec la petite fille à la fenêtre. Et
ça ici c'est le petit garçon qui s'en va parce qu'il est fâché avec la petite fille
(on devine là le résultat probable d'un événement récent qui a été à l'origine de
l'explication a posteriori).
Nouvelle
réussite. Bal. reproduira maintenant des maisons et des enfants qui s'en vont. Elle ira
perfectionnant sa technique non seulement au point de vue graphique mais aussi par rapport
à la logique d'explication. Le dessin explicatif est né. (Pl. 2).
Pendant une
certaine période, ce dessin explicatif se développera concurremment avec une phase
automatique de la juxtaposition graphique.
L'enfant a
réussi un dessin qu'elle reproduit facilement, plus ou moins semblable, sur la même
grande feuille. Simplement par plaisir, d'abord, de reproduire à peu de frais une
réussite, sans autre but que de perfectionner le graphisme. Et voilà que, une fois
encore, le spectacle de cette juxtaposition éveille des pensées nouvelles.
Ça, c'est
des fleurs :
Et puis
voici des fleurs malades qui vont se coucher. (Pl. 3).
Les termes successifs et parallèles de cette évolution peuvent
d'ailleurs être juxtaposés sur une même feuille, par simple coïncidence, en tous cas
sans intention préalable d'un complexe quelconque. Pour rédiger la planche ci-dessous,
l'enfant ne s'est pas dit : Je vais dessiner des marguerites, des rosiers et puis des
petites filles qui vont cueillir les roses... Non : c'est encore le processus qui a
joué intégralement. Bal. a commencé par reproduire en série des éléments graphiques,
naguère isolés, qu'elle estimait réussis, et qui lui donnaient, avec un minimum de
peine et un maximum de satisfaction au moment donné.
Et puis,
comme par hasard sans doute, peut-être à la suite d'une erreur dans le graphisme de
série, le sommet des tiges s'est orné d'appendices qui auraient pu tout aussi bien se
muer en oreilles mais dont la disposition autour de la tige centrale représente aussi des
fleurs. L'enfant s'en rend compte et, en améliorant un petit peu son graphisme dans ce
sens, elle obtient des fleurs. Et elle explique alors :
1° Ça
c'est des marguerites (on dirait plutôt des silhouettes humaines qui ont évolué par
accident vers le genre fleur).
2° Pas
d'explication. C'est la série intermédiaire.
3° Ça, ce
sont des rosiers !...
Et
au-dessous, comme il restait de la place et qu'elle était sans doute lasse de ce genre de
graphisme, Bal. reproduit un autre graphisme systématique, des bonshommes fabriqués en
série, selon une facture qui a précédemment réussi et à laquelle l'enfant se tient
par économie d'efforts et par sécurité dans la réussite, jusqu'à ce que le hasard ou
l'accident suscitent une nouvelle évolution.
Et, en
considérant cette nouvelle juxtaposition, tout à fait accidentelle, puisqu'elle n'aurait
pas eu lieu si la page n'avait pas été aussi vaste, Bal. organise un complément
d'explication a posteriori.
4° Les
petites filles qui vont cueillir les roses. (Pl. 4),
Comme on le
voit, l'explication a posteriori cadre parfaitement avec la loi du tâtonnement qui guide
l'évolution du graphisme enfantin. Ce n'est nullement la pensée qui dirige et qui règle
l'acte de création. C'est de la création que naissent à l'origine l'explication, la
comparaison et la pensée. Le changement et le progrès nous apparaissent comme une
conséquence régulière et générale de l'accident que l'individu a saisi, interprété,
utilisé avec un à-propos dont la sûreté pourrait bien être un des signes essentiels
de l'intelligence. Les exemples abondent et nous sommes contraints de nous limiter.
Dans la
répétition systématique des bonshommes, Bal. a donné un coup de crayon maladroit sur
l'oeil d'un des personnages. Et elle explique : « Regarde ce qu'elle a dans
l'oeil. Elle s'est mis le doigt dans l'oeil, tant pis pour elle ! » (Pl. 5).
Voici les
mêmes bonshommes :
1° Par
hasard, la bouche est large et les dents forcément longues pour remplir cet ovale
démesuré : « La petite qui rit... elle est contente ».
2° Cette
autre, au contraire, a une expression bien différente : « Celle-là n'est pas
contente, elle voulait un placard et il n'y en a pas ».
3° A cette
troisième, elle se rend compte qu'elle a placé le bras trop haut. Qu'à cela ne
tienne : « Ça fait rien si j'ai mis le bras trop haut... Elle lève le
bras ». (Pl. 6).
Ces
explications a posteriori sont tout à fait caractéristiques.
Dans la
planche, un tracé supplémentaire s'est trouvé accroché au doigt : « Le
bébé a pris un panier »...
Et comme il
faut rétablir l'équilibre, la figure à côté aura un panier à chaque main. (Pl. 7).
Les deux
planches qui suivent sont parfaitement caractéristiques de nos deux principes
d'explication a posteriori et de juxtaposition accidentelle déclenchant une relation
explicative. (Pl. 8).
Au 1, une
erreur graphique a produit un appendice latéral. Bal. Explique : une poche !
La figure 2
a l'air mécontente et irritée : « Celle-là, elle veut le goûter... C'est
pas encore quatre heures... Elle a le goûter dans sa poche ».
Le 3 était
mal réussi. Le gribouillage envahit les jambes : « Le pantalon qui est trop
long ».
La
juxtaposition des figures suscite de plus ces deux explications de relation :
« Les petites filles ont des jupes, le garçon a des pantalons » (4) et
« celle-là rit de la petite qui est mal coiffée » (5). (Pl. 9).
Bal. a
ajouté à la main d'une de ses figures deux traits (à peu près sûrement accidentels)
qui ressemblent à des ciseaux. Elle reproduit à côté cette réussite. La
juxtaposition des figures suscite les expressions, de relation suivantes :
1 et
2 : Ils ont les cheveux noirs.
3. La
petite fille qui pleure. Elle veut couper les cheveux au petit frère.
d'éléments
peuvent être interprétés de différentes façons selon les besoins du moment. Un rond
sur la page peut être aussi bien une assiette qu'un bassin ou un champ. Et on sait comme
il est facile de déclancher sur un de ses dessins la volubilité explicative d'un enfant
qu'il suffit pour ainsi dire de mettre sur la voie : « Qu'est-ce qu'il fait ton
petit crayon ?... Même si on ne distingue pas mine humaine.
- que
l'enfant à ce stade est incapable d'illustrer un texte, c'est-à-dire de conformer son
dessin à une pensée donnée a priori. Quand, dans nos écoles travaillant à
l'imprimerie, les enfants au-dessous de 8 ans illustrent leur texte journalier, leur
dessin n'a jamais qu'un rapport fortuit, ou du moins très lâche avec la pensée
imprimée. C'est une réalité dont nous devons tout simplement prendre notre parti.
Il se peut
que le dessin, à cette phase tâtonnée, réponde à certaines nécessités
subconscientes. Mais l'idée est à tout instant trahie par l'imperfection technique.
C'est, d'une part, à travers cette imperfection, d'autre part à l'examen des
explications a posteriori que nous devrions étudier le dessin enfantin. Mais nous ne
faisons que signaler ici le problème à approfondir.
Bal. est à
ce stade au début de sa quatrième année :
- Eléments
différenciés reproduits systématiquement, soit sur la même page, soit sur des pages
séparées.
-
Apparition d'éléments nouveaux au hasard des graphismes et des juxtapositions.
-
Explication a posteriori tant des éléments isolés que des relations entre éléments
juxtaposés.
Elle
n'éprouve aucun besoin de lecture ni d'écriture. L'expression verbale, la présence
corporelle, la mimique lui suffisent pleinement pour la satisfaction de ses besoins. Il
n'y a point chez elle ce besoin d'expression intime que nous placerons plus tard au centre
de nos techniques de travail. Et c'est pourquoi aussi le dessin ne saurait, à ce stade,
être expression. Il se présente exclusivement comme activité tâtonnée, essai
permanent et ingénieux d'une force jeune qui part à la conquête du monde, griserie
d'une création qui, de rien, fait jaillir des formes, des ressemblances, des pensées et
des sentiments.
Et c'est
parce que, à cet âge, le dessin n'est pas encore expression ni communication consciente,
qu'il ne s'impose pas à l'esprit enfantin. C'est un moyen de création parmi beaucoup
d'autres. L'enfant, qui dispose d'autres possibilités d'expériences et de création, qui
peut essayer sa puissance sur les plantes de son jardin ou les animaux de sa basse-cour,
qui peut manier des outils simples, créer de ses mains des formes nouvelles ou aider à
l'épanouissement de la vie, cet enfant ne pense même pas au dessin. Le dessin n'est
qu'un moyen commode, puisqu'il a l'avantage de ne nécessiter qu'un crayon et un bout de
papier, une sorte de substitut des activités essentielles qui supposent, elles,
matériel, outils et milieu aidant.
Ceci dit
pour remettre à sa vraie place dans le processus de formation, la question du
dessin, qui est surtout, à notre avis, une étape indispensable pour l'accession normale
à l'écriture et à la lecture - lesquelles ne sont pas, elles non plus, quoi qu'en pense
la scolastique, des activités majeures, indispensables à l'équilibre et à la
puissance, mais des outils que le disque, le cinéma, la radio et la télévision sont
d'ailleurs en train de détrôner et de dépasser.
Donc, Bal.
n'éprouve aucun besoin de communiquer sa pensée par le dessin ou par l'écriture. Elle
n'a aucune idée de la signification profonde de la lecture. Elle ne comprend absolument
pas pourquoi lisent les enfants et les adultes, ni ce qu'ils peuvent bien lire. Il lui
arrive pourtant de prendre elle aussi, un livre sur lequel elle lit, imperturbablement,
sans hésiter, et le plus sérieusement du monde... ce qui est dans sa propre pensée...
sans se douter qu'il puisse y avoir une autre solution à ce problème de la lecture. Elle
ne fait point cela comme jeu mais parce qu'elle croit vraiment que ceux qui lisent,
déchiffrent sur le papier ce qui est en eux, comme elle lit, elle, sur des dessins, ce
qui est dans sa propre pensée, et exclusivement cela.
Ne nous
étonnons pas trop, car nous n'avons, nous-mêmes adultes, franchi que très relativement
cette étape et que nous sommes rarement rompus à la lecture objective totale, à
l'examen non intuitif d'un dessin. Et c'est tant mieux, dirons-nous !
Nous
verrons pourquoi.
Dans cette
montée incessante du tâtonnement expérimental l'influence aidante du milieu est
évidente. Mais l'éducation traditionnelle elle-même n'est-elle pas une influence,
autrement exigeante, puisqu'elle impose ses pensées, ses gestes, ses rythmes et ses
lois ?
Parce que
nous avons soustrait Bal. à la tyrannie des méthodes scolastiques, nous n'avons pas fait
pour cela le voeu de la faire vivre à l'écart du monde, telle un nouveau Robinson, ni
d'intervenir aucunement dans son éducation. Seulement, nous intervenons d'une façon
différente, nous contentant de lui montrer des exemples les plus parfaits possibles, de
mettre à sa disposition les outils propres à satisfaire son besoin de création,
d'expression et de relation. Nous sommes « aidants » pour accélérer son
expérience tâtonnée d'abord, puis, son aménagement personnel ensuite.
Tout en
relatant en détail l'évolution du processus d'acquisition, nous ne manquerons pas
d'indiquer au passage les formes techniques de l'aide qui constitue l'essentiel de notre
apport à la formation et aux acquisitions des enfants.
Bal, me
voit écrire avec une grande facilité, comme si je faisais une chose naturelle. Comme
pour la lecture, cela ne l'étonne pas davantage. Puisqu'il est si facile de lire
d'ailleurs, il n'est certainement pas plus difficile d'écrire, (Pl. 10),
Voici la
planche 10 qui est caractéristique de cette étape de l'expérience de Bal. :
éléments systématiques juxtaposés en groupes homogènes superposés.
1. Des
fillettes vont à l'école : elles portent le panier du goûter ;
2. Là, ce
sont des arbres au bord du chemin ;
3. Le petit
enfant ne veut pas rentrer à l'école : il a perdu son panier.
Tout cela,
non contente de l'exprimer oralement en une explication a posteriori, Bal. l'écrit d'un
mouvement rapide du crayon qui dénote déjà une certaine maîtrise du geste, mais où ne
se distingue encore aucune trace de différenciation.
Baloulette
a remarqué que, dans l'inscription des adresses, je souligne le nom des villes, et que je
souligne de même mon nom dans ma signature. Elle a, sans doute, eu alors comme
l'intuition que ce trait avait une importance déterminante dans le processus d'écriture.
Cette observation oriente son tâtonnement vers une technique primitive à laquelle elle
se tient pendant plusieurs semaines. Quand elle a terminé sa page, elle signe et
souligne. (Pl. 11).
Bal, a donc
maintenant abordé une étape nouvelle dans sa page, il y a, d'une part, le dessin et,
d'autre part, un texte manuscrit qui en est le complément nécessaire pour l'explication
narrative du dessin - ou qui n'est peut-être rien d'autre qu'un essai qui va se
perfectionnant dans l'imitation d'une technique dont l'adulte fait ostensiblement grand
cas.
(Pl. 12).
Bal.
commence donc à signer.
Puis, selon
le même principe toujours de répétition des graphismes réussis, elle écrit deux fois,
trois fois le même motif - souligné naturellement.
Maintenant,
le même motif souligné et répété prend place dans le corps même du dessin et non
plus en appendice. (Pl. 13).
Et puis,
voici apparaître, en plus de ce motif primaire qu'on n'abandonnera que lorsque, remplacé
avantageusement par d'autres réussites, il sera devenu inutile, voici donc apparaître
d'autres signes à peine différenciés qui ont tout l'air d'être un essai plus
analytique d'écriture.
Dans les
planches suivantes, nous mesurons pas à pas la lente différenciation de l'écriture.
(Pl. 14).
On voit
apparaître le premier signe différencié : la croix qui imite le t. C'est une
première réussite, et d'une reproduction facile et simple. Ce n'en est pas moins pour
l'enfant une conquête définitive, une marche franchie qui servira comme de point d'appui
et d'étai pour les autres conquêtes. On remarque aussi, dans cette planche 15, un retour
au dessin juxtaposé et superposé avec texte complétant la page. Apparition des e ou 1.
En plus des
t et des 1, les o ou les a se différencient lentement.
Planche 15.
- Remarquer, en plus des signes précédents la disposition synthétique du texte avec
titre (souligné) et signature (soulignée).
Nous sommes
à l'aube de l'écriture véritable.
LÉCRITURE
se dégage du dessin
Une
première grande étape de l'écriture est maintenant franchie.
L'écriture,
d'abord simple signature, puis texte indifférencié incorporé au dessin, puis
complément du dessin, commence maintenant son histoire autonome. Le dessin, lui aussi,
continuera son évolution par des voies qui lui sont particulières et que nous
n'examinons pas ici.
Mais, à
partir de cette séparation, il faut, pour que l'évolution se poursuive, qu'intervienne
un élément nouveau sans lequel l'écriture n'aurait aucune raison d'être.
Le dessin,
lui, peut se suffire. Il produit de la beauté, de la vie, ou du moins l'image de la vie.
Il est une création exaltante, surtout lorsqu'il se pare de la magie des couleurs.
Le texte
manuscrit livré à son propre sort n'est que gribouillage sans signification intuitive ni
attirante beauté. Il ne prend sa valeur que par sa fonction d'outil, de truchement pour
exprimer un désir, une pensée ou un ordre. Mais encore faut-il qu'on éprouve le besoin
d'exprimer ce désir, cette pensée, cet ordre ; et que, impuissant à les exprimer
directement ou par l'intermédiaire d'autres truchements plus pratiques (la voix, le
geste, la mimique), on sente la nécessité d'avoir recours à cet outil.
