Elise FREINET

NAISSANCE D'UNE PEDAGOGIE POPULAIRE

I

 

Historique de l'Ecole Moderne

(Techniques Freinet)

 

BIBLIOTHEQUE DE L'ECOLE MODERNE N° 20/23

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[Le] dévouement opiniâtre d’un instituteur à l’école laïque, c’est, en fait, la raison unique de l’affaire de Saint-Paul.

A Pâques, la municipalité ne trouva rien de mieux que de répandre dans l’espace resserré entre les remparts, et qui nous servait de cour, des platras ,de démolition d’où montaient sans fin des nuages de poussière de plâtre. La période de vent amplifia les inconvénients de ce triste état de fait : dans notre classe du rez-de-chaussée, l’atmosphère était irrespirable ; les yeux, la gorge, nous faisaient mal... Silence de la mairie, silence de l’administration ; indifférence totale à nos protestations. Malade, je fus obligée d’accepter un congé de six mois...

Cette année de Saint-Paul avait été pour nous particulièrement pénible. Outre les difficultés scolaires et le travail énorme que nécessitait la C.E.L., nous avions eu coup sur coup une série de deuils cruels qui nous avaient un instant coupés du monde. Nous nous enfoncions plus encore dans le travail pour oublier les duretés de la vie au contact des enfants et de la pensée collective de nos camarades. La liaison avec les parents d’élèves se ressentit de cet état de faits. Freinet se rendait bien compte des faiblesses de cet isolement du milieu social imposé par la force des choses. A Bar-sur-Loup, l’école et son maître étaient le centre du village, l’élément d’éducation permanente ; ici, ils étaient comme à l’écart de la vie villageoise, impuissants à la pénétrer. Comment n’en serait-il pas ainsi ? Tous les métayers qui constituent la majorité des parents d’élèves sont dispersés dans de lointaines fermes. Les visiter occasionnait une perte de temps énorme.

Il n’appartenait point à Freinet de solutionner des réalités insolutionnables ; force était d’en courir les risques en essayant d’y parer de son mieux.

Octobre arriva. La rentrée fut ce que sont toutes les rentrées dans les classes employant nos techniques : joie réelle de reprendre le travail, de retrouver les enfants, de partir vers la recherche et le savoir sous des aspects toujours nouveaux, toujours enthousiasmants. Par ailleurs, le démarrage de la C.E.L. nous occupe grandement, et comme chaque année, il faut faire face aux exigences nouvelles d’effectifs anormalement grossis pour les ressources financières de l’entreprise. Absorbés par un labeur de tous les instants, nous sommes dans la plus grande ignorance de cette malveillance gratuite qui peu à peu prend cohésion et ampleur autour de nous.

A cette époque de raisins, de figues, de pêches, des offrandes nous parviennent continuellement sous la forme de beaux paniers arrangés avec art, apportés par les enfants, ou déposés discrètement sur le seuil de la porte, et c’est pour nous le symbole de la sympathie reconnaissante de ce Saint-Paul que nous aimons et au milieu duquel nous voulons vivre.

MAIS, UNE NUIT...

Dans la nuit du 1er au 2 décembre, vers une heure du matin, une voix discrète appelle, de la cour :

- M. Freinet ! Pouvez-vous nous ouvrir ? Nous voudrions vous parler.

La porte ouverte, Titille notre employée, son frère Tounin, et un jeune ami, se présentent, tenant à la main des tas d’affiches, plus ou moins pliées.

- Regardez, M. Freinet, voilà des affiches que deux jeunes gens venus en auto ont posées dans Saint-Paul. Nous les avons suivis et avons tout arraché. Il n’en reste plus dans le village. Nous allons voir en bas sur la place et aux abords.

Grand fut notre étonnement en voyant ces deux grandes affiches colombier, l’une rouge et l’autre verte, qui nous font présager d’un coup la vaste campagne qui se trame contre Freinet. C’était une bombe explosant sous nos pas. Nous ne pouvions en croire nos yeux.

L’affiche rouge reproduisait un texte d’enfant qui avait été imprimé il y avait presque un an, en 1932 ; la seconde était un appel à la révolte des parents ; l’une et l’autre placées sous le signe de la diffamation la plus outrancière.

Voici le texte d’enfant, écrit en gros caractères sur l’affiche rouge :

J’ai rêvé que toute la classe s’était révoltée contre le Maire de Saint-Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites... Je m’élance, les autres ont peur. Monsieur le Maire sort son couteau et m’en donne un coup sur la cuisse. De rage, je prends mon couteau et je le tue.

Monsieur Freinet a été le Maire... Je suis allé à l’hôpital. A ma sortie on m’a donné mille francs.

C’était là le texte d’un petit Espagnol qui venait chaque jour de Vence, enfant instable, anormal sous bien des aspects, et qui toujours dans ses écrits parlait de batailles, de meurtres, de faits sanglants...

Parce que c’était là un rêve, parce qu’il restait dans la ligne d’une individualité d’enfant et qu’il s’intégrait à l’atmosphère morale et humaine de la classe, ce texte ne suscita aucune remarque, aucune censure de la part du maître... C’était un document psychologique comme tant d’autres, pédagogiquement intéressant, comme tout ce qui sort spontanément de l’âme de l’enfant. Brusquement, la malveillance venait d’en faire un symbole d’immoralité et de crime...

Voilà, disait la deuxième affiche, les dictées qu’un instituteur sans scrupules impose à ses élèves. Nous nous élevons contre l’enseignement déplorable de ce mauvais éducateur de la jeunesse et nous tenons à dire avec force que nous ne comprenons pas que la société et l’Etat le paient pour accomplir cette besogne.

Signé : Les parents d’élèves

Nous ne pouvions comprendre, devant ce scandale brusquement suscité à l’encontre de notre dévouement inlassable en faveur de l’école, quelles forces pouvaient en être les auteurs. Car le procédé grandiloquent n’était certes pas du ressort des petites gens. Tout d’abord, il faut prendre contact avec les parents d’élèves. Qu’en pensent-ils ? Dès le matin de ce 2 décembre qui fut contre Freinet une manière de coup d’Etat, nous nous rendons chez les parents d’élèves. Freinet, avant l’ouverture de sa classe, voit les quatre ou cinq familles qui sont dans la ville. Je m’en vais, moi, vers les petites fermes semées dans ces vastes espaces qui descendent vers la mer. Nous emportons l’un et l’autre un cahier, un stylo, et très simplement nous disons :

- Des affiches ont été apposées cette nuit contre Freinet. C’est signé : « Les Parents d’Elèves ». Nous voudrions savoir exactement quels griefs vous avez contre l’enseignement qui est donné à vos enfants.

- Mais nous n’avons rien à reprocher à M. Freinet, disaient invariablement les parents. Nous ne savons rien de tout cela ! Nous n’y sommes pour rien ! C’est un scandale que nous réprouvons ! Nous notions fidèlement la déposition, nous la relisions à haute voix :

- Est-ce bien cela que vous avez dit ?

- Oui.

- Alors, voulez-vous signer ?

- Bien volontiers.

Et ils signaient.

A Saint-Paul, seuls deux pères d’élèves ne voulurent pas donner leur signature, bien qu’ils aient reconnu être tout à fait satisfaits de l’enseignement de Freinet : garçon de café et coiffeur ils doivent compter l’un et l’autre avec la clientèle bourgeoise...

Dans les fermes, ce fut une adhésion générale :

- Comment donc ne serions-nous pas contents ? Nos enfants mangent bien au chaud; en classe, ils travaillent bien ; ils sont si contents ! Bien sûr, que nous voulons que M. Freinet continue à les faire travailler ainsi ! Ce serait un malheur, si nos enfants devaient voir partir leur maître ! En fin de journée, nous avions acquis cette certitude réconfortante : les parents d’élèves ne sont pour rien dans cette étrange aventure. Tout de suite, Freinet met son Administration au courant des faits, et demande une enquête à son Inspecteur d’Académie. Enquête pédagogique, pour statuer sur la valeur de son enseignement, enquête dans le village, pour vérifier la fausseté des faits relevés par les affiches et la sympathie des parents à son égard.

Les jours passent. Pas de réponse de l’Académie. Pas d’incidents dans le village. Derrière la ceinture des remparts, dans le décor des vastes affiches lacérées, la population calme, sereine semble oublier l’incident...Et l’école continua, sans qu’on pût déceler la moindre malveillance, la moindre hypocrisie, chez les élèves. L’entrain au travail reste le même, et l’on parle des affiches fantômes, que le diable pose la nuit et que le bon Dieu enlève le matin. Comme c’est là le centre d’intérêt des tout premiers jours, on fit même des problèmes : « Calculez combien, avec le prix de revient des affiches posées, on aurait pu acheter de livres pour la bibliothèque scolaire ».

Les premiers remous passés, on ne se rappelle plus, dans la petite cla.sse, des affiches ciandestines, posées et sitôt enlevées, absorbé qu’on est par les travaux courants et les projets à venir.

Brusquement, dans « l’Action Française », en première page, et sous la signature de la grande vedette Maurras, apparaît un article à l’adresse de l’instituteur de Saint-Paul : Freinet y est présenté comme un maniaque irresponsable, brandissant le drapeau rouge, ne rêvant que de plaies et bosses, apologiste du meurtre et de l’assassinat mettant en péril la santé morale des enfants... Chaque jour, Maurras, ce docte métaphysicien de l’autorité, y va de son couplet, repris en chœur par toutes les « Croix » de France et de Navarre et par toute la presse réactionnaire nationale et régionale ; très vite, sous notre impulsion, la presse de gauche réagit, corrige les faits, et les situe sur le terrain de la défense de la laïcité. « L’Humanité », « L’Œuvre », « Le Rappel », « Marianne », etc... mènent spontanément une belle campagne en faveur de Freinet, et les journaux de province informés par nos adhérents prennent la défense d’un enseignement qui déjà à l’époque est présenté comme l’honneur de la pédagogie française. Localement, « l’Eclaireur de Nice » (réactionnaire) et « le Petit Niçois » (républicain), au demeurant appartenant au même propriétaire (?) se renvoient continuellement la balle dans les joutes quotidiennes, et ce sera pendant de longs mois l’atmosphère tragique et hallucinante de faits qui nous dépassent, s’amplifient, se transportent à l’étranger, et dont « l’Argus » de la presse nous déverse sans fin les échos. Dans Saint-Paul règne le plus grand calme. Pendant plusieurs nuits, les affiches continuent à être enlevées par nos amis ; mais un beau jour c’est le garde lui-même qui se charge de l’affichage, et, de ce fait, nous savons donc que l’événement gravite autour de M. le Maire et se situe immanquablement de l’autre côté des remparts. Peu à peu, nous connaîtrons enfin le vrai visage de nos ennemis, dont l’antiquaire reste le capitaine.

