BTR 23-24 - 30 mars 77 PARCOURS pour une « mathématique naturelle » par Jean-Claude POMES
Témoin : Bernard MONTHUBERT |
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A mon avis, l'homme peut faire une quadruple utilisation de tout
matériau : il peut en faire un objet d'étude, un outil, un moyen de communiquer, un
moyen de se projeter.
Paul Le Bohec
SOMMAIRE
-Le chemin des
escargots (S.E.)
-Le chemin des poules (S.E.-C.P.)
-Le labyrinthe
(maternelle) par Josette Pomès
II) - LES PARCOURS : CE QU'ON EN A FAIT
-Le vélo d'Eliane
(C.E.2-C.M.)
-Les patins à
roulettes (C.E.2-C.M.)
-Le vélo de Michel (C.E.-C.M.)
IV) - MATHEMATIQUE
ET PEDAGOGIE NATURELLE
-La question du point de vue
-L'effet mathématique
-Processus et produit
Olivier C. 9 ans
J'ai eu le
privilège (?), au cours de ces dernières années, de changer fréquemment de poste, de
parcourir la campagne environnante. De ce fait, j'ai été au contact d'enfants bien
différents, et qui avaient en commun de n'avoir que très peu « touché » aux
maths, et jamais, de toute façon, dans une perspective de recherche libre. Des travaux
que j'ai recueillis, se dégagent bien des voies. Il en est une que je souhaite exposer
ici, celle qui a pour thème : les parcours.
Parcours :
cela veut dire qu'on a établi avec un corps une certaine continuité dans l'espace. Il
peut s'agir de son corps ou du corps d'un autre enfant, d'un animal ou plus généralement
d'un mobile auquel on donne aussi, curieusement, le nom de corps.
Cela veut
dire aussi, souvent, traces, matérialisation, mémoire, lorsque les pas s'impriment dans
la boue des talus ou s'inscrivent, mouillés, sur le sol de la classe ou de la maison.
Mais cela
peut aussi désigner une certaine discontinuité dans la continuité du vécu, un simple
déplacement qu'on effectue sans bien en prendre conscience entre des actes beaucoup plus
importants : un parcours, c'est l'état d'un passage, mais aussi un état de
passage !
D'où l'ambiguïté de la notion de parcours, dont on aura
l'occasion de reparler !
***
Qu'il
s'agisse de l'une ou l'autre acception du mot, ou même des deux mêlées, le thème des
parcours est très facile à susciter dans ce lieu de parcours de toutes sortes qu'est
l'espace-classe : il suffit d'écouter les enfants raconter où ils habitent dans le
village, par où ils passent pour aller à l'école, pour se rendre à la ville. Ou, plus
simplement encore, de les regarder se déplacer pour se rendre à un atelier, fonctionner
dans la classe. Il est bien rare qu'on n'entende pas, à un moment ou à un autre,
quelqu'un dire : « Ne passe pas par là, tu marches sur mon cartable, fais
plutôt le tour ! ». C'est que l'occupation de l'espace restreint de la classe
pose des problèmes, pas toujours facilement résolus par le peuple remuant des
enfants ! Des problèmes de parcours, il s'en produit continuellement. Aussi n'est-ce
pas tout à fait un hasard si, dans trois écoles différentes, les premières recherches
assez développées, sinon les premières recherches tout court, ont débuté par des
questions de parcours (je parle ici d'enfants de C.E.2 à C.M.2).
C'est là
le premier motif qui me pousse à une confrontation : les travaux effectués ont
abordé des pistes très différentes, montrant la richesse du thème, et les nombreux
secteurs math qu'il recèle. Il n'est pas besoin en effet d'enfants « entraînés à
la recherche » pour que les mathématiques viennent poindre le bout de leur nez.
Elles sont là, dès les premières questions abordées, dans les schémas, les approches,
les difficultés de compréhension et de communication, les dialogues, les traits
visionnaires, les anticipations, les quiproquos, les erreurs même. L'enfant démêle,
emmêle, entremêle des concepts trop souvent figés de façon immuable dans le corpus de
la théorie, dans la blancheur glaciale des pages des manuels scolaires. Il tisse ainsi un
réseau serré qui fait la part belle à certains concepts, les faisant apparaître en
pleine lumière, en écarte d'autres. Et certes, on verra que ces questions de parcours
sont aussi parcours dans les mathématiques, et même dans d'autres lieux plus indicibles.
***
Les
parcours comme élément central des recherches, c'est avant tout la trace laissée par un
passage, d'un point à un autre, bien sûr, mais de telle sorte que les raisonnements se
concentrent en fait sur la trace. Un parcours produit une suite de points mis en connexion
les uns à la suite des autres, et distingués de ce fait des autres points en nombre
infini qui constituent « l'espace ». Cet espace, donc, organisé par le jeu de
lignes repérables et matérialisables, nous conduit dans le secteur mathématique de la
géométrie. Mais d'une géométrie assez rudimentaire, puisqu'il n'est pas question de
mesurer des angles, des longueurs : pour retranscrire un parcours et réfléchir sur
sa nature, il importe seulement que la continuité soit respectée. Il faut reconstituer
une ligne continue, préalablement tracée par son corps ou le corps d'un autre. Mais on
verra qu'il y a déjà là matière à problèmes et interrogations.
Mais aussi,
lorsqu'on se place dans l'optique de la théorie ensembliste, on se rend compte qu'elle
est construite de telle sorte qu'elle foisonne d'un certain type de parcours. On sait que
la théorie ensembliste pose, au départ, le concept d'ensemble. Mais, aussitôt, il
s'agit de faire « vivre » ces entités mortes en elles-mêmes, d'éléments
discrets et tous discernables. Le concept d'ensemble ne vit qu'à la condition qu'il
existe déjà, à l'intérieur de lui-même, entre les éléments qui le composent, des
relations.
De la même façon, confronter deux ensembles revient à
établir, entre certains de ses éléments, des relations. De telle sorte que le concept
central, dans la théorie ensembliste, est bien celui de relation. Et l'une des
matérialisations les plus immédiates de ces relations, c'est le fléchage,
matérialisation, donc, par un parcours, des relations d'un élément d'un ensemble à un
autre. Une transcription soucieuse de mettre en évidence des relations, utilisera, dans
les limites de la page, le fléchage, instaurant ainsi tout un réseau de parcours. On
peut donc parler de parcours partout où il est question de relier entre eux deux
éléments, la flèche pouvant par ailleurs exprimer n'importe quel rapport entre ces
éléments (Jacques a le même vêtement que Paul : Jacques à Paul).
Mais
pourtant, dans ce genre d'exemples, le fléchage n'est qu'une matérialisation possible
parmi d'autres, et, le plus important, c'est le point de départ (l'élément-origine) et
le point d'arrivée l'élément-extrémité). Sil y a fléchage, tout tracé, tout
parcours sur la feuille est accepté et admis, du moment que les éléments adéquats sont
mis en relation. Pourtant, un réseau de flèches sur l'espace-page peut poser des
interrogations spécifiques, dans la mesure où des contraintes interviennent. Cet aspect
apparaîtra dans quelques exemples.
Les
déplacements sont une mine inépuisable de raisonnements et de recherches dans ce secteur
des parcours. Un bras qui bouge, une poche qu'on retourne, voilà autant de parcours§
Mais, ce qui importe souvent, là encore, c'est les positions initiale et finale du bras
ou de la poche ou du corps. Le parcours n'est pas forcément l'élément déterminant sur
lequel va se porter la réflexion. Le parcours comme élément de réflexion déterminant,
c'est le critère qui rapproche entre elles les recherches, les points ou états de
départ et d'arrivée n'ayant qu'une importance secondaire.
La
genèse des parcours
LE CHEMIN DES ESCARGOTS (S.E.)
Cette
recherche a été faite par deux enfants de S.E., Laure et Sylvie, dans une classe unique
de sept élèves. Dans cette classe, il y a deux S.E., un C.E.1, deux C.E.2, un C.M.1, 1
C.M.2. Pas d'enfants de C.P.
En rentrant
en classe un matin, nous constatons que les escargots ont quitté leur bocal, mal fermé
la veille. L'un d'entre eux se trouve sur la paroi extérieure du bocal voisin, celui des
chenilles. Et on peut voir les traces de son parcours, c'est la « bave »
séchée. On suit donc du doigt le chemin qu'il a parcouru, et on décrit oralement les
différentes péripéties : il a soulevé le couvercle seulement posé, a descendu le
long de la paroi extérieure du bocal, est passé sur la table, puis a monté le long de
la paroi extérieure du bocal des chenilles, sur lequel il se trouve encore. A la suite de
cela, j'invite Laure et Sylvie à dessiner le chemin de l'escargot. Sylvie se place sur le
tableau noir, Laure sur le tableau de papier.
Premier
dessin de Laure :
Genèse
du dessin :
Laure a
d'abord dessiné l'escargot, puis la maman escargot (1). Elle a ensuite représenté la
route (chemin de l'escargot) extérieure aux escargots, et formant une ligne fermée (2),
puis la maison au bord de la route : maison des escargots (3). Pas de trace des bocaux, ni
des chenilles. Afin d'amener Laure à se remémorer la situation vécue, je l'invite à me
montrer du doigt le chemin suivi par l'escargot : elle suit la route tracée, puis,
avec le feutre, trace une autre route (4). Dans la zone ainsi délimitée, elle dessine de
l'herbe (5), puis, à l'extérieur du dessin, un lapin (6), ajoute des
« pattes » aux escargots, puis, place trois escargots sur la route, et place
sur chacun un serpent qui leur « touche les oreilles » (7).
Ainsi qu'on
peut le constater, Laure, partant de l'escargot a associé de nombreux éléments qui
transforment complètement la situation vécue et observée. Des éléments prégnants de
la situation observée l'escargot, les deux bocaux, le parcours matérialisé par la bave,
il n'en subsiste que deux le chemin et l'escargot, et encore ne sont-ils pas reliés entre
eux !
Pendant ce
temps, Sylvie fait au tableau un dessin qui rend mieux compte de la situation
observée :
Premier dessin au tableau :
On y
trouve : le bocal des escargots, le chemin de l'escargot, constitué par une ligne
fermée, l'escargot étant à l'intérieur de la ligne fermée, mais pas du chemin.
Des
éléments marquants, on en trouve donc trois sur quatre. Seul a disparu le bocal des
chenilles, mais, là encore, il n'y a pas connexion entre l'escargot et son trajet.
L'escargot est situé à l'intérieur du chemin qui est, comme dans le dessin de Laure,
une ligne fermée. Il ne me semble pas pourtant que les deux enfants se soient
influencées au cours du dessin qu'elles réalisent simultanément, mais séparément et
sans contact. Il faut noter que l'escargot qui se trouve dans le bocal n'est pas
« l'escargot voyageur » dans sa position initiale (avant sa fugue) mais un
autre escargot, de ceux qui sont restés dans le bocal (il y en avait encore
quelques-uns !).
Mais Sylvie
manifeste elle aussi le désir de travailler au tableau de papier, et propose de
retravailler ce qu'elle vient de faire au tableau. Laure, pour sa part, de retour à sa
place, manifeste aussitôt le désir de prolonger le travail effectué par un dessin.
Deuxième dessin de Laure : (reproduit schématiquement)
Commentaire :
c'est la méchante femme qui tient l'escargot avec une ficelle.
On voit
aisément la transposition des éléments du premier dessin :
- le lapin
est devenu la méchante femme, tout en gardant son apparence de « lapin ».
- le
serpent qui « touche les oreilles de l'escargot » est devenu la ficelle.
On notera
aussi que la relation de l'escargot à la méchante femme est effective. La ficelle n'est
plus ici, séparée de l'escargot qu'elle est censée tenir, comme c'était le cas dans le
premier dessin pour le parcours de l'escargot.
J'indique
aussi que c'est l'un des rares dessins de Laure à connotation agressive : « la
méchante femme ». Il me semble, en ce sens, que ce deuxième est un
approfondissement du premier quant aux éléments dégagés. Se pose la question de la
signification symbolique de ce travail, qui ne sera pas approfondie ici.
Le travail
de Sylvie :
Deuxième dessin au tableau de papier : (Sylvie)
Les
éléments du premier dessin se retrouvent sur ce deuxième : le bocal ; le
chemin sous forme de ligne fermée, l'escargot (accompagné de la mère escargot), à
l'intérieur de la ligne fermée. De nouveaux éléments sont venus s'ajouter : le
pré, ligne fermée avec une fleur à l'intérieur, un homme, l'école, la limace sous la
pluie.
Sylvie a
été, incontestablement, influencée ici par le dessin de Laure. Et si les éléments de
base du premier dessin se retrouvent ici, ils sont maintenant pris dans un contexte plus
large. La caractéristique de ce contexte est, d'ailleurs, d'être formé d'éléments
familiers, auxquels Sylvie peut faire référence facilement :
- la
maison, c'est l'école, notre école, celle-là même où nous sommes actuellement (avec
les escargots)
- le pré,
c'est le pré derrière l'école, pré que Sylvie désigne d'un geste de la main
- la
limace, c'est l'une de celles qu'on voit dans le pré, quand il pleut ou a plu
- seul le
bonhomme est « indéfini ». L'instituteur ? Le père ?