C'est là
une condition essentielle au maintien de cet élan fonctionnel qui, jusque là, a impulsé
tout le tâtonnement. A l'emploi de ce moyen non naturel d'expression, il faut donc
trouver une motivation particulière qui le nécessite. C'est en partie, faute d'avoir
découvert cette motivation que l'Ecole a dû enseigner par l'extérieur et par la
contrainte - ou le jeu - une technique dont l'enfant ne sentait nullement la nécessité
vitale. Cette motivation, d'ailleurs, nous le reconnaissons, n'était guère possible au
temps pas bien lointain où l'homme n'avait pour ainsi dire jamais à correspondre avec
des hommes éloignés. Le cercle de vie était réduit à la zone de travail et la parole
suffisait pour les relations normales d'individus à individus, et même de génération
à génération. Dans les cas graves, l'individu se déplaçait lui-même pour aller
porter au loin, par la parole et les gestes, sa propre pensée.
Les temps
ont radicalement changé à ce point de vue. Les découvertes mécaniques intensifiant les
déplacements humains, ont rendu nécessaires les moyens de communication à longue
distance. La société y a pourvu, parce que c'était pour elle une question d'efficience
et de vie. Elle y a pourvu par l'organisation d'un service accéléré des Postes, par
l'utilisation toujours perfectionnée de l'écriture et de l'imprimerie, puis par la
photographie, le télégraphe et le téléphone, et enfin par le cinéma, les disques, la
radio et la télévision.
L'Ecole,
elle, est restée timidement au stade primitif, hésitant à utiliser ces moyens, se
ratatinant arbitrairement sur elle-même, pour que soient superflus ces moyens
intensifiés de communication réalisés par la science moderne. Dans ces conditions, nous
le répétons, toute motivation de l'écriture était impossible. L'expérience, dont nous
rendons compte, est, on le voit, la conséquence directe de l'introduction dans nos
écoles des nouvelles techniques d'expression et d'intercommunication, notamment par
l'Imprimerie à l'Ecole, le journal scolaire et les échanges,
Pour ce qui
concerne ce premier degré scolaire, les échanges constituent la meilleure et la plus
pratique des motivations. Elle est techniquement soutenue, ne l'oublions pas, par la
pratique de l'Imprimerie à l'Ecole et du Journal scolaire.
Notre Ecole
est en correspondance avec d'autres écoles sur la triple base des journaux scolaires, de
l'envoi de lettres et d'objets divers par colis. Bal. baigne dans cette atmosphère de
communication à distance, de correspondance. Elle reçoit des lettres, avec photos et
jouets. Elle comprend alors, ou plutôt elle sent la raison d'être de l'écriture et de
la lecture. Cette sensation est encore accentuée par le fait qu'elle nous voit souvent
écrire, qu'elle cachette elle-même les enveloppes qui portent nos joies, nos peines, nos
désirs, nos sollicitations vers la mémé, vers la marraine ou la petite cousine. Nous
cultivons chez Bal. ce besoin de correspondance tant scolaire que familiale. C'est ce
besoin qui sera le moteur de l'expérience tâtonnée qui continue dans cette branche
différenciée maintenant de l'écriture.
Sous cette
impulsion donc - et cette considération essentielle - Bal. écrit maintenant ses
premières lettres indépendantes du dessin, qui n'ont plus ni la même fonction, ni la
même destination intime. L'enfant ne fait pas de devoirs d'écriture, pas plus que bébé
ne fait des exercices de langage ou de marche ; elle écrit à mémé ou à marraine,
tout comme bébé parle pour influer sur son entourage et marche pour atteindre un but
dont il a conscience.
Voici les premières lettres indépendantes, écrites à 4 ans 3 mois. On constatera tout à la fois la persistance mécanique des premières acquisitions : signature soulignée, croix (t), et la différenciation progressive et globale de l'ensemble du graphique, (Pl. 17).
A 4 ans 4
mois, Bal. écrit à sa cousine, et voici une de ses lettres :
De l'examen
plus particulier de ces deux documents, nous déduisons des progrès qui sont
d'indéniables conquêtes dans la voie du tâtonnement :
- les
lignes sont à peu près régulières, avec une marge caractéristique - qui est
certainement une réminiscence imitative - dans la planche 16.
- de ce
graphisme global émergent avec une netteté croissante les premiers signes
différenciés : t, o, a. Les e et 1 sortent de l'ombre et prennent forme de plus en
plus selon les principes décisifs du tâtonnement expérimental.
A ce stade
d'écriture autonome, vers cinq ans donc, Bal. sépare définitivement ces deux
activités, dessin et écriture, et commence, en conséquence, à s'intéresser à la
technique de l'écriture, Elle se rend compte qu'il ne s'agit plus ici seulement d'un
graphisme intuitif, mais qu'il peut y avoir certaines règles, et des formes fixes à
imiter.
C'est à
partir de ce moment-là seulement qu'elle s'intéresse vraiment au texte rédigé en
commun en classe et s'essaye à le reproduire ! Elle copie quelques lettres ou mots
d'un livre ou d'un journal. Elle s'applique pendant quelques jours à la reproduction des
chiffres qui sont des signes nettement séparés, d'une forme plus géométrique et moins
capricieuse que les lettres.
Nous allons
assister d'abord à l'évolution de ces « exercices » spontanés, ou plutôt
poursuivis non comme devoirs, mais sous l'impulsion des besoins nés de notre puissante
motivation.
Dans la planche
18, Bal. après avoir lié un commerce plus intime avec l'écriture, copie visiblement
pour acquérir la maîtrise de la technique, comme bébé monte et descend les marches
d'un escalier par pur exercice motivé.
La planche
19 est une merveille de documents pour notre démonstration :
- Bal.
essaye sa maîtrise et elle s'en tient ici aux signes pour le tracé desquels elle a
précédemment réussi : 2-4 1 0 8 (combinaison simple du 0 et de la barre).
- Les
lignes sont soulignées : réminiscence des graphismes précédents non encore
abandonnés.
- Bal. a
copié sa signature et la perfection de sa réussite est certainement l'aboutissant de
nombreux exercices préalables. La signature est, elle aussi, soulignée.
- Ce
graphisme de la signature, on le remarquera, est tout près du dessin. Les signes, loin
d'être rigides et heurtés comme dans une écriture à base analytique, sont souples et
liés et forment une sorte d'harmonie synthétique.
- N'est-il
pas caractéristique, enfin, que l'enfant ait éprouvé le besoin de doubler cette
signature qui est un mélange délicieux et expressif du dessin et de l'écriture. Il y a
là plus que de la fantaisie, mais l'expression subconsciente de la suite d'un processus
qui ne souffre d'aucune coupure.
Dans la planche
20, Bal. a continué ses « exercices ». Elle a copié des mots au hasard,
dans un graphisme très lié, qui est lui aussi tout près du dessin.
Et voici un nouvel échelon de franchi. Bal. est au début de sa
6e année.
Dans sa
lente expérience tâtonnée, elle est maintenant parvenue à une maîtrise suffisante de
son graphisme écrit pour reproduire avec une sûreté, une rapidité et une perfection
satifaisantes la plupart des mots qu'elle copie.
Alors
seulement, une fois atteinte cette maîtrise élémentaire, un rapport s'établit dans
l'esprit de l'enfant entre le graphisme des mots et la parole ou la pensée. Naturellement
ces rapports s'établissent d'abord avec les mots les plus courants. Pour Bal. ces mots
sont les noms de ses amies.
Elle a
maintenant cinq ans et demi. Elle dessine des enfants. Son dessin est plus parfait dans sa
forme et elle a définitivement franchi le stade de la juxtaposition et de l'explication a
posteriori. Son dessin est maintenant une composition, c'est-à-dire la réalisation
délibérée de graphismes différenciés et organisés les uns par rapport aux autres
pour exprimer un résultat consciemment ou inconsciemment voulu.
Dans la
pratique pourtant ce résultat n'est pas toujours celui que l'enfant se proposait
d'obtenir. Le passage d'un stade à l'autre est naturellement gradué. Le processus du
tâtonnement joue encore et Bal. modifie parfois son graphisme en cours d'exécution, ou
change même l'explication selon le hasard des réussites (reliquat d'explication a
posteriori). Dans son allure générale, pourtant, l'explication n'est plus a posteriori.
Le dessin devient une expression, un langage.
Bal,
conjugue intimement ce langage aux premières conquêtes de l'écriture.
Dans la planche
21, elle a dessiné des enfants qui se promènent dans un cadre qui lui est familier,
Sous chacun des personnages elle inscrit le nom. Pas spécialement d'ailleurs pour
ajouter plus de sens au dessin mais plutôt par besoin d'allier sa maîtrise de
l'écriture à la maîtrise du dessin, de faire fonctionner l'outil nouveau dont elle
s'est saisie.
Elle
s'appliquera ainsi à copier, sur les dessins, ou séparément, les noms propres qui lui
sont familiers : Papa Maman. Mémé, Max, Foune, Pigeon, Germaine, etc...
Elle
utilise au mieux ces premières conquêtes. Tout comme le bébé qui est parvenu à
prononcer correctement quelques mots qu'il répète inlassablement en vertu du mécanisme
d'acquisition tâtonnée et de répétition, dans un but de sécurité et de succès, des
essais qui ont réussi. Pendant longtemps ces premiers mots connus seront, eux aussi,
comme les pivots de tous les graphismes, et nous les verrons éliminés ou minimisés dans
leur emploi, à mesure seulement que s'enrichira le vocabulaire.
Il y a,
dans tout ce processus, un double aspect de fixation au passé et d'audacieuse poussée
vers l'avenir. Une expression vulgaire résume fort bien ce processus plus général qu'on
ne croit : « Ne pas se lâcher des mains avant de toucher des pieds ». Ce
qu'il a acquis, ce qui s'est incorporé à son devenir, les outils et les techniques qui
lui valent de la puissance, l'enfant ne les abandonne pas tant qu'il n'est point assuré
d'un mieux évident et qui a déjà fait ses preuves, qui élimine pratiquement le
comportement désuet.
Le paysan
n'est jamais des premiers à acquérir une automobile. Il a son char-à-bancs auquel il
attelle un mulet, d'ailleurs bon à tout faire. On lui représente bien les avantages de
l'auto. Mais il en voit aussi les inconvénients, Ce n'est que le jour où la pratique
courante et la nécessité auront placé l'auto dans le circuit vital de l'homme que
seront éliminés les procédés arriérés et désuets de locomotion.
L'enfant
procède de même, avec une excessive prudence, paradoxalement liée à une imperturbable
intrépidité. Ou plutôt ce sont là les deux termes qui se balancent d'un même et
nécessaire équilibre. Au cours de l'évolution qui va suivre, nous verrons sans cesse de
nouvelles acquisitions s'ajouter aux conquêtes primitives, s'y intégrer ou s'y
juxtaposer plus ou moins logiquement. Mais ces conquêtes persistent alors même qu'on
n'en voit plus l'utilité, comme ces vieux habits usés qu'on n'envisage de quitter que le
jour où l'on dispose d'habits nouveaux suffisants, mais qui, même alors, collent si
parfaitement au corps, sont à tel point familiers, qu'on ne les abandonne qu'à regret,
qu'on les retrouve avec plaisir lors des besognes difficiles et qui, même rejetés au tas
de chiffons, ne veulent point mourir.
Dans la planche
22, les modalités de ce processus sont caractéristiques :
- lettres
écrites les unes à la suite des autres (répétition graphique déjà
automatisée) ;
- noms
connus intercalés dans le texte : maman, papa, papa, maman, Dédé, Lulu, Pigeon,
Max, Coco, Fifille et Foune, Line, Noël, Max.
- quelques
mots ou signes nouvellement connus viennent s'intercaler au hasard dans le texte (le futur
qui imprègne l'acquit présent) : et, lit, 9 ma.
- le ?
notamment apparaît comme une conquête toute récente, à tel point que Bal. lui fait
l'honneur de le répéter pour encadrer sa signature ;
- des
dessins sont juxtaposés au texte pour en compléter l'explication (réminiscence du
passé, ou idée aujourd'hui plus familière du texte illustré).
Nous en
sommes là. Sans la leçon, par la seule expérience sensible impulsée d'abord par le
désir de création et de puissance, par la motivation extérieure ensuite, l'enfant est
parvenue à l'aube de l'écriture consciente. Elle s'exprime par cette écriture comme
elle s'exprime par le dessin ou le langage, plus ou moins maladroitement encore, plus ou
moins imparfaitement. Mais l'outil est en mains : il suffit maintenant de se familiariser
avec sa pratique.
Arrêtons-nous
un instant ici pour procéder à quelques observations qui répondront d'avance aux
questions inquiètes de ceux qui doutent parce qu'ils ne sentent plus la vie vibrer en eux
ni autour d'eux.
Bal. a maintenant six ans et ne fait en classe que de très rares apparitions. Elle ne sait encore écrire que les quelques mots que nous venons de voir. Elle n'est donc pas en avance par rapport aux élèves normaux des écoles. Elle serait même très sensiblement en retard. Ou plutôt il n'y a pas de vraie comparaison possible puisque ce sont deux processus, deux techniques totalement différentes. Comme si on prétendait que ce bébé qu'un père maniaque dresse à répéter quelques mots, comme un perroquet débite ses tirades, est en avance sur tel enfant qui monte normalement mais qui ne sait encore prononcer correctement aucun vocable.
A l'école,
les enfants sont dressés de bonne heure à imiter les lettres, à copier des mots et des
phrases, mais ce n'est là poureux qu'acquisition formelle. Pour Bal., l'expérience, si
imparfaite soit-elle, est déjà organiquement intégrée à l'être, et on ne l'en
séparera plus.
Il se peut
d'ailleurs que, dans l'ensemble pourtant, et tout compte fait, il y ait effectivement
retard dans l'acquisition de cette technique d'écriture. L'Ecole actuelle, du fait de
l'anomalie de ses techniques, vise souvent à des normes qui sont prématurées et qui
cessent d'être valables pour une éducation normale. C'est un peu l'histoire du lièvre
et de la tortue. C'est, en définitive, le résultat final qui compte, c'est-à-dire la
maîtrise de l'écriture en fonction de la formation de la personnalité. Et là nous
sommes tranquilles.
Il y a, par
contre, un avantage incontestable - et qui compte - que nous pouvons inscrire tout de
suite à notre actif : du fait de l'erreur initiale des méthodes, l'Ecole
traditionnelle doit contraindre l'enfant à écrire, à lire, à travailler. Et dieu sait
si cet apprentissage est laborieux, A tel point que les instituteurs fuient les classes
préparatoires où la besogne est si ingrate, alors que la maman voudrait garder son
enfant à cet âge délicieux et émouvant des premières conquêtes.
Pour Bal.
et pour tous les enfants qui bénéficient des mêmes techniques naturelles, il n'y a pas
de leçons, pas d'obligations, pas plus qu'il n'y a obligations ou leçons à la maison
pour l'enfant qui monte du premier cri jusqu'au langage expressif à peu près parfait. Il
suffit d'un milieu aidant et d'une expérience tâtonnée suffisante. Baloulette n'a pas
même besoin de venir en classe pour continuer à acquérir une technique d'expression.
Bal. veut
écrire des lettres. Elle ne se ccntente plus maintenant de ses graphiques
primitifs ; elle se rend compte de leur imperfection. Elle demande alors qu'on
écrive sous sa dictée les lettres qu'elle désire adresser et elle les copie
soigneusement, ce qui est d'ailleurs un excellent exercice. Mais comme on n'est jamais si
bien servi que par soi-même, elle éprouvera bientôt le besoin de se passer de
secrétaire et d'écrire ses propres lettres.
Elle n'a
jamais subi la moindre leçon d'écriture. Elle dessine les modèles. Très imparfaitement
d'abord, de mieux en mieux ensuite.