Freinet pense qu’il est indispensable de prendre contact avec les parents d’élèves pour leur expliquer, peut-être en plusieurs conférences, le sens de sa pédagogie, et créer, un peu tardivement il est vrai, ce lien de l’école et du milieu qu’il n’a pu réaliser jusqu’ici. Un samedi, en classe, on compose une lettre d’invitation aux parents, pour susciter une réunion, le lendemain, à quatre heures de l’après-midi. Radieux, les enfants emportent le papier chez eux :

- M’sieur ! nous, on pourra venir ? On « leur » montrera comment on imprime !

- Si vous voulez. Vous expliquerez vous aussi à vos parents ce que vous faites.

- Ah ! chic, alors !

On se sépare dans l’attente d’une fête...

Mais le lendemain, à trois heures, alors que je reviens de promener ma fillette, je me heurte à une foule de bourgeois de la ville qui me toisent au passage avec sur leur visage une arrogance ironique qui me surprend... C’est la mobilisation générale du Saint-Paul des riches, auquel s’est associé le monde interlope qui vit d’expédients courants... La masse s’ébranle sur mes talons, le maire en tête... Je crois encore à une cérémonie à l’église. Mais à peine ai-je franchi le portail, monté l’escalier pour aviser Freinet, que déjà un brouhaha de foule monte de la cour. Précipitamment, nous descendons :

- De quel droit, Monsieur le Maire, violez-vous mon domicile avec ces personnes étrangères à l’école ?

- Le maire est ici chez lui, rétorque l’antiquaire.

- Et vous, monsieur, êtes-vous chez vous ?

Cinglante j’interviens :

- Est-ce pour votre progéniture que vous êtes en souci ?

Il comprend l’allusion, rougit, désarçonné, et ne sait que hurler :

- A Moscou ! A Moscou! (Et c’est là le seul argument de cette foule sans cause : A Moscou ! A Moscou !)

Mais une dame fend la foule des manifestants. C’est Mme Lafitte, femme d’un ingénieur, intelligente, compréhensive. Elle a ses deux enfants à l’école de Freinet. Résolument, elle s’écarte de ceux qui furent jusqu’ici ses amis :

- C’est très mal, ce que vous faites ! Rentrez chez vous !

Elle vient vers nous, nous tend la main, et nous montons dans notre appartement.

Dans la rue, les manifestants s’écoulent et dispersent les enfants et les parents venus à la réunion :

- Allez-vous-en ! La réunion n’a pas lieu. Freinet s’en va.

Quelques jours après, un dimanche, M. le Maire se croit autorisé, dans une réunion publique, de faire pression sur les parents d’élèves par des insultes à l’adresse de Freinet :

- Si j’avais des enfants, je refuserais de les confier à un tel maître pour en faire des assassins ! Freinet traduit le maire en correctionnelle. Et l’incident agite quelque peu le village. Evidemment le maire n’est pas condamné. Comment en serait-il autrement ? De tels procédés, où le mensonge, la calomnie sont les armes courantes, n’influencent pas les placides paysans, au bon sens inébranlable. Plus que jamais ils nous accordent leur sympathie, et par réaction de classe ils font face aux provocateurs. En fait, dans cette histoire de Saint-Paul, il n’y aura jamais que deux blocs qui s’affrontent : les travailleurs et les bourgeois. C’est entre eux qu’est la lutte. C’est entre eux qu’il y aura les heurts violents, les oppositions d’intérêt, les différences idéologiques. Pour si étonnant que cela paraisse, nous n’aurons jamais en face de nous un ennemi, un adversaire, un insulteur.

Nationalement, les événements de Saint-Paul suscitent une vaste agitation. La Réaction donne de la voix. Nos adhérents, on le devine, s’emploient avec un dévouement inlassable à nous défendre par la presse, et l’action syndicaliste ; les syndicats mènent une belle campagne locale et nationale ; les écrivains de gauche nous manifestent leur sympathie ; Romain Roland écrit spécialement. Des interventions ont lieu à l’Education Nationale. Des attestations de sympathie, et même, - pourquoi ne pas le dire ? - de franche admiration, sont adressées à Freinet et à l’Education Nationale par tous les éducateurs d’éducation nouvelle : Duthil, Baucomont, Perron, Mlle Fayol, H. Wallon, et à l’étranger par les pédagogues progressistes : Claparède, Dubois, etc... Nous citerons parmi ces innombrables témoignages celui de Pierre Deffontaine, professeur aux Facultés catholiques de Lille :

Sans prendre parti dans l’affaire de Saint-Paul pour laquelle je suis trop peu documenté, je tiens à vous témoigner toute ma sympathie pour vos longs efforts en faveur d’une éducation qui fait si justement appel aux spontanéités créatrices de l’enfant.

...et celui de Ferrière, si élogieuse qu’il fit, paraît-il, hésiter un instant le ministre en personne ::

C. Freinet est en train d’élever Saint-Paul au rang d’une des capitales pédagogiques de l’Europe. La France peut être fière d’un homme qui, comme les anciens Romains, allie à un haut degré le sens de la simplicité, de la franchise, de la délicatesse de sentiments, à un esprit décidé et impatient des injustices qui alourdissent encore trop le progrès de l’homme vers un Etat social plus conforme à la raison, mieux organisé et plus juste pour tous.

Si ample est la sympathie dans les milieux intellectuels que Mme Lahy-Hollebecque et M. Lahy font même le voyage de Paris à Saint-Paul pour nous apporter leur appui, et sous cette action élargie de la France républicaine un événement se produit : l’Inspecteur d’Académie est déplacé !

Et tout d’abord, pourquoi cette irrégularité dans le cours des choses. Pourquoi est-ce M. l’Inspecteur d’Académie qui est déplacé ?

Il faut ici aborder le deuxième aspect de l’affaire de Saint-Paul, aspect pédagogique et administratif qui résolument se situe sous le principe d’autorité.

En fait, sur le plan pédagogique, il y eut toujours opposition entre l’éducation de liberté instaurée par Freinet et le vieil enseignement traditionaliste préconisé par ses chefs, et cela est à ce point exact que l’opposition subsiste même quand l’Inspecteur d’Académie numéro 2 a remplacé l’Inspecteur d’Académie numéro 1.

Entendons-nous bien : il n’a jamais été dans l’esprit de Freinet de se soustraite aux règlements qui le plaçaient en tant que subalterne sous la dépendance administrative d’un chef hiérarchique. Il a toujours tenu les inspecteurs au courant de ses innovations en leur faisant le service de son journal scolaire, de ses revues, de ses éditions. Tout au début de l’imprimerie, influencé sans doute par les articles du « Temps » et de « l’Eclaireur », l’Inspecteur d’Académie avait adressé des félicitations à Freinet, mais au fur et à mesure que des articles du novateur de Bar-sur-Loup paraissaient dans les revues syndicales ou pédagogiques, que des adeptes se levaient, que prenait forme un mouvement d’inspiration hardie et neuve, la vieille pédagogie s’alarmait.

La pédagogie doit partir d’en bas, écrivait Freinet, de l’intérêt initial de l’enfant pour monter vers des formes majeures. Le maître est le grand camarade, l’aide compréhensif qui favorise l’ascension vers le savoir ; c’est l’enfant qui décide du rythme de la course et de son ampleur; il est l’ouvrier de son avenir. M. l’Inspecteur ne comprend pas ce langage ! Il ne le comprend pas, parce que pour lui l’enfant est mineur comme est mineur à ses yeux le subalterne primaire qui n’en est qu’au premier échelon de 1a culture. La culture, pour lui, c’est une manière de hiérarchie qui double la hiérarchie sociale. C’est une progression qui va du concret à l’abstrait, du simple au compliqué, et c’est le maître qui la détermine d’avance. Tout vient d’en haut où se tient le réservoir de science, la somme des valeurs, et ce qui est en bas c’est l’ignorance, c’est la tête vide à remplir par échelons progressifs avec le secours de la mémoire et de la compréhension. En dehors de ces voies traditionnelles, c’est le risque et l’aventure. Faute de pouvoir jeter l’interdit sur les innovations d’un subalterne têtu, résolument, M. l’Inspecteur ferme les yeux, il ignore tout de Saint-Paul et de son apôtre ; il le laissera en marge de l’école contrôlée, s’abstenant de l’inspecter, de le conseiller, le laissant seul dans la bagarre, avec l’espoir de le voir un jour vaincu.

Est-ce le meilleur moyen de sauvegarder le principe d’autorité administrative et intellectuelle ? Peut-être pas. Les événements devraient le prouver.

Quand éclate l’affaire de Saint-Paul, ce n’est pas une surprise pour l’Académie. Elle a reçu sans broncher une vingtaine d’appels à l’aide d’un subalterne qui voulait l’école propre qu’exige la loi. Elle était au courant, tout comme la Préfecture, des manquements graves de la municipalité. Sur le plan pédagogique, elle n’avait en main aucun moyen de contrôle. Elle venait de refuser l’enquête demandée par Freinet au lendemain de la pose des affiches et il y avait quatre ans qu’elle ne l’avait pas inspecté !

Ces faits exposés à la Tribune de la Chambre par M. Planche (socialiste) interpellateur, produisent quelques remous. Et comme à cet instant ce sont les gauches qui pèsent dans le plateau de la balance, M. le Ministre arrête le couperet de l’autorité au beau milieu de l’échelle hiérarchique : M. Brunet, Inspecteur d’Académie, est renvoyé à Oran, son poste de début.

Mais il est des gestes qui dépassent les intentions de celui qui les exécute et qui inévitablement suscitent le choc en retour en replaçant les choses dans le bon sens de la tradition et du conformisme : ce petit primaire tout éberlué de se retrouver encore dans sa classe poussiéreuse, c’est dans le linceul de sa pédagogie qu’on va l’ensevelir. Comme préambule, une bonne enquête pédagogique ! Par ordre ministériel, l’Inspecteur primaire, après une éclipse de quatre ans, fait irruption dans la classe de Saint-Paul, et cette fois, en compensation, y passe trois jours entiers, sans récréations, sans la moindre relâche, fouillant tous les détails, suspectant tous les textes imprimés, mettant son génie à faire surgir, du fait insignifiant, le prétexte légal à pourfendre une pédagogie jugée par avance subversive.