Le dessin
de Laure, au contraire, comporte presque uniquement des éléments imaginaires
- la maison
des escargots
- les
pattes des escargots
- les
serpents.
Mais ce
qu'il convient de remarquer, c'est que l'organisation de l'espace, dans le dessin de
Laure, est cohérente, tandis que, dans celui de Sylvie, on a affaire à un espace
« imaginaire » :
-
l'épisode des escargots se passe à l'intérieur de l'école
- le pré
et la limace sont à l'extérieur immédiat de l'école
- les murs
de l'école, qui devraient en principe marquer la frontière, sont situés par côté et
n'assurent aucune séparation entre les deux scènes.
Cet espace
imaginaire est marqué, donc, par des continuités ou des discontinuités non conformes à
la « réalité adulte » :
- le chemin
de l'escargot n'est connecté ni à l'escargot, ni au bocal (discontinuité)
- il pleut
sur la limace qui, en principe, est dans le pré, mais, en fait, est à l'extérieur du
pré (discontinuité)
- il n'y a
pas de frontière entre l'intérieur et l'extérieur de l'école (continuité)
Donc, si on peut dire que les dessins de Laure et Sylvie traduisent un « espace imaginaire », c'est, pour l'un, parce qu'il est composé surtout d'éléments imaginaires, pour l'autre, parce que l'agencement d'éléments réels est imaginaire. Tels quels, ces dessins foisonnent d'éléments symboliques.
L'exemple
du chemin des escargots, s'il est significatif, ne doit pas être pris pour un exemple
singulier. J'ai éprouvé à plusieurs reprises quelles difficultés insoupçonnées il y
avait, au niveau des enfants de S.E.-C.P., pour traduire sur la page, une situation
parfaitement vécue et raisonnée « sur le terrain ». C'est pourquoi, pour
tenter de lever certaines difficultés de traduction, je cite ici un raisonnement fait à
partir d'un dessin. Car les dessins foisonnent pourtant de situations, ainsi transportées
sur la page, qui présentent une organisation spatiale cohérente. Et dans cet espace
déjà « projeté » (noter la double signification du mot), des raisonnements
ont lieu.
Le chemin
des poules, c'est, au départ, un dessin de Babé (C.P.) dans une classe unique de
dix-huit élèves, comportant trois S.E. et trois C.P. Je restitue ce travail d'après mes
notes, les documents, sauf un, ayant été égarés.
Babé explique : « C'est le poulailler et la cour. Les
poules vont manger le grain ». Et elle ajoute : « Celles qui sont dans le
poulailler sont aussi dans la cour ». Ce qui signifie que l'état du poulailler
(avec ses sept poules) et celui de la cour ne sont pas simultanés. Les sept poules sont
d'abord dans le poulailler, puis elles se trouvent ensuite dans la cour. On retrouve ici
une situation un peu analogue à celle de l'exemple précédent la connexion simultanée
de deux états qui se passent pourtant à des moments différents. Babé explique en
s'aidant de son doigt :
celle-ci (dans le poulailler) est là (dans la cour), etc.
Elle met
donc en correspondance la poule du poulailler et la poule de la cour (il s'agit en fait de
la même poule !). Mais, comme elle se trompe, en mettant en correspondance deux
poules différentes du poulailler avec la même poule dans la cour, je l'invite à tracer
au stylo la correspondance, ce qui revient à tracer le chemin suivi par chaque poule pour
se rendre du poulailler à la cour. Tous les enfants de S.E., C.P. étant alors
intéressés, chacun va dessiner le chemin des poules. Il est admis après discussion que
les poules doivent, comme dans le dessin de Babé, se trouver, dans le poulailler, sur
deux lignes de respectivement trois et quatre, et dans la cour, sur deux lignes de cinq
éléments chacune. On obtient ainsi des dessins du type :
et, dans
l'ensemble, la correspondance terme à terme est réalisée par tous. (Je ne peux
reproduire les différentes représentations, les ayant égarées).
Cependant,
Babé est en panne sur sa page et elle critique vivement les réalisations de ses
camarades.
-
« Ça ne va pas L'examen de sa page permet de comprendre :
Et là, elle est coincée !
Coincée puisqu'il lui faudrait faire « croiser »,
« couper », les chemins :
Ce qu'elle
ne veut en aucun cas et qui lui permet de repousser, de critiquer les réalisations des
autres. Aussi on recommence le dessin au tableau en essayant, collectivement, d'aider
Babé à élaborer une solution compatible avec ses exigences. Solution trouvée assez
rapidement, et qui revient à établir une symétrie verticale (par rapport à un axe
vertical) pour répartir les poules :
Pourtant,
en recopiant le « document de synthèse » destiné aux correspondants, Babé
se trompe à nouveau, puis, très fière, trouve une autre solution !
LE
LABYRINTHE (classe de Josette POMES)
Autre
façon d'aborder les parcours. Ici, il ne s'agit pas de retranscrire une situation vécue,
ni de construire des parcours sur la feuille. Tout est d'emblée donné, et il est
question d'interprétation.
Une classe
correspondante envoie un labyrinthe à une classe de grande section de maternelle. Il y a,
pour chaque enfant, un labyrinthe polycopié. La souris peut emprunter deux chemins :
l'un mène au fromage, l'autre au chat. Il s'agit donc de trouver le chemin qui mène au
fromage. Pour les enfants, il est pourtant surtout question de suivre jusqu'au bout les
deux traces. Le stylo-feutre matérialise la recherche de chacun. Examinons comment chaque
enfant a été suscité par un document extérieur à la classe, et qu'il s'agit de
s'approprier.
Abel s'est
borné à assurer la continuité des lignes partout où la duplication présentait des
défauts et faisait des chemins une ligne discontinue. Agnès s'est intéressée à la
partie comprise entre deux lignes et délimitée par elles, partie qu'elle a coloriée
(comme elle a colorié le chat, la souris, le fromage). Elle a ensuite suivi une ligne,
puis s'est absorbée dans les boucles formées par les lignes. Elle en a ainsi repéré
deux.
Dans ces
deux documents, les enfants se sont laissé happer par les lignes et les jeux qu'elles
appelaient, indépendamment du problème posé (rechercher le chemin que doit suivre la
souris pour aboutir au fromage).
Neuf
parcours « réussis », c'est-à-dire qu'il a été possible aux neuf enfants
de trouver un chemin menant de la souris au fromage, un autre de la souris au chat
(malgré quelques changements de voie et superpositions).
|
D'autres rationalisations, d'autres utilisations :
Cécile a
construit les deux chemins de telle sorte qu'ils ne se traversent jamais. Ils ont
cependant quatre points communs.
Laurence a
suivi d'abord le chemin de la souris au chat. Pour aller de façon plus directe au
fromage, elle a rebroussé chemin à un moment.
Virginie a
suivi un chemin et a pu, à partir d'un croisement, se rendre soit au fromage, soit au
chat.
Didier a
suivi les parcours souris-chat puis chat-fromage, en restant continuellement d'un même
coté par rapport au tracé général des chemins.
Christian a
suivi les parcours souris-fromage et fromage-chat, le deuxième parcours recouvrant en de
nombreux endroits le premier.
*
L'intérêt
de ce travail est de montrer comment les enfants sont suscités par la continuité,
comment ils la raisonnent. Ici, tout est donné d'emblée. Mais ces traits qui
s'enchevêtrent et se pénètrent, comment les parcourir ? En se laissant porter par
eux ? En les suivant en fonction de la règle de départ ? En s'imposant des
contraintes de parcours ? Autant de façon d'agir, de se perdre ou de se retrouver...
LE
CHEMIN DU BANC ET CE QU'IL A PROVOQUE
La
recherche du labyrinthe avait eu lieu un samedi. Le lundi suivant, dans la salle de jeux,
les enfants font des recherches de gymnastique. Certains proposent de pousser un banc à
travers la pièce.
Et le banc,
ainsi promu au rang de mobile, laisse la trace de son passage sur le sol lustré. Les
enfants remarquent ces « chemins », les suivent.
De retour
en classe, il est fortement question de chemins. Et chacun dessine ce qu'il veut sur son
bloc, sur le thème prédominant dans la vie de la classe à ce moment-là.
Cécile est
la seule à restituer seulement le chemin du banc. Un seul pied du banc est relié au
chemin correspondant. Le deuxième pied n'est pas relié à son parcours. Franck a
utilisé plusieurs éléments :
- le banc
et son chemin. On notera que le banc est placé à sa position départ et aussi à sa
position arrivée. Le tracé relie les deux états du banc.
- le
labyrinthe est retranscrit aussi, dans un tracé complexe avec de nombreuses boucles.
- une
maison et le chemin qui en part ou y mène. Ce chemin est une courbe fermée. On
retrouvera cet élément dans de nombreux dessins.
Le chemin
qui part de la maison, et qui finit par se refermer sur lui-même, est un élément qui
revient fréquemment ici, comme dans de nombreux autres dessins d'enfants. L'interrogation
qu'on peut se poser porte sur le « pourquoi se referme-t-il ? ». Et sont
variées, en fonction de la vie même de l'enfant en classe ou, surtout, dans son milieu
familial.
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Dans cette
autre série, le chemin relie deux lieux, en général l'école et la maison ou
l'appartement familial. Des éléments extérieurs viennent parfois se rajouter.
Enfin,
trois dessins reprennent pour le simplifier (de façon singulièrement éclairante) le
labyrinthe.
Olivier et
Jean-Jacques mettent devant la souris un seul chemin qui se divise ensuite en deux, une
partie allant vers le chat, l'autre vers le fromage.
Le tracé
d'Olivier est très direct, celui de Jean-Jacques comprend de nombreuses boucles.
Christian a séparé nettement les deux chemins avec peu de croisements (un seul) et de boucles (une seule).
Les
exemples fournis dans cette première partie, si tant est qu'ils sont représentatifs des
problèmes rencontrés généralement par les enfants dans leur pratique tâtonnante sur
le thème des parcours, appellent certaines interrogations. Du fait même de la disparité
des attitudes rencontrées. Ce n'est pas qu'il faille être tout à fait surpris quand
même. Le côtoiement prolongé des enfants d'âge grande section-C.P. prépare à ce
genre de pérégrination.
L'exemple
cité en premier, le chemin des escargots, pose un certain nombre de problèmes. Partant
d'une situation vécue, les deux enfants, Laure et Sylvie ont librement associé des
personnages et des événements qui les suscitaient à ce moment-là. Et on débouche sur
une représentation d'un espace imaginaire, trace « objective » laissée sur
le papier d'un itinéraire qui fait référence à d'autres éléments que ceux présents
dans la situation de départ. Et cet espace imaginaire appelle une lecture symbolique, car
les éléments librement associés ne sont pas venus là par hasard, ils réfèrent,
renvoient à des données extérieures certes à la situation vécue, mais intérieures au
sujet qui les a ainsi « projetées » sur la page. Chemin, maison, escargots se
chargent d'un sens, deviennent des signifiants spécifiques. Purs symboles
mathématiques ? Certes non, bien que, par un certain côté, porteurs et véhicules
d'un « effet mathématique », celui qui organise entre eux les signes pour une
topographie qui reste la matérialité signifiante dissociations, ruptures, frontières
présentes-absentes. L'organisation même de l'espace des symboles leur donne leur valeur
de symboles. A leur tour, ceux-ci renvoient à un au-delà de l'espace mathématique qui
les organise.
Mais espace
imaginaire, charge symbolique, c'est ce que les dessins matérialisent. C'est ce que peut
constater une lecture du document terminé, c'est le produit qui renvoie à son
antérieur, le processus producteur, « l'élément réel du machinique »
(Deleuze). Processus producteur qui est, en fait, le véritable « signifié »
sous-jacent et organisateur, c'est lui qui, structurant l'espace et les symboles, associe,
expérimente, se déploie dans sa mobilité, dans son jeu dialectique avec les éléments
qu'il appelle, met en place et sur lesquels il rebondit. Quel nom lui donner ?
Tâtonnement, inconscient ? Qu'est-ce qui le guide, comment se guide-t-il lorsqu'il
produit le réel comme imaginaire, l'imaginaire comme réel ? Quelles forces
somatiques le mettent en oeuvre, en fin de compte ? Et la situation de départ, en
quoi est-elle déterminante ? Ou indifférente ?
Dans ce
champ ouvert des libres associations, la mathématique, l'affectif, l'inconscient dans ses
effets, tout cela se chevauche, s'entremêle, s'interfère. Associations, disjonctions,
tâtonnements, et sous-jacente, une organisation logique saccadée, éclatée mais
présente et toujours à luvre et dont on peut toujours repérer les traces,
les signes.
