Essais dadaptation
et de redressement de la
formation des jeunes
dans la société 1959
Les théoriciens peuvent paisiblement étudier
la détérioration éducative née d'une évolution accélérée de l'organisation
sociale. Mais parents et éducateurs n'ont pas le loisir d'attendre que les augures aient
analysé et décidé. Ils sont eux, en face d'une vie qui impose ses rythmes et sont
obligés de ce fait, bon gré mal gré, de chercher des modus vivendi acceptables.
A dire vrai, nous
assistons depuis vingt ou trente ans, dans un monde où les principes majeurs sont devenus
caducs, à un total désarroi, chacun essayant, selon son tempérament, des solutions qui,
à l'usage, ne valent pas mieux les unes que les autres.
Notre société est,
dans tous les domaines, comme une machine déréglée, et qui marche si vite qu'on ne
parvient plus à en harmoniser le mécanisme : les engrenages tournent comme bon leur
semble, parfois, par hasard, synchronisés, la plupart du temps se contrariant et
suscitant, de ce fait, grippages, usure, et dangereux bris de pièces.
Il nous faut
coûte que coûte remettre de l'ordre dans ce mécanisme. C'est une question de vie ou de
mort. Nous allons nous y essayer.
UN RETOUR A L'AUTORITÉ EST-IL POSSIBLE ?
C'est la solution simple et simpliste qui vient
tout de suite à l'esprit et qui satisfait de prime abord le tyran atavique qui sommeille
en chacun de nous. Puisque nous souffrons du manque d'autorité et de discipline,
rétablissons cette autorité.
Les voix ne
manquent pas pour vous dire :
- Vous n'avez
qu'à commander avec fermeté et ne pas tolérer la moindre désobéissance !
- Une bonne claque
bien administrée et vous verrez s'il obéit !
- Il fait le dur :
Privez-le de souper et mettez-le au cachot noir !
S'il vous
désobéit encore, attachez-le au pied de la table comme vous le faites avec votre chien
!
Et l'Ecole brandit
les instruments de discipline qui ont assuré, dans le passé, sa permanence : piquet,
bonnet d'âne, mauvaises notes, retenues, lignes et verbes.
Mais, chose
curieuse, ces procédés autrefois éprouvés, semblent aujourd'hui sans effet.
- Vous avez beau
frapper, vous n'en tirez rien !
- Le mien réagit
violemment jusqu'à prendre des crises, et nous sommes bien obligés de le calmer!
- Il nous menace
de faire un mauvais coup, et savez-vous, il y a des enfants qui se suicident.
- Le nôtre semble
se plier, mais nous sentons bien qu'au fond de lui-même la partie n'est pas gagnée. Elle
est parfois irrémédiablement perdue tellement sont graves les oppositions et parfois les
haines qu'éveillent ces conflits mal résolus.
- Je crois que
nous lui en avons tellement dit, on l'a tellement menacé et puni qu'il semble aujourd'hui
vacciné. Tout lui semble indifférent. Chez nous, moins parfois. Mais à l'école, c'est
définitif : il ne veut plus rien faire... C'est comme une maladie incurable.
Devant l'évidence
de ces échecs, les parents n'ont pas besoin de longues explications théoriques pour
comprendre qu'ils sont dans une impasse et qu'il leur faut trouver autre chose.
LA RÉCOMPENSE EST-ELLE UN PALLIATIF VALABLE?
Il m'arrive parfois, dit la maman, d'envoyer une
bonne gifle à mon fils. Mais comme j'ai aussitôt des remords et qu'il crie à me fendre
l'âme, je lui donne vingt francs pour aller s'acheter du chewing-gum et tout est réglé.
Je
le soupçonne bien un peu de monter parfois des scènes exprès pour me faire mettre en
colère et m'entraîner à sévir plus ou moins adroitement dans l'espoir de la
compensation des vingt francs en récompense. Mais comment faire ?
-
C'est toujours une scène pour faire ses devoirs. Alors je lui promets une récompense et
il s'y résout. Il faut bien sûr ensuite tenir sa promesse. A moins qu'il exige le
salaire avant pour éviter toutes contestations.
-
Nous avons établi avec mon garçon de dix ans un véritable accord - disons un
marchandage - pour le faire travailler en classe. Chaque note est tarifée : un très-bien
= vingt francs ; un assez bien = dix francs. Comme il veut avoir le plus d'argent
possible, il se distingue. Je ne sais pas s'il ne triche même pas pour augmenter le
gain... C'est évidemment le revers de la médaille.
-
J'avais promis un vélo à mon fils s'il était reçu au Certificat. Il a fait ainsi une
bonne année. C'était peut-être certes un peu trop intéressé, mais je ne sais vraiment
pas comment j'aurais pu le stimuler pour parvenir au résultat... qui seul compte, n'est-ce
pas ?