Nationalement, une vaste enquête est menée auprès de nos adhérents à seule fin de limiter les dégâts d’une pédagogie frondeuse qui a déjà semé aux quatre vents la malfaisance d’une liberté qu’il est temps de brider. Et, pour que les choses aillent rondement, sans inspection préalable, sans que Freinet ait eu connaissance de son dossier, la peine de « censure » lui est appliquée. C’est M. Richard le rapporteur de cette triste affaire. Venu enquêter quelques jours plus tôt, à Saint-Paul, si grande était son indignation qu’il ne parlait de rien moins que d’aller à Paris en personne voir de Monzie qu’il connaissait très bien... Victime du principe d’autorité, sa conscience devait, à son tour, s’évanouir sous le surplis du juge. Mais à cette séance mémorable, un télégramme lui était remis. Le voici :

Majorité parents d’élèves classe Freinet Saint-Paul tient à témoigner à Monsieur Freinet toute sa satisfaction pour enseignement donné à leurs enfants. Protestons contre poursuites engagées pour satisfaire clique réactionnaire ennemie école laïque. Signé pour délégation : Wuffray, Roux, Lafitte.

Revenons-en à la grande enquête pédagogique menée par l’Inspecteur primaire dans la classe de Saint-Paul. Longuement Freinet fait la réfutation du rapport qui lui est fait dans les numéros de février et mars de « l’Educateur Prolétarien », rapport qui serait tout entier à citer car il est en fait l’exposé de toute l’organisation de sa classe et de sa technique pédagogique :

Nous ne tombons pas, écrit Freinet comme préambule, dans ce travers de croire et d’affirmer que la conduite de notre classe ne peut souffrir aucune critique et que nul éducateur ne peut mieux faire que nous. Nous pensons au contraire que, selon le mot de M. Rosset, les chercheurs, même s’ils ne réussissent pas d’emblée, auraient besoin tout à la fois d’une grande indulgence et d’une sympathique compréhension pour continuer leur lutte difficile et pourtant nécessaire contre la routine et la tradition.

Nous ne voudrions pas enfin qu’on voie dans ces pages une attaque personnelle à notre inspecteur. Il ne s’agit jamais ici de la personnalité de Freinet ni de celle de l’Inspecteur primaire. S’il voulait obtenir un bon rapport d’inspection, s’il voulait la paix individuelle de la bourgeoise tranquillité, Freinet n’aurait qu’à marcher dans la voie qu’administrateurs et hommes politiques lui présentent sans cesse comme la seule susceptible de solutionner le conflit : se taire !

La question est plus haute et nous n’accepterons pas qu’on la rabaisse intentionnellement : Educateurs de l’enseignement public, essayant d’introduire l’éducation nouvelle dans nos écoles populaires, obligés du fait de notre situation de fonctionnaires publics de travailler dans le cadre des règlements et des programmes, notre lutte est un continuel compromis.

C’est ce compromis que nous voulons étaler au grand jour, en toute loyauté, car nous ne voulons rien bâtir sur le bluff et la restriction mentale.

Voici ce que Freinet a réalisé dans sa classe, dans son étable pour enfants - restée 20 jours sans balayage ! – malgré la diffamation, les calomnies, les menaces, la grève, car dans les semaines qui suivirent, la grève scolaire, comme nous le verrons, fut organisée.

Voici l’appréciation de l’Inspecteur primaire.

Voici ma réponse à ses critiques.

Citons quelques passages :

Ce sont, comme je l’ai précisé, deux conceptions pédagogiques qui s’affrontent. Il faut que nous sachions si la nôtre a tout de même le droit de s’affirmer et de prouver la supériorité incontestable que lui reconnaissent tous les éducateurs contemporains...

... Et lorsqu’au Palais de la Méditerranée, à Nice, M. le Professeur Langevin m’a présenté au congrès et à M. le Ministre de l’Education Nationale comme un des bons ouvriers qui honorent l’éducation nouvelle en France, je ne pensais pas qu’on allait, six mois après, me faire accuser d’incapacité pédagogique par un inspecteur qui, ayant reçu régulièrement nos diverses publications, n’a su en comprendre ni la portée ni l’esprit.

Cette attaque pédagogique dépasse de beaucoup ma personnalité comme l’attaque politique a débordé l’instituteur de Saint-Paul. C’est tout notre groupe, ce sont tous les éducateurs, partisans du progrès pédagogique, qui sont menacés par un jugement qui prétend condamner la pédagogie nouvelle au nom des pratiques conventionnelles, qui voudrait condamner l’avenir au nom du passé.

Les véritables éducateurs ne le permettront pas.

... Qu’à cela ne tienne ! Nous allons publier et le rapport de M.I’lnspecteur et la mise au point que j’ai cru nécessaire afin qu’on puisse juger en toute impartialité.

Les amis de l’éducation nouvelle verront s’ils doivent soutenir l’initiateur de l’imprimerie à l’école ou se ranger à l’avis de ses censeurs.

Nous attendons leur jugement avec sérénité...

Voici quelques passages de ce rapport.

... Etat du local : passable, note M. l’Inspecteur, au moment où ma classe n’est plus balayée, où les détritus s’entassent dans la cour, où les cabinets débordent... une véritable écurie ! Et c’est passable !

- De la discipline ! dit M. l’Inspecteur. Les enfants se placent où ils veulent dans la classe... Ils se mettent à plusieurs pour un même travail... Il yen a même un qui sifflote...

- Certes, répond Freinet, la classe n’est pas un exercice militaire. Le travail est ici à la fois individuel et social. Eh oui, les élèves se placent où ils veulent dans la classe pourvu que soient respectées certaines nécessités :

a) Les élèves du même groupe doivent être placés dans un même rayon ;

b) Un changement de place ne peut se faire que si les élèves intéressés sont consentants de façon à ce qu’aucune discussion ne puisse en résulter ;

c) Ces changements ne doivent pas s’opérer au moment du travail. L’ordre. pour nous, n’est pas scolastique et froid ; il vient des besoins satisfaits et de l’harmonie entre les membres du groupe. C’est cet ordre que nous recherchons et que j’ai ici atteint car vous avez constaté vous-même, M. l’Inspecteur, que les enfants, fort occupés, n’ont même pas entendu le signal de la récréation que vous avez donné !

- A la leçon de Géographie, le maître n’a pas interrogé les élèves. Comment alors contrôler leur savoir ? Et ils n’ont pas de manuel individuel pour apprendre leur leçon. Le maître se contente de donner quelques directives, ce qui est insuffisant.

- M. l’Inspecteur ne s’est même pas aperçu qu’une série de liseuses formait une collection impressionnante de documents que l’élève responsable avait sorti du fichier. Les élèves ont pris de même plusieurs livres de géographie. Si M. l’Inspecteur avait eu de la curiosité, il aurait pu se rendre compte que, sur l’étagère « Géographie » avalent pris place toute une série d’albums contenant des centres d’intérêt géographiques des pays de nos correspondants. « Nos élèves pérégrinent dans tous les pays de France, collant les vues caractéristiques des divers pays, étudiant avec la collaboration active de leurs correspondants, l’économie des diverses régions. »

- Est-ce la peine, dit M. l’Inspecteur, d’avoir tant de correspondants ?

- La peine, la voici : lorsqu’on a parlé de l’estuaire de Seine et du canal de Tancarville, les élèves savaient, selon M. l’Inspecteur beaucoup trop de choses, et qui ne sont pas du programme...

Mais le grand grief souligné rageusement par M. l’Inspecteur, c’est que les enfants n’ont pas de livres !...

- Pas de livres !... Il ne faut pas moins de deux pages de texte pour apprendre à M. l’Inspecteur toutes les richesses intellectuelles mises à la portée de l’enfant dans la petite école de Saint-Paul.

Et voici le contrôle implacable ! Pendant une heure d’horloge, M. l’Inspecteur a interrogé la classe sur les dates et les guerres de l’an 50 avant J.-C. à la Révolution française. « Un élève exténué vers la fin a répondu à toutes les questions... » Interroger les élèves pendant cinquante minutes sur cette caricature d’Histoire que sont les dates et les guerres, c’est pédagogique et scientifique ! Ne pas s’informer seulement si j’ai initié mes élèves à la philosophie de l’histoire comme je prétends l’avoir fait, n’est-ce pas montrer un parti-pris regrettable que les éducateurs jugeront ?

En feuilletant les cahiers mensuels, M. l’Inspecteur n’a-t-il pas lu cette appréciation d’un père de famille :

Progrès réels, mais je serais heureux que M l’Inspecteur d’ Académie signale son existence d’une toute autre façon que celle qu’il a employée jusqu’à ce jour.

... Là pourtant ne peut se borner l’expression de ma pensée. Les journaux nous apprennent que vous devez être censuré ! Toute ma sympathie vous est acquise : elle n’a d’égale que la pitié que j’éprouve pour les sept pauvres diables dont la servilité a su prostituer leur conscience au point de la rendre inconsciente puisque d’apôtre elle vous élève au martyre.

Vous ne pouvez leur en vouloir

J’invoque pour eux la parole divine : « Pardonnez leur, mon Père, ils ne savent ce qu’ils font. »

« Ceux qui vous admirent, dira en conclusion M. l’Inspecteur, n’ont jamais visité votre classe », laissant sous-entendre l’incapacité manifeste de l’éducateur qu’il a ordre d’inculper pour faute professionnelle.

- Pourquoi ne pas mentionner que j’ai eu en quatre ans six élèves reçus au C.E.P. et deux élèves reçus à l’Ecole hôtelière, que j’ai cette année quatre bons candidats au C.E.P. et un candidat aux bourses première série, deux candidats aux bourses deuxième série ?... Si je suis coupable de n’avoir pas affiché l’emploi du temps et la répartition des matières, et si on se prépare à justifier une nouvelle sanction pour ces fautes bénignes, je demande quelles mesures un gouvernement républicain devra prendre contre les administrateurs qui permettent :

- Que mon école reste vingt jours sans être balayée ;

- Que les cabinets débordent depuis six jours, empuantissant le local et mettant en danger la santé des élèves et du maître ;

- Que les balayures s’entassent dans la cour depuis trois mois ;

- Qu’il n’y ait pas d’eau à l’école ;

- Que le garde-champêtre use de son autorité pour faire retourner les enfants qui viennent à l’école ;

- Que le maire réactionnaire fasse sur les parents d’élèves une pression délictueuse contre laquelle nous demandons depuis trois mois des sanctions.