La
situation de départ est certes prédominante. Dans les deuxième et troisième exemples,
les poules et le labyrinthe, cet effet d'organisation des signes épars l'emporte sur le
besoin de projection au travers de la profusion sur la page. Ces signes déjà là
demandent à être structurés, c'est par l'action qu'ils vont obtenir leur cohérence,
leur « droit à la vie » (la vie signifiante s'entend !). Et ici les
parcours se rationalisent, soit dans leur rapport avec les animaux dont ils sont la
trace : chemin des poules qui se croisent sans difficulté (dans la réalité, une
poule n'a guère d'égard pour le chemin d'une autre poule !), chemins qui mènent de
la souris au chat, de la souris au fromage), soit dans leurs rapports entre eux :
démarches de Babé (construction symétrique), de Cécile, Laurence, Virginie, Didier,
Christian.
Le
quatrième exemple est intéressant dans la mesure où il est une synthèse des trois
autres : une situation vécue en appelle d'autres, un peu plus lointaines, mais
pourtant présentes. Sont ainsi restitués l'itinéraire du banc, celui, simplifié, de la
souris vers le chat ou le fromage (et cette simplification est certes éclairante ! ), et
aussi celui de l'enfant pour se rendre à l'école, là où on produit sa propre trace,
son propre effet. On notera quelques « divagations » dans le style de celle de
Laure et Sylvie, des ruptures (qui peuvent en dire long !) sur le trajet, et aussi un
espace réel, topologiquement parlant, qui reproduit la maison, l'école, et le chemin qui
va de la maison à l'école. Faut-il en conclure que l'enfant est plus apte à restituer
sa propre trace (qu'il a longuement expérimentée) que celle des escargots, des poules ou
de la souris ?
Les parcours : ce
qu'on en a fait
Eliane a apporté son vélo. Elle propose un parcours chronométré autour des quatre arbres alignés de la cour. Puis, ce parcours étant sans doute trop simple, elle propose un deuxième parcours qui n'utilise que trois arbres. Pour des raisons pratiques (chronométrage), l'arrivée et le départ se situent au même endroit.
En rentrant
en classe, on fait le plan des parcours pour les correspondants (sur ma proposition). Il
ne pose pas de difficulté.
Sur ce
plan, on matérialise le premier circuit, puis le deuxième (en pointillé). Il n'est pas
question du sens de parcours. Et aussitôt, Gabriel enchaîne : "On peut trouver
beaucoup d'autres parcours
Il propose
alors :
A sa suite,
la classe se met en recherche. Eliane donne :
Et
Dominique a trouvé un circuit particulièrement compliqué :
qu'elle simplifie ensuite en :
Pour
reproduire au tableau son circuit, je demande à Dominique, d'expliquer. Elle
indique : - « Je pars du premier arbre ».
Phrase
incompréhensible pour tout le monde. On décide de façon unanime de numéroter les
arbres :
Ceci fixé,
Dominique poursuit « Je pars par là ».
Elle
indique par geste le haut du tableau. D'où la nouvelle explication : la direction
indiquée, c'est la droite du cycliste qui fait le parcours. D'où la marque
droite-gauche. Et la description du circuit :
Je passe à
droite du premier arbre.
à droite du deuxième
à gauche du troisième.
Une
hésitation se produit ici, et Jean-Michel justifie après avoir tracé la frontière
« Tu as franchi la frontière, alors c'est du côté gauche ». Suite de
sa description :
à gauche du quatrième
à droite du quatrième
à droite du troisième
à gauche du troisième
à droite du quatrième
à gauche du quatrième
à gauche du troisième
à gauche du deuxième
à gauche du premier
Arrivée.
Pour faciliter la transcription, Gabriel propose que le départ
et l'arrivée se fassent sur la frontière, au bout de la cour, à proximité du premier
arbre.
Il propose aussi que chaque enfant marque son circuit sur sa page
pour une dictée plus rapide :
droite du premier : D 1,
gauche du deuxième : G2, etc.
Suivant le code proposé par Gabriel, le circuit de Dominique
s'écrit :
D1 D2 G3 G4 D4 D3 G3 D4 G4 G3 G2 G1.
A la
séance de recherche suivante, le tableau ayant été effacé entre temps, je reporte
d'après mes notes les trois circuits déjà transcrits, qui se trouvent ainsi l'un sous
l'autre, ce qui n'était pas le cas des inscriptions faites la veille.
Et Gabriel
s'exclame immédiatement que je viens de faire un tableau, car on peut voir la colonne du
1, celle du 2, celle du 3, celle du 4.
D'où le
tableau. Mais quatre colonnes ou huit colonnes ?
Jean-Michel
tranche en disant qu'il faut quatre colonnes puisqu'il y a quatre arbres. Il note aussi
qu'il est inutile de marquer à nouveau 1 dans la colonne des 1. On transcrit d'abord le
circuit de Gabriel, puis celui de Christiane, et enfin celui de Claudine, chaque circuit
nécessitant deux lignes.
Eliane remarque aussitôt que la première et la cinquième
lignes sont identiques. D'où la discussion pour savoir s'il faut la laisser ou l'enlever.
Pour elle, il faut la laisser, sinon on dissocie le circuit de Claudine, formé des lignes
5 et 6.
Marc considère qu'on peut enlever la cinquième ligne, le
circuit de Claudine se lisant alors à l'aide de la première et de la dernière ligne du
tableau.
Cette dernière solution est adoptée par la classe (moins
Eliane).
Jean-Michel indique qu'il y a d'autres lignes possibles dans le
tableau. Il peut, par exemple, placer la ligne : G G G G
La
recherche s'oriente maintenant vers les différentes lignes possibles du tableau. La
recherche collective permet assez rapidement de trouver les seize lignes possibles du
tableau :
Si elle
avait poursuivi sa recherche jusqu'au bout, elle aurait en fait trouvé 256 circuits soit
28 circuits (calcul du nombre d'arrangements avec répétition des 16 lignes
deux à deux). On notera qu'Eliane ne prend pas en compte la signification des colonnes.
Pour elle, associer les lignes 1 et 2 consiste à les lire
Cette distorsion n'enlève cependant rien à son travail, du reste fragmentaire.
Autre
piste, particulièrement intéressante, celle proposée par Jean-Michel, qui se souvient
d'une recherche antérieure, peu développée, mais dans laquelle on avait utilisé
plusieurs symbolismes.
J'ai donné
plus d'importance au symbolisme de Françoise, et indiqué qu'au lieu de dire une barre,
un rond, on pouvait raccourcir en 0 - 1. Cet apport, même s'il n'a pas, en soi, une
importance décisive, pouvait nous conduire sur une voie encore inexplorée, celle du
comptage en base 2. Et c'est effectivement ce qui s'est produit.
On a donc
édifié le tableau précédent à l'aide du 0 - 1.
Pour
édifier ce tableau, on a eu quelques difficultés, car Gabriel, qui dictait, n'avait que
quinze lignes. D'où l'idée de mettre de l'ordre, idée qui avait déjà affleuré alors
qu'on établissait le même tableau avec D et G. La classe a été unanime à mettre en
premier la ligne 0 0 0 0. Pour la suite, plusieurs conceptions se sont affrontées
-
mettre ensuite la ligne 1 1 1 1. Mais
ensuite ?
-
mettre d'abord toutes les lignes commençant,
à la première colonne, par un 0.
C'est cette dernière piste qui donne le comptage régulier en
base 2 sur quatre colonnes :
Discussion ici pour numéroter chaque ligne. Il apparaît qu'on peut noter la première ligne comme étant la ligne 0, et la deuxième comme étant la ligne 1, puisqu'elles indiquent 0 et 1. D'où le système de correspondance entre les nombres en base 2 et ceux en base 10.
Prolongements de cette recherche :
- on
pourrait rechercher combien de circuits on obtiendrait avec trois arbres, deux arbres, un
arbre.
- la
recherche de Gabriel.
Celui-ci
fait avancer un cube sur sa table, d'abord sur la face avant, puis sur une face latérale.
Gabriel a pressenti l'analogie de ce travail avec le travail
précédent. Trouver tous les parcours possibles revient à faire un tableau sur sept
colonnes. C'est ce qu'il a fait.
LES PATINS
A ROULETTES (1) C.E.2-C.M.
Un an plus
tard, dans une nouvelle classe où je n'ai plus, cette fois-ci que des enfants de
C.E.2-C.M. la situation vécue avec le vélo d'Eliane s'est présentée à nouveau très
vite après la rentrée.
Renée
avait apporté ses patins à roulettes. Et comme elle sait faire des slaloms, ce qui n'est
pas le cas de tous ses camarades, on dispose, sur la partie en pente de la cour, quatre
cailloux, qu'on aligne.
Le fait
qu'il y ait quatre cailloux (comme l'an passé quatre arbres) est purement fortuit. Les
quatre cailloux servent en fait à bloquer les volets des deux porte--fenêtres de la
classe. Le parcours, dans le sens de la pente, est donc un slalom entre ces quatre
cailloux.
A notre
rentrée en classe, on dessine, pour les correspondants, le parcours suivi. Des
difficultés de dessin (sens de placement), nous amènent à discuter :
Pour
Christian, le parcours de Jean-François est « à l'envers ». On refait donc
le dessin de Jean-François sans être surpris que le parcours ne soit pas le même que
celui de Francis.
Comme, de
plus, on n'est pas d'accord sur la gauche et la droite du parcours, on se rend à nouveau
dehors repérer le parcours suivi par Renée. Mais Didier suit un autre parcours, imité
par Francis, puis par d'autres. De retour en classe, on recherche d'autres parcours
possibles, avec pour convention le départ en haut du dessin, l'arrivée en bas. On en
trouve bientôt dix, puis enfin seize. Il n'a pas été ici question d'écrire les
parcours, mais de les dessiner directement. On numérote les parcours de 1 à 16.
Thérèse et Eric ont remarqué que certains parcours
correspondent à d'autres parcours, ou plus précisément comme le dit Thérèse, sont
« l'autre côté » l'un de l'autre. On améliorera plus tard ce vocabulaire en
disant : « le contraire » à la place de « l'autre côté ».
Mais on
peut aussi passer de 1 à 4 en « un coup », en faisant « le
retourné ».
Marie-Noëlle
a proposé l'écriture, admise comme valable par tous :
contraire
et envers du 1 = retourné du 1.
c'est
pareil que
soit, plus rapidement
C et E du 1 = R du 1
Renée
prolonge :
C et E du 2
= R du 2
et :
C et E du 3
= R du 3
C et E du 4
= R du 4
D'où cette
remarque pertinente de Renée
-
« Pour n'importe quel parcours, le contraire et l'envers, c'est le
retourné ! »
Et elle
écrit :
C et E = R
A partir de
là se produit toute une série de devinettes que les uns posent aux autres, et auxquelles
on répond en se rapportant, ou non, aux parcours :
R et C = ?
E et R = ?
E et E = ?
C et E et R = ?
C'est ainsi
qu'on a découvert une quatrième transformation « faire le même » ou
transformation identique :
E et E = M
car l'envers du 1, c'est 3 et l'envers du 3, c'est 1.
Il m'est difficile de parler des prolongements de cette recherche, dans la mesure où elle a marqué de façon déterminante un grand nombre de recherches ultérieures.
Un seul
prolongement donc est indiqué : Jean-François et Philippe, rapprochant les parcours
deux à deux ou quatre à quatre, ont réussi à établir assez facilement les 64 parcours
possibles si on avait eu six cailloux.
En classe unique avec cinq enfants C.E.-C.M. Michel a apporté son vélo. Et immédiatement, il propose un parcours chronométré dans la cour. Parcours avec slalom et obstacles. On utilise trois obstacles fixes : deux des piliers du préau et l'arbre de la cour. Patrick dispose aussi trois obstacles mobiles. Le plan du parcours de Michel est le suivant (en noir, obstacles fixes) :
Ce plan n'a
pas fait de difficulté. Régis indique aussitôt qu'il est possible de faire d'autres
parcours. Il en établit rapidement quinze.
Toute la
classe se met alors en recherche. Et les premiers problèmes se posent :
-Patrick a
changé le point de départ et arrivée, tout en conservant le principe du circuit.
- Michel a
déplacé certains obstacles mobiles.
Après
discussion, on se met d'accord sur les points suivants :
- pas de
déplacement du point de départ. arrivée.
- pas de
déplacement des obstacles mobiles.
Cette décision prise, on décide aussi de tirer au limographe le
plan de la cour avec ses obstacles. Cela permettra un travail de recherche plus rapide.
On
est arrivé ainsi à construire les 64 circuits à 0 boucle.
Voici
le début de la classification, qui comprend :
les circuits 0 -
1 soit 6 circuits
les circuits 0 -
2 soit 15 circuits
Ces
nombres correspondent aux différentes combinaisons de six éléments pris un à un, puis
deux à deux.
La longueur de la recherche et la lassitude des enfants ont fait
que nous n'avons pas étudié les cas à 1 et à plusieurs boucles.
C'est
l'étude des seize première séquences qui va permettre de prolonger la recherche de
façon systématique.