En navigant
autour de la casse d'imprimerie, en s'amusant à remplir des composteurs et à composer,
en jouant avec les mots, Bal. a appris le nom de toutes les lettres de l'alphabet.
La
rapidité et la sûreté de ces acquisitions sont fonction de la richesse du milieu dans
lequel évolue et agit l'enfant. Si, dans une famille « non aidante »,
l'enfant entend rarement parler, ou si on parle incorrectement, il apprend moins vite à
parier et moins bien - toutes autres conditions égales - que s'il se trouve dans une
famille « aidante », cultivée et harmonieuse, au langage précis et pur. Nous
ne méconnaissons donc pas la fonction éducative de l'Ecole. Loin de là. Nous pensons
seulement que cette fonction est mal comprise, qu'elle porte à faux et s'exerce donc avec
une regrettable inefficience, pour ne pas dire plus. Nous voulons faire mieux, en
redressant le processus, en améliorant les outils, en perfectionnant les techniques.
Bal. ne
sait toujours pas lire et ne veut pas lire. Lire la pensée des autres ne lui dit rien. Il
y a probablement à cela deux raisons : la pensée des autres ne la tente pas ;
sa propre vie lui suffit. Non pas par suite de je ne sais quel égocentrisme congénital,
mais parce qu'elle a tant à faire pour organiser son propre édifice avant de
s'intéresser vraiment à l'édifice des autres. Pourtant les lettres sont une première
étape sur la voie nouvelle, la première antenne dirigée vers la vie d'autres enfants.
La lecture va naître bientôt de la nécessité de lire cette correspondance. Mais,
deuxième raison, et qui a sa valeur : la lecture est une technique qui la dépasse
et qu'elle appréhende. Comme l'enfant qui ne sait pas monter à bicyclette et qui a peur
de se lancer. Alors, pour l'instant, Bal. se fait lire les lettres qu'elle reçoit.
Incontestablement,
la méthode traditionnelle parvient par des leçons systématiques, à inculquer bien
avant six ans les rudiments de la lecture, Cela nécessite des leçons, donc de
l'obligation et de l'obéissance, A moins que, par des procédés vivants ou par le jeu on
parvienne à éliminer les dangers de la leçon et de l'obligation. Mais c'est toujours le
même refrain : il ne suffit pas de partir trop tôt et à toute vitesse. C'est le
point d'arrivée et l'état de l'enfant à cette arrivée qui importent.
Il reste
alors à examiner si, par hasard, le processus naturel de Bal, ne serait pas en tous
points préférable et s'il ne mènerait pas plus sûrement à ce but.
Notre étude répondra à cette question. Il restera, certes, à contrôler, à vérifier nos observations, à éprouver la technique nouvelle. Ce sera l'oeuvre des éducateurs qui auront réfléchi aux possibilités de voies logiques qu'on avait toujours méconnues.
Contrairement
à la tradition pédagogique, l'écriture et la lecture ne sont pas du tout indispensables
au développement normal du jeune écolier. Et si elles ne sont pas indispensables, elles
risquent fort d'être nuisibles en troublant le processus naturel de croissance et
d'acquisition.
Le souci de
l'école actuelle de hâter l'acquisition au moins rudimentaire de ces techniques vient
tout simplement de l'indigence du matériel et des méthodes en usage. L'instituteur se
considère comme sauvé - lui, pas ses élèves - le jour où le Cours préparatoire sait
lire et écrire, parce qu'alors il peut leur donner des devoirs et leur faire réciter des
leçons, puisque c'est à ces « occupations » que se borne le travail
scolaire. Avant cette conquête on ne sait trop souvent comment occuper les petits... sauf
à les amuser à l'aide de jeux pompeusement qualifiés d'éducatifs.
Mais si
nous introduisons à l'école à tous les degrés - des outils et des techniques
qui permettent un travail répondant aux besoins fonctionnels des enfants, alors le
problème de l'acquisition en écriture-lecture ne se pose plus avec la même acuité.
Nous n'essaierons pas de doter les oisillons d'ailes factices pour les précipiter trop
tôt hors du nid. Nous laisserons patiemment les plumes fleurir et s'épanouir, assurés
que nous sommes que l'envol viendra immanquablement, au moment voulu, naturel et puissant.
Le
processus de perfectionnement de l'écriture
Le propre
de notre technique basée sur la vie, c'est que l'enfant qui en bénéficie veut toujours
faire mieux, aller plus vite et plus avant. Sentiment d'ailleurs naturel à l'homme, sans
lequel il ne saurait y avoir de progrès et que l'Ecole traditionnelle - et c'est là sa
plus lourde et plus radicale condamnation - ne sait que refouler jusqu'à l'étouffer.
Bal. sait
écrire les noms qui lui sont familiers, mais cela ne la satisfait pas ; copier ses
lettres après les avoir dictées est ressenti par elle comme une inutile dépendance et
un asservissement. Ses camarades plus âgées écrivent leurs lettres : elle a hâte
elle aussi de parvenir à cette écriture autonome.
Elle
utilise pour cela les outils et les moyens qui sont à sa disposition, mais toujours selon
les mêmes principes de tâtonnement expérimental. Nous allons pas à pas étudier ces
outils et ces moyens. Mais nous ne nous presserons pas de généraliser les conclusions de
cette étude. Il y a des chances pour que, dans leur tâtonnement conditionné par des
contingences différentes, d'autres enfants réagissent dans le détail selon des lignes
parallèles, certes, mais non identiques. Nous voulons montrer seulement que, dans ses
principes essentiels, le processus naturel d'acquisition et de progrès est le même aux
différents stades et pour tous les individus dans quelque milieu qu'ils se
trouvent : expérience tâtonnée, répétition des essais réussis selon les
principes d'économie, de sécurité et de puissance, nécessité cependant de ne pas se
lâcher des mains avant de toucher des pieds, prudence et audace au service de la vie qui
toujours veut monter et s'affirmer.
Voyons donc
comment procède Bal.
Elle a
remarqué que certains mots et expressions reviennent souvent dans les lettres. Elle
apprend à les écrire, puis se fixe dans leur utilisation pour les ressortir
automatiquement dans tous les écrits, comme elle a répété pendant si longtemps le
graphisme qui représentait sa signature soulignée. Elle procède en cela exactement
comme le bébé qui a appris un mot nouveau ou une expression qui l'enchante et a autour
de lui un évident succès et qui mêle ce mot ou expression à toutes les manifestations
primitives du langage.
Bal a aussi
appris. Pour le début :
Cher
papa, chère maman, chère mémé, chère marraine.
Et pour la
fin :
Je
t'embrasse fort, fort. Baloulette.
Mais comme
ce cadre ne suffit tout de même pas à remplir une lettre, elle intercale entre ces deux
extrêmes les noms propres qu'elle connaît.
La lettre
suivante est absolument typique à cet égard. (Pl. 23)
Mais l'élan est donné : Bal. sait écrire une lettre toute seule, et une lettre qui exprime quelque chose et qu'on comprend. Elle ne s'en tiendra d'ailleurs pas à ce rudiment, et va continuer à perfectionner ses réalisations. Bien sûr, il n'est pas question pour elle d'inventer la technique de l'écriture qui ne peut être qu'imitation d'une forme fixée et imposée par le milieu. Les modalités de cette imitation varieront sans nul doute selon les possibilités offertes, A nous d'en offrir le plus possible.
Bal. donc
glane comme elle peut autour d'elle les moyens d'améliorer sa technique, comme l'enfant
glane autour de lui les moyens d'enrichir et de diversifier son langage.
Sans leçon
d'aucune sorte, en comparant la pensée exprimée au texte réalisé au tableau puis
coulé dans le métal, en navigant autour de la casse d'imprimerie, en classant les
caractères ou en imprimant, en illustrant la feuille imprimée - toutes activités qui
l'attirent et l'intéressent, Bal. a appris à peu près le nom de toutes les lettres.
Mais, dans l'usage qu'elle en fait, c, c'est aussi bien que, que
ke, ou cuei ; s suffit pour écrire se ; sé
devient d'un emploi général pour toutes les expressions : c'était, céder,
casser. C'est une sorte de rationalisation de la langue, fort naturelle en somme
puisqu'elle a tenté bien des philologues parmi les plus sérieux.
Bal
possède donc la maîtrise de signes qui signifient que (c), de, r, ne, né, pe, etc...
Elle a en main des instruments suffisants pour écrire les mots qu'elle prononce et
qu'elle veut transcrire dans ses lettres. Remarquer que le processus est à peu près,
ainsi, achevé dans son principe : dorénavant, l'enfant ne procède plus qu'à son
ajustement.
Bal. se
contente d'abord d'écrire à la suite les lettres de l'alphabet selon la valeur qu'elle
leur attribue par rapport à leur sonorité :
planche 24 |
"On a féladinète ilichvé... onlapréparé... on o févè de la semoule".
On voit
que, même avec ce système simplifié - parce qu'il est justement trop simplifié - tout
n'est pas encore réussite. Bal, écrit ilichvè pour il y avait ;
elle écrit de la tate pour de la tarte.
Mais
n'empêche qu'elle a fait une trouvaille essentielle. Désormais, la route est libre
devant elle. Elle sait écrire ; elle sait fixer sur le papier les pensées
qu'elle désire communiquer. Et, effectivement, nous pouvons lire ses lettres et les
comprendre, pas plus difficilement du moins que certaines ordonnances de docteurs, ou un
manuscrit déséquilibré de Ch. Maurras.
Si l'enfant
n'était pas poussé par ce besoin de perfection et de progrès vers la puissance dont
nous avons fait le moteur de notre éducation, il pourrait s'arrêter à ce stade de
communication. Et, en fait, certains arriérés ne poussent pas plus avant, tout comme ils
demeurent à la phase inférieure de l'expression orale. Mais l'enfant normal ne
s'accommode jamais d'une telle imperfection.
En
tâtonnant, en comparant intuitivement ses propres réalisations graphiques aux textes
manuscrits ou imprimés qu'elle a sous les yeux, Bal, se rend compte de ses faiblesses et
de ses insuffisances. Ou si elle ne s'en rend pas compte consciemment ni logiquement, elle
sent qu'elle n'a pas encore mis ses textes en parfaite harmonie avec les écrits qu'elle
admire, et, sans même raisonner ses efforts, elle va agir pour parvenir à l'équilibre
dont son être a besoin pour acquérir paix et puissance. C'est exactement le même
sentiment qu'éprouve l'enfant quand il a réussi, par la combinaison tâtonnée de ses
zézaiements à produire des sons qui ont un sens et comme un pouvoir magique qui n'ont
encore qu'une vague ressemblance avec les mots corrects, mais que papa et maman
comprennent : Nana, titi, lolo, pépé, abon, amo...
Oui, mais,
diront les pédagogues traditionnels, si l'enfant à ce stade se contentait de cette
réussite relative et ne poussait pas plus avant son effort ! Ont-ils vu souvent des
enfants normalement constitués marcher toute leur vie à quatre pattes parce que, à un
certain moment de leur développement, ils s'étaient fixés quelque temps dans un moyen
imparfait, certes, mais qui leur permettait du moins de se déplacer à leur
satisfaction ? Et des adultes qui aient gardé leur langage petit nègre de deux ans,
si l'entourage pariait correctement ?
Bal. se
rend compte de ses imperfections - disons plutôt qu'elle sent confusément ces
imperfections et qu'elle va s'employer à les corriger pour monter vers l'écriture
correcte. Et elle y réussira avec d'autant plus de sûreté et de rapidité que le milieu
aura été favorable et aidant.
Une
objection encore peut venir à l'esprit du lecteur mais si, au lieu de laisser ainsi
l'enfant faire lui-même, et péniblement, toutes ces expériences tâtonnées, on lui
donnait quelques leçons, si on l'initiait du moins à certains principes essentiels qui
sont comme l'ossature de l'expression écrite ; si on la munissait d'une plus grande
réserve de mots par la répétition méthodique et la copie, ne gagnerait-on pas un temps
précieux en éliminant bien des risques d'erreurs dont l'expérience n'est pas forcément
indispensable.
Les mamans
modernes font ainsi quand elles placent prématurément leur bébé de huit mois dans un
léger chariot à roulettes, Bébé ne se traînera plus par terre !... Le voilà qui
est maintenant droit, comme un enfant de quatorze mois qui marcherait déjà !... Il
se déplace effectivement d'un coin à l'autre de la pièce à une vitesse intrépide, en
se contentant de fermer les yeux à l'approche des obstacles... On a l'illusion d'un
progrès !...
Mais y
a-t-il progrès effectif, et, en définitive - puisqu'en l'occurence le but seul importe -
l'enfant marchera-t-il aussi vite et avec une aussi grande assurance que s'il avait
longuement marché à quatre pattes pour se redresser lentement, par un long exercice de
ses muscles et de ses nerfs ? L'expérience montre bien le contraire. Et si même
cela était, il resterait toujours à l'actif de la méthode naturelle qu'elle ne
nécessite de l'enfant aucun effort anormal, qu'elle s'imbrique parfaitement dans le
processus vital, sans leçon systématique. Il suffit que le milieu présente la plus
grande gamme possible d'expérience tâtonnée et les exemples éminents qui sont comme
les branches auxquelles l'être s'accroche pour monter toujours plus haut, pour atteindre
aux fruits de la connaissance, sans cependant jamais se « lâcher des pieds »
pour se ménager toujours de suffisantes possibilités de retraite et de réussite.
Et nous
devrons tenir le plus grand compte de ces considérations essentielles dans la mise au
point pédagogique qui sera la conséquence et l'aboutissement de nos observations.
*
Bal. a donc
découvert que les lettres sont les signes graphiques de sons qu'elle prononce en parlant
et que, en associant et en combinant ces signes, elle peut arriver à traduire
graphiquement, à « écrire » ses mots et ses phrases.
Elle se
lance maintenant avec prudence et audace à la conquête toujours plus complète de cette
technique.
Prudence et
audace, avons-nous dit. Elle procède comme le bébé qui part d'un point solide, une
chaise ou un meuble, pour atteindre un autre meuble ou une autre chaise qui termine
l'aventure, non sans s'être parfois raccroché en route à quelque autre point d'appui
considéré comme relais.
Nous
trouverons effectivement, dans notre série de lettres de Bal., ces points d'appui -
initial et terminal - et ces relais intermédiaires.
Nous avons déjà vu quelques-uns de ces points d'appui
« Cher
papa... Je t'embrasse fort, fort », entre lesquels les noms propres connus sont
posés comme relais (Pl. 25).
Voici
encore trois documents encadrés par les points d'appui habituels et dont l'espace
intermédiaire a été garni de lignes écrites selon le mode exclusivement phonétique
que nous avons analysé. Mais déjà apparaît, parmi ce graphisme phonétique une forme
différenciée qui, on ne sait sous l'effet de quelles influences, va se perfectionner
jusqu'à devenir un solide relais. « Comment vas-tu ?... Maman, comment
va-t-elle ? »
... fort
pase tojour a isi tumedi ra a colIpéi que u a fi te comanva tu mapetite Line et sq ta
maman va bien dès sou je con cel a napaboquou. tu lui di ra cze vè bien.
Je
t'embrasse bien fort.
Traduction :
Chère Line,
Je
t'embrasse bien fort. Pense toujours à ici. Tu me diras à quel pays que tu
habites ? Comment vas-tu, ma petite Lin ?? Des sous, je crois qu'elle (ta maman)
n'en a pas beaucoup...
Est-ce
que ta maman va bien ? Des sous, je crois qu'elle n'en a pas beaucoup. Tu lui diras
que je vais bien.
Je
t'embrasse bien fort.
Le document
suivant est déjà une vraie lettre. Construite sur le même cadre entre ses deux points
d'appui, elle apporte déjà, de façon suffisamment lisible, les nouvelles essentielles.