En fin de soirée, alors que les élèves sont partis, M. l’Inspecteur ironise :

- Innover ! Innover ! Mais que faites-vous des règlements ? L’article de telle loi fait une obligation...

D’un geste violent, Freinet empoigne son chef par la manche et le tire vers les W.-C. :

- Il n’y a pas de règlement, par hasard, qui prévoie que les cabinets soient vidés ? Venez voir les asticots...

Et M. l’Inspecteur, bon gré, mal gré, patauge dans la mare des W.-C. avec moins de dogmatique assurance, il faut le reconnaître, que dans la mare pédagogique des règlements vétustes.

Ce sera là, après trois jours d’inspection, le seul geste d’impatience qu’au cours de cette année de lutte incessante sur le plan local, administratif, intellectuel et social, Freinet se permettra. Il n’y fut du reste jamais fait allusion...

Mais la visite de l’Inspecteur primaire n’amène, on le devine, aucun changement dans l’état des choses de Saint-Paul. On peut dire même que cette visite s’inscrit au désavantage de Freinet, puisque le rapport d’inspection est rédigé avec parti-pris dans le seul but de saper l’autorité pédagogique de Freinet, et de justifier l’attitude malveillante de la municipalité et des parents d’élèves hostiles (ou supposés) de Freinet.

L’inspecteur primaire qui a essuyé de ses manches, pendant trois jours, la poussière accumulée sur les tables et les étagères, qui a marché sur les papiers et la boue qui jonchent un plancher de classe resté vingt jours sans balayage, qui a vu le tas d’ordures entassé dans la cour, l’Inspecteur qui a pataugé dans la surverse des W .-C., a-t-il fait le nécessaire auprès de M. le Maire pour que les règlements d’hygiène prévus par la loi soient appliqués pour l’école de Saint-Paul ? Mystère !

Une semaine se passe sans qu’il soit fait le moindre geste pour éviter ce scandale de malpropreté et de laisser-aller dans une école publique que l’on voue au naufrage, sciemment, délibérément. A plusieurs reprises, Freinet adresse un télégramme à M. le :Ministre de l’Education Nationale :

Etat sanitaire école Saint-Paul : pas de balayage depuis vingt jours - cour envahie par les ordures - W.C. débordants empuantissent les lieux - pas de service d’eau - prie M. le MInistre de faire respecter la loi. Signé : Freinet.

Arrive, enfin, l’Inspecteur d’Académie ! Il est, il faut le reconnaître, un peu saisi à la vue de cette école-écurie. Tout de suite il s’en va parlementer avec M. le Maire, revient, et annonce :

- On fera vider les W-C. Mais vous assurerez le balayage et le service des ordures.

- Si vous m’en donnez l’ordre, M. l’Inspecteur, je le ferai, dit Freinet ; en vous faisant remarquer, toutefois, que c’est contraire à la loi, et que vous prenez, ce faisant une décision qui va à l’encontre de l’intérêt de l’école que vous avez charge de défendre.

M. l’Inspecteur réfléchit, puis, brusquement, retourne chez le maire. Longue discussion. Il reparaît :

- La municipalité assurera le balayage, le service d’ordures, dès demain. Mais pas d’enfants dans les locaux pendant l’inter-classe !

Victoire momentanée dont il faut se réjouir, mais c’est sur le plan pédagogique que l’autorité va reprendre ses droits. Illico, M. l’Inspecteur d’Académie, pendant une bonne heure, part à la chasse aux documents sensationnels.

En compulsant les quatre Livres de Vie de l’école de Saint-Paul, et qui représentent plus de 1.000 textes, M. l’Inspecteur en a tiré un document qu’il juge comme une atteinte à la morale et à la religion ; le voici :

LA PREMIERE COMMUNION

Dimanche 19 juin a eu lieu la première communion à Saint-Paul, 19 garçons, 16 filles, et 12 renouvelants. M. le curé nous a donné une brioche à chacun. Nous partons à l’église en chantant. Nous avons fait la bombe. Castelli s’est saoulé. Des hommes étalent ivres aussi. Nous avons mangé à la maison de bons gâteaux et de bonnes galettes.

Les trois élèves présents : Cordara, Castelli et Janinet.

« Confusion regrettable entre la fête religieuse et la fête profane. » Peut-être bien ; mais il faut reconnaître que l’Eglise est assez tolérante pour les excès de la fête profane, et c’est le prêtre qui prêchait la communion à Saint-Paul et que Freinet avait bien connu à Bar-sur-Loup qui avouait lui-même, un jour où très amicalement il était venu bavarder dans la cour :

- Que voulez-vous ! on est obligé de fermer les yeux sur ces fêtes de communion. La première communion, c’est pour les mamans une belle toilette, pour les hommes une bonne bombe, et quant à ces pauvres petits, ils ne comprennent pas encore ! Dans le Livre de Vie de Saint-Paul, les textes qui parlent de la messe, de M. le curé, de retraites, de pèlerinages, ne manquent d’ailleurs pas, ce qui prouve la totale impartialité du maître. Mais si exigeante est la susceptibilité des calotins (car ce ne peut-être que de calotins qu’il s’agit en l’occurrence) qu’ils affichent comme suspect un texte comme celui-ci.

AUX BOULES

Hier, dit Eugène, nous avons joué aux boules avec Monsieur le curé.
Baptistin et Vassalo étaient avec Monsieur le curé. Marcel et Marius étaient avec moi.
Nous commençons : Baptistin a le but et pointe ; Marcel pointe à son tour et gagne.
Baptistin pointe à nouveau et ainsi de suite. Nous avons gagné la partie.

Il est peut-être plus facile de laisser sous-entendre que Freinet ne sépare pas suffisamment dans sa classe la vie sociale et politique de son enseignement.

Voici un document éloquent :

NOTRE ENQUETE

Nous ne voudrions plus partir pour une guerre. Quatre élèves cependant partiraient. Nous nous demandons s’ils ont bien leur bon sens : Alphonse, Baptistin et Eugène qui ont leur père mutilé, et Louis.

« Ce n’est pas précisément un scandale de parler de la paix », dira M. l’Inspecteur, « mais à condition que soit faite la distinction, si importante, entre la guerre offensive et la guerre défensive ! ». C’était pourtant encore le règne de la Société des Nations et d’A.Briand ! Et M. l’Inspecteur oubliait ce petit détail insignifiant : le mauvais Français qu’il accusait d’antipatriotisme était un réformé de guerre, qui totalisait 90% de mutilations, titulaire de toutes les décorations, et qui avait fait don à sa patrie de sa santé, de sa force, de sa jeunesse.

«  Y aura-t-il, écrit le S.N. des Instituteurs des A.-M., qui mena une campagne magnifique en faveur de Freinet, y aura-t-il une mesure spéciale pour Freinet, alors que tous les manuels scolaires se permettent des déclarations bien plus osées ? »

« Les guerres deviennent de plus en plus rares ; les gouvernements eux-mêmes prêchent la paix, l’aiment, ou font semblant de l’aimer. » (E. Lavisse : Discours aux enfants. Choix de lectures. Mironneau. C.M.)

*

**

Et pendant que l’Administration académique et préfectorale par un concours de circonstances quelque peu troublant s’ingéniait à prouver la véracité des faits reprochés à Freinet, que se passait-il à Saint-Paul ? Jour après jour, le village entier se sentait glisser, englober, dans une atmosphère de drame qui allait grandissant et qui de plus en plus nous demandait une grande lucidité et une grande prudence. Tout au début il y eut, nous l’avons indiqué, l’opposition violente du Saint-Paul des riches et du Saint-Paul des pauvres : deux classes s’affrontaient dans leur attitude envers Freinet. Mais devant l’échec des affiches, devant l’échec de l’invasion des locaux, et surtout devant l"attachement à Freinet de la totalité des parents, les va-t-en guerre tentèrent un grand coup.

Fin décembre, il y eut un grand dîner chez la châtelaine. M. le Curé y fut amicalement convié, et entre le fromage et le dessert on parla de « l’affaire », des possibilités de la création d’une école libre, de la grève scolaire, car M. le Curé, quand il en est aux liqueurs, se reconnaît Breton... Le lendemain, il s’en allait de porte en porte, semant la bonne parole : laissez venir à moi les petits enfants !

Il fut très mal reçu : les parents s’insurgeaient contre l’ingérence d’un prêtre dans l’enseignement donné aux enfants. Ce fut l’échec : deux enfants seulement restèrent chez eux. Alors on mobilisa la caste des gros propriétaires pour faire pression sur leurs métayers :

- Si tu envoies tes gosses chez Freinet, tu iras travailler ailleurs à la Saint-Michel, mais pas chez moi !

- Tu iras revoir Mussolini et boire de l’huile de ricin !

- Tu me la paieras, cette dette, et leste, si ton gars retourne là-bas !

- Ta femme est à l’hôpital ? Eh bien ! tu peux courir, pour avoir l’assistance médicale !

Ce fut un chantage lamentable. Le garde-champêtre, en service commandé, va attendre les gamins sur les sentiers et les fait rebrousser chemin. L’adjoint lui-même, les conseillers municipaux barrent la route aux petits métayers :

- Retournez-vous, Freinet va partir, il fait ses malles.

Les enfants font de longs détours pour éviter les rabatteurs patentés.

Un à un presque tous les fils de métayers furent retirés de l’école C’était pour eux que nous avions fait les plus gros sacrifices, tant au point de vue humain que scolaire. Trois nous restaient. Les parents étaient métayers depuis si longtemps sur leur terre qu’elle semblait leur appartenir . Calmement, ils avaient dit :

- C’est bon ! On verra à Saint-Michel. On partira s’il le faut. La terre, elle est à vous ; mais mon gosse, il est à moi, je vous dis m... !

Les élèves grévistes étaient désemparés. Ils tournaient dans le village, désœuvrés et à la sortie de l’école, ils venaient guetter leurs camarades :

- Mon correspondant a écrit ? Veux-tu m’apporter sa lettre ?

- J’ai vu que le facteur portait un colis : qu’est-ce qu’il y avait dedans ?

- Vous avez fini le compte rendu des olives ?

L’antiquaire, tonitruant, reprend son pari :

- A Noël, Freinet sera débarqué !

- A Noël, il sera encore à Saint-Paul !