Remarques :
- En comparant
D B E C B A C D A
et
D B E C B A D C A
on remarque que ces deux séquences diffèrent seulement par la
permutation les lettres
C et D voisines.
De même pour
D B E C B A D C A
et
D B C E B A D C A
on a ici,
permuté E et C.
- Chaque séquence comporte neuf lettres
2 A 2 B 2 C 2 D 1 E
- Dans
chaque séquence, on peut lire la « sous-séquence » B E C ou C E B Cette
sous-séquence n'est jamais au début ni à la fin.
-
D B A D C E B C A et A C B E C D A B D
Bernadette
et Eliane ont remarqué que la deuxième séquence est « l'envers » de
l'autre. Elles vérifient que toute séquence peut être prise dans les deux sens
à ACB ECD ABD ß
Avec une
séquence, on peut construire deux « enveloppes ».
D'où la
réflexion de Gabriel : « Si je pars de chez moi pour aller au plateau, je peux
revenir du plateau chez moi ! »
- Si ça commence par A, ça finit par D
et
- Si ça commence par D, ça finit par A
A la suite
de ces remarques, on va construire d'abord les séquences, puis vérifier qu'on peut
construire l'enveloppe correspondante.
En tête,
on place A. On place D à la fin. On place la sous-séquence B E C ou C E B à un endroit
quelconque
A . . B E C . .D
Il reste quatre lettres à placer dans la séquence :
A, B, C et
D.
Et on établit les règles suivantes :
- on ne
peut pas mettre deux fois la même lettre en suivant : A A
- si, à la
suite du A, on met C, par exemple, on ne peut plus mettre A à côté de C
A C . B E C A . D
ou
A C A B E C . . D
- si donc, à la suite de A, on place C, on fixe la lettre
suivante qui ne peut être que D
A C D B E C . .D
La lettre
qui suit le deuxième C est obligatoirement B, car, sinon, on aurait C A ou C D,
sous-séquences déjà placées.
àA C D B E C B . D ß
La dernière lettre à placer est forcément A.
àACDBECBADß
On a trouvé ainsi 22 séquences, soit 44 parcours avec la
sous-séquence B E C, et autant avec la sous-séquence C E B, soit 88 parcours.
On n'a trouvé aucune solution partant du B, du C ou du E.
*
Les résultats de la recherche sur l'enveloppe ont été
consignés dans un tableau. Tableau organisé suivant la symétrie des séquences.
On a vu que chaque séquence pouvait se lire de gauche à droite,
mais aussi de droite à gauche. Une séquence a deux lectures et donne deux possibilités
de construction de l'enveloppe sans lever le crayon et sans passer deux fois sur le même
trajet (ce genre de parcours porte le nom de « cycle eulérien »).
Le tableau
comporte deux colonnes. Dans une colonne, on place toutes les séquences comportant la
sous-séquence B E C, sur l'autre colonne les séquences correspondant à celles de la
première séquence et dans lesquelles on a échangé B et C. La sous-séquence est,
maintenant C E B.
Ainsi, à
A B C A D B E C D correspond A C B A D C E B D
Pour
établir la première colonne du tableau, on a fixé d'abord la place de la sous-séquence
B E C. On a d'abord recherché les séquences de la forme
A . . . . B E C D
On obtient
ainsi 6 séquences (par tâtonnement).
Puis on travaille sur des séquences de la forme :
A . . . B E C . . D
On obtient ainsi 4 séquences.
Et ensuite
A . . . B E C . . D
qui donne 2 séquences.
Par symétrie, mais les enfants l'ont établi empiriquement, il y
a 4 séquences :
A . B E C . . . D
et 6
séquences
A B E C . . . . D
Voir tableau page suivante.
Dans cette
deuxième partie, le problème posé par les parcours ne se situe plus au niveau de la
construction de la continuité. La continuité vécue est retranscrite, après quelques
discussions relatives à l'orientation, au sens de parcours. Mais ces éléments ne
constituent plus une difficulté intrinsèque et leur organisation, leur articulation
reçoivent le consensus de toute la classe. Chaque parcours devient une entité discrète,
qui se pose et se définit par rapport aux autres. C'est donc sur les relations entre les
parcours, sur la combinatoire qui assigne à chacun une place que portent les recherches.
Il ne s'agit plus de construire un seul parcours, mais tous les parcours. Il me semble que
les enfants ne peuvent se poser un tel problème que dans la mesure où ils se sentent
capables de mettre en place une méthode permettant de savoir si on n'a rien oublié, ou
si, au contraire, il subsiste « des trous » dans la suite des parcours
trouvés. On a vu, le long de cette seconde partie, plusieurs méthodes :
- premier
exemple : écriture de chaque parcours. Découverte d'une écriture systématique,
d'abord pour écrire 1 parcours, ensuite pour écrire la suite des 16 parcours (comptage
en base 2).
- deuxième exemple : découverte de transformations permettant de rapprocher des parcours d'une même famille (classe). Il n'y a pas, par contre, recherche d'articulations des familles entre elles. Le nombre de parcours (16) est une découverte empirique, qui n'est pas justifiée par un travail systématique. Ce sont les opérations reliant entre eux les éléments de chaque classe qui sont devenus l'élément d'étude prédominant.
-
troisième exemple : ce sont les caractéristiques topologiques des parcours
(boucles, obstacles à l'intérieur ou à l'extérieur) qui ont fourni la trame de
l'établissement systématique.
- quatrième exemple : la construction des séquences, avec
les règles qui s'en dégagent, permet l'établissement de 88 parcours. Il est difficile
d'être absolument sûr du résultat, du fait de la dissymétrie. Cependant, il semble que
toutes les solutions trouvées ont été établies de façon systématique, à partir des
règles d'écriture. Les secteurs mathématiques ouverts sont nombreux et variés :
combinatoire - comptage en base - lois de composition externe et interne - partitions -
cycles eulériens. En fait, le véritable travail de recherche a porté non pas sur les
parcours eux-mêmes, mais sur les rapports qui existent entre eux, et sur la possibilité
de « fermer » la recherche. C'est un aspect important du travail de recherche
de l'enfant d'âge C.E.-C.M. Combien de cas, combien de solutions ? A travers ces
questions la possibilité entrevue d'épuiser le champ des possibles. Le parcours a un
commencement et une fin, il peut exister comme entité détachée, contrairement aux
parcours établis dans la première partie par Laure et Sylvie qui, eux, n'avaient pas de
fin puisqu'ils permettaient de faire surgir un flot continu d'images associées. Mais ce
n'est pas seulement le parcours effectivement vécu, établi avec son corps que la
représentation épuise ainsi. Ce parcours vécu en appelle d'autres, il existe comme pris
dans une trame plus complexe, dans laquelle il a été arbitrairement choisi. Et parler de
lui, c'est aussi en appeler à tous ceux qui auraient pu tenir sa place. Le parcours
construit, fini, fermé, ouvre un champ qu'il s'agit à son tour de fermer. La démarche
tâtonnante procède d'abord empiriquement, puis opère des retours sur les résultats
déjà établis. Les associations sont rationalisées, et de nouveaux éléments viennent
occuper le devant de la recherche, à la place précédemment tenue par les parcours.
*
Dans la recherche du vélo d'Eliane, l'écriture des 16 parcours
se circonscrit dans un tableau à 4 colonnes. La symbolisation 0, 1 permet d'incorporer
dans cette écriture la logique de la suite des nombres en base 2
- le premier nombre est 0 0 0 0
- le suivant est 0 0 0 1
- le
suivant devrait être 0 0 0 2. Mais le signe 2 n'appartient pas à notre champ de jeu. Le
nombre le plus proche qu'on peut former avec 0 et 1 est 0 0 1 0
- puis,
après 0 0 1 0 il y a 0 0 1 1 qu'on peut encore écrire, puis 0 1 0 0 est le plus proche.
C'est la suite des nombres qui fournit la clé, qui indique si on a, oui ou non, tous les
parcours possibles. Après les résultats de la recherche empirique (il y a 16 parcours
essentiellement parce qu'on n'a pu en trouver d'autres, tout autre parcours ayant déjà
été trouvé), la systématisation de l'organisation des nombres vient ratifier,
légitimer, renforcer la fermeture du champ.
*
Le même
processus est à luvre dans la recherche du vélo de Michel. L'écriture de
tous les parcours trouve sa place dans un tableau à 3 colonnes, dont la première indique
le nombre de boucles, la deuxième le nombre d'obstacles à l'intérieur de la ligne
fermée, la troisième donne le numéro des obstacles ainsi entourés. Elle est
conditionnée par la deuxième colonne : si le nombre de la deuxième colonne est 2,
la colonne trois doit comporter 2 numéros (paradoxalement, cette liaison, cette
dépendance entre les deux colonnes n'a pas été toujours perçue, d'où quelques erreurs
d'écriture, au fur et à mesure de la recherche) :
boucles
nombre d'obstacles entourés
numéro des obstacles entourés
0
2
1 - 4
Ici encore, la logique de la suite des nombres va permettre un
établissement systématique. A noter que cette systématique s'est substituée à la
recherche empirique des parcours avant que tous ceux-ci aient été trouvés. Leur nombre
(64) rendant la vérification difficile. L'écriture a permis la fermeture du champ, alors
que, dans le cas précédent (le vélo d'Eliane), la fermeture du champ avait permis la
mise en oeuvre systématique de l'écriture.
Le comptage
donnait :
0 0 0 (qui,
d'après la majorité des enfants, ne représente aucun parcours, et revient à rester sur
place au point départ - arrivée).
puis, première séquence suivante :
0 1 1
et ensuite
0 1 2 - 0 1 3 - 0 1 4 - 0 1 5 - 0 1 6.
Les
séquences suivantes comportaient 4 signes :
0 2 1 2
0 2 1 3
0 2 1 4
0 2 1 5
0 2 16
puis 5
signes :
0 3 1 2 3
0 3 1 2 4
0 3 1 2 5 ...
6 signes :
0 4 1 2 3 4
0 4 1 2 35
7 signes :
0 5 1 2 3 4 5
0 5 1 2 3 46
8 signes :
0 6 1 2 3 4 5 6.
Cette
organisation permettait, au passage, le décompte des combinaisons de 6 éléments 1 à 1,
puis 2 à 2, puis 3 à 3, etc. Décompte de combinaison qui existe aussi avec le système
0 - 1, mais plus enfoui, moins mis en relief du fait de la symétrie des signes 0 et 1.
Dans le système de notation ci-dessus, les obstacles entourés sont pris en compte, alors
que les obstacles extérieurs sont laissés hors de compte. En retour, le tracé des
parcours s'en trouve facilité.
*
Je ne
reviendrai pas sur la classification des séquences permettant de construire les
enveloppes. Elle tient elle aussi du jeu des permutations et des places. Mais la logique
de la construction est plus complexe à mettre en évidence.
*
Le travail
sur les patins à roulettes demande un commentaire à part des autres. Ici, en effet, ce
qui a surgi en cours de recherche, ce sont les rapports existant entre certains parcours,
rapports surgis non dans le sens d'une classification, mais appelés par la comparaison de
parcours déjà établis. On a joué ici. sur les ressemblances et les différences, et
sur les transformations permettant de passer d'un parcours à l'autre. On a ainsi mis en
évidence 4 classes de 2 parcours, et 2 classes de 4 parcours. Ce qui importe donc, c'est
la façon dont les classes ont été construites. Et la façon dont, à l'intérieur de
ces classes, s'articulaient les transformations. D'abord, on a mis en évidence le fait
qu'appliquée à un parcours, une transformation permettait d'obtenir un autre parcours.
On a ensuite dégagé toutes les transformations permettant de passer d'un parcours
quelconque à un autre quelconque dans la même classe. On a ainsi trouvé 3
transformations puis 4, la quatrième étant en fait la transformation identique, qui
laisse chaque parcours inchangé. On a vu ensuite qu'on pouvait appliquer successivement
plusieurs transformations à un parcours donné. On obtenait un nouveau parcours de la
classe. Ainsi, le parcours 1, auquel on appliquait successivement les transformations C
(faire le contraire) et E, devenait le parcours 4.
Puis,
étape ultérieure, on a constaté qu'on pouvait, partant d'un parcours donné, obtenir un
autre parcours quelconque, soit à l'aide d'une seule transformation, soit à l'aide d'une
suite de transformations.
D'où la mise en équation
C et E du 1
= R du 1.
Et enfin la
composition interne des transformations, à partir du moment où on a réalisé que,
appliqué à n'importe quel parcours, C et E revenait dans tous les cas à faire R.