A ce stade, la lettre de Bal. ne diffère pas beaucoup des lettres de gens du peuple qui,
inexperts à manier l'outil de l'écriture, ont besoin de ce même cadre qui donne au
moins l'impression d'une lettre charpentée et soignée : « Je mets la main à
la plume pour vous donner de mes nouvelles qui sont très bonnes, en espérant que la
présente vous trouve de même... ». Suivent quelques nouvelles... Puis la missive
se termine par : « Dans l'espoir de recevoir bientôt de vos bonnes nouvelles,
recevez... ».
Bal. a
trouvé un cadre identique
« Chère
Maman, comment vas-tu, moi je vais bien... ». Suivent quelques nouvelles. Et, pour
terminer : « Je t'embrasse fort, fort. Bal. ».
Pendant
longtemps, Bal. utilisera ce cadre.
il y a ve ta poési Jacque a rive
il midi papa a di cile fos a les pro mené a lor je té di aure voire.
Je t'embrasse bien fort fort fort
fort.
Baloulette.
Pl. 27
LIMPRIMERIE et les textes autonomes indépendants des
lettres
Bal. a 6 ans 6 mois (le processus d'acquisition a, sans doute, à ce moment-là, été quelque peu retardé par un accident qui l'a tenue près de deux mois allongée, à l'écart de l'école).
Elle sait
écrire et seule. Non pas copier, mais s'exprimer par l'écriture, et d'une façon, ma
foi, bien satisfaisante pour son âge.
Elle ne
sait toujours pas lire, et ne veut pas lire, Quand elle reçoit une lettre, elle se la
fait déchiffrer. Il se peut même qu'il y ait dans cette obstination à ne pas lire un
certain complexe d'orgueil de l'enfant qui ne veut pas balbutier et montrer son
impuissance. Sentiment qui ne lui est d'ailleurs pas particulier et dont on comprend
rarement toute la portée dans les réactions des individus.
Ce qui est
néanmoins indéniable, c'est que, au cours de ces opérations pour ainsi dire
préliminaires, un lent cheminement plus ou moins conscient se produit. Bal. photographie
des mots et nous verrons ce qui en résultera.
La
technique d'Imprimerie à l'Ecole pratiquée dans notre classe a, à ce stade, une
influence particulièrement aidante. Voici comment Bal. y participe.
Les petits
composent tous les jours, avec de gros caractères corps 36 un court texte qui est
l'expression de leurs préoccupations dominantes. Avec les élèves plus âgés, on
choisit en général un texte parmi ceux qui sont rédigés librement par les élèves.
Bal. est comme à cheval sur les deux groupes : elle rédige des textes qui postulent
pour l'impression dans la division des grands. Elle désire ardemment être imprimée,
comme elle désire écrire des lettres, et la motivation, on le sait, est de même nature,
Elle y réussit puisqu'elle sait combiner, nous l'avons vu, les lettres et les sons. Et ce
qui est caractéristique, c'est que cette technique différente de la technique des
lettres a entraîné la disparition, pour inutilité, des points d'appui et des relais qui
persisteront cependant dans la rédaction des lettres.
Voici un
des premiers textes écrits par Bal. (Pl. 28.)
et
pigeon nevou lè paet tère alore Foune sè levè et elle a etin ?
et
pigeon a gorené, Maman a tapé au mure et on a dore mi
Traduction
:
Hier au
soir quand Lucienne et Germaine et Pigeon sont venues se coucher, Pigeon ne voulait pas
éteindre alors Foune s'est levée et elle a éteint.
Et
Pigeon a grogné. Maman a tapé au mur et on a dormi.
Et voici ce
que réalise Bal. à ce moment-là. Son exemple nous montre que l'enfant peut fort bien à
l'école se livrer à des activités intéressantes, voire passionnantes - et pas du tout
exclusivement manuelles - avant même de posséder la technique de la lecture formelle.
Nos réalisations liées à la pratique de l'imprimerie à l'Ecole, et telles que nous les
décrivons dans nos publications, en sont l'illustration vivante.
Le 30-4-36
(Bal. a 6 ans 8 mois), les tout-petits viennent de recevoir une belle casse corps 36 qui a
été classée et est toute prête pour le travail,
Bal.
s'offre pour faire composer les petits.
Elle se
place devant le tableau et suscite le texte suivant :
MAX
Max
parle toujours
de
sonoto verte
et rouge.
Rrr !...
Une seule
faute dans ce texte : sonoto.
Elle aide
ensuite à composer, et il faudrait voir avec quel sûr instinct elle fait chercher les
lettres !
Max a su
composer son nom. Quelle joie !
-
Maintenant, dit-il, je veux une feuille. Je veux écrire mon nom pour l'envoyer à maman.
« ...
Tu vois observe-t-il fièrement, c'est moi qui l'ai composé !... »
Je
m'absente un instant. A mon retour, le bloc est prêt pour l'impression. Bal. est occupée
à le disposer sur la presse.
- Papa, me
dit-elle, maintenant je voudrais leur apprendre à lire et à écrire.
Et Bal.
qui, apparemment du moins, ne sait pas lire, fait lire les petits. Puis elle les entraîne
fort bien à copier et à illustrer. Et la classe est satisfaite.
*
Cette
expérience attire deux observations :
Nous
disons : Bal. ne sait pas lire ! Par comparaison avec tel élève consciencieux
qui ânonne des mots sans valeur pour lui, comme d'autres déchiffrent les notes d'une
portée sans que cela entraîne la moindre notion de l'harmonie et du sens que ces notes
représentent.
Il faudrait
dire plutôt que Bal. ne veut pas se plier à une épreuve formelle de lecture parce
qu'elle ne se sent pas une suffisante maîtrise. Mais il ne fait pas de doute qu'elle sait
lire quantité de mots puisqu'elle les écrit ; et qu'elle n'écrit pas ce qu'elle ne
comprend pas.
Il s'agit
bien là, pour la lecture comme pour l'écriture, d'un lent tâtonnement expérimental
dont le processus doit nous retenir.
Par la
parole d'abord, au service de la vie multiple et exaltante, l'enfant se familiarise avec
la valeur, le sens, la figure psychique des mots. La profondeur et la richesse de cette
première acquisition tâtonnée est l'échelon préalable dont découleront la rapidité
et la sûreté des acquisitions ultérieures.
Il est
logique, il est naturel que nous nous appuyions sur cet échelon au lieu de le
méconnaître et de le négliger comme le font trop souvent les méthodes traditionnelles
de lecture et d'écriture qui réduisent leur cercle d'exercices à des séries de mots
plus spécifiquement scolaires, sans tenir compte de la splendeur des conquêtes vivantes
des enfants.
Deuxième
étape : l'enfant écrit les mots qu'il connaît, soit par copie immédiate d'un
modèle, soit par une construction phonétique qui ira se perfectionnant jusqu'à
reproduire le plus exactement possible la figure graphique pour ainsi dire
« officielle » de ces mots.
C'est par
une constante comparaison entre son écriture que nous appellerons intelligente et les
modèles des livres que l'enfant pénètre toujours plus avant dans cette reconnaissance
de signes qui, muette ou exprimée, constitue la vraie lecture.
La
démarche normale de l'apprentissage de la lecture nous paraît donc être la
suivante :
1°
Expression orale des mots, de vocables et de phrases obtenue le plus rapidement possible,
certes, et avec le maximum de richesse, mais exclusivement par la méthode naturelle de
tâtonnement expérimental vivant, servie par un milieu riche et aidant, mais à
l'exclusion de toute leçon soi-disant méthodique.
2°
Expression à l'usage des personnes éloignées par le truchement de l'écriture de ces
mêmes mots, vocables et phrases, par les mêmes procédés, à l'exclusion de toute
leçon formelle. Richesse du milieu pour faciliter et accélérer ce tâtonnement
expérimental.
3°
Reconnaissance de ces mots lorsqu'on les trouve dans un texte étranger.
Tant que le
nombre de mots ainsi connus et identifiés dans un texte n'est pas suffisant pour
permettre la compréhension de la pensée exprimée, l'enfant ne sait pas lire ce texte.
Et il ne veut pas le lire. C'est ce que remarque Bal. un jour qu'elle lit le mot forêt.
Elle lit d'abord « for-te »... Mais qu'est-ce que cette
histoire-là ? Elle voit que ça « ne colle pas ». Elle lit enfin :
la forêt, mais il lui faut un moment encore pour habiller le mot de sa
vraie figure, pour identifier le graphisme et le son, et le sens qu'il porte.
- Ah !
j'ai compris, dit-elle enfin... Des fois, on sait lire sans savoir lire. On sait lire le
mot mais on ne sait pas ce qu'il veut dire. C'est comme si on ne savait pas lire.
Elle a,
avec son ingénuité, mis vraiment le doigt sur la plaie habituelle.
Ce processus nous explique alors le phénomène de l'explosion,
dont certains pédagogues contemporains ont fait si grand cas, jusqu'à le considérer
parfois comme quelque peu mystérieux et déjouant en tous cas les lois habituelles de
l'acquisition.
Le 3-12-36,
cette explosion se produit pour Bal. qui a alors 7 ans 3 mois. Elle a pris un livre et,
tout à coup, elle se rend compte qu'elle domine vraiment la technique de la lecture et
qu'elle comprend ce qui est écrit ou imprimé. Mais si par hasard elle rencontre un mot
qui gêne le cheminement de sa pensée, elle s'arrête, s'enquiert de la signification de
ce mot et ne poursuit que lorsque la pensée est de nouveau à son aise dans la
compréhension synthétique des signes. Elle lit : « Un jour d'automne, je vis
sortir de la cheminée un petit... Qu'est-ce que ça veut dire ça :
« Savoyard » ?Je lui explique et elle continue.
Nous avons
atteint d'emblée, sans passer par la phase scolastique de lecture de signes qu'on ne
comprend pas, au vrai sens de la lecture qui n'est point exercice stérile de
phonétisation de signes manuscrits et imprimés, mais reconnaissance de la pensée
exprimée par le truchement de ces signes.
Ce point
particulier du processus d'acquisition du mécanisme de la lecture a beaucoup plus
d'importance qu'on ne croit au point de vue éducatif : l'enfant qui a appris la
lecture « à l'envers », pourrait-on dire, par la phonétisation mécanique
des signes, se persuade malgré lui que c'est cette phonétisation qui est une
conquête : savoir lire les mots qu'on ne connaît pas et enrichir ainsi, par ce
mécanisme extérieur, son propre vocabulaire ! Et c'est à cette conquête, en effet
que l'Ecole attache le plus d'importance ; c'est à cette possibilité qu'elle mesure
vraiment la maîtrise de la technique, en évitant la reconnaissance syncrétique qui
risquerait de fausser le mécanisme.
C'est
effectivement là une conquête, mais qui n'est pas sans graves dangers : l'enfant
qui est soumis à cette méthode prendra l'habitude ainsi de lire ce qu'il ne comprend
pas ; il fera passer le processus de mécanisation avant la participation sensible au
contenu du texte. Mais on en a pris une telle habitude qu'on n'est plus sensible à
l'anomalie d'un tel processus.
Que
diriez-vous pourtant d'un enfant qui irait répétant justement les mots dont il ne
connaît pas le sens pour montrer seulement qu'il sait prononcer les mots
difficiles ? Que ceux qui l'ont incité à cette manie imbécile ont certainement
pris à tâche de l'abêtir en le dressant à une pure technique de perroquet ! C'est
pourtant cette besogne malfaisante que poursuit méthodiquement l'Ecole. Ne nous étonnons
pas si nous sommes dominés, en conséquence, par une vraie culture de perroquet !
Combien est
plus rassurante, plus intelligente et plus humaine l'attitude de Bal. se refusant à lire
ce qu'elle ne comprend pas et voulant connaître le sens des mots nouveaux avant d'aller
plus avant, s'obstinant à saisir avant tout la pensée exprimée par les mots, parce que
c'est cette communication de pensée par le truchement des signes qui est la seule raison
d'être de la lecture et sa seule dignité spirituelle.
On a
beaucoup parlé de lecture globale depuis une trentaine d'années, pour l'opposer à la
méthode analytique, en faisant remarquer que cette globalisation est mieux conforme que
l'analyse au processus normal de l'esprit enfantin.
Je crois
qu'on n'a fait ainsi qu'un illusoire pas en avant, et moins définitif qu'on ne croit si
j'en juge par mes observations sur les enfants qui ont appris à lire chez nous selon le
processus naturel.
Bal. n'a
pas suivi un processus strictement global. Il y a eu trois phases dans sa conquête :
une première phase effectivement globale au cours de laquelle elle s'est familiarisée
avec la figure graphique des mots qui lui étaient familiers et des phrases qu'elle
voulait utiliser pratiquement. Puis une deuxième phase de reconstitution active, en
partant des signes phonétiques des mots et expressions qu'elle crée selon une technique
à elle d'abord, qu'elle va perfectionnant, mais qui est un exercice montant
analytiquement de l'élément à la synthèse vivante du mot. Au cours d'une troisième
phase, Bal. revient à l'identification globale : quand elle lit, elle n'ânonne pas,
c'est-à-dire qu'elle ne cherche pas à déchiffrer le mot par la lecture successive de
ses éléments. Si elle en est réduite à cette nécessité, c'est qu'elle ne comprend
pas le mot, et qu'il est donc parfaitement inutile qu'elle essaye de le lire, La lecture,
longtemps idéo-visuelle avant d'être vocalisée, opère exclusivement par identification
et reconnaissance des mots du texte, ce qui est le propre de la lecture globale.
Il ne
s'agit pas, on le voit, de se jeter aveuglément d'une mode dans une autre. La forme
d'ailleurs importe peu. Si la lecture globale est employée pour initier l'enfant à la
lecture plus ou moins rapide de mots dont le sens lui est inconnu, qui ne sont pas liés
à sa vie, qui lui sont plus ou moins bien expliqués, et de façon parfois sensible, mais
qui ne lui sont point essentiels, alors le vice est exactement le même que dans la
méthode traditionnelle : une fausse technique déforme jusqu'à l'aberration le
signification profonde de l'écriture et de la lecture.
Nous
devrons tenir compte de ces considérations dans la mise au point de notre nouvelle
technique d'écriture et de lecture dans le cadre de la vie même de l'enfant.
*
VERS LA MAITRISE DÉFINITIVE DES TECHNIQUES DÉCRITURE ET DE LECTURE
Nou avons
anticipé quelque peu pour en terminer avec l'apprentissage de la lecture.
Bal. sait
lire. La précision et la richesse de cette lecture dépendront exclusivement de
l'efficience de l'expérience tâtonnée qui va continuer. Et cette expérience n'est
jamais terminée puisque nous-mêmes butons encore fréquemment à la lecture de certains
textes dont l'expression ne nous est pas familière.
Bal. perfectionnera donc sa technique par tâtonnement expérimental. Mais elle le fera par un double processus : par l'écriture ou la reconnaissance de mots qui font déjà partie de son bagage verbal, mais aussi par la compréhension globale de mots nouveaux. Il est ainsi, tant dans le langage parlé que dans le langage écrit, certains mots pourtant inconnus qui s'éclairent par le seul fait de la compréhension parfaite de la phrase où ils sont intégrés. On ne saurait peut-être pas en donner une définition, mais on sent ce qu'ils signifient et c'est là l'essentiel. On les retrouvera ensuite dans une phrase différente, peut-être avec un sens légèrement modifié. Ce sera comme ces paysages qu'on ne reconnaît vraiment que lorsqu'on les a vus sous tous les angles, et aux diverses heures du jour.
Processus,
on le voit, parfaitement normal, bien qu'il soit comme une étape nouvelle où la lecture
issue de la compréhension engendre à son tour la compréhension. Juste retour des
choses.
*
Nous en
reviendrons maintenant à l'écriture, dont l'acquisition parfaite est une affaire longue
et délicate, surtout lorsqu'il s'agit d'une langue aussi subtile et délicate et complexe
que le français.