Et de fait, à Noël, la rentrée se passe sans incident. Mais désormais notre service de renseignements fonctionne à plein ; nous avons dans le village des parents d’élèves, d’innombrables amis, parmi lesquels Lucien Jacques qui nous fut si totalement dévoué, et sans que nous le cherchions le moins du monde parmi les gens de maison de la châtelaine, de l’antiquaire, du maire, se trouvent des personnes qui, par intermédiaire, nous renseignent. Ce n’est pas inutile, car le drame va s’amplifiant. Des heurts violents se produisent entre parents et élèves grévistes et non grévistes. Les discordes éclatent dans les familles, les disputes explosent, le curé prêche la révolte, les catholiques organisent la grève de l’église et au catéchisme, les menaces sont adressées chaque jour aux parents d’élèves qui nous sont restés fidèles.

Il faut savoir rester calmes, dominer la situation, sans forfanterie ni faiblesse. Il faut surtout prêcher la sérénité et la patience aux amis énervés par l’injustice et la malhonnêteté. De pauvres métayers qui si spontanément nous avaient donné leur signature, qui si souvent nous avaient remerciés de l’aide apportée à leurs enfants, étaient, sous la contrainte, obligés de retirer leurs gamins de l’école et de donner leur signature à nos ennemis.

Après ce marchandage honteux, quatorze élèves pourtant nous restent. Douze s’abstiennent.

De petits comités quotidiens se tiennent à l’hostellerie qui sert de grand quartier général à nos adversaires. Nous en aurons le rapport quelques instants après. Il faut souvent convoquer nos partisans, tempérer leurs réactions violentes, ordonner, rendre correctes leurs protestations, et sans cesse tenir à jour les manquements à la loi. Chaque nuit est une veille qui précède une lutte qu’il va falloir gagner. Par ailleurs, le travail scolaire doit porter au maximum. Et la C.E.L. doit tourner sans à-coups. Les fins de mois ne peuvent être compromises : une faillite serait la fin de tout ! Je ne sais pas de combien d’heures se composaient les journées de travail de Freinet, mais je sais que c’est de ce moment-là qu’il a appris à dormir sur une chaise ou sur un coin de table tout comme dans son lit. Si grande était notre passion dans la lutte, si incrustée en nous était la vérité, que nous ne sentions plus la fatigue. Il est des nuits entières que nous avons passées à taper des circulaires, à rédiger des protestations adressées ensuite à tous les journaux de France qui nous étaient sympathiques. Et pendant le jour c’étaient les récits plus ou moins passionnés des amis parmi lesquels il fallait démêler le point d’authenticité le plus favorable. Les événements allaient se compliquant. Un soir, l’adjoint fait appeler un entrepreneur italien :

Si tu ne retires pas tes gosses de l’école, tu n’auras plus de travail. La mairie te retire l’entreprise et ton mur peut tomber : tu n’auras pas un pouce de terrain communal.

Le marchandage dura toute la nuit. A l’aube, le pauvre homme signa. Il rentra chez lui :

- Ils m ont eu… J’ai signé…

Ce fut une scène atroce entre la femme et le mari. Au matin, elle arriva chez nous affolée, s’effondra sur le divan. Un instant, nous crûmes à un drame, et il fallut l’apaiser, l’amener à comprendre qu’elle devait pardonner à son mari et sauvegarder la tranquillité du foyer. Le soir même, l’entrepreneur allait rayer sa signature chez l’adjoint :

- A choisir entre l’entreprise et Biribi, je choisis Biribi. Mais vous, vous n’aurez pas à choisir !

Un jour, comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit :

- Ils veulent enlever la petite de Freinet, la kidnapper comme le fils de Lindberg. Surveillez-la, mon Dieu ! surveillez-la !

Et chaque fois que Pouponne passait la grille, la bonne voisine la saisissait au vol, l’enfermait chez elle ou la ramenait vers nous... Un jour, pourtant, plus de Pouponne à la maison ! Affolée, je cours chez la voisine :

- Est-elle chez vous ?

- Non !

Chez l’épicière, chez Titine... personne ne l’a vue... C’est un affolement général. Tout le monde court les rues. Enfin, tout au bout de la ruelle des remparts, la vieille institutrice nous la ramène par la main... Cette douce image restera pour toujours gravée dans mon souvenir.

Chaque jour, nous notions méticuleusement les infractions à la loi. Il serait trop long de les résumer toutes ; et c’est fort regrettable, car elle donneraient une idée de la très grande relativité des magnifiques principes des Droits de l’Homme et du Citoyen...

On prête trop souvent à Freinet une mentalité d’illuminé, étranger aux réalités pratiques, plafonnant dans les brumes d’une idéale pédagogie. Les événements de Saint-Paul nous donneront encore l’occasion de vérifier ce sens pratique inébranlable qui, chez Freinet, s’ajuste méticuleusement à la réalité pour capter et coordonner les forces effectives du moment. C’est en agissant avec objectivité, au milieu d’incessantes et complexes difficultés, sans maladresses ni fausses manœuvres, que nous n’avons jamais offert à nos adversaires comme à l"administration l’occasion de nous prendre en défaut. Certes, nous avons subi l’injustice et l’erreur ; mais il nous était loisible de démontrer que ce n’était là que monnaie courante du mensonge et de la calomnie. Aussi, malgré l’ampleur de la lutte devenue nationale, nous avons toujours gardé le beau rôle de la loyauté, de la lucidité et du courage. A Saint-Paul, la sympathie générale nous suivait, et jusqu’aux Dominicains et aux Dominicaines, qui s’insurgèrent contre l’attitude d’un prêtre aux ordres d’une bourgeoisie prétentieuse : c’est ce que fit sentir ouvertement le Révérend Père Bernard prêchant la Pâque à Saint-Paul. Les intellectuels et les artistes, fort nombreux dans les hôtels, étaient nos amis. Lucien Jacques, Andrée Viollis, R. Schwob, venaient très souvent nous rendre visite et nous encourager à la lutte.

La vie « est une comédie à cent actes divers », et, à Saint-Paul, le drame et le mélo étaient l’aspect courant de cette petite ville vibrante, tendue jusqu’à l’exaspération. Le comique, brusquement, fit irruption dans la place, marqué de cet esprit de Provence qui est rire et gaîté.

Nous avions parmi nos partisans deux pères d’anciens élèves qui menaient la lutte en notre faveur par les armes subtiles de la galéjade. Sans avoir l’air d’y toucher, par des passes spirituelles, ils s’ingéniaient à désarçonner les personnalités les plus marquantes de cette petite bourgeoisie méprisante et hautaine et leurs traits s’en allaient d’écho en écho semer dans la population un discrédit sans méchanceté mais cinglant et qui portait. Un jour, donc, nos hommes s’en vont dans le Saint-Paul des riches s’asseoir innocemment sur le parapet qui fait face à la fenêtre où derrière les volets clos la vieille fille au long nez reste en vigile, hume les incidents, prête l’oreille aux conversations des voyageurs attendant les cars :

- C’est égal, dit Arnaud, ils vont être surpris, cette nuit, quand arriveront tous ces communistes !

- Oui, dit son compère, il y aura bien deux cars pleins !

- Trois cars, rétorque l’autre ; il faut ce qu’il faut...

... Et de se parler à l’oreille comme de grands conspirateurs...

Dans le camp de nos adversaires, l’alerte est tout de suite donnée. Postés là-haut, derrière les remparts, nos galéjeurs observent l’agitation de ce secteur où le bourgeois paisible se sent brusquement emporté dans une mobilisation générale : les autos arrivent de toutes parts. M. le maire descend précipitamment de sa villa, la châtelaine arrive au pas de cavalerie, l’antiquaire prend l’allure militaire de chef d’état-major... Là, dans l’enceinte, c’est aussi le rassemblement, mais le rassemblement joyeux, semé de sourires et de persiflages, qui appelle ses troupes pour la grande comédie nocturne...

Le soir tombe sur ce petit village qui en cet instant de crépuscule s’apprête à être le spectateur de la grande première, de la plus vaste, de la plus divertissante des comédies, jouée à même la vie.

A minuit, bruit de bottes, branle-bas militaire de toutes les gendarmeries de Vence, de la Colle, de Cagnes, de Saint-Jeannet... Les routes conduisant à Saint-Paul sont gardées par de puissants barrages. Devant les hôtels, des sentinelles sont postées...

Et, tout à coup, des ronflements de moteurs... Ce sont des cars de renfort arrivés de Nice...

Allées et venues de sentinelles :

- Pas d’incidents sur la route de Cagnes...

- Rien sur La Colle...

- Rien sur Vence...

Attente lourde qui précède les grands événements. Mais, peu à peu, le doute s’éveille. Après les premières lueurs de l’aube, on commence à voir clair :

- Je crois, mon capitaine, qu’on nous a posé un lapin...

Alors, derrière les remparts, un rire inextinguible éclate puissant, nourri, irrésistible... le rire généreux du Saint-Paul des pauvres, si souvent bafoué, méprisé, qui avec la plus subtile des armes, vient de prendre sa revanche sur le Saint-Paul de l’égoïsme et de l’insolence...

Mis au courant de l’événement, je rédigeai le lendemain une manière de pamphlet littéraire, qui, sous le titre « Comme au temps de Maurin des Maures », parut dans le « Petit Niçois » . On devine les échos que cet incident éveilla dans le vil1age et les environs, et tous les avantages que nos amis purent tirer d’un fait désormais historique que les vendeurs du « Petit Niçois » répandaient à la criée.

*

**

Il y avait plus de quatre mois que les élèves grévistes étaient à la rue. Leurs parents étaient excédés plus peut-être contre l’antiquaire et le maire que contre Freinet et ses méthodes qu’ils avaient pu apprécier. L’aventure nocturne avait suscité comme une hostilité ouverte contre eux. Des menaces étaient proférées à leur adresse :

- Puisque vous n’êtes pas plus forts que ça, nous renverrons nos gosses à l’école !

Sur le plan local, très aisément, pour peu que nous soyons intervenus auprès de parents lassés, ulcérés, nous aurions eu la victoire. Détail significatif : malgré les pressions, les intimidations de toutes sortes que nous avons évoquées, pas une seule plainte de parents « signée » ne fut adressée à l’Inspection d’Académie. Freinet avait quatorze élèves dans sa classe. Il y avait douze grévistes. Il était possible de gagner encore, sans peine, deux ou trois éléments. Mais résolument nous nous abstenions, tout comme nos partisans à qui nous avions donné des ordres, d’éviter la moindre démarche auprès des familles, les laissant libres de leur destinée pour ainsi dire sociale.