*
Ce point a suscité de nombreuses discussions au sein de la
commission mathématique de l'I.C.E.M. Des camarades ayant eu des situations semblables
dans leur classe avaient remarqué combien il était difficile aux enfants de se situer
au-delà des éléments supports des transformations (ici, les parcours) pour raisonner
sur les transformations prises pour elles-mêmes, devenues de ce fait de nouveaux objets
de recherche. Je dois dire pour ma part que c'est dans cette recherche sur les patins à
roulettes que j'ai vu de la façon la plus nette les enfants franchir le pas, se couper à
peu près complètement des éléments de base pour raisonner sur de nouveaux objets (qui
en fait, n'ont pas vraiment une existence indépendante). Objets qui, de plus, ont, dans
la théorie ensembliste, un statut privilégié, celui de fonctionner, lorsqu'on les
compose, suivant les axiomes d'une structure de groupe. Et, dans les recherches
ultérieures, « la structure » a certes fonctionné, mais de façon plus
induite, plus implicite, dans un rapport plus étroit à la situation du départ, qui est
finalement le support et l'élément essentiel des recherches des enfants. Le décollement
de la réalité matérielle vers la structure ne s'accomplit jamais vraiment tout à fait,
c'est ce qu'on peut dégager de nos confrontations. Cependant, dans certains cas, les
anticipations mènent plus loin. Et l'intérêt de telles démarches est évident, dans la
mesure où les opérations mises en jeu et dont on décrit les rapports et la composition
sont celles-là même que les enfants utilisent pour comparer, rapprocher. C'est donc sur
ses propres opérations que l'enfant réfléchit, travaille explicitement. On reviendra
plus loin sur cet important sujet de discussion.
Cette
dernière partie se compose d'une seule recherche, importante dans la perspective prise
ici pour plusieurs raisons :
- C'est la
dernière grande recherche faite avec les enfants pour qui la première avait été celle
des patins à roulettes. Elle se situe un an et demi plus tard et marque un
aboutissement : celui du champ qui s'était ouvert avec les considérations sur les
groupes. Ces considérations sont revenues à plusieurs reprises, ont apporté un
éclairage spécifique sur les recherches successives et aussi sur la façon dont chaque
enfant les avait assimilées.
- Elle se
caractérise par un long tâtonnement préliminaire, une longue marche d'approche, et
permet ainsi de poser un pont entre la première et la deuxième partie qui, jusqu'ici ne
semblaient pas avoir beaucoup de points communs.
LE JEU DE LA CORDE
Ce jeu est
né au cours d'une récréation Francis a confectionné, en tressant entre elles plusieurs
ficelles, une corde à la fois souple et solide. Francis tenant la corde à un bout,
Jean-François à l'autre bout, attrapent leurs camarades qui doivent éviter de se
laisser emprisonner. Le jeu obtient son succès, et bientôt, il y a deux cordes
attrapeuses. Quelle aubaine ! Vivre ainsi, de façon active et dynamique, les
ensembles ! En effet, certains attrapés sont pris par les deux cordes, d'autres par
un seule. Pour moi qui n'avais jamais vraiment « travaillé » avec les enfants
sur « la patate ensembliste », l'occasion était trop belle. C'est pourquoi
j'ai laissé se prolonger les discussions sur le jeu, à la rentrée en classe. Avec
l'arrière-pensée de toucher aux diagrammes de Venn.
Mais
Francis décide d'emblée que, si on veut vraiment réfléchir et restituer la situation,
il faut éliminer une corde, et représenter seulement l'activité d'une corde, celle
tenue par Jean-François et lui. Fidèle à mon habitude, j'ai laissé agir, espérant
ramener au moment opportun les considérations sur la deuxième corde.
Et au tableau, Francis a expliqué
- Nous voici en position de départ :
Et en position darrivée :
(Je restitue les dessins daprès mes notes prises).
Maïs le
véritable problème soulevé, à propos de la représentation de Francis, c'était de
savoir si Jean-François était effectivement prisonnier.
Deux
thèses opposées en présence :
-
ceux qui pensent, avec Francis, et sur la
base de l'expérimentation, que Jean-François est prisonnier si la corde est suffisamment
serrée.
-
ceux qui voient, sur le dessin, que
Jean-François peut s'échapper, puisqu'il n'est pas, contrairement aux autres attrapés,
dans un domaine fermé. La corde ne joue pas pour Jean-François le rôle d'une
frontière, il peut donc s'échapper.
Mais
Francis explique aussi qu'il ne peut y avoir de considération valable de fermeture ou
d'ouverture que dans la mesure où la corde est bien serrée ou non. Il explique qu'il y a
des cas où un enfant attrapé peut passer sous la corde :
Thérèse
sort par dessous la corde.
C'est sur ces considérations que s'est achevée la première
étape de la recherche, avec toutefois la décision finale de considérer que les enfants
sont pris dans la mesure où ils sont entourés sans équivoque sur le dessin. Ainsi, dans
le dessin suivant, on considèrera que dix enfants sont attrapés :
A la
séance suivante, après une récréation, Marie-Christine a relancé la recherche en
expliquant une nouvelle situation qui s'était produite au cours du jeu :
- 1er temps un enfant est entouré
- 2e temps quelqu'un veut venir le délivrer (en le
faisant passer sous la corde).
Il est pris à son tour
- 3e temps un autre vient. Il est, lui aussi,
entouré.
Situation que Marie-Christine dessine au tableau :
Le tracé
de la corde n'est pas très net, il est même plutôt embrouillé. Aussi Christian propose
une nouvelle représentation, déterminante quant aux symboles utilisés :
Le tracé
de la corde doit déterminer trois domaines fermés distincts. Dans chacun des domaines se
trouve un enfant attrapé.
Nouveau pas
dans la recherche, Daniel indique l'ordre dans lequel les enfants sont attrapés :
Désormais,
on travaille sur la trame donnée par le dessin de Daniel : on place les 3 attrapés
en ligne, les 2 attrapeurs sont toujours au même endroit à la fin de l'opération. Les
protagonistes actifs, ceux qui pouvaient être pris dans une ligne non fermée mais
n'être pas pris dans une ligne fermée, sont maintenant devenus totalement inertes,
objets passifs, et ce qui importe, c'est le tracé de la ligne, du parcours qu'il faut
accomplir avec le stylo pour les enserrer successivement.
La base de la recherche, c'est la trame
qu'on va tirer au limographe :
Thérèse
indique qu'on peut, dans son schéma, considérer que l'élément le plus à gauche, est
pris le premier, si on démarre le trait de Jean-François, ou le troisième, si on
démarre le trait de Francis. Jean-François propose le fléchage des schémas, d'où les
nouvelles configurations, de deux sortes :
Thérèse indique qu'on peut, dans son schéma, considérer que l'élément le plus à gauche, ets pris le premier, si on démarre le trait de Jean-François, ou le troisième, si on démarre le trait de Francis. Jean-François propose le fléchage des schémas, d'où les nouvelles configurations, de deux sortes. |
Il faut se
mettre d'accord sur le départ et l'arrivée du parcours. On s'accorde sur Jean-François
comme départ et Francis comme arrivée. Jean-François est l'origine.
Ainsi,
toutes les conditions étaient réunies pour que la recherche se déroule dorénavant sans
autre difficulté. A l'aide des parcours trouvés, on a réalisé six colonnes pour un
classement méthodique. On a, en effet, des parcours qui se lisent, de gauche à droite 2
3 1 (comme ci-dessus), ou 1 2 3, etc. Les six colonnes correspondent aux six permutations
possibles des trois éléments attrapés qui deviennent donc déterminants pour le
classement :
patins à roulettes, connue sous le nom de groupe de Klein.
On arrive ainsi à compléter le tableau qui comporte 48 parcours
différents (six colonnes de huit parcours chacune), chaque parcours différant d'un
autre :
- soit par l'ordre de prise des éléments entourés
- soit par le sens des boucles qui entourent chaque enfant pris.
Rechercher, dans ce classement, comment on peut transformer un
parcours en un autre quelconque, a été un jeu auquel nous nous sommes adonnés quelque
temps.
Voici (ci-contre, ci-dessus et ci-dessous) ce classement :
COMMENTAIRE DE LA
TROISIEME PARTIE
Cette
partie, je l'ai indiqué, me paraît jeter un pont entre les deux premières parties, Dans
la première partie, l'enfant était relié fortement à son vécu qui affluait de toutes
parts. Dans les représentations, chacun investissait ses expériences personnelles,
tantôt s'attachant à l'aspect global de la représentation, tantôt s'engouffrant dans
un détail qui faisait signe. Il en résultait un foisonnement d'itinéraires sans lien
entre eux, n'établissant que des dialogues partiels, et ne permettant pas l'avance d'un
travail véritablement collectif, s'enrichissant à chaque nouvel apport.
*
A
l'opposé, dans les recherches de la deuxième partie, faites il est vrai avec des enfants
plus âgés et dont la recherche s'est progressivement affinée, le symbolisme est le
produit direct de la situation vécue, il est reconnu et forgé comme tel par tous,
enrichi ou simplifié suivant les besoins, mais toujours en fonction du consensus de tous
les enfants. Le fossé est net, D'un côté, des éléments d'un discours et d'une
représentation personnels, de l'autre un discours construit collectivement, qui a
dépassé tous les particularismes. Et la question se pose naturellement de savoir si les
choses sont aussi tranchées, si "l'archaïsme" des premières recherches ne
persiste pas, encore et toujours, derrière l'écran du savoir rationnel, si les errances
et les déviances, qui sont aussi toutes les richesses de l'imagination, n'ont pas été
définitivement liquidées.
*
Ce qui me
frappe toujours, lorsque je revois les premiers dessins de la recherche sur la corde,
c'est la dissymétrie entre attrapeurs et attrapés. Les attrapeurs, quoique
schématisés, sont dessinés plus grand, c'est leur rôle et leur fonction qui importe.
La corde déroule ses boucles, les attrapés font partie du troupeau, ils sont toujours
dessinés plus petit et même réduits à des bâtonnets à certains moments. La recherche
s'ancre donc d'emblée dans le jeu vécu, et se fixe d'abord sur le rôle privilégié des
attrapeurs. Ce sont eux qui se déplacent, tout tourne autour de leur fonction. Leur
déplacement peut s'exercer de façon symétrique, ou non. Cette dernière éventualité,
pas envisagée au début, va mener progressivement à la personnalisation des attrapés.
Car l'attrapeur peut devenir lui-même attrapé, de même que, finalement, l'attrapé peut
se dégager. Ces discordances dans le jeu attirent l'attention sur le rôle tenu par la
corde. Rôle paradoxal, puisqu'on peut être attrapé sans être enserré dans une boucle,
et ne pas être attrapé alors qu'on est dans une boucle ! Ici, le jeu, dans la
réalité, transgresse les normes données par la représentation. Et il s'agit de
résoudre le paradoxe, de choisir. Le choix, on l'a vu, s'est porté sur la
représentation, ce qui a eu pour effet une certaine réification des protagonistes, tant
attrapeurs qu'attrapés, et, à l'inverse, toute la vie attribuée à la ficelle. Les
joueurs peuvent aussi être assimilés à des obstacles fixes, puisque seule importe la
place qu'ils occupent, et qui est fixe, du début à la fin du trajet de la corde. Ainsi,
on retrouve les représentations de parcours de la deuxième partie, au terme d'un
itinéraire qui évacue justement les véritables sujets du jeu. La logique des
représentations fait place à la logique du vivant. Le paradoxe naît de la confrontation
de la réalité et de la représentation, chacune prise à part n'étant pas, en soi,
paradoxale. Le clivage, la rupture, se jouent ici sur un choix, sur une orientation qui
laisse de côté un aspect antagoniste, irréductible, et qui amène à délaisser un
support pour en privilégier un autre. Mais ce choix n'est pas celui qui fait naître la
mathématique. En fait, le clivage dont il est question plus haut, se joue sur l'abandon
d'une piste, tout aussi riche de perspectives mathématiques qu'une autre. On ne saurait
simplifier abusivement les choses et dire que les tâtonnements préliminaires, ceux qui
cernent les personnages du jeu, sont pré ou extra-mathématiques, dans la mesure où la
réflexion s'obstine sur des données chargées d'affectivité, directement reliées au
vécu du jeu. Et opposer à ces démarches celles qui, réifiant les personnages, leur
enlevant en fait leurs possibilités d'actions spécifiques, s'enfoncent profondément
dans l'univers des structures. La cassure entre le pré-mathématique et le mathématique
n'est pas celle qui sanctionne l'abandon de la subjectivité du vécu. Ici, la cassure se
produit à l'intérieur même de la mathématique. Et, du reste, cette dernière se
nourrit continuellement de cassures qui la stratifient en niveaux d'expérimentations et
d'objets.
*
Faire de la
mathématique revient, à un moment ou un autre, à opérer des ruptures, à franchir des
paliers. Le sujet qui expérimente, trace, inscrit, mémorise, construisant en filigrane
une ligne théorique qui porte la marque de ses hésitations, de ses ruptures, de ses
erreurs, de ses réussites. C'est cette ligne, peut-être nettement dégagée, peut-être,
aussi, ténue et dont le sujet n'a qu'une vague prise de conscience, qui constitue ce
qu'on peut appeler « mathématique ». Il est probable que, dans la recherche
que je viens de citer, il n'y a pas, pour les enfants qui ont travaillé en groupe, une
seule ligne. Chacun a réagi en fonction de ses préoccupations, de ses acquis antérieurs
et n'a véritablement vu qu'une part, la sienne propre, de la démarche décrite
globalement. Pour Francis, c'est le début du travail qui a été central, pour
Marie-Christine, c'est plutôt le moment - bascule de la recherche. Thérèse et
Marie-Line ont été les ordonnateurs du classement final des 48 possibilités.