-
Et croyez-vous, objectera l'instituteur, que nos enfants travailleraient en classe s'il
n'y avait, sur toute la ligne, l'appât d'une récompense ou d'un salaire, seuls moteurs
véritables de l'activité scolaire ?
Dans
notre école de boutiquiers nos enfants - et le maître avec eux - tiennent une véritable
comptabilité : celle des punitions d'une part, celle des très-bien et des bien, des
notes, des moyennes et des classements.
Non,
ce n'est pas encore là la sainte loi du travail.
SI LE TRAVAIL ÉTAIT INTÉRESSANT !
Et pourtant, observe la maman, mon fils est
intelligent et travailleur, mais hors de l'école. Quand chez nous quelque chose
l'intéresse il s'y donne avec une obstination qui nous surprend. Parlez-lui de démonter
un moteur ou de réparer une bicyclette. Là les heures ne comptent pas...
C'est comme s'il
avait une indigestion chronique de travail scolaire.
- C'est aussi que
l'Ecole ne fait pas grand effort pour rendre ce travail intéressant. Que voulez-vous que
nos enfants trouvent d'emballant dans des leçons et des devoirs dont nous avons été
nous-mêmes excédés ?
Rendre le travail
scolaire intéressant est bien, explique l'instituteur, le leitmotiv de la pédagogie
actuelle. Regardez d'ailleurs les manuels scolaires avec leurs imposantes illustrations
qui en font comme des livres d'images...
- Mais si cette
chamarrure, objecterons-nous, ne sert qu'à faire passer la pilule qui reste toujours
aussi insipide sinon aussi amère ?...
-
Mais nous avons, ajoutera l'instituteur, des moyens nouveaux à notre disposition : les
promenades, les sorties, la radio, les projections, le cinéma et, maintenant, la
télévision...
Mais tout cela ne
change rien à la nature de ce que doit enseigner l'Ecole. Les enfants sont avides de
cinéma et de télévision, mais ils n'en aiment pas davantage, pour cela, les études
proprement scolaires ...
C'est que
l'intérêt apporté de l'extérieur ne change rien en effet à la nature de
l'enseignement lui-même. C'est la chape qui est seulement brodée et fleurie pour faire
impression. L'illusion ne dure qu'un temps. Quand l'enfant touche un jour le fond il n'en
est que plus découragé.
C'est l'intérêt
par le dedans qu'il faudrait trouver.
Non, rendre
l'étude intéressante n'est pas encore non plus la vraie solution. Il nous faudrait aller
plus loin et plus profond. C'est toute la pédagogie qui est à changer.
LE JEU SERAIT-IL LE MOTEUR SOUVERAIN DE L'ACTIVITÉ
ENFANTINE ?
Il ne veut rien faire en
classe, se plaignent les parents. On le dit mou et amorphe, comme s'il n'avait point de
vie et si tout lui était indifférent. Et pourtant, si vous le voyiez jouer ! Là, il
s'en donne, et avec entrain, initiative et passion... il n'est plus le même enfant!
Ah ! s'il pouvait
consacrer à l'étude une partie de cet allant dont il fait preuve dans ses jeux !
Les parents ne
sont pas les seuls à faire cette constatation. L'École se rend bien compte elle aussi
que le jeu mobilise en l'enfant une énergie qu'on a considérée pendant longtemps comme
de contrebande. Le jeu semblait être alors l'ennemi du travail.
La pédagogie
contemporaine a essayé de se l'approprier, de le domestiquer, comme l'industrie capte des
forces diffuses d'une puissance impressionnante.
On a imaginé des
jeux pour apprendre à lire, à écrire et à compter, des jeux pour apprendre l'histoire,
des jeux et des concours qui visent à la connaissance géographique et scientifique, des
jeux de dessin et de musique. On a des jeux d'attention, des jeux d'imagination et
d'adresse, des jeux d'initiative et de ruse. La radio exalte encore cette tendance à tel
point que le champ actuel de la personnalité en est tout imprégné. A quand des jeux
pour manger et respirer ?
Les classes
maternelles sont bourrées de jeux qualifiés d'éducatifs ; les maisons sont pleines de
jouets. Les devantures des magasins en regorgent. L'industrie du jouet est, en ce moment,
une des plus florissantes de France.
« Jeu des
enfants, tranquillité des parents. » Et des maîtres pourrions-nous dire.
Nous pourrions
croire, d'ailleurs, que nous tenons enfin la solution radicale à tous les problèmes
éducatifs puisque psychologues et pédagogues s'évertuent aujourd'hui à démontrer que
le jeu est naturel à l'enfant et à l'homme, qu'il est une activité de base dont ils ne
sauraient se passer, que c'est donc à bon droit qu'on fait sur lui le plus grand fonds
dans la recherche d'une éducation valable et d'une culture.