Bal. sait
s'exprimer par l'écriture. On comprend ce qu'elle écrit. La fonction magique de
l'écriture joue normalement. L'enfant pourrait s'en tenir là si elle ne portait en elle
ce besoin - que la formation scolastique émousse jusqu'à le détruire parfois - de
monter, de mieux réussir, d'égaler en perfection les exemples qu'il a sous les yeux, de
rendre toujours plus efficaces les moyens d'expression et de communication dont il
dispose.
Vous vous
dites : « Mais si l'enfant prend la mauvaise habitude d'écrire les mots de
façon incorrecte ; si, par suite d'habitudes dont la psychologie nous enseigne la
tenace persistance, une orthographe défectueuse, une syntaxe irrégulière risquent de
gêner à jamais la technique de l'enfant ? N'a-t-on pas reproché parfois à la
dictée non préparée le fait,qu'elle laisse l'enfant s'engager dans des formes
incorrectes qui prévalent obstinément sur la structure exacte, malgré la meilleure des
corrections ? »
De telles
préoccupations ne sont pas vaines du tout à l'Ecole traditionnelle qui dévitalise tous
les problèmes, et qui aborde à l'envers, nous l'avons vu, le problème de l'écriture e
de la lecture. Mais si vous le prenez par le bon bout, alors ne craignez rien, Verrez-vous
un enfant marcher à quatre pattes plus longtemps qu'il ne le faut quand il voit autour de
lui les gens se déplacer librement sur leurs deux jambes ? S'il entend autour de lui
parler une langue pure, s'il a sous les yeux une écriture correcte, l'enfant aura une
invincible tendance à imiter cette correction. Cette tendance à rechercher l'unisson des
gestes et des pensées est une loi générale et inéluctable de la vie.
Seulement
cette montée reste conditionnée par les mêmes processus que nous avons vus en action
jusqu'à ce jour :
-
tâtonnement expérimental ;
-
exploitation prudente et hardie tout à la fois des essais qui ont réussi ;
- ne pas se
lâcher des mains avant de toucher des pieds ;
- vitalité
générale de l'enfant en fonction foncièrement et techniquement aidante du milieu
ambiant.
Quant au
rythme de ce processus, on ne peut le comparer au rythme apparemment plus rapide des
méthodes traditionnelles parce qu'il y a entre les deux méthodes une différence de
nature : l'une s'attache à la forme aux dépens du fonds ; 1autre ne
saurait séparer cette forme de l'enrichissement individuel, de l'augmentation de
puissance, de l'équilibre et de la vie qui, seuls, importent.
Nous
reprenons donc le processus d'écriture (qui est entièrement lié au processus de
rédaction et d'expression) au point où nous l'avons laissé quand Bal. avait 6 ans 4
mois au 1er janvier 1936.
Dans ses
lettres, Bal. respectera pendant longtemps encore le schéma général que nous avons
indiqué, à partir des points d'appui et des relais. Les textes intercalaires, tout comme
ceux qui sont rédigés pour l'imprimerie, sont la reproduction, par les graphismes et
combinaisons connus, de l'expression orale qu'elle ne fait que transcrire.
Quels sont
ces graphismes connus ?
Nous allons
en donner une idée en analysant ici une cinquantaine de documents échelonnés sur plus
d'une année de développement.
... Pendant
les dix premiers documents (jusqu'au 29 janvier), le nombre de mots parfaitement
orthographiés est excessivement réduit. Hors les noms propres familiers que nous avons
notés comme toute première acquisition, nous avons
samedi
Je t'embrasse fort
chez
maman
bien
vendredi
parti
enfants
c'est tout
chère
marraine
choses
Au reste,
Bal. construit ses mots le plus naturellement du monde, en utilisant les lettres pour leur
valeur phonétique
- be, qu'elle
confond souvent avec ve ou fe ;
- c qui est
exclusivement k - ce qui donne ci, ce (ki, ke) : elle ignore pour
l'instant l'usage de k ou de qui;
- e, qui
est aussi é et ai;
- g (qui
est exclusivement gue. Elle ignore la différenciation ge gi go ga gué);
- h, ne lui est d'aucune utilité ;
- i ;
- j, qui vaut aussi pour z dont l'emploi est inconnu
- k
(inconnu);
- 1,
vaut le - de même que m et n, me, ne - o, p (qui vaut pl),
q (qui vaut que) - r, s, t, u, v, - x, y, z (inconnus),
Pas
d'apostrophe encore. Ou, on sont employés, mais pas encore oi, ni, in, et
encore moins oir, ain, our, ar, pl, pr, etc.
Bal.
écrira : et la (pour il y a) (remarquer le tâtonnement dans l'essai de
réalisation phonétique) - lave pour langue - cimetirélalave (qui me
tirait la langue) - mètenajevè (maintenant, je vais) - réalisation également
approchée, que nous verrons se préciser par la suite - ojodu (pour aujourd'hui -
même observation) - vè (pour fait) - rayé (rangé) - depu (depuis)
- pase (parce que) - ce maton (ce matin) - et le (elle) - pu (plus)
- perè (pleurait) - apèr (après).
On voit la
complexité de l'effort tâtonné qui est aussi laborieux dans l'écriture de : travaiolle
ou travalle (travaille) - souisiné (cuisiné).
La tranche
des dix documents suivants va jusqu'au 20 mars.
La liste
des mots nouveaux régulièrement orthographiés s'allonge par : que, mieux, juge,
venu, livre, marche, bonjour, mauvais temps.
Par contre,
apparition de que, our (four), cri (et cri vè - écrivait), h (chire pour
hier) - ai (interchangeable désormais avec è), - ain - qa (pas encore qua), - au
(aurevoire, bojédaut, mauvais).
Exemple
caractéristique de ce tâtonnement : Bal. écrit dé secargos (ce qui est
très rapproché comme rendement phonétique). Mais ensuite elle écrit au
singulier : un petit secargot. De même, elle veut écrire éteint et
hésite pour traduire ce vocable. Elle finit par écrire et toin (ce qui est
seulement approché).
Autre
caractéristique graphique de cette tranch : les syllabes ne sont plus soudées en
longues lignes. Bal. s'est rendue compte que les mots sont plus courts. Qu'à cela ne
tienne : elle découpera ses graphismes au hasard d'abord, en morceaux plus ou moins
allongés. Et le hasard tombe parfois juste pour peu qu'il soit aidé parfois par
l'expérience antérieure.
C'est ce
qu'on verra dans le document : (Pl. 29).
La tranche
des dix documents suivants (de 21 à 30) se répartit sur une plus longue période,
du 3 avril au 27 octobre.
La liste
des mots correctement écrits est toujours réduite : petite, petit, vous,
théâtre, revenu, soigné, Monsieur, four, moi, nous les avons mangés, voyage, vrai,
voir, lettre, demande.
Voici par
contre la liste des mots tâtonnés qui sortent lentement de l'ombre, en route vers la
correction : écri, jantille, je mamuse, vous vous samusé, garson, sapèle,
desin, mezon, bicaite, - apparition de ch (chacun, cheose, nés de la
conjonction de che avec a et o). Même processus pour l'usage de qu, que,
qui devient queo, quea (queomençait). Apparition plus nette de aujord'hui (on
voit l'approximation croissante).
Il y a
progrès constant dans la physionomie des mots et le groupement des syllabes. En tous cas,
Bal. possède une technique déjà passablement sûre et efficace qui n'a rien de
comparable à l'hésitation balbutiante de l'élève qui s'essaye à grouper quelques mots
sans parvenir à les ajuster à sa pensée fulgurante, comme l'étudiant qui peine sur un
thème latin.
L'enfant
marche à quatre pattes, à une vitesse et avec une maîtrise qui nous étonnent. Bal.
écrit avec la même intrépide vitesse. Sa pensée n'est pas limitée par les
difficultés graphiques, puisque, correctement ou non, elle est en mesure d'exprimer
graphiquement tous les vocables. Son texte prend de ce fait comme une valeur symbolique,
parfaitement à l'image de la pensée et des réactions naturelles de l'enfant.
C'est ce
qu'exprime le texte de la planche 30, écrit le 25 mai 1936.
Cher Frédéric
Je
m'amuse bien ici il y a pas la guerre a resenan mè.il faudré, que la guerre soi nulpar
saserè an cormieux Jè me rè que tu reviène ici, On et bien mieux que laba parsque il
ni a pas la guerre aumoi. Hausi ausi técri. Jacquot voudrè bien técrire mè il ne sè
pas. Je lui giderè la main et a Cricri aussi. Je man rapèle can tu nous porté sur le
dau. J'ai mai bien.
Hier et
avant hier il a fait très baux
Je nai
pas antent du quan tu et venu nous dire bonsoire tous les petits et moi nous avont fait un
baux paus de flere acoté de la coutoubia et on le change tout les jour.
Je pense
toujours à toi
Je
t'embrasse bien fort
Baloulette
L'enfant ne
fait d'ailleurs aucun effort pour la correction. C'est là pour ainsi dire une condition
essentielle que les éducateurs devront apprendre à respecter : si elle devait faire
effort, elle ne pourrait pas ajuster le mécanisme à sa pensée et il y aurait maldonne.
Si, lorsque l'enfant se met à nous raconter une histoire avec une verve et une
sensibilité de couleurs qui disent assez à quel point le langage est expression intime,
vous le coupez pour corriger une expression défectueuse et lui faire répéter selon les
normes adultes, vous refoulez immédiatement son inspiration ; vous interrompez
définitivement l'expression. Cette surveillance de l'expression viendra naturellement
avec la sûreté dans la technique d'expression : quand on apprend à aller à
bicyclette, on est dominé et accaparé par le souci de direction et d'équilibre, auquel
l'organisme tout entier doit participer. Mais quand cet équilibre est passé dans
l'automatisme des réactions et que l'évolution à bicyclette n'est plus qu'un
perfectionnement prolongeant et renforçant la marche, alors on peut, sans troubles
fonctionnels, parler, gesticuler, regarder le paysage, tout comme si on allait à pied.
N'exigeons
pas des enfants plus que nous ne pourrions donner nous-mêmes dans des circonstances
semblables.
Les dix documents
suivants, de 31 à 40 sont échelonnés du 24 octobre 1936 au 26 novembre 1936.
Le nombre
de mots parfaitement orthographiés reste réduit : froid, répondra, gare à toi,
revenu, cinéma.
Par contre,
s'allonge la liste des mots qui sortent de l'ombre.
Pour
écrire on y est, Bal. s'appuie sur le mot hier, qu'elle a récemment appris
à écrire et qui répond approximativement, en effet, au son à écrire : et elle
produit : on ni hier.
- Lulu
fè la carte de chè pacoi (fait la carte de j'sais pas quoi) - remarquer
l'approximation vocale.
- Elle
écrit : l'un tèrena sionale (pour l'Internationale).
- Le z
apparaît, si commode qu'il tend à se substituer au s chaque fois que s = z:
mezon, chaize, Elize, ses zenfants, Vallouize, faizait.
- Le que
tend à remplacer le c toutes les fois que c = k: quelodine (Clodine), chaqun
(chacun).
(Toute
réussite tend à se répéter et à se substituer aux expériences non satisfaisantes).
- Même
généralisation de l'emploi de au: il daur, se rau pose (se repose) - rau garde
(regarde) - praufite.
- De même
pour ai: a prai, je man rapaile.
- llia devient
il y a, puis encore ilia, puis ili y a et enfin il y a. On
voit là toutes les étapes du tâtonnement.
Au 40e
texte de notre collection (ce qui ne veut pas dire que ce soit le 40e texte
produit, ce qui serait bien au-dessous de la réalité) - Bal. connaît et emploie
correctement : au, an, oi, ail, ui, ur, ière, ai, z, qui, ier, ar, or.
L'apostrophe
n'est pas encore utilisée couramment quoique connue. La cédille n'est
qu'accidentelle ; - eu se traduit par e ; - ette encore inconnue. Pas
encore k. Nous avons vu apparaître ly. Les consonnes doubles
inutiles non employées ; aucun accord du verbe est. Utilisation de ai indécise.
A part ces
réserves l'écriture, comme le prouvent les documents publiés, est toujours plus
approchante, donc plus lisible, Les syllabes se groupent progressivement selon un ordre
régulier définitif.
Bal. est à
tel point maîtresse maintenant de sa technique qu'elle peut l'utiliser avec une extrême
souplesse. Les textes sont alors l'expression fidèle d'une pensée originale. Jusqu'alors
la pensée restait malgré tout limitée, conditionnée qu'elle était par la rusticité
des outils d'expression. Comme ces techniques d'expression artistique qui doivent se plier
aux possibilités de rendement des outils employés : plume, crayon, pinceau, gouge,
poinçon ou burin.
Dans la
rédaction de ses textes, Bal. va à toute vitesse, aussi vite que sa pensée. Et nous
insistons là-dessus : elle n'est jamais arrêtée par le souci de l'orthographe ni
de la forme. Tout comme le forgeron qui bat son fer très rapidement tant qu'il est chaud,
d'un seul élan, sans s'arrêter pour rectifier une attitude ou une inflexion du métal.
Cela ne veut pas dire qu'il donne ses coups au hasard : son oeuvre est
l'aboutissement du long tâtonnement expérimental qui l'a précédée. Mais, pour
l'instant, elle est ce qu'elle est : ou la réaliser d'un trait, ou tout
recommencer... Il va d'un seul élan. Il remettra ensuite à la forme si ça lui chante,
après avoir chauffé à nouveau, pour fignoler l'oeuvre primitive. Mais le premier
graphisme doit se plier à l'élan intime s'il ne veut pas le trahir.
Telle est
la démarche logique de toute conquête.
*
Et voici une autre tranche de documents, de 41 à 50.
Le nombre
des mots correctement écrits est en nette croissance : fait, voyage, là-bas,
pèlerine, fais-tu, même, feuille, talon, porte, chemin, mardi, portemine, petite,
madame, cuisine, robe, texte, toi, grand, mur, fera, chienne, chien, fille, fleur,
demande, seconde, marcher, montrer, même, midi, presque, douche, pas, guerre, main, hier,
avant-hier, il fait, très, nous, change, jour, jeux.
Quelques
observations encore au sujet des mots qui sortent de l'ombre : auci, boucou, fautau,
madrié, basin, a reuseman (heureusement), nulpar (nulle part), aumoin.
Particularités
orthographiques non encore connues : ter fleurs - il ple, par sec, (parce que), flere,
sel (seul), - gn est encore inconnu : l'accompagnait s'écrit : la con
panier.
On jugera
cependant des progrès généraux et particuliers à l'examen du texte suivant, écrit,
précise la note que nous y avions jointe à l'époque, en huit minutes. (Pl. 30).
trin de
fair la robe de Lucienne et de Fifine. a tu fat bon voyage tou le Monde te lan gi se matin
on a fai un texte sur toi les grands et les petits tou le Monde panse touJour a toi Jè
fini ma con fai ran se fraidérique vin de graté le mur pour blanchire la sale amanjai.
Janè a sé di
Maman et frédéric son a la cuisine
Je t'embrasse bien fort fort fort
Baloulette
LE CHA ET LA SOURI
le cha a
vé, a trapé une souri papa et ve nu a la sale dé petits et papa a dit laba ilia une
petite souri le cha lucour a pré et il la toure ne de tou les coté. Voila que le chat
serau pose et la souri prau fite pour sé cha pai et le cha si matin nerau garda pa la
souri si chapa et èle courè et le cha si bête chair cha de toutes couin et le cha rèse
ta tou batte et la souri été an trin petètre de ran contai sonise toire et cèle la vè
et cha tèt bête in sisoitile amène.. et le cha toubète disa èla écha pébèle aur
voi souri et cha.
ne
savait plu coman ses crivait chère mais main te nan Je le ses. On a fait un bojédaut
mais il on cases. il marche toujour unpe. Je t'embrasse bien fort
Si nous
examinons maintenant les derniers documents de notre collection : cinq textes plus
longs, échelonnés du 1er janvier 1937 (7 ans 6 mois) au 10 mai 1937 (7 ans 9
mois), nous relevons :
Mots
correctement orthographiés :j'ai, l'escargot, malade, panier, souliers, tout abîmé,
matin, table, chèvre, maison, poupon, demoiselles, qui fait l'école, revient, auto,
chercher, journal, lait, chanson, papillon, pont, courir, salade, fruit, vite, chantera,
vieille,
Mots qui
sortent lentement de l'ombre : colection, bocou, on an ancore, tèrose, on ana anio,
papion (devient papillon deux mois après), longueman (longuement).