A ce moment-là, un fait divers joua contre nous: à la suite d’un accident du travail, il y eut un cas d’hospitalisation urgente : la famille indigente dut passer par la mairie... Freinet perdit, du coup, deux élèves... Nous étions désormais à égalité numérique avec nos « adversaires ». Pour maintenir ce quorum, Wuffray, qui avait dû s’installer à Cagnes, fit le sacrifice d’envoyer chaque jour son gamin à Freinet, supportant les frais de tram et les complications de voyages qui grevaient les charges d’un foyer de six enfants !

MAIS VOICI PAQUES...

Vacances sans incidents. Plus spécialement nous nous employons à la C.E.L. et notre petite promenade quotidienne nous prouve qu’il n’y a pas contre nous d’hostilité ouverte. Un jour même, alors que je vais aux commissions la mère d’un élève gréviste qui se trouve à l’épicerie me dit :

- Mme Freinet, vous avez laissé tomber quelque chose ! et spontanément elle se baisse et me tend un papier sorti à mon insu de mon portefeuille. Ce simple geste m’émeut profondément. Et comme en partant je saluais en la regardant, elle détourna son regard embué de larmes. Ses enfants venaient très souvent chercher ma fillette, jadis, ou jouer avec elle à la maison...

Nous savons, de source sûre, que ces vacances sont la dernière limite des concessions que les grévistes consentent à leurs tyrans. D’un moment à l’autre, nous attendons une décision arbitraire de l’Académie. Mais nous sommes en République (?) Il faut tout au moins un prétexte qui puisse justifier une décision qui sera portée à l’échelle nationale, et qui risque de s’inscrire trop ouvertement sous le signe de l’illégalité républicaine.

En ce dimanche qui précède la rentrée, dans l’après-midi, nous avons trois visites significatives.

C’est Titine qui vient nous avertir :

- De source sûre, demain matin il y aura à 8 heures une grande manifestation pour empêcher la rentrée. L’antiquaire, le maire, la châtelaine, conduiront la bagarre. Puis c’est un client de l’hostellerie qui a eu vent de quelque chose :

- Tenez-vous sur vos gardes, demain ! Ça va barder !

Et, la nuit, un père d’élève, celui qui tant de fois a parié contre l’antiquaire :

- M. Freinet, avez-vous un revolver ?

- Non.

- Voilà le mien. Il est chargé.

- Mais non, lui dit Freinet. Je n’aurai pas à m’en servir. Vous le savez, il faut coûte que coûte éviter la bagarre.

- Prenez-le sur vous ! c’est le conseil que je vous donne.

UNE REUNION PATHETIQUE

DE PARENTS D’ELEVES

En un clin d’œil, nos partisans sont convoqués. Ils sont là, ardents, prêts à la lutte, comme toujours.

- Moi, dit Castelli, je me charge de quatre !

- Non, ce n’est pas d’une telle victoire qu’il s’agit. La victoire qu’il faut gagner, c’est celle de la prudence et du calme. Il faut que vous compreniez que notre bataille dépasse le cadre de Saint-Paul. Maintenant, je suis un symbole pour tous les instituteurs de France ; vous êtes un symbole pour tous les républicains de ce pays. La journée de demain engage toute notre responsabilité. C’est pourquoi, loyalement, je vais vous poser deux questions très précises. Selon votre réponse, nous verrons ce qu’il y a à faire.

1° Etes-vous décidés à envoyer vos enfants en classe demain ? Vous savez que c’est grave. Un « oui » peut vous engager dans des incidents imprévus. Nous savons ce que nous sommes, nous ne savons pas ce que sont ceux que nous aurons demain en face de nous.

- Oui, nous enverrons nos enfants.

- 2° Etes-vous décidés à accompagner vos enfants le matin de la rentrée et à veiller sur le portail durant la rentrée de la classe ? C’est votre droit de pères de famille.

- Oui, « tous », nous viendrons.

- Maintenant, vous allez me promettre deux choses :

1° Vous viendrez les mains et les poches vides, sans armes, sans objet suspect. J’ouvrirai le portail à 8 heures moins 5. Vous ferez entrer les enfants, après quoi je fermerai la grille.

2° Vous éviterez de parler à qui que ce soit pour éviter de proférer des injures ou des menaces à qui vous provoquerait.

- Nous le promettons.

- Maintenant, vous allez écrire au Commissaire de Police de Vence pour lui demander instamment de faire protéger la rentrée en classe de vos enfants. Vous signerez tous. De mon côté, je vais demander à la police, en tant qu’instituteur, de vouloir bien faire appliquer la loi qui fait un devoir à l’autorité de protéger un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Ainsi nous mettons de notre côté toutes les chances de la légalité. Jusqu’ici, du point de vue juridique, aucun délit n’a pu nous être imputé. Restons calmes, dignes, et ça ira... Une dernière recommandation pour toi, Castelli : domine-toi !

Le lundi matin, levés tôt, du haut de la terrasse perchée sur les toits, nous scrutons l’horizon.

Le village est calme, les routes désertes. Anxieuse, je surveille l’arrivée des gendarmes qui ont charge de protéger la rentrée.

7 heures et demie : personne sur la route.

8 heures moins 20 : les gendarmes débouchent au loin à un tournant.

8 heures moins un quart : les parents d’élèves arrivent, endimanchés comme pour une cérémonie. Ils se rangent le long de la grille et attendent la rentrée.

8 heures moins 5 : Freinet vient ouvrir le portail. La rentrée est faite sans incidents.

8 heures : les gendarmes ne sont pas là. Les parents sont rangés tout contre la grille et attendent. Je suis sur le balcon, les dominant de 2 à 3 mètres, immobile, bras croisés. J’ai le devoir de représenter ici celui que l’on ne voit pas, et de montrer, à la foule, l’image de son calme, de sa conscience, de sa dignité.

Tout à coup, de derrière l’église, débouche un vaste groupe d’enfants et de femmes, frappant sur des casseroles et des marmites, sous la conduite de la châtelaine rabaissée pour la circonstance au rôle ingrat de meneuse de jeu. Le spectacle est si grotesque que nos partisans ne peuvent s’empêcher de rire. Des cris montent, poussés par les voix claires de ces enfants qui ont été les nôtres, si intimement, pendant ces quatre années :

- A bas Freinet ! A bas Freinet ! Hou-ouhou... Au poteau !

Cinq minutes de vociférations, grimaces à mon adresse, de la part de quelques grossiers personnages venus en renfort, et la troupe semble avoir donné son maximum. Silence.

Mais voici des hommes.

- Où est l’antiquaire ?

- Alors, il nous lâche ? C’est lui qu’on étripera. Allez le chercher !

- Où est le maire ?

- Il n’est pas là...

- Allez le chercher !

Difficultés de rassemblement dans le camp de la mauvaise cause !

Enfin voici l’antiquaire, voici le maire, et, par surcroît, voici les gendarmes.

- M. le maire ! crie quelqu’un, entrez !

- Ah ! non! dit Castelli. La porte, c’est nous qui la gardons !

- Il est le maire, chef de la commune !

- Nous sommes les pères et les mères des enfants qui sont en classe. M. le Maire, de ce côté de la grille, moi d’ici.

La foule se rend compte que la pusillanimité du maire est une sorte de trahison; les hommes injurient, les femmes battent leurs casseroles, les enfants hurlent. On me tire la langue, on me menace, on m’injurie. Impassible, bras croisés, je domine ce spectacle lamentable.

La foule est excédée. Quelqu’un crie :

Enfoncez les fenêtres !

Des mains s’agrippent aux volets, les secouent violemment, font tomber la targette, Un carreau vole en éclats. Castelli s’avance. Il me regarde.

- Chut !

Brusquement, Freinet fait irruption dans la cour. D’une voix forte, il crie :

- J’ai là sous ma garde quatorze enfants ! Je les défendrai coûte que coûte ! Si quelqu’un entre ! Voilà !

Et il braque son revolver sur la foule.

Il retourne dans sa classe juste pour voir les vitres voler en éclats. Les enfants, affolés, se précipitent vers Freinet qui les rassure. Et Mme C..., femme sans enfant, essaie de passer sa tête pour ouvrir.

Une force terrible la ramène en arrière: c’est la mère d’un de nos élèves qui fait son devoir. Crêpage de chignons. La bagarre s’éveille. Avec consternation, je vois Castelli soulever une barre de fer qui se trouve à sa portée de l’autre côté de la grille...

- Castelli ! Chut !

Freinet est monté dans notre appartement mettre ses élèves en sûreté. Ma fillette affolée prend une crise nerveuse ;

- Rentre ! crie Freinet.

- Non, je ne peux pas !

- Rentre, elle peut mourir !

Précipitamment, je saisis ma fillette, je la serre contre moi, et je reprends mon poste. Juste à ce moment, Castelli empoigne la barre de fer... lève son regard vers moi...

- Chut !

Livide, il lâche la barre.

Tout se passe dans un éclair. Je calme ma fillette :

- Regarde ! c’est Carnaval ! C’est Carnaval !

Elle se détend un peu.

Le calme descend sur nous. Le pire est évité. Wuffray lui, est parti à Nice. Il s’en va à l’Académie, tente d’exiger que l’Inspecteur d’Académie monte de suite pour prendre ses responsabilités.

Et aussi il s’en va à la Bourse du Travail porter la nouvelle dans le monde du travail pour éveiller la fraternelle sympathie de ceux qui savent que les droits et les libertés se conquièrent pied à pied contre un régime d’exploitation.

C’est maintenant la récréation. Freinet sort dans la cour avec ses élèves. Calme, il fait les cent pas. Les élèves font semblant de jouer.

Les vociférations se font plus intenses :

- Hou ! Hou ! Au poteau ! Enlevez-le ! Enlevez-le !

Et pour faire plus moderne, M. l’Antiquaire apprend à conspuer Freinet sur le rythme des lampions :

- Conspuez Freinet ! Conspuez Freinet, conspuez !

Mais ça ne rend pas. Ce sont des actes qu’il faut à ses partisans et non des chansons.

Freinet rentre avec ses élèves.

Une fois encore, on essaie d’escalader la fenêtre de la cuisine. Mais ce n’est là qu’une feinte destinée à me faire peur, à m’éloigner de mon poste. Je demeure calme, indifférente aux cris, aux menaces.

Des renforts arrivent de Nice. Les gendarmes de tous les environs sont là. Puis voici les garde-mobiles.

Des hurlements sans fin montent vers moi. On me lance un ou deux projectiles. On me met en joue avec des revolvers.