Si nous ajoutons que les
nouvelles formules d'organisation de travail réservent aux individus de larges marges de
loisirs, et qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de remplir cette marge autrement que par
le jeu, nous pouvons bien nous demander si nous parviendrons à trouver mieux pour
surmonter les crises qui secouent notre jeunesse.
Et pourtant, nous
sommes bien obligés de rester sceptiques et inquiets. La grande vogue du jeu n'a fait
souvent qu'accentuer le déséquilibre.
Le jeu, en effet,
ne prépare pas à la vie. Il brûle, il use une énergie qui semble parfois en excédent
et qui risquerait de ce fait de rester inemployée. Comme ces barrages de fascines et de
pierres qu'on construit çà et là en travers des torrents mais qui n'ont aucune
utilité, ni pour dévier l'eau dans un canal d'arrosage, ni pour faire tourner une
turbine, et qui ne sont là que pour couper l'élan, pour briser la force du torrent, pour
assagir le flot désormais plus facile à domestiquer.
Le jeu ne prépare
que très accidentellement aux activités de la vie, même si, dans certains cas, il
exerce quelques aptitudes particulières ou développe certains sens. Il distrait de la
vie; il tend à faire prendre pour la vie ce qui n'en est que l'ersatz et de ce fait
fausse l'optique des problèmes fondamentaux.
La
pédagogie du jeu tend à créer deux zones dans la vie et le comportement des individus :
la zone sérieuse et constructive, qui inclut la généralité des actes normaux et
fonctionnels - celui notamment du travail sous toutes ses formes, avec ses multiples
obligations bien souvent exigeantes et pénibles - et la zone de distraction, destinée à
compenser la tension nécessitée par la vie, zone privilégiée du jeu.
Cette
séparation de la vie entre deux zones opposées, l'une demandant efforts, sacrifices et
souffrances, l'autre toute d'excitation et de jouissance, contribue à créer le
déséquilibre dont nous souffrons. Il est compréhensible, sur de telles conceptions, que
l'individu non prévenu fuit le travail et la peine pour rechercher la jouissance. Et
c'est en définitive tout le drame de notre époque. Il explique que l'enfant fasse le
mort à l'école et ne veuille s'astreindre à aucune obligation, mais qu'il s'épanouisse
dans le secteur jouissance.
Cette
tendance est d'ailleurs irréversible après la puberté. C'est dans l'enfant qu'il nous
faudra trouver une pédagogie du travail susceptible de redonner le sens de la vie aux
individus, par la mise en valeur des éléments qui leur sont essentiels.
LES SENTENCES ET LES EXPLICATIONS SERAIENT-ELLES ENCORE
SOUVERAINES ?
Il faut lui
expliquer, lui faire comprendre, nous dit-on, lui faire sentir la nécessité du travail,
de la connaissance et de la culture, le mettre dans la bonne voie...
J'essaie
bien. Il me semble, quand je lui parle, que ma parole porte, surtout si elle sait être
émouvante. Je me dis parfois : Tu as enfin gagné la partie. Et dès qu'il se trouve à
nouveau à une croisée des chemins, c'est toujours dans celui de la facilité qu'il
s'engage.
La
morale ! La morale ! On nous a trop fait la morale à nous-mêmes et nous en avons comme
une indigestion. Les jeunes d'aujourd'hui ne s'y laissent plus prendre : Du baratin ! Du
vent !
-
On nous a dit : « C'est parce qu'il n'y a plus de religion. La peur du diable était
autrefois le commencement de la sagesse. Mais tout le monde sait aujourd'hui qu'il n'y a
pas de diable et la menace ne joue plus. Dans la pratique les enfants élevés avec
le secours d'une religion ne se comportent pas mieux que les autres.
Ah ! si les
enfants pouvaient être imprégnés dès leur jeune âge d'une règle de vie religieuse,
non formelle mais profonde, qui dépasserait les mots pour s'intégrer à la vie, alors
oui quelque chose pourrait être changé.
Mais
une telle imprégnation suppose une présence, et une présence de choix, faite de
dévouement, de piété, de générosité et d'humanité. Où sont les saints qui seraient
aujourd'hui en mesure de former la jeunesse morale qui remonterait la pente ?
Il
y faudrait une foi, cette foi qui soulève les montagnes. Mais où la trouverons-nous
encore ?
Il
fut un temps au début du siècle où les éducateurs avaient foi en la science et au
progrès. Les parents eux-mêmes espéraient alors trouver dans l'instruction le levier
décisif :
«
Un enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne Ȏcrivait alors Victor Hugo.