OBSERVATION: ai ou è ê sont employés
indifféremment : emè, je faisè. Les apostrophes maintenant connues sont
pourtant employées rarement - c est encore employé de temps en temps pour que
- eu, er, ne sont pas encore connus ; an ou eà employés indifféremment ; - ph :
inconnu, de même que y (netoillé, baleillé), - apparition de tion (colection)
- gn encore ignoré.
On peut
dire qu'à ce moment-là, à 7 ans 9 mois, l'écriture n'a presque plus de secret pour
Bal., du moins l'écriture que nous pourrions qualifier de naturelle et rationnelle, telle
qu'on a essayé d'ailleurs de l'acclimater en France après la grande guerre, sous le nom
d'écriture simplifiée (il y a eu à ce moment-là des revues totalement ou partiellement
imprimées en « écriture simplifiée »). Il serait curieux d'en comparer les
caractéristiques :
ai = è
nio = gno
s= ss
f = ph
s = z
s'écrit z
au, eau = o
g = gue
en = an
e = eu
c = que
Suppression
des lettres inutiles à la fin des mots. Les verbes répondent à leur conjugaison orale
selon les équivalences ci-dessus. Il n'y a guère que le k, pourtant d'une si grande
commodité, qui n'est pas encore utilisé par Bal.
On comprend
que, dans ces conditions, Bal, domine vraiment la technique de la rédaction et de
l'écriture, et qu'elle rédige pour ainsi dire à la perfection dans la mesure du moins
où son langage approche d'une honnête perfection.
Toujours
est-il qu'un beau matin, en quelques minutes, Bal. a rédigé le texte suivant que nous
donnons d'abord dans sa forme originale, (Pl. 33).
Ce texte a
été choisi pour l'imprimerie. Nous avons alors, conformément à notre technique,
procédé en commun à une légère mise au point qui nous a valu un poème d'une
incontestable valeur suggestive artistique
Le printemps arrive,
Tout le
monde est content Et chante.
Viens vite, printemps !
Quand le
printemps viendra Tout le monde chantera,
Quand le
printemps partira Tout le monde pleurera,
Chantez,
petits enfants,
Vous qui
avez le coeur gai.
Moi, la
vieille mémé,
Je ne sais pas bien chanter.
Pl. 33
Le monde
chante vien vite printan vien vite nous réchofé le monde c qu'on se réchofe can le
printan viendra tous le monde chantera can le printan partira tous le monde pleurra pauvre
petit anfent povre hiver can le printan partira chanté. chanté chanté petits enfin qui
avè le ceurgé moi la vieille mémé je ne sépabien chanté
Baloulette
Au terme de
ce travail, nous récapitulons les conquêtes de Bal. au point de vue orthographique,
telles que nous les révèlent les documents que nous avons examinés, nous trouvons que,
à 7 ans 9 mois, Bal. a usé de 116 mots correctement orthographiés. En voici la
liste :
Samedi, maman, parti, papa, venu, chère, marraine,
je l'embrasse, bien fort, enfant, chose, chez, vendredi, que, mieux, pipe, livre, marche,
bouquet, mauvais, temps, petite, petit, vous, théâtre, revenu, soigné, Monsieur, four,
moi, nous les avons mangées, voyage, ira voir, lettre, demande, froid, répondra, gare à
toi, cinéma, fait, l--bas, pèlerine, fais-tu ?, même, feuille, talon, porte, chemin,
mardi, portemine, madame, cuisine, robe, texte, toi, grand, mur, fera, chienne, chien,
file, fleur, demande, seconde, marche, montrer, midi, jusque, douche, pas, guerre, main,
hier, avant-hier, a fait, très, nous change, jour, jeux, escargot, malade, panier,
soulier, tout, abîme, matin, table, chèvre, maison, poupon, demoiselle, qui fait
l'école, revient, auto, chercher, journal, lait, chanson, papillon, pont, courir, salade,
fruit, vite, chantera, vieille.
Mais au cours de ces mêmes textes,
nous relevons 400 mots qui sortent de l'ombre, selon notre expression imagée, mais qui
sont écrits avec une suffisante approximation qui les rend compréhensibles. En voici la
liste :
toujours
tisane
tu sais
samedi
boit
je te languis
matin
rigolo
jupe
cave
travaille
quand
ranger
cuisine
l'école
maman
dégringoler dessin
toutes
la nôtre
l'autre
dit
fête
jour
depuis
belle
lendemain
parti
choses
amusé
c'e st
il y avait
on s'est
qui
tirer la langue petite
S'occupe
chez
fille
ménage
maintenant sabots
parce que
l'école
il faisait
parti
hier
froid
autre
avons fait chaud
nuit
réunion
l'eau
levé
corrigera
tour
pour
dessiner
peindre
aller
bientôt
peinture
sur
marcherai
huile
pot
diras
robe
retrouvait
monde
texte
ne
tout
pense
pas
va
finir
son
bien
gratter
lit
tourte
mur
elle
veine
salle à manger
disait
toujours
plaisir
mes
qui l'a
chien
couvertures
accompagnée chienne
par terre
leçon
mois
venu
gymnastique reste
recouvert
crois
beaucoup
marraine
mieux
volé
voudrais
quand
tricots
enivrés
ça m'a fait gentille
riez
de la peine fleur
aujourd'hui
je t'écris
tonnelle
fleur
l'hôpital
appeler
hier
seule
vaisselle
beau
déjà
beau
embrasse
tu verrais tout de suite
second
dos
demoiselle
souvent
entendu
auto
promener
à côté
téléphonerai
piscine
champ
longuement
seul
collection
décideras
endroit
quelque
gnocchis
connaissait
échappé
noix
canoter
terrasse
journal
moulin
panier
lait
hélice
agneau
chanson
jet d'eau
envoyerv
attraper
redescendu
godillot
labourer
canal
abîmé
mulet
g rotte
papillon
pont
accroupi
gentil
courir
prendre
nettoyé
salade
douche
balayer
fruit
autocar
chèvres
printemps
accompagner
jambes
réchauffer
guerre
poupée
l'hiver
heureusement
montagne gai
Il faudrait
ennemis
vieille
nulle part
dedans
ce qui s'en suit
guider
matelas
mieux
main
poupon
Ce total de plus de 500 mots connus et intégrés à l'expression graphique de Bal. est déjà respectacle. Il permet à lui seul une gamme d'expression étendue dont nous aurions tout lieu d'être satisfait.
Dans la
pratique d'ailleurs, cette gamme était certainement beaucoup plus importante, car les
documents considérés ne sont qu'une petite portion de l'activité graphique de Bal. Si
nous rappelons avec quelle spontanéité et quelle facilité technique, Bal., écrit, à
sa manière, les mots nouveaux, nous pourrons en conclure que, à cet âge, Bal. est bien
armée pour affronter les étapes ultérieures de l'acquisition au service de la vie.
Elle a
pénétré les subtilités les plus difficiles de la langue française officielle. Il nous
serait facile de montrer que, à l'heure où nous rédigions ces observations, Bal. qui
avait 14 ans 4 mois, pouvait soutenir la comparaison avec les élèves
normaux de
l'Ecol e traditionnelle, tant pour le modelé de l'écriture elle-même que pour la
perfection syntaxique et orthographique. Nous ne prétendons pas qu'elle soit en avance et
nous n'avons jamais rien fait pour cela : loin de cultiver le moins du monde
l'entraînement scolastique et d'encourager notamment le goût de la lecture, nous nous
sommes appliqués à développer en elle les aptitudes au travail, à l'expression
artistique et à la compréhension intuitive synthétique : elle sait cuisiner, coudre,
repasser, tricoter, filer, faire le ménage, soigner les enfants, dessiner, courir, jouer
- et aussi réfléchir et juger. Ce sont, à notre avis, les meilleures et les plus
déflnitives des conquêtes.
Elle est
pourtant normalement avancée au point de vue acquisitions, mais seulement selon des
normes quelque peu différentes. Par exemple, elle ne connaît absolument aucune règle de
grammaire, absolument aucune, et ne fait pourtant que 2-3 fautes à une dictée des
Bourses 2e série, qui correspond à peu près à son âge, scolairement
parlant. C'est qu'elle applique les règles comme intuitivement d'une part, visuellement
d'autre part. Ce comportement est bien le logique aboutissant - et le succès - des
méthodes d'expériences, de création et d'expressions tâtonnées que nous avons
placées au centre de notre système éducatif.
Que les
pédagogues ne considèrent pas de parti pris, cette ignorance de la règle formelle comme
une infirmité. Mais qu'ils comprennent au contraire que, hors quelques spécialistes ou
professionnels de la leçon de grammaire, les adultes ne procèdent pas autrement que Bal.
Nous avons
appris les règles de grammaire, mais quand il s'agit de savoir si un mot est bien écrit,
si un verbe est bien orthographié, nous l'écrivons sur notre buvard, nous l'englobons
dans un membre de phrase, nous l'éprouvons en mettant je devant, ou vous,
nous apprécions exclusivement au jugé, pour nous décider enfin dans le sens de
l'expérience qui nous paraît la mieux réussie.
*
Va pour
l'orthographe, dira-t-on, l'adulte peut toujours avoir recours au dictionnaire. Mais la
syntaxe sans règles !
Il nous
serait facile de prouver par des exemples définitifs que la syntaxe plus encore que
l'orthographe, n'est qu'une conquête de l'expérience tâtonnée, un lent ajustement, et
beaucoup plus la sensation intuitive d'une harmonie que l'agencement capricieux de règles
qui souffrent toutes les exceptions. Je plaindrais l'écrivain - s'il y en avait un - qui
vérifierait les corrections de ses écrits par l'épreuve classique de l'analyse logique
et l'examen de la position des éléments de la phrase les uns par rapport aux autres...
Ce serait tuer toute pensée et tout développement artistique. L'écrivain traduit sur le
papier sa pensée intime, éprouve à la lecture le balancement, la structure et
l'harmonie de ses phrases jusqu'à ce qu'il les juge à l'unisson parfait de l'image qu'il
en porte en lui et qu'il ne fait ainsi qu'extérioriser.
Quant à
l'orthographe, on sait que les correcteurs d'imprimerie s'en chargent !
Ceci dit
pour bien expliquer que notre méthode pédagogique n'a laissé aucun trou dans la
formation de Bal., même au point de vue scolastique. Et elle lui a valu des qualités
d'originalité, de curiosité, de compréhension synthétique et de réalisation
artistique que nous ne saurions trop apprécier.
Nous ne
disons pas que cette expérience doive être systématisée point par point. Elle n'en
doit pas moins servir utilement de point de départ pour des conseils pédagogiques de la
plus haute portée.
Pl. 34
Ecriture de Bal, à 13 ans
Avant de
tirer de nos observations les conclusions pédagogiques qu'elles suscitent, nous
résumerons ici le processus d'évolution que nous avons minutieusement analysé, et qui
va du langage à l'expression graphique, à l'expression écrite, et à la compréhension
de la pensée écrite ou imprimée qui est la vraie lecture.
A. -
Apprentissage initial de la langue, selon le seul procédé naturel qu'aucune science n'a
encore su surclasser et qui est le triomphe du tâtonnement expérimental dans un milieu
aidant.
B. - Vers
deux ans, différenciation des mouvements de la main et des doigts qui tracent sur le mur,
dans le sable ou sur le papier les premiers signes graphiques plus ou moins informes et
automatiques.
C. -
Versquatreans, apparition des premiers dessins qui vont se perfectionnant selon les
'mêmes principes de tâtonnement expérimental qui ont présidé à l'élaboration du
langage.
- Du
graphisme automatique primitif, émergent accidentellement ou non les premiers signes
réunis qui tendent à se reproduire automatiquement.
- Plusieurs
graphismes se juxtaposent ou s'imbriquent mutuellement, et leur coexixtence entraîne une
différenciation du graphisme.
- Pendant
cette période le dessin n'est qu'une activité manuelle, plus ou moins impulsée par un
mystérieux psychisme. Aucune idée a priori ne le suscite ni ne le dirige. Toutes les
explications qui en sont données sont a posteriori, mais ne sont que des explications,
pas toujours suggestives, de l'oeuvre examinée.
- Ce n'est
que lorsque, plus tard, l'enfant devient suffisamment maître de sa main, de son crayon,
et de sa technique, que le dessin commence à devenir un langage, c'est-à-dire
l'expression graphique d'une pensée ou d'un sentiment.
- Ce dessin
expression-langage ira se développant et se perfectionnant selon le même processus.
D. - A ce
moment-là, et à un âge variant avec l'influence du milieu, et, naturellement avec les
aptitudes de l'enfant - âge que l'on peut situer entre cinq et six ans - l'enfant prend
lentement conscience d'un autre moyen d'expression qui ira se développant parallèlement
au dessin, mais indépendamment cependant de ses conquêtes et de ses réussites.
Dans
l'expression écrite, la part de la création est plus réduite. La nouvelle technique est
directement conditionnée par les nécessités d'un milieu qui en a déjà fixé les
formes définitives et obligatoires. Les moteurs de l'acquisition et du progrès seront
là : le besoin d'imitation et de mise à l'unisson avec le milieu ambiant - le
besoin d'expression aux fins de correspondances (suscité et cultivé par les techniques
de l'Imprimerie à l'Ecole).
Nous
aurons, dans cette acquisition, les étapes suivantes :
- embryon
de graphisme imité de l'adulte (pour Bal. c'était la signature soulignée - ce sera un
autre modèle pour d'autres enfants selon les circonstances).
- lignes
successives et plus ou moins régulières de signes en escalier ou en tire-bouchon sans
aucune différenciation.
-
apparition des premiers signes différenciés, qui seront comme des points d'appui pour
les conquêtes ultérieures : Il s'agit des signes les plus simples dont la main se
rend plus vite maîtresse : t ou t, o, e, 1, i. L'ordre d'apparition de ces
signes peut être influencé par les circonstances extérieures ou le hasard de certaines
réussites mais le principe restera cependant de la facilité de réalisation en partant
des deux gestes primitifs essentiels : le trait droit et le rond. C'est en
vertu de ce principe qu'on verra apparaître avant la majorité des lettres, les chiffres
formés exclusivement de barres et de 0 : 1, 4, 8, 0, 7.
- Copie sur
un modèle sollicité de l'adulte ou d'un camarade, sur un livre, ou sur des cahiers, des
premiers mots connus, et notamment des noms propres.
L'enfant
éprouve le besoin d'utiliser l'outil nouveau si rudimentaire soit-il - pour une fin
personnelle : l'écriture de lettres d'abord, l'explication de dessins, la rédaction
de textes autonomes pour l'imprimerie. Elle utilise l'outil tel qu'il est, en partant sur
des mots connus considérés comme cadres ou comme relais.
-
Parallèlement à cette conquête graphique de certains mots essentiels, l'enfant se rend
compte que chaque lettre désigne un son spécial. En les groupant comme on groupe les
sons, on doit donc parvenir à traduire le langage. L'enfant donc, va construire ses
phrases ou ses mots en partant des sons pris dans leur fonction phonétique. L'écriture
qui n'était jusqu'alors que copie et imitation, aborde le stade nouveau de la synthèse
créatrice dans un but d'expression.