Un capitaine de gendarmerie se tourne vers moi et me fait signe de rentrer. Je ne bronche pas. Il demande à entrer. Freinet va lui ouvrir. Il monte.

- Madame, il faut vous enlever de là ! Vous excitez la foule !

- Je regrette : je suis chez moi. Je veille sur ma sécurité et celle de ma famille. C’est à vous de faire disperser cette foule qui me menace et me met en joue. Vous avez vu vous-même que des gens sont armés et vous ne faites pas un geste !

Arrivée des policiers en civil.

- M. Freinet, ne vous entêtez pas. Votre vie est en danger. C’est de la folie ! Nous connaissons mieux que vous les dangers que vous courez ! Nous avons causé avec vos ennemis.

- Et la loi ?.. Qu’en faites-vous ? Je suis un fonctionnaire dans l’exercice légal de ses fonctions. Faites appliquer la loi !

Ils montent vers moi !

- Mme Freinet, c’est votre vie qui est en danger. Raisonnez votre mari ! C’est insensé ! Ce soir il y aura du sang dans Saint-Paul !

- Etes-vous des agents de l’ordre, ou du désordre ?…

Onze heures. C’est la sortie de la classe. Freinet vient ouvrir le portail sous les huées ! Mais malgré les menaces proférées tout au cours de la matinée pas un geste n’est tenté contre lui. Les parents emmènent leurs enfants. Freinet referme le portail. Les forces de police gardent l’entrée.

Nous rentrons pour mettre au point les manquements graves à là loi, tant du côté de nos ennemis que du côté de la police.

Pendant l’interclasse, M. le Curé a emmené les manifestants vers sa cave. Les résultats de cette beuverie sont lamentables. A l’ouverture de la classe, il y a en face de nous des gens excités, hurlant, vociférant, menaçant avec des armes que la police ne songe pas à confisquer. L’Inspecteur d’Académie apparaît. Dehors, on attend son verdict. On veut, on exige le départ immédiat de Freinet.

- On le sortira ! mort ou vivant! on le sortira !

A l’intérieur, Freinet discute avec passion.

Ce qu’il redoute par dessus tout, c’est que son échec soit le prétexte à jeter l’interdiction sur l’imprimerie à l’école. Cette petite presse, cette casse méticuleusement rangée par de petites mains consciencieuses, c’est le symbole de toute sa vie. Pied à pied, il lutte, argument contre argument ; si vaillante est son obstination à défendre son bien que le chef parle comme un ami :

- Je viens de perdre mon fils. Je sais le poids de la mort. Pour vous, pour Mme Freinet, je vous le demande, ne tentez pas le sort. Je suis prêt à vous promettre tout ce que vous voudrez pour que subsiste votre œuvre. Montez voir votre femme.

Nous discutons au milieu des hurlements de la foule excitée. Ces gens sont maintenant transformés en brutes, et ils sont armés. En face d’eux, nos partisans qui veillent sur le portail, ont les mains vides. Nous venons sur le balcon pour les voir, nous inspirer de leur attitude : ils nous apparaissent tout à coup si purs, si magnifiques dans leur résistance, que nous ne savons choisir. Capituler, c’est les décevoir. Lutter, c’est peut-être les exposer à la mort... Ce n’est que très tardivement que Freinet dicte sa décision :

1 - M. l’Inspecteur d’Académie donnera l’assurance formelle que l’imprimerie à l’école ne souffrira en rien de ce geste d’apaisement.

2 - Freinet prend un congé de trois mois, « oralement » formulé.

3 - Il ne s’engagera à faire une demande de changement « par écrit » que lorsque M. le Ministre aura donné tout apaisement concernant l’imprimerie à l’école. L’Inspecteur d’Académie sort. Dehors, on se précipite vers lui :

- Il s’en va ?

- Il part ?

- Taisez-vous, dit le chef. Respectez un homme digne.

Des poings se lèvent, des mains se saisissent de lui, la police doit intervenir pour le protéger.

Longtemps les hurlements continuent. On avait promis à ces manifestants, pour la plupart étrangers à l’école, que le soir Freinet serait obligé de quitter son logement.

« Il faut, écrivait la veille le journal de l’Evêché, il faut prendre la bête puante à la gorge et la sortir de sa tanière... »

Et c’était là le dénouement de cette dure journée...

Tard dans le soir des cars arrivent. Une foule se déverse dans les rues, force le barrage de police, envahit l’école : ce sont des instituteurs, des professeurs de Nice venus nous apporter l’appui de leur présence, de leur amitié. Nos partisans pénètrent avec eux, nous serrent dans leurs bras, pleurent à la fois de joie et de déception.

Le flot des visiteurs se retire. Tounin et son ami restent près de nous. Ils ont chargé leur fusil et veilleront sur notre sécurité.

Dehors, les gendarmes gardent le portail. Quelques forcenés, attardés gesticulent, profèrent des menaces dans le vide. Le crépuscule descend sur ces derniers soubresauts d’une haine inutilement attisée.

*

**

Nous passons la nuit à taper des circulaires, à adresser aux chefs hiérarchiques les protestations que justifie amplement une telle journée, puis, la tension nerveuse passée, dans le silence retrouvé du quartier, c’est, en nous, invincible, le besoin de la présence de camarades. Nous les imaginons dans l’atmosphère vivante de leur petite école, passionnés par leur noble tâche, avides de lendemain...

Ici, ce matin, le portail ne s’ouvrira pas...

Freinet gardait pourtant cet espoir de pouvoir, une journée encore, rassembler autour de lui l’unité retrouvée de sa petite classe... Il aurait parlé à ses élèves, simplement, humainement, de toutes ces vérités que saisit l’âme de l’enfant et que plus tard l’adulte ignore... Il aurait effacé la journée de Saint-Paul...

Au jour, ce fut le défilé des journalistes venus nous interviewer pour les divers journaux de France. Dans la crainte que quelque provocateur ne se glissât parmi eux, je les recevais au bas de l’escalier... Vers dix heures une main nerveuse agite le battant de la grande porte. Précipitamment je descends, et me trouve face à face avec un inconnu à chapeau mou, ému et impatient.

- Où est Freinet ?

- Absent ! et je pousse la porte.

Il la rabat d’un geste violent. Un instant, je crois notre vie en danger...

- Freinet ! Où est-il ? Je suis Chiarelli, de Toulon !

Un camarade ! Venu de si loin pour nous apporter l’amitié de tous !

- Je viens, dit-il simplement, vous donner mon expérience d’instituteur de bleds corses... J’en ai vu ! Seul j’ai lutté contre des cabales et j’ai toujours vaincu. Je vous vois résolus, prêts à l’attaque. Eh bien ! faisons un coup d’audace !

Et tout de suite il emmène Freinet au cœur même du grand quartier général de nos ennemis à l’Hostellerie. Surprise de voir Freinet entrer dans un café ! Andrée Viollis, Marcel Ebrard sont là, ils s’empressent près de Freinet. Penaud le garçon de café qui hier encore jurait de descendre Freinet vient servir la consommation...

La police qui gardait le portail est renvoyée. Chiarelli sort faire sa ronde, flaire le vent, appuie sur M. l’Antiquaire le feu de son regard de « bandit-corse »... Et partout le bruit circule qu’une police secrète, spécialement venue de Paris, veille sur Freinet...

*

**

Il est amusant de noter combien ce principe d’autorité qui consacre les hiérarchies et s’oppose à tout changement subversif peut en fait modifier d’un jour à l’autre la mentalité des notoriétés qui le professent.

M. Oneto, inspecteur d’académie, qui a vécu dans toute son intensité cette après-midi de Saint-Paul, où dans les éclats de voix, les menaces des manifestants, planait l’idée de mort, lui qui humainement, d’homme à homme, s’est incliné vers cette manière de héros qu’était son subalterne, lui qui, dans cette classe poussiéreuse, symbole de misère et de lutte, a pris les plus formels engagements, reniera sans remords ses plus pathétiques promesses. Plié sous l’implacable principe d’obéissance, il se reniera lui-même, effaçant peu à peu le beau souvenir de cette bonté persuasive qui fut un instant d’apaisement dans la plus rude des journées.

Il retirera la promesse faite aux parents de laisser Freinet s’occuper de la préparation aux examens.

Il refusera de prendre des responsabilités au sujet de l’imprimerie à l’école.

Et il somme même Freinet d’avoir à faire « par écrit » sa demande de congé dans les trois jours, faute de quoi il prendrait avec le Préfet « toutes mesures utiles ».

Freinet maintient sa décision irrévocable : « Si on ne veut pas me donner mon congé aux conditions acceptées, je suis prêt à reprendre ma classe demain s’il le faut; et alors nous prendrons nos dispositions et nous nous battrons, s’il le faut ».

Mais remontons vers le haut de l’échelle hiérarchique, et retrouvons celui qui manie avec la désinvolture que l’on a pu deviner le grand principe d’autorité : M. le Ministre de Monzie.

- Une délégation de nos adhérents parisiens, conduite par G.Péri, tout de suite après les événements de Pâques, avait demandé une audience au Ministre. Voici comment Wullens relate cette entrevue :

« Présentés en bloc par Péri, nous nous asseyons, et sur l’invitation de M. de Monzie, Barne commence :

- M. le Ministre, nous voudrions d’abord vous entretenir de l’affaire Freinet...

Dès ce mot, l’interpellé saute de son siège, lève les bras au ciel, et hurle :

- Ah ! non ! vous n’allez pas encore m’em... avec cette co...-là !

Et comme nous le regardons, tout de même un peu estomaqués, il continue :

- Une c..., oui, une pure c... ; je le répète et je le prouve. Ça n’a pas même le mérite de la nouveauté, cette méthode: ça se trouve déjà dans les œuvres du père Rollin. Relisez-les, vous y trouverez l’imprimerie à l’école...

Et de continuer sa diatribe échevelée, passablement incohérente, contre Freinet, ce demi-fou, ce maniaque, encensé par quelques hurluberlus comme lui...

- Je ne vous dis pas tout : j’ai mon dossier et je vous l’apporterai devant la Chambre, quand vous m’interpellerez, Monsieur Péri. Je dois dire d’ailleurs au passage que je me félicite que ce soit vous qui m’interpelliez à ce sujet. Oui, il est rare, et je suis heureux de le dire devant vos camarades, il est rare de rencontrer à l’extrême-gauche un homme aussi poli et aussi distingué que vous !