Jean-François a été un « découvreur » important des schémas, il s'est
absorbé dans ce travail de recherche empirique non encore systématisé. Pour Olivier
tout l'intérêt a résidé dans les cas Renault et Citroën. D'autres encore ont eu une
participation plus diffuse, plus répartie, mais n'en ont pas moins glané d'autres
éléments. Autant d'enfants, autant d'itinéraires, de systèmes de repères (j'ai
plutôt envie d'écrire de repaire !). Et la mise en évidence, pour chacun, d'une
ligne mathématique personnelle qui, à travers les brisures, les jonctions permet de
restituer une démarche collective, qui a elle aussi sa ligne mathématique propre (la
plus facilement discernable pour l'adulte, d'ailleurs, incontestablement la plus facile à
restituer !) qui n'est peut-être pas la synthèse de toutes les mathématiques
personnelles mises en oeuvre, mais un produit complexe, dont la netteté relative au
niveau macroscopique dissimule mal la complexité de l'élaboration.
*
Ce qu'il me
paraît nécessaire de mettre en évidence, c'est le fait que toutes les démarches
décrites dans cette brochure méritent d'être qualifiées de
« mathématiques ». Elles ne sont certes pas que cela, et dans leur
globalité, pourraient être envisagées sous d'autres angles bien différents (de la
même façon que d'autres démarches, non citées ici parce que se rapportant à un
contenu mathématique moins évident, mériteraient elles aussi d'être qualifiées de
« mathématiques »). Mais elles portent pourtant la marque d'une volonté de
codification, de structuration, en bref, d'une mathématisation des données que les
enfants font surgir. On peut même, à la limite, affirmer que toute démarche porte en
elle sa mathématique propre, effet parmi d'autres, partout présent et partout débordé
à la fois, englobant et englobé.
*
Mais se
pose alors le problème de préciser ce qu'on met sous le vocable
« mathématique ». En affirmant que ce concept, que cette théorie sont à
luvre dans des pratiques fortement subjectives, liées à l'affectivité, au
vécu personnel et relationnel du sujet qui énonce son discours, ne va-t-on pas à
contre-courant de l'idée communément admise qui fait précisément de la mathématique
le refuge et le garant de l'objectivité ? Le terme « mathématique »
n'est-il pas synonyme de « science exacte », qui confère une indiscutable
autorité à tout ce qui gravite autour d'elle ? La physique n'a-t-elle pas gagné
ses galons et son autorité à s'appuyer sur la mathématique, alors même que les
résultats qu'elle énonçait allaient à contre-courant des évidences admises ? Et
les sciences humaines, elles aussi, n'ont-elles pas gagné leur statut de sciences par
l'utilisation massive de la mathématique dans des secteurs où pourtant, son emploi ne
paraissait pas particulièrement légitime ? La mathématique est « la
théorie » qui permet justement de faire le clivage entre ce qui est scientifique et
ce qui ne l'est pas. Alors, comment peut-on l'amener, l'exporter dans des domaines qu'elle
parait, pourtant, rejeter ?
Mais, en
fait, ne va-t-on pas trop vite lorsqu'on l'isole, la sépare des pratiques qui lui donnent
existence et vie ? Est-ce la mathématique qui opère des clivages et des coupures,
ou est-ce parce qu'on s'est déjà coupé d'elle qu'elle peut, en retour, se
séparer ?
En affirmant qu'elle est à luvre dans la saisie
intégrante des traces, dans les itinéraires de la pensée, rationnelle ou affective, il
est justement question de retrouver le mouvement qui va des pratiques vécues à leur
expression théorique. L'élaboration, la genèse du théorique dans et par la pratique,
ainsi que le mouvement en retour qui revient de ce qui a été théorisé à une pratique
enrichie de ce fait, n'est-ce pas précisément ce qu'à l'I.C.E.M., à la suite de
Freinet, nous voulons mettre en lumière et surtout laisser se déployer ? Pourtant,
à l'I.C.E.M., diverses conceptions de la mathématique en rapport avec l'enfant
coexistent. Examinons-en quelques-unes.
MATHEMATIQUE,
ET PEDAGOGIE FREINET
POUR UNE « MATHEMATIQUE NATURELLE »
A la suite des démarches que je viens d'exposer, et sur lesquelles il faudra encore revenir plus loin pour indiquer quelques points de réflexion, j'entends donc d'abord m'interroger sur ce qu'on entend par « mathématique » au sein de l'I.C.E.M.
La
conception qui prévaut généralement est celle que j'emprunte ici à Paul Le Bohec
« Il faut aider les enfants à construire leur mathématique propre, s'ils en ont
envie. S'ils ne le font pas, c'est que le plus important à leurs yeux, à ce moment-là,
c'est autre chose... Donc, à mon avis, il faut pratiquer le texte libre mathématique en
respectant les libertés (mais il faut que ce soit « des libertés en connaissance
de cause », après avoir goûté à la chose). Les enfants pourront librement se
laisser entraîner par la passion de leurs camarades ou n'être que témoins, observateurs
ou promeneurs solitaires dans leurs chemins particuliers ».
Dossier Pédagogique n° 60-61
Mais se pose le problème de savoir ce qu'on entend par
« mathématique » (Dans l'utilisation que je fais des textes parus dans les
publications I.C.E.M., il est évident que le m'en tiens à la lettre de ce qui est
écrit, étant par ailleurs tout à fait en accord avec les pratiques racontées, dans
lesquelles j'ai du reste, pris ma part de travail.).
*
J'extrais
du dossier pédagogique n° 62-63 : « Premiers pas vers une mathématique
naturelle au C.P. », le passage suivant :
« L'enfant
est dans la vie et, tout naturellement, il cherche à comprendre. Pour cela, il isole des
faits de sa propre vie, il cherche des liens entre les éléments, il établit des
relations.
Progressivement,
il va construire un système d'abstractions, il formera des structures et, par
tâtonnement, il constatera qu'il peut comprendre des situations plus générales.
Partant de
la vie, il y revient constamment pour contrôler ses découvertes. Il les testera un grand
nombre de fois sous la forme des expériences les plus diverses. Ainsi, il y a préparation,
mais préparation seulement, à des acquisitions de notions mathématiques qui
ne seront effectuées que plus tard ».
Dans cette conception, la mathématique est placée au-delà des
démarches tâtonnantes qui ne sauraient être qu'une préparation pour pénétrer, plus
tard, le domaine proprement mathématique, caractérisé comme étant celui des notions
mathématiques. La mathématique, c'est la théorie mathématique, corpus stable et
homogène, vers laquelle s'achemine la connaissance qui se met en place par et à travers
le tâtonnement expérimental. La mathématique, c'est la théorie qu'on pourra acquérir
au bout du compte.
*
Autre
conception, celle de Patrice Donnet. Celui-ci, dans un article publié dans le bulletin
second degré n° 22 de mars 1974, s'appuyant sur la définition donnée par Brousseau
(bulletin APMEP) d'un processus de mathématisation, en arrive à conclure qu'il ne
saurait exister une méthode naturelle d'enseignement des mathématiques (donc aussi
d'apprentissage ?) :
« Il
ne suffit pas que l'enfant placé devant une situation ait l'envie ou la possibilité de
la modifier, il faut qu'il construise une description, une représentation, un modèle
explicite... se limiter à la simple acquisition de modèles implicites, ne peut être un
apprentissage de la mathématique ».
Dans cette
conception la mathématique est au-delà des pratiques et tâtonnements des enfants. Elle
n'est même plus au bout du compte : les tâtonnements sont d'une nature radicalement
différente de la théorie et ne peuvent, à aucun moment, l'aborder. Pour mathématiser
une situation, il faut que l'enfant accède au préalable, au langage mathématique, et
ensuite valide la situation raisonnée, uniquement à l'aide de concepts de ce langage.
Ici, le renversement d'optique pose une autre sorte de problème, celui de la relativité
de la démarche pédagogique : la mathématique marque, en même temps, la limite de
la démarche naturelle, et l'accès aux formalismes de type mathématique impose la
reconnaissance du dogmatisme. Mais il est vrai que P. Donnet se pose la question de
l'apprentissage de la mathématique, c'est-à-dire la question de la pratique d'une
théorie, la théorie mathématique. Qui s'oppose à la question, plus orthodoxe dans le
contexte de l'I.C.E.M., de la théorisation d'une pratique, la pratique tâtonnasses. Ce
primat de la pratique tâtonnante amène à s'opposer à des conceptions comme celle de P.
Donnet, et amène aussi à examiner de plus près ce qu'on met vraiment sous le mot de
« mathématique ». S'agit-il simplement d'une théorie fonctionnant dans le
« ciel des idées » pour la délectation d'une élite, ou de quelque chose de
plus profond, que chacun porte à des degrés divers et non hiérarchisés, au fond de
lui-même ? Auparavant, je voudrais citer une autre façon de se situer, au sein de
l'I.C.E.M., face à la mathématique. C'est la conception qu'on trouve dans l'introduction
aux livrets « Structures de vie, structures mathématiques » L'Educateur, n°
1, 73.
*
La
mathématique est envisagée, là, comme possédant une dynamique et une structure
propres, dynamique qui entretient des rapports avec la dynamique de recherche des enfants.
Ce qui importe, à travers les expériences relatées dans les livrets, c'est justement de
décrire, de définir ces points de rencontre
« La
première illusion à dissiper est celle d'un parallélisme entre les deux démarches
(celle du mathématicien et celle de l'enfant). Il ne peut y avoir au mieux que des
entrecroisements, des rencontres plus ou moins aléatoires ».
La
mathématique n'est plus, comme dans la première conception (DP 62-63), au bout du
chemin, ou, comme dans la deuxième, une acquisition préalable. Elle devient présente,
simultanée, mais de telle sorte qu'elle garde sa spécificité. Il y a d'une part, les
démarches tâtonnantes des enfants et les structures de pensée et d'action mises en jeu
lors du tâtonnement, et d'autre part la mathématique constituée avec sa structure
interne qui fait d'elle un langage. Et il y a les points de rencontre, d'impact, de
soudure et de rupture.
*
Quoi qu'il
en soit, dans toutes ces conceptions, la mathématique est située comme théorie
séparée, par rapport à laquelle il est question de situer l'activité des enfants. Mais
ne pourrait-on, pour aller plus loin, briser le clivage qui sépare théorie et
pratique ? Ne pourrait-on avancer que la mathématique est déjà à
luvre dans des tâtonnements ? Pourquoi est-elle si radicalement
séparée, rejetée, mise au-delà ou à part ? Sous l'effet de quelle
idéologie ?
*
Si on s'en tient à la célèbre définition de Hilbert :
« Au commencement est le signe », on dira qu'il y a mathématique à partir du
moment où il y a trace, langage parlé ou écrit, représentation par signes, symboles,
sur la page ou le tableau. Mais il y a plus. Toujours d'après Hilbert : « Les
mathématiques elles-mêmes doivent être vues comme un ensemble de formules
démontrables, construites à l'aide de signes logiques et mathématiques auxquels il ne
faut attacher aucune signification ».
Une telle
conception pose certes problème :
« Comment
une formule composée de signes sans signification peut-elle être démontrable ?
objectait Poincaré. Car si on décrète qu'il y a mathématique quand il y a signe, il
faut bien admettre l'existence d'un sujet producteur de ces signes. En ce sens, la
mathématique ne saurait être première, elle n'existe que comme l'effet, le produit d'un
procès producteur. Pourtant, il s'agit de repousser toujours plus loin cette part du
sujet. Pour lever l'objection de Poincaré, Hilbert complète :
« Une méta-mathématique y est adjointe qui doit avoir
comme objet principal d'éviter les paradoxes... Dans cette méta-mathématique, on
applique - contrairement aux règles de déduction purement formelles de la mathématique
propre - la déduction matérielle, pour démontre r la consistance des axiomes ».
Le propre
de la méthode axiomatique, inaugurée lors de la formation de la théorie des ensembles,
est précisément d'instaurer d'emblée un fossé entre producteur et produit. Le système
d'axiomes est l'élément premier qui va décider des déductions ultérieures obtenues à
l'aide de règles appliquées mécaniquement et données en même temps que le système
(axiomes et règles de déduction formant alors un nouveau système appelé
« système formel »). Mais, en deçà des axiomes, il n'y a rien, si ce n'est
un sujet « capable » d'appliquer les règles ou de se donner les axiomes
requis. Un sujet capable de décider si telle donnée est vraie ou fausse. Mais, en
fonction de quoi ? et comment ? par quelles démarches ? Cela, c'est la
question indéfiniment éludée : au commencement est le signe ». C'est là la
coupure ouverte. Mais coupure qui se referme aussi continuellement puisque le sujet exclu
est pourtant présent et acteur : - d'une part un système de signes fermé, clos sur
lui-même et qui exclut le sujet. - d'autre part un sujet qui présentifie, donne son
existence formelle au système qui l'exclut (Qui dit théorie dit forcément coupure.