- Les sons
sont d'abord exprimés graphiquement par des lettres de l'alphabet groupées au hasard, ou
écrites à la suite les unes des autres entre les points d'appui et les relais
précédemment différenciés.
- La
technique d'utilisation et de groupement de ces lettres ira se perfectionnant par
tâtonnement, et d'autant plus vite que l'aide technique ou psychique apportée par le
milieu sera plus efficace.
- Ces
perfectionnements apparaissent en gros dans l'ordre suivant : o a be ce (ke) de fe (ou v,
ou le) ge (gue) i je le me ne pe re se (sse) te u ve è ê (ai) mi mu mo ni nu no (ne
s'écrivant tantôt ne, tantôt n, de même que m : me : m) - b bo bo bu -l lo la lu li -d
do da du di f fo fa fu fi - g go ga gu - r ro ra ru ri - v vo va ve vi vu - s so sa
su si - j jo ja ji ju - an in ou oi on - tr pl fl cr ek - z h ei ch ai er es el q - que
gue ill au y x gne oin om.
A ce
moment-là, l'enfant connaît suffisamment de signes pour s'exprimer sans hésitation. Les
subtilités orthographiques : eau, eu, ph, en, ain et les terminaisons de verbes
viendront ultérieurement.
Ces indications, auxquelles des expériences et des observations analogues complémentaires donneront la précision technique indispensable, montrent du moins, toute l'originalité de la méthode nouvelle dont nous avons dit les avantages et l'efficacité.
Il ne
s'agira pas d'ailleurs, d'établir, comme dans les livrets de lecture, une série graduée
des difficultés à surmonter, pour imposer ensuite les règles abusives d'un
processus qui est essentiellement individuel, tout en obéissant cependant à une sorte de
ligne générale dont il faut prendre une claire conscience.
C'est donc par un aperçu, le plus précis possible, de cette nouvelle technique d'écriture, d'expression et de lecture que nous terminerons cet opuscule.
*
A. - PRINCIPES NOUVEAUX
1° C'est
en se déplaçant, en se traînant, en marchant à quatre pattes, puis sur ses pieds avec
appui, enfin stable sur ses jambes que l'enfant, sans théorie ni leçon, apprend
immanquablement à marcher - sauf le cas de tares physiologiques graves.
C'est de
même en dessinant, en écrivant, en s'exprimant que l'enfant apprend l'usage de
l'écriture et de la lecture, et non en lisant.
Le
processus normal n'est nullement, comme le conçoit l'Ecole traditionnelle : lecture,
écriture, traduction graphique de la pensée, - mais traduction de la pensée par la
parole d'abord, par le dessin, par l'écriture ensuite, enfin par la reconnaissance des
mots et des phrases jusqu'à la compréhension de la pensée qu'ils traduisent -
reconnaissance qui est proprement lecture.
2° Les
progrès dans cette voie nouvelle se font, non pas selon des principes plus ou moins
rationnels, mais par un lent tâtonnement expérimental, par la répétition automatique
des essais réussis, selon un principe de progrès et d'économie, d'audace et de
prudence, par un constant rapprochement avec les modèles adultes que l'individu cherche
d'instinct à imiter avec une perfection maximum.
3° Mais ce
tâtonnement expérimental suppose la permanence dun moteur intime qui est, au
premier degré, le besoin de perfection et de puissance de l'enfant, au stade suivant la
motivation par des techniques appropriées, de la notion de correspondance qui est la
raison d'être initiale de l'écriture et de la lecture.
4° Ce
tâtonnement expérimental qui domine notre comportement pédagogique suppose :
- une
intensité de vie maximum dans une école intégrée au milieu ambiant ;
- un
matériel nouveau permettant le travail de l'enfant aux divers stades de son
évolution ;
- des
modèles les plus parfaits possibles dans les différents genres d'activité :
parole, écriture, lecture, musique, dessin, comportement général.
-
L'attitude essentiellement aidante du milieu, familial d'abord, et surtout, pour ce qui
nous concerne ici, éducatif.
5° Les
règles de grammaire et de syntaxe ne sont d'aucune utilité à ce premier degré scolaire
(et si elles ne sont pas utiles, leur pratique, surtout si elle entraîne la contrainte,
est nuisible). Les règles ne s'enseignent pas de l'extérieur, dans leur forme abstraite
et morte. On les apprend, on s'en imprègne par l'usage, et par l'usage seul. On les
utilise bien avant de les reconnaître. Elles ne sont, même aux degrés suivants, que le
résultat de l'expérience effective.
Les
processus scolaires partent avec ostentation de l'intellect, de la théorie, de la
science abstraite, vers la pratique plus ou moins ajustée au comportement. Démarche
profondément anormale. La nouvelle méthode naturelle monte de la vie normale, naturelle
et complexe, vers la différenciation la comparaison, l'exploration et la loi.
Ce
rétablissement sera une des grandes victoires de notre pédagogie populaire.
B. - MATERIEL ET TECHNIQUE
Nous
traitons ailleurs plus en détail de la technique nouvelle que nous recommandons pour les
écoles maternelles et enfantines,(BEM n° 7 « La lecture par l'imprimerie à
l'Ecole » Edition de l'Ecole Moderne - Cannes (A-M)) Nous nous contenterons de
rappeler ici les grandes lignes de cette technique afin de donner à notre exposé toute
sa signification essentiellement pratique.
1° Notre
méthode naturelle d'écriture-lecture est essentiellement une méthode de vie.
De même
que l'enfant apprend d'autant mieux à parler que tout, organisme physiologique,
fonctionnement psychologique et psychique, richesse du milieu extérieur aidant, concourt
à lui assurer une plus grande vitalité en fonction d'une permanente exaltation de sa
puissance, il montera de même selon le processus décrit, et avec d'autant plus de
vitesse et de sûreté, qu'il bénéficiera d'une vie puissante et riche, équilibrée au
maximum, servie par un milieu aidant.
Nous
insistons sur cet élément vitalité, car les méthodes traditionnelles d'acquisition
passive déplaçant le vrai problème, le réduisaient trop souvent à un formalisme
objectif, apparemment scientifique, qui freinait la vie au lieu de l'exalter et de
l'exploiter pour les acquisitions essentielles.
Plus nos
enfants seront vivants et équilibrés, - physiologiquement et psychologiquement - plus
aura été et sera encore riche le tâtonnement expérimental auquel ils se livrent en
famille, dans la nature, dans le milieu social et dans le milieu scolaire, plus nous
aurons su organiser autour de leur activité vitale un ensemble de circonstances qui
permettent et qui aident ce tâtonnement expérimental, plus rapide et plus sûre sera la
maîtrise du langage - par expérience tâtonnée - plus rapide et plus sûre sera la
maîtrise de l'écriture et de la lecture par le tâtonnement expérimental naturel.
Nous
allions écrire : La vitesse d'acquisition de ces techniques est fonction de la
richesse du langage de l'enfant, Cela n'est pas assez, et ce serait rétrécir
dangereusement les données de cette évolution, car il peut y avoir une certaine
vivacité de langage, une illusoire richesse de mots qui sont accidentels ou la
conséquence d'exemples maléfiques qui ont hypertrophié une fonction jusqu'à la
détacher de la vie même de l'individu dont elle devrait être le reflet et le moteur.
A cette
richesse illusoire peut très bien ne pas correspondre une évolution normale du processus
d'écriture et de lecture, si celui-ci ne bénéficie pas des mêmes excitants et ne
participe pas des mêmes erreurs. C'est pourquoi nous dirons : L'acquisition
naturelle de l'écriture et de la lecture est fonction de la richesse de vie de
l'individu, de son équilibre spécifique, de l'équilibre maximum entre l'être et son
milieu, de l'attitude enfin et des possibilités que lui offre ce milieu.
Exaltons,
organisons, harmonisons cette vie de la prime enfance, nous faciliterons du même coup
l'acquisition de nos techniques d'écriture et de lecture.
Et cela
nous pousse :
- à
conseiller à l'instituteur d'agir socialement pour que soit améliorée la situation
matérielle, morale et psychique des jeunes enfants dans la famille.
- à faire
campagne pour l'organisation des Réserves d'enfants dont nous avons préconisé
l'institution dans nos écrits.
- à
transformer le plus possible nos écoles maternelles et enfantines en milieux vivants,
d'une vie riche et complexe, selon les conseils techniques que nous donnons d'autre part.
2° Le
langage n'en est pas moins l'étape intermédiaire indispensable dans le processus de
relations entre l'enfant et le milieu. Loin de le négliger, l'école doit
contribuer à son développement mais en se gardant cependant de l'orienter vers une forme
strictement scolastique qui risque de se détacher de la vie.
C'est à même la vie - et non pas seulement la vie scolaire -
mais la vie dans son intégralité naturelle, sociale et sensible que doit se faire ce
complément d'éducation du langage.
Cela
suppose aussi une organisation nouvelle de l'école, une conception différente du milieu
qu'elle constitue, des outils qu'elle emploie, des relations qu'elle entretient ou qu'elle
noue entre les individus d'une part, entre les individus et le milieu extérieur d'autre
part.
C'est à
cette réadaptation que doivent concourir nos préoccupations pédagogiques à ce degré.
3° Nous
n'oublierons pas pourtant que parents et sociétés attendent de l'école une action
efficace dans le sens de la spécialisation pour une forme particulière d'éducation qui
est l'acquisition d'une culture, et, à ce premier degré, la maîtrise des techniques
indispensables d'écriture et de lecture.
Tout en
conservant un maximum de richesse vitale, notre école va s'orienter cependant vers les
activités qui permettent cette spécialisation. Nous suivrons pour cela le processus
nouveau révélé par l'expérience dont nous venons de rendre compte.
4° Vers
l'expression et la communication par le dessin.
Donnez aux
enfants la libre disposition d'un tableau noir - avec l'indispensable bâton de craie bien
sûr ; offrez-leur du papier, des crayons, de couleur de préférence, des pinceaux
et des couleurs et, spontanément, l'enfant dessinera. Comprenons qu'il doit commencer par
le commencement, mais son commencement à lui, pas le nôtre. Aucune leçon, aucune
correction, aucune appréciation désobligeante. Il faut toujours réserver à l'enfant
cette indispensable sensation de réussite, au moins provisoire. Aidons-le seulement à
s'exercer pour dominer les mouvements de sa main et de ses doigts, à comparer avec des
modèles dignes d'être imités pour qu'il éprouve sans cesse ce besoin vital de monter
et de se perfectionner : taillons les crayons, préparons les couleurs, installons
les petits artistes, plaçons-les en face de paysages suggestifs, montrons-leur des
gravures émouvantes, créons une atmosphère « d'affleurement » dans laquelle
l'enfant soit entraîné à s'exprimer et à s'extérioriser.
Nous ne
nous contenterons pourtant pas de laisser faire. Nous procéderons comme la maman qui sait
à point - ni. trop tôt, ni trop tard - tendre le petit doigt à son enfant qui était
sur le point d'échouer et qui garde ainsi tout le bénéfice de sa victoire - ou qui
l'aide à prononcer les mots qui peinaient à sortir d'une bouche encore maladroite.
Aider, aider, toujours aider en laissant à l'enfant l'impression qu'il a réussi, qu'il a
franchi un échelon et peut donc, avec confiance, s'aventurer plus avant. Aider,
aider, au lieu de corriger et de sanctionner. Telle devrait être la
recommandation générale à inscrire en tête de tous les traités de pédagogie, à
graver sur la porte des écoles et sur le pupitre des éducateurs.
L'enfant
dessine... s'il n'a pas besoin de nous pour réussir, tant mieux. Sinon, si nous sentons
qu'il se fatigue pour essayer d'atteindre au sommet et qu'il risque d'échouer, aidons,
aidons.
D'un petit
coup de crayon, ou d'un coup de pinceau imperceptible, mais qui reste pourtant dans la
note générale de son activité, aidons l'enfant à donner forme à un dessin, à
terminer et à embellir une réalisation dont il peut être fier. Attention
cependant : il ne s'agit pas de corriger, encore moins de tenir la main, car le coup
de crayon que nous donnerions risquerait de rompre le charme d'une oeuvre en puissance,
comme si nous tentions d'ouvrir de force les lèvres de l'enfant pour lui apprendre à
parier.
Laissons
l'élève gravir lui-même les échelons ; aidons-le seulement dans les cas
difficiles pour qu'il y parvienne avec un maximum de sûreté et de rapidité.
Voici enfin
deux moyens d'exalter et de satisfaire ce goût de l'enfant pour le dessin en cultivant
son besoin de perfection, d'expression et de puissance.
Procurez-vous
un appareil de polycopie avec lequel vous reproduirez, avec leurs couleurs essentielles
les dessins les mieux réussis et les plus expressifs. Ou bien achetez un limographe qui
reproduit seulement les lignes (avec ombres si nécessaire) mais sans couleurs. Cet
appareil a l'avantage d'être plus pratique et de donner un plus grand nombre
d'excellentes copies. Tirez le dessin choisi à 20, 30 exemplaires.
Vous
assisterez d'abord à l'émerveillement des enfants devant ce prodige : la
reproduction instantanée et parfaite d'une réalisation graphique. Et imaginez l'émotion
du jeune auteur qui voit ainsi son oeuvre diffusée et honorée. Ces sentiments, joints à
la joie du tirage à la polycopie, seront par eux-mêmes une exaltation incomparable de ce
besoin de dessiner pour créer, s'extérioriser, s'exprimer, entrer en contact avec le
milieu ambiant.
Et ce n'est
pas tout :
Chaque
enfant aura une reliure mobile qui sera son véritable livre, remplaçant les vieux
syllabaires. Il y ajoutera chaque jour un exemplaire du dessin ainsi polycopié - du sien
et de ceux de ses camarades. Mais cette feuille polycopiée, il l'aura au préalable
coloriée, s'approprient pour ainsi dire, et recréant l'oeuvre d'autrui ainsi
dépersonnalisée.
D'autres
exemplaires de ces mêmes feuilles, dûment coloriées, formeront une frise autour de la
classe ; d'autres seront communiquées aux parents ou aux correspondants dont nous
allons parler.
Ces
activités, rendues pratiquement possibles par les outils nouveaux que nous avons mis à
la disposition des écoles, constituent d'efficaces stimulants de ce besoin qu'a l'enfant
de créer, de posséder, de communiquer une oeuvre qui lui est propre et qui est, à
quelque degré au moins, expression de sa personnalité et de sa nature.
L'Ecole
traditionnelle avait ses élèves, à qui elle faisait en permanence sentir leur
imperfection et leur impuissance, notée d'ailleurs et sanctionnée. Loin de cultiver
aussi dangereusement les sentiments d'infériorité, nous exaltons au contraire le pouvoir
créateur des enfants, nous les aidons à réussir, à prendre conscience de leurs
possibilités. Nous « aidons » la vie à vaincre et à monter.
Et voici
encore un moyen d'exaltation : Prenez un morceau de linoléum sur lequel vous
décalquez le dessin à reproduire, Avec les outils que nous avons mis au point, et en
suivant nos indications techniques, gravez vous-même ce dessin, que vous tirerez à
l'encre d'imprimerie, avec notre matériel sommaire spécial. Ce résultat est
graphiquement supérieur à celui de la polycopie, surtout quand la gravure ainsi obtenue
a été rehaussée de couleurs.
Pour
réussir dans toutes ces techniques, il n'est nullement nécessaire d'être soi-même
particulièrement doué en dessin. Il n'est jamais indifférent certes que l'éducateur
possède des qualités artistiques qui enrichissent l'aide qu'il apporte à ses élèves.
Mais, même sans ces qualités artistiques, la possibilité matérielle de dessiner, la
reproduction de ces dessins et leur diffusion donnent un aliment, un but, une impulsion à
l'activité des enfants dans ce domaine. Les buts recherchés seront immanquablement
atteints : le dessin créateur, puis expressif, remplira pleinement son rôle de
préparation à la deuxième phase de l'écriture-lecture.