Hélas
! les guerres, les massacres, les déportations, les tortures, la course aux armements et
maintenant les bombes atomiques nous ont apporté la triste preuve que la science ne
saurait, par elle-même, sauver l'humanité.
Il
nous faut aujourd'hui d'autres leviers.
Nous ne voulons
excuser ni les délinquants, ni les gangs, ni les bandes organisées, ni les retards
scolaires, ni les désadaptés, ni les lycéens plus partisans de chahut que de travail.
A
dire vrai, que leur offre-t-on de nos jours pour les éclairer et les encourager à l'aube
de la vie, pour leur donner un but à leurs efforts ? Peuvent-ils distinguer seulement une
petite lumière dans les sentiers où nous prétendons les engager et sont-ils totalement
responsables s'ils se laissent tromper par des lueurs artificielles qui ont parfois à s'y
méprendre l'éclat fallacieux des clartés ancestrales dont nous prônons les
vertus.
Une
école désadaptée, des examens impitoyables, un travail sans but, et, à l'horizon,
l'exploitation et la guerre !
Mesurons
les responsabilités et essayons maintenant de trouver les solutions pratiques.
La vraie solution
UNE
ÉDUCATION DU TRAVAIL
Pour
surmonter la crise, il nous faut reconsidérer, sur la base du travail, les relations
entre enfants et adultes et y ajuster autant que possible notre commun comportement.
Contrairement
à ce qu'on croit, ni l'oisiveté, ni le jeu ne sont naturels à l'homme. Il n'y a qu'à
voir les réactions, non encore perverties du jeune enfant. La plus grosse punition que
vous puissiez lui infliger, c'est l'immobilité, et rien n'est autant apprécié par lui
que les travaux à sa mesure et dont il voit directement les résultats.
Allumer
ou tisonner le feu, faire cuire un plat, mettre le couvert, servir à table, conduire un
cheval ou une bicyclette sont depuis toujours, et restent, des occupations favorites des
enfants. C'est seulement parce qu'on les trouve dangereuses et coûteuses, ou obsédantes,
pour les parents qui désirent la tranquillité, qu'on les a remplacées par des ersatz à
forme de jeux : une dînette pour rire, des chevaux de plomb ou une série d'autos
miniatures.
POUR
SI PARADOXAL QUE CELA PARAISSE, L'ENFANT NON DÉFORMÉ PAR LE JEU OU LE PROFIT NE JOUE QUE
LORSQU'IL NE PEUT PAS TRAVAILLER. Si nous parvenions à rétablir à tous les âges, dans
tous les milieux, à l'école comme dans la famille, la fonction travail, nous aurions
trouvé du même coup les conditions optimales de l'équilibre individuel et social.
La tâche sera évidemment
difficile, comme il est difficile de reconsidérer l'économie d'un pays.
Il faut d'abord
détecter les lignes de force, les richesses à exploiter, les virtualités à réaliser.
C'est ce que nous avons tenté en faisant le procès rapide d'une formule d'éducation
dépassée et condamnée.
Mais si même
notre démonstration est si évidente qu'aucun doute n'est possible, encore faut-il
vaincre les résistances de la masse des individus intégrés dans l'ancien système et
qui se refusent à changer leurs techniques de vie. Nous nous heurtons aussi aux
profiteurs de l'état de choses existant et qui ne voudront pas perdre leurs avantages,
dût l'avenir en être compromis.
Notre ÉDUCATION
DU TRAVAIL aura à compter, nous le savons :
- Avec les administrateurs de
tous ordres qui rechigneront à reconsidérer la construction, l'entretien et
l'aménagement des locaux d'éducation adaptés à leur nouvelle fonction ;
Avec
les commerçants qui essaieront d'éviter la dévaluation de leurs manuels et outils-jouets
inutilisables dans notre nouvelle école ;
- Avec les parents
qui, excédés par leur journée de travail n'aspirent qu'à la paix et à la
tranquillité, même si elles devaient être obtenues par des calmants qui détériorent
les individus et compromettent leurs éléments de vie ;
- Avec les
éducateurs eux-mêmes qui, formés aux anciennes méthodes seront lents à se réadapter
aux nouvelles techniques de travail.
Il y faudra de
l'audace, et l'action décidée d'une avant-garde qui apportera par ses réalisations la
preuve technique qu'un renouveau est possible et qu'il sera décisif.
Nous aurons à
prévoir :
- Une
réorganisation, sur la base du travail, de la vie et de l'éducation des enfants dans la
famille ;
- Une
réorganisation du travail dans les écoles ;
- Une
réorganisation de la vie et du travail pendant les heures ou les périodes où les
enfants ne bénéficient pas de la présence des parents ou des éducateurs.
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