Une théorie n'existe comme telle que dans la mesure où elle existe dans la pensée de
celui qui l'a conçue et qui l'appliquera en retour à la réalité. Mais, ce qui est
caractéristique dans la théorie mathématique ensembliste actuelle, ce n'est pas la
coupure qu'elle instaure avec la réalité vivante qui l'a produite, mais l'exclusion de
tout ce qui est en deçà de la coupure.)
Aussi, Jean
Cavaillès peut-il conclure, devant ce paradoxe apparent qui fait naître la mathématique
comme telle : « Le lien entre la superposition intuitive (cf. plus haut, la
citation de Hilbert) et la dialectique du concept reste le problème fondamental de la
philosophie mathématique » (Le mathématicien, lui, a déjà tranché !)
*
Et
pourtant, par un paradoxe qui vient redoubler celui déjà à luvre, ou
plutôt le corriger et l'anéantir, la démarcation fonctionne toujours comme telle, même
si elle fait problème.
Le sujet
producteur est repoussé au plus loin pour laisser la place à l'objet produit, purement
formel, mais qui garde sa cohérence dans et par l'évacuation du procès producteur. La
mathématique devient alors un langage en principe universel, une valeur d'échange, mais
aussi, en même temps, une idéologie mystificatrice dans la mesure où, en elle,
s'occultent les pratiques qui l'ont engendrée comme théorie...
La
mathématique axiomatisée est ainsi le prototype, à l'heure actuelle, d'un
« discours sans sujet ». Dans ce discours, celui qui parle doit être en
quelque sorte « évacué ». Sa réalité propre, sa vie, ses pulsions, sont
placées entre parenthèses. Pas de zones d'ombre où se cachent encore les replis de la
sensibilité, où le sujet parlant existe encore comme tel. Son existence est incompatible
avec celle du discours mathématique. La seule véritable abstraction des mathématiques,
indique D. Sibony, c'est l'abstraction du sujet qui parle. Tout se passe comme si le
discours mathématique était véritablement indépendant, détaché du sujet qui le
formule. Pas totalement pourtant, puisque le sujet qui parle est le support obligé du
discours qui se trame à travers lui. Mais le sujet en est « réduit » a ce
rôle de support formel. Sa réalité n'existe plus qu'en cela.
*
Et les
trois conceptions citées plus haut, même si elles se situent différemment par rapport
à la mathématique constituée, posent pourtant toutes les trois cette théorie comme
au-delà des pratiques tâtonnantes des enfants, donc finalement dans le sens qu'entend
lui donner, malgré les contradictions, l'idéologie dominante. Elles entérinent la
mathématique, comme séparée des pratiques, malgré les nuances.
*
Répondant
à Patrice Donnet, Claude Robiolle parle de la « mathématique
intérieure » :
« Plutôt
que d'analyser le contenu des mathématiques actuelles... je préférerais que l'on
déplace le débat, en imaginant tout individu comme porteur de « sa »
mathématique, c'est-à-dire ayant sa manière propre pour percevoir les objets qui
l'entourent, suivant sa démarche propre pour établir des relations entre ces objets,
utilisant sa technique propre pour organiser ses observations, ses expériences et ses
conclusions.
Mais si on apprenait seulement à l'école à se servir de cette
« mathématique personnelle », on n'apprendrait plus alors la mathématique
universelle, pourtant outil très puissant.
C'est
vrai ! Distinguons donc ces deux mathématiques, et ne faisons étudier la
mathématique historique qu'aux étudiants, ou accordons lui une toute petite place dans
notre horaire, mais n'enfermons pas trop vite les enfants dans un système de règles
arbitraires. Laissons-les s'interroger, se tromper, se corriger, inventer... Développer
cette « mathématique intérieure », ce serait contribuer à faire de nos
élèves des individus plus conscients, plus clairvoyants...
Dire
« il n'y a pas de méthode naturelle de l'enseignement des maths », c'est
affirmer que tout savoir ne peut être acquis par une démarche naturelle. Rien n'est
moins vrai. Par contre, on peut dire : les maths ne sont pas naturelles, puisqu'il
s'agit d'un système construit arbitrairement, dont on peut changer les assises
(axiomes) ».
*
On voit ici
poindre, deux sortes de mathématiques, l'une expression directe des pratiques
tâtonnantes, et l'autre, antagoniste, non naturelle, système construit arbitrairement.
Mais, contrairement à ce que pense Robiolle, mathématique intérieure et mathématique
universelle ne sont pas forcément antagonistes et incompatibles (elles ne le sont qu'en
étant « administrées simultanément » au même individu). Elles sont même,
d'une certaine façon, indissolublement liées : si on veut qualifier de
mathématiques certaines démarches des enfants (ou, en tout cas, certains aspects de ces
démarches), cela se fait forcément grâce à la théorie mathématique constituée, et
telle que la possède l'enseignant. La rencontre entre pratiques mathématiques et
théorie mathématique (la mathématique « universelle » de Robiolle) n'est
pas au bout du compte, elle est déjà à luvre dans le procès d'éducation.
Dire d'une démarche qu'elle est, ou non, mathématique, suppose que quelqu'un, présent
face à la démarche, peut rapporter les éléments mis en jeu à un compartiment de la
théorie. C'est ce report qui fait naître le qualificatif. C'est la pratique des enfants
rapportée dans la théorie que possède l'adulte qui peut être qualifée de
« mathématique ».
En fait, il
me semble que la « mathématique personnelle » ou aussi « mathématique
intérieure » ou encore « mathématique naturelle » se situe, dans la
pédagogie Freinet, à la rencontre de deux processus, tous deux dialectiques :
- d'une
part, une pratique tâtonnante venant des enfants, avec le dégagement progressif d'une
ligne théorique qui cherche à se différencier ;
-autre
part, l'itinéraire en sens inverse d'un éducateur qui, muni des éléments d'une
théorie (ici, la théorie mathématique), essaie de les rapporter à des pratiques pour
leur donner sens et vie.
De la
rencontre, plus ou moins aléatoire d'ailleurs, entre ces deux itinéraires, naît une
« mathématique personnelle » de l'enfant, qui vient surprendre, déborder,
enrichir, une théorie coupée, du fait même qu'elle est théorie, des pratiques vivantes
et actualisantes. Mais, dans le même temps, cette mathématique personnelle est située,
débordée à son tour par une théorie qui a subi une élaboration, un affinement
beaucoup plus poussés.
L'antagonisme,
la contradiction entre théorie et pratique ne sont plus au bout du compte, ils sont
immédiatement présents et par là, justement, féconds. La contradiction n'est certes
pas surmontée, mais médiatisée, dialectisée, véhiculée, prise en charge et assumée
dans son mouvement même.
L'activité
de l'enfant ne peut être « mathématique » que sur le fond du « savoir
mathématique » de l'adulte. Et inversement, la théorie ne peut être qu'un lien
formel et vide si elle n'est pas « informée », connectée, remise en cause
par les pratiques qui l'utilisent d'une certaine façon.
*
Parler de
la mathématique de l'enfant ne peut avoir de sens qu'à l'intérieur du couple
théorie-pratique qui fonctionne de façon dialectique, l'un des termes appelant
directement l'autre. Que l'enfant tâtonne dans certaines directions plutôt que dans
d'autres, c'est certes une évidence, mais l'enrichissement progressif de ses
tâtonnements, ne peut se voir, se lire que sur la ligne de fond d'une théorie
constituée, qui peut articuler entre elles les traces ou les actions. A son tour, la
théorie montre ses limites, son incapacité à saisir véritablement la dynamique du
sujet, elle est continuellement remise ainsi en cause, elle se remodèle en fonction des
mouvements mêmes qui l'ont fait exister.
Mais il va de soi que tout arrêt de l'un des deux processus ne
peut être que provisoire. Un arrêt définitif amènerait automatiquement une nouvelle
réification, un nouveau blocage. Que l'enfant s'arrête à un moment de ses
tâtonnements, cela peut être le fait d'un événement marquant, d'un accident dans le
cours de sa vie, cela peut être aussi le fait, extérieur, d'injonctions dogmatiques
imposées par le milieu adulte, de la famille ou de l'école. Rechercher la mathématique
personnelle de l'enfant ne saurait avoir de sens si on impose de façon autoritaire, tel
jour, l'acquisition de telle notion, avec l'aide de tel matériel conçu pour rétrécir,
limiter, infléchir, le sens des expérimentations en cours.
*
De la même façon, l'adulte ne saurait s'arrêter à un certain
endroit de ses connaissances théoriques. Là non plus, la recherche de la mathématique
personnelle de l'enfant n'existe plus si, muni d'un certain niveau théorique, on se met
à recueillir les tâtonnements des enfants, mais de telle sorte qu'on retienne tout ce
qui, du dire ou de l'action des enfants tombe dans des cases déjà construites, et qu'on
rejette tout ce qui disfonctionne, s'écarte de la voie royale qui importe seule.
Justement, au contraire, le dire qui ne tombe pas là où on le souhaiterait doit faire
signe, interroger, amener à plus de compréhension, plus d'approfondissement. Prendre en
compte toujours plus, et plus profond, sur des appels ténus et à première vue sans
grande importance, parait être l'attitude requise de l'enseignant qui souhaite assumer de
la façon la plus authentique les tâtonnements des enfants, pour mettre en évidence
toutes les richesses.
*
Donc, pas d'arrêt sur la chaîne de ces deux processus. Mais
pourtant, il faut, si l'on veut parler, s'arrêter à un moment, tout en sachant qu'un tel
moment est provisoire, ne donne qu'une saisie locale et partielle d'un mouvement plus
global. Et considérer que l'arrêt provisoire permet de faire le point, de marquer un
palier qui sera aussi une occasion de rencontre et de dialogue avec d'autres démarches
faites ailleurs, semblables ou différentes.
Il faut aussi, si on veut parler, prendre en compte le point de
vue de celui qui parle. Impliqué dans le mouvement, on ne saurait parler du point de vue
de la comète. Ni restituer la globalité du mouvement dans toutes ses implications.
*
Ces considérations permettent d'exprimer quelques points de vue
sur ce que pourrait être la saisie, forcément toujours partielle de ce processus global
que nous appelons la mathématique naturelle :
- point de
vue de l'adulte qui décrit une ou une série de recherches, sur un thème théorique, à
un niveau macroscopique, comme c'est le cas dans cette B.T.R.
- point de
vue de l'adulte qui cerne le comportement d'un ou plusieurs enfants au cours d'une ou
plusieurs recherches, collectives ou individuelles.
- point de
vue des enfants eux-mêmes qui décriraient, raconteraient comment ils ont vécu une
recherche.
- point de
vue d'adultes sur les différentes façons qu'ont les enfants de vivre, d'amener des
recherches.
-
prolongements donnés par des enfants à certaines démarches.
Et toujours
à chacun de ces niveaux, la mise en évidence de la dialectique pratique-théorie.
C'est la
saisie et l'évolution de ce mouvement perpétuel d'information mutuelle, avec la
permanence du primat de la pratique sur la théorie, qui me semble être ce qu'il nous
faut entendre, à l'I.C.E.M., par « mathématique naturelle ».
*
Le commentaire de Robiolle met donc l'accent sur l'aspect
essentiel de notre pédagogie des maths : les pratiques tâtonnantes, oeuvre du
« sujet producteur » comportent déjà cette dimension mathématique, cet
effet qu'on retrouvera, codifié, hiérarchisé, dans la théorie mathématique. Mais si
tout l'effort des créateurs du début du XXe siècle, était précisément de
détacher la théorie des pratiques qui l'avaient engendrée il importe de résister à
leur idéologie, de remonter le courant et de retrouver, en deçà, les pratiques
mathématiques authentiques, non encore théorisées, réifiées. Enlever à la théorie
son caractère idéologique, cela revient à la replacer dans son rapport dialectique aux
pratiques qui l'ont fait naître, et qui ne sont sûrement pas luvre exclusive
de quelques chercheurs, mais une véritable dimension que chacun porte en lui.
A la suite
de la précédente analyse et de l'éclairage qu'elle donne sur la « mathématique
naturelle », j'entends revenir sur le travail déjà relaté, pour ajouter quelques
commentaires et entamer par là une discussion à approfondir dans des travaux collectifs
ultérieurs.