5° L'ÉCRITURE :
La
polycopie des dessins, leur diffusion, leur envoi régulier à des écoles éloignées,
les lettres que nous écrirons à nos correspondants, et qui seront d'abord exclusivement
des lettres écrites par l'éducateur sous la dictée des enfants et recopiées par eux,
tout cela poussera les élèves vers la pratique ainsi motivée de l'écriture
indépendante du dessin.
Les
enfants, nous l'avons vu, s'intéressent d'abord aux noms propres et aux mots familiers.
Ecrivons-les au tableau, sur fiches, imprimons-les pour que les élèves puissent s'en
imprégner, s'en saisir, les copier pour en dominer définitivement le graphisme.
Pour
dépasser ce stade de l'imitation et nous aiguiller vers l'expression, procédons très
souvent - au moins une fois par jour - à la transcription manuscrite des pensées, des
paroles, des sentiments, de l'expression orale ou mimique des enfants. Ceux-ci auront
alors dans l'esprit, dans les oreilles, dans leur comportement, la signification intime
des mots et des phrases « dessinés » au tableau. Ils prendront conscience de
cette relation : pensée-graphisme. Et tout en se familiarisant avec les formes
essentielles des mots nouveaux, ils seront poussés à s'exprimer à leur tour par un
procédé similaire dont nous avons vu la naissance et l'évolution.
Evitons
pourtant d'écrire pour écrire, même quand nous traduisons des pensées enfantines. Car
l'exercice pourrait bien vite dégénérer en devoir. Il faut nécessairement donner un
but à cette transcription, et un but naturel qui ne peut être que la diffusion,
l'extension de la pensée par-delà les murs de l'école, plus utilement que dans le
cercle restreint de la classe.
A ce degré
on ne peut guère demander aux enfants d'avoir un carnet de textes remplaçant le livre.
Ils sont trop maladroits encore dans l'écriture et la copie. Ils ont conscience de cette
maladresse et ils ne seront pas satisfaits de leur cahier qui n'est pas une réussite.
Cette
réussite suppose l'emploi de la polycopie, du limographe ou, de préférence, de
l'imprimerie.
Alors le
miracle se réalise ; le cycle est bien révolu le texte manuscrit au tableau que
l'enfant comprend parfaitement dans son rôle d'expression, est polycopié, ou composé,
puis imprimé. Il est maintenant, noir sur blanc, une page majestueuse, qu'on illustre,
qu'on ajoute au livre de vie, - lequel devient alors riche collection bien personnelle -,
qu'on diffuse, en feuilles séparées ou sous forme de journal, auprès des parents et
jusqu'à la curiosité lointaine des petits correspondants.
Alors oui,
on a envie de s'exprimer, de voir son langage traduit au tableau, puis fixé à la
polycopie et à l'imprimerie ; on en est fier et on a raison. On est enthousiasmé
par la réussite - et une réussite que les moyens techniques nouveaux rendent permanente,
On éprouve le besoin de lire le texte manuscrit, puis le même texte imprimé, de deviner
la pensée qui se cache sous les lignes reçues des correspondants. Et l'on veut
s'exprimer à son tour... Le processus est en marche... Il suffit d'en faciliter sans
cesse l'éclosion.
L'écriture,
de copie, deviendra outil d'expression, de plus en plus parfait, de plus en plus pratique,
sans leçon ! Les leçons - qui ne seront guère que juxtaposition de
certaines réussites, qu'expérimentation ordonnée dans le cadre de la vie enfantine - ne
peuvent et ne doivent être prévues que pour corriger certaines erreurs ou insuffisances
de notre organisation technique, pour parer à des baisses accidentelles du tonus et de
l'équilibre vital. Ce ne sont que des pis-aller. Notre méthode naturelle se suffit à
elle-même et il resterait à préciser dans quelle mesure ces reliquats des vieilles
pratiques scolastiques que sont les leçons, restent utiles et tant soit peu efficaces.
6° LA
LECTURE:
Le
processus de lecture est depuis longtemps déclanché, et bien plus avancé sans doute que
vous ne le supposez.
L'enfant
reconnaît naturellement les mots que, sous l'impulsion de la motivation réalisée, et
grâce aux moyens techniques utilisés il a appris à écrire, puis ceux qu'il a appris à
construire. Il compare spontanément ces premières acquisitions avec les graphismes qu'il
rencontre sur les livres, dans le journal, dans les lettres ou les imprimés des
correspondants.
Il y a là
une activité subtile mais permanente, pas plus mesurable que l'infinité d'exercices que
pratique l'enfant avant de parvenir au langage correct ou à la marche assurée, A un
certain degré, il devine la pensée exprimée dans un texte ou dans une lettre, il sait
après un simple coup d'oeil global, répéter la teneur des textes imprimés. Il sait
lire, même s'il est encore incapable d'articuler les mots qu'il ne reconnaît pas.
Triomphe on
le voit, de ce que la pédagogie moderne a appelé la lecture silencieuse qui
consiste essentiellement à reconnaître, à deviner le sens d'un texte à travers les
signes graphiques qui ont servi d'intermédiaire. Peu importe que cette reconnaissance se
fasse par un procédé logique ou par un intuitif globalisme, ou par les deux
concurremment. L'essentiel est que l'enfant soit en possession de cette clef magique qui
lui fait dominer le mystère de la communication par l'écriture. Il lit alors et de la
meilleure façon, intelligemment. Et nous ne saurions trop insister sur la valeur d'une
telle habitude prise à l'origine même du processus : celle de voir, dans les
écrits, moins la forme impersonnelle et désincarnée, que la pensée que cette forme
exprime, que la vie qu'elle porte en elle pour notre intime enrichissement.
Un beau
jour, tôt ou tard d'ailleurs, l'explosion se fera : l'enfant, maître de la
technique de lecture, sûr de réussir, se prendra à lire véritablement, à haute voix,
mais sans anonner, sans épeler, sans hésiter. La reconnaissance sera totale et
définitive, le cycle achevé : du langage au langage par le truchement de
l'écriture.
L'enfant
est maintenant debout sur ses pieds, Comment cela s'est-il produit ? L'essentiel
n'est-il pas que le résultat soit là, dont vous n'avez jamais douté, et que vous
puissiez claironner la victoire : il sait marcher ! Il sait lire !
Remarquez
que rien n'empêche l'éducateur, en attendant que soit définitivement comprise la
révolution que représente un tel redressement, de doubler et de compléter ce processus
naturel par des exercices qui lui sembleraient efficaces. On trouvera notamment dans
« Lecture par l'imprimerie à l'Ecole » (BEM n° 7 »Lecture
par l'imprimerie à l'Ecole » Editions de l'Ecole Moderne, Cannes (A.-M.).) un
exposé détaillé de tous les moyens complémentaires qui peuvent être utilisés selon
les circonstances.
Nous tenons
à marquer seulement que ces moyens ne doivent jamais constituer l'essentiel de la
méthode ; ils ne sont que des adjuvants dont l'efficacité est peut-être plus une
illusion qu'une réalité expérimentale. Par eux l'éducateur procède comme le papa qui,
à la promenade, se sentirait quelque peu humilié de voir son bébé se traîner à
quatre pattes et qui le prendrait par la main pour le faire marcher comme un homme, en le
traînant parfois lamentablement, sans égard pour le compas réduit et la faiblesse de
ses jambes chancelantes. Cet exercice a-t-il, dans quelque mesure, servi le lent
tâtonnement expérimental qui mènera l'enfant, immanquablement, à la marche correcte.
Nous en doutons. La fierté seule du papa en a bénéficié.
S'il plaît
aux parents et aux inspecteurs de voir vos enfants marcher avant l'âge, vous les prendrez
également par la main, pour les conduire, par des exercices de votre invention, à une
illusion de maîtrise de l'écriture et de la lecture. Le mal ne sera pas irrémédiable,
pourvu que vous n'oubliiez point le processus normal qui, seul, assure les conquêtes, et
que vous ne précipitiez pas exagérément votre marche jusqu'à épuiser peut-être
l'être dont vous avez la responsabilité.
Ce
redressement pédagogique rendu possible, par les nouvelles techniques de travail, que
nous avons, mises à la disposition de l'école, nécessite aussi, il est vrai, un
changement radical dans l'esprit et dans la conception du rôle de l'éducateur. Et cela,
nous ne nous faisons pas d'illusion, est une tout autre affaire.
Tout comme
la mère comprend son enfant qui commence à gazouiller et lui répond, et amorce avec lui
la plus émouvante des conversations, l'éducateur nouveau sera aux écoutes sympathiques
de l'expérience enfantine. Il s'initiera au langage graphique de ses élèves, au langage
des dessins, ce subtil gazouillis, au sens des premiers rudiments d'écriture. Au lieu de
corriger et de sanctionner, il s'entraînera à aider, techniquement,
intellectuellement, pratiquement ; il apprendra à lire les premières lettres
et les premiers textes réalisés, afin que s'établisse la communication magique sur
laquelle l'enfant s'appuiera pour monter obstinément vers la conquête et la puissance.
Au point de
vue scolaire, nous ne voyons vraiment qu'un inconvénient à une telle méthode.
Les
procédés traditionnels donnent aux éducateurs, aux parents et aux inspecteurs une sorte
de garantie formelle : l'enfant en est à telle page de son syllabaire ou de son
premier livre ; il copie avec plus ou moins de perfection - et on peut mesurer et
tester cette perfection. La pédagogie est sauve ! Qu'importe si les enfants peinent
et pleurent devant des exercices que leur être ne comprend ni n'assimile, pour une
culture de perroquet qui n'influence aucunement - sinon en mal leur personnalité et leur
devenir.
Nous
reconnaissons humblement être aussi désarmé que la maman dans la mesure objective des
progrès réalisés par nos enfants. Mais nous avons d'autres critères plus rassurants
encore : nos enfants vivent, et il n'est pas nécessaire d'être grand
psychologue pour apprécier les signes qui jalonnent l'intensité de cette vie ; le
regard, le comportement, le naturel, l'activité, la paix et l'harmonie sont les meilleurs
garants de l'efficience définitive de notre pédagogie. La conquête, et la puissance, et
la culture sont inclus dans ce regard, dans ce comportement, dans ce naturel, dans cette
activité. Sans elles il n'y aurait ni paix ni harmonie.
C'est cette
vie qu'il faudra apprendre à estimer et à mesurer. L'enjeu en vaut la peine, n'est-ce
pas ?
Car nous
bâtissons alors sur le roc. Et la solidité, et la permanence de notre construction
seront en définitive la plus convaincante des justifications.
Pendant
huit à neuf ans, à grands renforts d'exercices, de lecture - expliquée ou non - de
copie, de dictée, d'étude par coeur des règles grammaticales, de contrôle et de
sanctions, vous avez enseigné à vos élèves les rudiments formels de notre belle langue
française. Et voilà qu'à leur arrivée au régiment, ils ont tout oublié :
orthographe, syntaxe et lecture. Et pas seulement les cancres, mais certains de vos
meilleurs élèves - ceux du moins qui n'ont point continué leurs études se révèlent
d'une ignorance qui est votre honte, le déshonneur et la faillite de vos méthodes.
Parce
qu'ils ont cessé tout travail intellectuel à la sortie de l'école, dites-vous - ou
plutôt tout travail scolastique.
Mais cela
ne saurait atténuer, hélas ! les conséquences de vos erreurs.
L'enfant qui, dans son village, a appris à parler par la seule méthode tâtonnée, qui ait jamais existé, n'oubliera plus jamais la langue de ses parents ni l'accent de son village, dût-il rester des lustres loin de son pays, à parler une langue sans rapports avec sa langue maternelle. Il lui suffira, après dix, après vingt ans, de revoir son village, de respirer l'air natal, d'entendre gazouiller la rivière, de se trouver à nouveau mêlé à la vie, au sein de laquelle et par laquelle se firent ses premières et essentielles conquêtes pour que les mots, les formes, les expressions, les inflexions qu'on croyait à jamais dépassées reparaissent instantanément, avec une fidélité qui nous étonne et nous émeut.
En adaptant
à l'acquisition de l'écriture-lecture une méthode identique, nous retrouvons le
processus intime, nous établissons des connexions sensibles, permanentes et
indélébiles : nous engrenons un mécanisme qui ira d'ailleurs se perfectionnant,
qui s'intégrera vraiment à la vie des individus, pour s'identifier à elle comme ces
outils familiers qui prolongent et complètent le meilleur de notre comportement, qui
exaltent notre incessant besoin de monter vers la puissance équilibrée et l'harmonie.
Il y a
ainsi des redressements en apparence bénins, qui comptent dans la vie des peuples.
Celui-ci est du nombre. L'avenir en dira toute l'éminente importance.
C. FREINET.
LES OUTILS DE LA METHODE
NATURELLE DE LECTURE
LE DICTIONNAIRE DES PETITS.
Liste de mots courants (plus de 750)
recueillis dans les journaux scolaires, classés selon la fréquence de leur usage.
Deux colonnes permettent de recopier
les mots au fur et à mesure de leur rencontre. Le volume : 1,50 NF.
LIVRETS DE LECTURE.
Chacun comprend 16 pages d'un texte
court - dont les difficultés sont graduées et progressives - qui peut être recopié
entre les lignes. Une large place est réservée à l'illustration.
1. Maman.
13.
L'arc-en-ciel - le paysan.
2. Dans les pins.
14. Petit cheval jaune.
3. Père Noël.
15. Le petit
arbre noir.
4. L'homme qui ramasse
16. Promenade.
les feuilles.
17. La maison
qui cherche le
5. En paradis
soleil.
6. La vie des papas.
18. L'araignée
de lune.
7. Le petit bonhomme qui
19. Ninine la
baladine.
avait attrapé le soleil.
20. Le coucou et
Pierre.
8. L'album d'Alfred.
21. Un petit tour vers le bourg.
9. Le petit cheval.
10. Les deux fleurs qui cher-
chaient le printemps.
1re série ( 1 à 12)
7 NF
11 . Le petit chat perdu.
2me série (13 à 21)
5,20 NF
12.
L'orage.
Le livret seul ...
0,60 NF
LIVRES POUR LES MAITRES
OUVRAGES DE C.FREINET
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L'Ecole Moderne Française (nouvelle
édition).
4 NF
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Le journal scolaire
3,50 NF
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Les Méthodes naturelles dans la pédagogie
moderne 4,50 NF
·
Méthode Naturelle de Dessin
3,50 NF
·
Les Dits de Mathieu
6,85 NF
·
L'Education du Travail
15 NF
·
Essai de Psychologie sensible appliquée à
l'Education
4 NF
Numéros spéciaux de
L'EDUCATEUR :
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La Genèse des Oiseaux
2 NF
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La Genèse de l'Homme
2 NF
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La Genèse des Autos
2 NF
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La Genèse des Maisons
2 NF
OUVRAGES D'ELISE FREINET
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La Santé de l'Enfant (édition nouvelle,
revue et augmentée) 6 NF
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Naissance d'une Pédagogie populaire
(historique de la C.E.L.) 4 NF
LA BIBLIOTHEQUE DE L'ÉCOLE MODERNE
Brochures éditées par souscription
et destinées aux maîtres.
Les souscripteurs (10
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(environ 10 brochures pour 10 NF).
Les brochures sont vendues 1,50 NF le
numéro aux non-souscripteurs.
NUMEROS PARUS
1. - Formation de l'Enfance et de la
Jeunesse, par C. Freinet.
2. - Classes de Neige, par Elise
Freinet et Claude Pons.
3. - Le Texte Libre, par C. Freinet,
4. - Moderniser l'Ecole, par C.
Freinet et R. Salengros.
5. - L'Education Morale et Civique,
par C. Freinet.
6. - La Santé Mentale des Enfants
(monographies).
7. - La
Lecture par l'Imprimerie à l'Ecole, par Lucienne Balesse et C. Freinet.