Et de continuer à perte de vue et d’ouie - sur Freinet - ce demi-fou qui... que... dont... et puis tout à coup tombant en extase devant Mme Freinet, artiste de valeur, mais qui se croit obligée de suivre son hurluberlu de mari... etc... etc... Quand nous lui parlons du maire fasciste de Saint-Paul, il se cache courageusement derrière son collègue de l’Intérieur, pour finalement nous clamer qu’il n’y a rien à faire ; il est à bout de patience et de mansuétude ; il laisse agir les autorités des Alpes-Maritimes... »

On éprouve quelque gêne à la lecture de tels documents ! En bas de l’échelle est le drame, en haut la comédie et de bien mauvaise qualité.

Sur la demande de ses camarades, et des sections syndicales, Freinet commence une série de conférences. C’est pour lui une épreuve nouvelle qu’il accomplit par simple obligation morale. n n’est pas orateur ; sa pensée toute intérieure ignore la périphrase, et sa voix sans timbre le dessert. Il est de plus très fatigué physiquement, chaque déplacement l’handicape pour quelques jours. Il parle à Paris, à Perpignan, à Marseille, à Dijon, à Tours, à Lille, presque dans toutes les grandes villes, et partout c’est la plus vive sympathie.

Dans les Alpes-Maritimes, tout de suite après les événement de Pâques, un grand meeting organisé par le Syndicat des Instituteurs avait eu lieu avec la participation de Francis Jourdain et Gabriel Péri. Péri apporta vraiment à nous défendre une compréhension et une générosité dignes de son grand cœur.

Freinet prévoit à brève échéance le déplacement d’office.

Dans un appel pathétique paru dans « l’Educateur Prolétarien » de mai, il fait appel à ses camarades :

« Défendez l’imprimerie à l’école et les conquêtes prolétariennes ! Empêchez mon déplacement d’office par tous les moyens : meetings, ordres du jour, interventions auprès des parlementaires, campagne de presse, pétitions : il y a urgence ! »

Et ce sont d’innombrables circulaires adressées dans la France entière, des pages et des pages à écrire et à taper, des adresses à faire pendant de longues heures, car nous n’avons jamais voulu demander à des tiers de prendre avec nous des responsabilités. A feuilleter aujourd’hui le stock qui nous reste de communications diverses écrites dans la fièvre de la lutte, après dix-sept ans écoulés, nous sommes ressaisis par l’atmosphère de ces temps de combat. Nous revivons nos veillées tardives faites de gravité, de lucidité, d’invincible combativité. Tard dans la nuit, nos deux machines cliquetaient et au matin la journée recommençait pleine d’événements, de soucis, de menaces.

Pour un temps, l’affaire de Saint-Paul semble rebondir. Les partisans de Freinet, déçus par la défaillance de l’Inspecteur d’Académie l’avisent qu’ils commencent une semaine de grève à leur tour. Sur vingt-huit inscrits, treize seulement fréquentent l’école...

Un comité d’action nationale en faveur de Freinet est créé. Des listes de pétitions circulent dans tous les départements. Alziary , Bourguignon, Roger, Duthil, Daniel, Leroux, Ruch qui sont du Bureau du Comité, se dépensent sans compter, des milliers de protestations sont adressées au ministre.

Nous avons encore dans nos archives des centaines de listes signées, adressées par nos camarades, témoignage émouvant de leur attachement à leur œuvre, à son initiateur. Quand on évoque le lent travail de conversations, de persuasion, qui précède le don d’une signature, on ne peut s’empêcher d’être ému de ce silencieux et patient chemin de la conviction et de l’amitié. Des noms d’ouvriers de tous les métiers, de paysans, voisinent avec des noms de fonctionnaires, de professeurs, de hautes personnalités du monde artistique et intellectuel. Les plus émouvants sont peut-être ces encouragements collectifs de jeunes élèves-maîtres de province, innombrables et fervents. Les normaliens de la rue d’Ulm, des étudiants de la Sorbonne, de l’école des Hautes-Etudes, toute la France travailleuse et intellectuelle se passionnait pour notre aventure, nous suivait. C’était pour nous un appui moral qui décuplait nos forces.

Mais il fallait mettre un terme à cette agitation nationale, à cette sympathie grandissante pour Freinet, faute de quoi le prestige des chefs hiérarchiques du petit instituteur de Saint-Paul risquait d’être ébranlé. Le 21 juin 1933, Freinet est, par ordre préfectoral, déplacé d’office, « dans l’intérêt même de l’école laïque, dit l’avis préfectoral, et que vos agissements risquent de compromettre... »

Par lettre, Freinet réfute une à une les accusations qui lui sont signifiées et jusque dans les plus petits détails il démontre en fait que toutes les fautes graves contre la loi sont imputables à une autorité administrative partisane et réactionnaire.

Vous pouvez, M. le Préfet, prendre contre moi la sanction que vous envisagez. Je ne puis admettre sans les plus vives protestations que vous prétendiez justifier par l’intérêt même de l’école laïque une mesure que la réaction accueillera avec des cris de triomphe, mais dans laquelle tous les hommes libres verront une des plus graves atteintes à l’école laïque et républicaine.

Mais, où nommer Freinet ? Les municipalités de droite ou même de gauche redoutent d’accueillir un instituteur, qui, sympathique ou non, peut à nouveau susciter des incidents... Heureusement à Bar-sur-Loup, on se souvient de Freinet. Une délibération du Conseil municipal est spécialement prise pour réclamer Freinet. C’est comme un apaisement pour lui. C’est ce premier poste qui a vu naître cette pédagogie que toute la réaction nationale déchaînée n’a ,pu vaincre : Aussi est-ce avec une sorte de fierté contenue au milieu des déceptions que Freinet écrit dans « l’Educateur Prolétarien » de juin :

Une attaque semblable, menée il y a quelques années, aurait pu nous être fatale. Nous avons aujourd’hui mis pour ainsi dire au point notre technique, organisé et consolidé notre coopérative. De sorte qu’au moment où on croyait mettre seulement en cause un instituteur et quelques essais plus ou moins probants d’éducation nouvelle, une hydre aux mille têtes se dresse devant les agresseurs : dans tous les départements, nos adhérents font front ; les plus hautes personnalités pédagogiques, artistiques et littéraires, prennent fait et cause pour nos réalisations, les éducateurs étrangers écrivent les lettres en faveur d’efforts français méconnus et inconnus en France.

Et le dernier article de l’année : « Malgré tout espoir » se situe une fois encore sous le signe de la confiance, du travail, de l’optimisme :

Pendant sept ans, humblement, patiemment, nous avons travaillé à perfectionner nos techniques, à les adapter aux nécessité! scolaires et sociales contemporaines.

Nous n’avons jamais crié au miracle. Nous n’avons jamais eu la prétention à aucun moment de présenter l’imprimerie à l’école ou telle autre technique comme la baguette magique qui avait transformer l’école et la société.

Nous avons parfois encouru le reproche contraire : celui d’accorder une importance prédominante au milieu économique et social qui met sans cesse un dangereux obstacle à la réalisation de nos projets pédagogiques.

Nous allions donc nos camarades et nous, disant simplement l’enthousiasme de nos enfants en face du travail nouveau ; nous montrions les résultats obtenus par une technique qui permet enfin de toucher l’âme et de la viriliser.

Que nous soyons parvenus, sans propagande spéciale, par le simple désir communicatif de sortir enfin de la routine et de se donner généreusement à un idéal, à grouper plusieurs centaines de camarades enthousiastes, est une des plus réconfortantes victoires que nous ayons remportées sur la faiblesse et la tradition.

Et d’avoir vu, au cours des récents événements, ce groupe compact et uni se dresser spontanément pour la défense vigoureuse de l’œuvre attaquée, nous console de toutes les trahisons et de toutes les capitulations dont nous avons eu hélas ! aussi le spectacle…

... Il est des choses qui sont inévitables et salutaires. Qu’importent les vicissitudes de l’heure ? L’essentiel est que l’idée marche et que, par notre modeste effort, nous contribuions à la lutte décisive que l’histoire impose à nos générations.

Le 28 juillet, Freinet prenait le car pour Bar-sur-Loup. Sur la place, son ancien directeur et ses anciens élèves l’attendaient. Il se dirigea avec émotion vers cette petite classe où il avait pensé et mûri son idée. Les enfants l’entraînaient, et déjà poussaient la vieille porte...

Au milieu de la classe, sur le vieux banc, l’imprimerie poussiéreuse, tirée d’un haut placard, est réinstallée. Des caractères épars se trouvent classés par petits tas...

- M. Freinet, nous les avons tous triés. Nous pouvons imprimer, vous allez voir... Il y a encore de l’encre pas trop sèche...

Et le soir, dans les rues du vieux village, les élèves de Bar-sur-Loup distribuaient à la criée leur imprimé du jour :

- M. Freinet est revenu ! Vive M. Freinet !

C’était un apaisant dédommagement à l’injustice des hommes...

*

**

Mais Freinet ne pouvait pas retourner à Bar-sur-Loup, car c’était accepter la rétrogradation pour incapacité de service. C’était aussi l’avis de tous les camarades. Lallemand lança l’idée d’une école nouvelle à Saint-Paul, et qui serait l’école expérimentale de la C.E.L. Déjà l’école Freinet était conçue.

Nous avons tenu à rapporter l’essentiel de l’affaire de Saint-Paul qui paraîtra peut-être un peu en dehors du sujet pour certains esprits. En réalité, tous les événements de Saint-Paul (que nous n’avons pas tous narrés car ils feraient à eux seuls un bien gros volume) ont été une mise à l’épreuve sociale de toute notre pédagogie de l’école populaire. Qu’eût été Freinet sans cette œuvre imposante qui a pesé si lourdement dans le plateau d’une balance faussée par un régime par essence réactionnaire ? Freinet n’était qu’un petit instituteur de village à la merci d’un chef despotique ou d’un ministre arriviste et pourtant toute une année, il s’est maintenu à son ,poste. Il s’est maintenu, certes, parce qu’il était habile joueur, prompt à souligner les faiblesses de l’adversaire, à s’en saisir pour une nouvelle vague d’attaque; mais il est dans notre enseignement public quantité de maîtres qui sont brisés irrémédiablement quels que soient leurs droits et leur habileté.

Freinet s’est maintenu parce qu’il avait autour de lui cette force collective des camarades, amplifiée par leur dévouement à l’école laïque, leur foi en l’avenir meilleur que prépareront nos fils à qui nous aurons ouvert des horizons nouveaux.

L’affaire de Saint-Paul c’est la première épreuve de notre œuvre commune et la marque de pérennité...

Fin du 1er tome

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