*
La
question du point de vue :
Ainsi que
je l'ai indiqué, je cite essentiellement des démarches collectives. Ces démarches
étayées par des documents sont le reflet de la recherche telle que je l'ai vécue et vue
se dérouler. Si quelques itinéraires individuels se rattachent immédiatement, par une
continuité évidente, à la recherche (cf. par exemple le comptage en base 2 de Gabriel),
tous les itinéraires individuels qui prennent leur source dans la recherche collective,
n'ont pas été cités (ce que je serais d'ailleurs bien en peine de faire, les
résurgences d'un travail se faisant sentir souvent longtemps après, et à des moments
tout à fait inattendus !). Ces démarches, je les ai donc vécues sur le fond de mon
propre savoir théorique, qui m'a permis de donner parfois à la découverte des enfants
une certaine pertinence, qui m'a rendu plus réceptif à ce qui se passait et m'a aussi
permis de dialoguer et de renforcer les enfants dans leurs évidences. Les éléments
théoriques sous-tendus par ces recherches concernaient la topologie, la combinatoire, la
théorie des groupes. Il est bien évident aussi que d'autres points de vue théoriques
permettraient d'éclairer différemment ces travaux. Je pense en particulier à la
psychanalyse, qui pourrait peut-être parler utilement sur les travaux de la première
partie. (L'ouvrage de Sami Ali : L'espace imaginaire, paru chez Gallimard, cite des
cas un peu analogues et très intéressants). Toujours est-il qu'en restant dans l'optique
du point de vue qui est le mien, et qui ne saurait être qu'un point de vue (c'est-à-dire
forcément partiel), on peut mettre en lumière quelques éléments du rapport
théorie-pratique, et, en retour, quelques éléments sur le rapport pratique-théorie.
L'effet
mathématique :
Il me
semble que toute action humaine, se déroulant dans l'espace et le temps, ou se déployant
comme pensée par la médiation du langage, produit un effet lisible à l'aide de la
théorie mathématique. C'est là un effet parmi d'autres, qui peut être, suivant
l'intention donnée à l'acte, mineur et complètement enfoui, peu susceptible d'une prise
en compte, ou, au contraire, placé au premier plan. Le thème des parcours montre
justement cet effet dans ce qu'il a de plus élémentaire. Le déplacement d'un lieu à un
autre s'inscrit, fait trace, et cette trace n'est pas l'apanage d'un sujet doué de
réflexions, mais, bien plus, de tout être animé, soit par son propre mouvement, soit
par le mouvement qu'on donne momentanément. Alors qu'apparemment, de la part des enfants,
il ne semble y avoir qu'une activité tâtonnante assez irrationnelle et confusionnelle,
la géométrie, et plus exactement la topologie, permet, par le repérage des traces, de
discerner une organisation de l'espace en train de se structurer, un corps, celui de
l'enfant, qui se structure et se différencie parallèlement. Elle permet de lire la
distance prise par rapport à un monde dans lequel on se trouve plongé, les repères qui
émergent peu à peu, l'intérieur, l'extérieur, la continuité, la coupure, la
frontière. Le chemin de l'escargot n'a rien à voir avec l'escargot, aux yeux de
l'adulte, au moins, mais le chemin de l'école a à voir avec l'écolier, parce que vécu
suivant une certaine modalité, avec une coloration particulière. Le chemin de l'école
est celui qui sépare l'enfant de son milieu familial, mais aussi le mène vers un autre
milieu, peut-être agressif, peut-être sécurisant. Les traces, les dessins recueillis
montrent cette mathématique à luvre au sein même de l'affectivité.
Mathématique qui repère la matérialité de l'affectivité, "l'économie" de
l'affectivité, son organisation matérielle. Mais la théorie ne peut pas désigner
l'entier du processus. Elle en marque pourtant l'infrastructure, les soubassements, point
de départ ou point d'ancrage de la « politique » du sujet. A partir de là,
d'autres déploiements... qui invitent à rechercher du côté de ces coupures que sont
les répressions, les refoulements, les barrières sociales, familiales, les limites de
fonctionnement de l'institution-école, celles du maître, etc. Et encore, aucune de ces
explications ne serait probablement satisfaisante, pas plus que leur somme ou leur
synthèse. Il y a aussi la part de l'ailleurs, le désir de fonctionner, de s'accrocher à
ce qui fait signe : détail détaché de l'ensemble qui fait un appel auquel on vient
connecter dans l'instant sa réflexion, sa vie, ses pulsions, pour rejaillir ailleurs
l'instant suivant. Joie et pouvoir de se « brancher » de devenir le grand
organisateur, « le maître du monde » par le désir et la volonté duquel tout
s'organise ou s'effondre. Procès irréversible.
Processus
et produit :
La théorie
mathématique est susceptible de permettre la mise en évidence de « l'effet
mathématique » d'une démarche, en caractérisant le soubassement matériel de la
recherche. Mais ce soubassement matériel, cette trace qui constituent l'économie de la
recherche, la théorie mathématique ne se borne pas seulement à eux. Si elle permet, à
l'adulte qui l'utilise, de codifier l'effet, le produit de la démarche, elle peut aussi,
dans une certaine mesure, permettre la matérialisation de la démarche même. Elle
permet, dans une certaine mesure, sur la légitimité de laquelle il n'est pas sans
intérêt de s'appesantir, de qualifier ce qui est désigné ici par « la
politique » du sujet. En effet, la théorie mathématique s'occupe des ensembles
d'objets, mais aussi des relations entre les divers éléments ou entre les divers
ensembles. Et cette théorie des relations peut aussi, par un glissement d'importance,
considérer ces relations entre objets, entre éléments, comme de nouveaux objets qu'on
peut alors, à nouveau, mettre en relation... Et cela à l'infini. C'est ce qu'indique
aussi D. Sibony dans la citation suivante :
« On répète - on ressasse - que les maths modernes c'est
formidable parce que ça donne la priorité aux relations plutôt qu'aux objets. C'est
vrai que les mathématiques actuelles par rapport à leur présentation scolastique
d'autrefois ont brisé bien des barrières et qu'on n'y introduit pas d'objet sans
l'accompagner des transformations dont il est l'objet, des relations avec les autres, etc.
Bref, la « chose en soi » en a pris pour son compte qui était chargé. Mais
ce qu'on ne dit pas, c'est que la relation elle-même devient une nouvelle « chose
en soi », que les transformations elles-mêmes peuvent être traitées comme des
objets et que c'est même en cela que consiste le point de vue moderne. On peut faire des
calculs qui portent non seulement sur des nombres, des espaces, des formes, mais aussi des
théories »
Pourquoi
la mathématique, p. 130
Edition
10/18.
C'est donc
à un deuxième niveau que la mathématique nous permet de nous placer, dans la mesure où
elle permet la lecture et la codification de l'activité expérimentale elle-même.
L'enfant qui compare, associe, couple, transforme, met en relation, montre par là comment
il associe, couple, transforme ses propres actions, sa propre intervention dans son
milieu. Intervention susceptible donc d'une interprétation dans la théorie mathématique
même.
Ce point de
vue « moderne » a été d'une incontestable fécondité si on regarde par
exemple luvre de Piaget, et la part de la théorie mathématique dans cette
oeuvre. Dans « La représentation de l'espace chez l'enfant », J. Piaget met
en évidence ce rôle des actions que l'enfant opère sur l'espace, actions structurantes
qui sont le véritable « signifié » dans la construction de l'espace, et par
rapport auxquelles l'image ou le signe jouent seulement le rôle de
« signifiant ».
« La
géométrie de l'enfant est bien expérimentale, avant d'être déductive, mais toute
expérience n'est pas une expérience de physique. Les expériences initiales qu'engendre
l'espace sont, en effet, surtout des expériences faites par le sujet sur ses propres
actions, et consistant à déterminer comment ces actions s'enchaînent les unes aux
autres... Bien entendu, la lecture de l'expérience commence par se faire sur l'objet, car
la prise de conscience d'une action débute par la constatation de son résultat
extérieur et, en ce sens, ces expériences renseignent le sujet sur les caractères de
l'objet et sont bien des expériences de physique. Mais elles ne sont pas que cela, et il
suffit déjà que le fait physique constaté soit un peu complexe, pour que sa lecture
même suppose au préalable une coordination déjà poussée des actions. En plus des
connaissances acquises sur l'objet, ce que le sujet apprend dans l'expérience
géométrique, c'est donc, nécessairement aussi (et dans une mesure d'autant plus grande
que l'expérience est plus poussée), la manière dont ses actions se coordonnent entre
elles et se déterminent les unes les autres ».
La représentation de l'espace chez l'enfant
Piaget Inhelder PUF.
C'est
pourquoi, Piaget dégage, dans la construction de l'espace par l'enfant, des paliers qui
révèlent la complexification croissante des actions qu'il qualifie
« d'infralogiques ». Il n'est pas question ici de s'appesantir sur ce terme ni
de reprendre ce qu'entend par là Piaget. Disons simplement que ces opérations, ces
actions infralogiques permettent successivement , par un processus continu au cours duquel
les structures s'impliquent et se hiérarchisent, la construction de l'espace topologique
qui engendre ensuite l'espace projectif et ensuite l'espace euclidien. Ce processus
infralogique est d'ailleurs à mettre en parallèle avec celui, qualifié de logique, qui
permet la construction et le détachement progressif de l'objet et du nombre. Il n'est pas
question ici, non plus, de remettre en cause ce processus de construction de l'espace, qui
permet effectivement, un repérage utile de l'action, du comportement des enfants qui
expérimentent. Il est question seulement de marquer ses limites, de montrer qu'il ne
permet pas de « tout » décrire et comprendre de la « politique »
du sujet. Sami Ali partage ce dernier point de vue lorsqu'il écrit (L'espace imaginaire,
Gallimard), parlant de la construction de l'espace telle que la décrit Piaget :
« Certes,
il se peut qu'on constate çà et là certains « résidus » des stades
antérieurs, une « confusion » entre deux niveaux d'organisation différents,
voire même des mouvements de régression... Mais cette constatation n'en reste pas moins
affectée d'un signe négatif, pour autant que, selon Piaget, elle constitue l'exception
et non la règle ».
*
Or,
justement, le champ de recherches ouvert par l'enfant est plein d'exceptions, dans
lesquelles S. Ali voit le travail de l'inconscient. Sans s'avancer jusque là, on peut
dire pourtant que les paliers atteints ne sont jamais d'une netteté absolue. C'est ce
qu'on peut constater dans des travaux fortement marqués par l'affectivité, c'est ce
qu'on peut constater aussi lorsque l'enfant travaille sur un matériel structuré de telle
sorte que le champ d'actions du sujet est très limité : on croit alors telle notion
effectivement construite, tel palier enfin atteint, grâce au matériel. En fait, très
souvent, il n'en est rien, et les mêmes « errements » reviennent dès
l'abandon des manipulations. Il en est de même aussi lorsqu'on pense que les enfants
raisonnent sur les relations entre objets promues elles-mêmes comme nouveaux
objets : la recherche sur les parcours des patins à roulettes a fait surgir de tels
nouveaux objets : par une remarquable anticipation, cette fois-là, les enfants
avaient dégagé la composition des actions qu'on faisait subir aux parcours, et cela,
quel que soit le parcours référence choisi, support de la composition d'action. Mais,
bien plus tard, et à la suite, pourtant, d'un nombre important de recherches où
intervenait de même la composition d'actions, ils montraient la difficulté qu'ils
éprouvaient à pratiquer « l'abstraction », à se dégager de la
matérialité du signe, à travers laquelle s'effectue le décollement de la réalité
matérielle. On ne donne pas vie séparée à des relations qui n'existent qu'à partir
d'objets sans une opération mentale qui abstrait ces objets supports, fait le vide des
soubassements. Et quand bien même cette opération serait faite, elle n'en laisserait pas
moins subsister, dans l'ombre de l'inconscient, ou dans le recours aux évidences
« matérielles », la présence obsédante de la matérialité, non seulement
signifiante, mais aussi signifiée . Donner la parole à l'enfant, face à la théorie,
cela évite que la théorie ne lui confisque trop rapidement son originalité, sa vie,
pour fossiliser son champ d'action, sa « politique de sujet ».
*
« Mais
que dire lorsque ce mouvement, cette traversée, sont circonscrits, rabattus, écrasés et
qu'il ne reste que l'adoration des objets fétiches produits ? » déclare D.
Sibony en constatant que telle est la fonction de l'enseignement de la mathématique tel
qu'il est perpétué à l'heure actuelle.
Après lui, on ne peut que prendre conscience de ce danger permanent d'absorption des pratiques signifiantes, de la mathématique naturelle, par la théorie. Absorption facile, toujours rassurante, trop rassurante même, qui nous permet d'affirmer de façon péremptoire : « A tel âge, la mathématique de l'enfant, c'est ceci, ou cela ! ». Face à des certitudes trop évidentes, l'inquiétude, la recherche, l'interrogation permanentes sont le seul antidote possible. Elles invitent à poser avec insistance la question : « Qu'est-ce qui est concret, et qu'est-ce qui est abstrait, pour l'enfant ? ». A cette question, j'ai essayé ici, de donner une réponse, nécessairement partielle. Elle appelle d'autres débats, d'autres réponses que notre pratique coopérative devraient permettre d'élucider.