Collection

DOCUMENTS

DE L’INSTITUT COOPERATIF

DE L’ECOLE MODERNE

PEDAGOGIE FREINET

 

 

N°5 Rapport de la Commission animée par

Clem. BERTELOOT et Michel BARRE

 

 

Aspects thérapeutiques

de la pédagogie Freinet

 

 

BIBLIOTHEQUE DE  L’ECOLE MODERNE

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ASPECTS THÉRAPEUTIQUES DE LA PÉ DAGOGIE FREINET

 

Documents présentés par la commission animée par Clem. Berteloot et Michel Barré, au congrès de l’ICEM - Pédagogie Freinet à Tours en avril 1967.

 

Ce livre contient la totalité des documents rassemblés au congrès de Tours et que les limites horaires d'une séance plénière n'avaient pas permis de présenter intégralement.

 

NOTRE POSITION FACE AUX

« SPÉCIALISTES » DE LA PSYCHOTHÉRAPIE

 

Lorsque nous parlons des effets thérapeutiques de la pédagogie Freinet, il n'y a point chez nous de parti pris de minimiser l'apport de toute la psychologie et des sciences de l'éducation, mais, nous n'y trouvons pas toujours nous, instituteurs, la clef pratique pour une meilleure connaissance de l'enfant. Cette connaissance de l'enfant demeure pourtant indispensable pour accomplir notre travail de la façon la plus efficiente, sans risques graves d'erreurs... car, remarque Wallon : « L'enfant ne sait que vivre son enfance. La connaître appartient à l'adulte... Mais qui va l'emporter dans cette connaissance, le point de vue de l'adulte ou celui de l'enfant ? »

 

Il a donc fallu, pour Freinet, promouvoir une pédagogie destinée aux éducateurs du peuple. Ceux-ci ont eu à solutionner tant bien que mal « les contradictions inscrites dans le grand problème de l'éducation, sous ses aspects intellectuels, sociaux, humains ».

 

« Il est toujours difficile, rappelle Freinet dans son Essai de psychologie sensible, pour le primaire formé à l'épreuve des faits, de faire irruption dans le monde fermé d'une culture spécialisée. Sa présence au milieu des initiés, pour autant qu'on veuille bien la remarquer, risque à tout instant d'alimenter le ridicule, et dans le meilleur des cas, de susciter le scandale qui a tôt fait de régler son sort à l'intrus. »

 

Et les remarques, d'ailleurs justifiées, signale Michel Barré, ne manqueraient pas de fuser :

 

« D'abord, nous dirait-on, d'où détenez-vous la compétence de psychothérapeute ? Les enseignants n'ont pas toujours une formation d'enseignant... quant à leur formation psychiatrique, elle est en général inexistante... et il ne faut pas confondre la curiosité et le vernis des études psychopédagogiques avec une formation solide. Un mauvais maître peut commettre des désastres pédagogiques... qu'en serait-il alors d'un psychologue incompétent ?

 

* Un deuxième argument nous serait opposé : les enfants de nos écoles ne sont pas, en principe, des malades mentaux et les méthodes psychiatriques n'ont rien à faire chez nous.

 

Certes, sans prétendre avec Knock qu'un être sain est un malade mental qui s'ignore, il est difficile de fixer une frontière entre le normal et le pathologique. D'ailleurs, tous les grands théoriciens de la psychiatrie moderne ont évolué du secteur de la maladie à celui de la prévention et ont élargi leur théorie à une hygiène de la vie mentale. Il suffit de rappeler l'influence sur l'éducation et la vie de tous les jours, des théories sexuelles de Freud, du complexe d'infériorité d'Adler, du psychodrame de Moreno, et plus récemment de la non-directivité de Rogers. Cet élargissement de la psychiatrie au domaine normal mériterait d'ailleurs des réserves que ne ménagent pas toujours les engouements passagers.

 

* D'autre part, les enfants ne viennent pas à l'école pour une psychothérapie. L'école est obligatoire, et cette obligation ne serait pas sans retentir sur le succès d'un traitement ; l'école a des buts différents, étrangers à une psychothérapie.

 

* Même si un traitement était souhaitable, la nature même de la classe ne permettrait pas une psychothérapie classique : les groupes sont souvent trop nombreux, aussi bien pour une psychothérapie individuelle que collective.

 

* Enfin l'éducateur étant partie prenante dans l'éducation, ne peut être à la fois celui qui soigne et celui qui forme. »

 

Il nous faut donc lever de suite l'ambiguïté que soulève l'adjectif « thérapeutique » et affirmer que nous le voyons dans un certain sens, un sens qui n'a aucune parenté avec celui que lui accordent les psychothérapeutes de profession.

 

 

CE QUE NOUS ENTENDONS PAR

THÉRAPEUTIQUE DE NOS TECHNIQUES

 

Cet adjectif caractérise dans notre langage un des aspects de l'éducation, telle que nous l'entendons : une éducation touchant l'individu dans sa totalité physique, affective et mentale, et tenant compte de la personnalité de ceux qui entourent l'enfant et des liens qui se sont noués entre eux.

 

Signalons ici, précise Maurice Pigeon, docteur en psychologie, que le docteur Brock Chishom, Directeur Général de l'Organisation mondiale de la santé, définit ainsi l'éducation :

 

« Un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ; (elle est) assistance apportée par le milieu a la croissance psychologique de l'être humain pour lui permettre l'épanouissement d'une personnalité originale et riche, individuellement et socialement normale. »

 

Et le docteur Brock Chishom de conclure :

 

« Les données de la science psychosomatique en révélant l'influence du psychisme sur l'organisme, confèrent à l'éducation un véritable rôle de médecine préventive pour l'individu et la société. »

 

Ainsi, nous l'avons vu dans la définition du docteur Brock Chishom, l'éducation bien comprise dans ses intentions, doit admettre que tout comme il existe une santé physique, il faut tenir compte d'une santé mentale à maintenir en équilibre. Et si une santé normale se conçoit, caractérisée par une absence de troubles, l'on peut fort bien évoquer une santé effective ou positive, qui est plus, ou mieux, celle qui permet à un petit Patrick de 5 ans, de ressentir profondément son bonheur.

 

« Moi, je sais comment ça se passe quand on est heureux.

On est en forme,

On sent ses muscles qui s'écartent,

Les yeux commencent à briller...

Et le coeur se met à rire !

 

« Et moi, ajoute Jean-Luc,

Moi je suis bien, je suis bien,

Quand j'ai une grande « joyeuseté ».

 

On ne peut parler de « santé positive », remarque notre camarade Maurice Pigeon, que si on a la preuve qu'un sujet utilise à fond ses capacités ou s'emploie au mieux à y parvenir. Cette notion de « santé positive » (l'expression est de Dorothy Conrad) implique une composante éducative ou pédagogique qui intéresse à la fois l'école, la famille, le milieu social (composantes essentielles de la pédagogie Freinet).

 

Mais s'agit-il pour nous d'être des psychiatres à la petite semaine, d'interpréter à tort ou à raison les actes des enfants ?

 

QUE SE PROPOSE LA PÉDAGOGIE FREINET ?

 

Elle se propose de trouver les techniques qui lui permettront de découvrir comment l'enfant réagit aux changements de milieu interne (c'est-à-dire physiologique), et externe (c'est-à-dire social), « comment il fait constamment le point expérimental des forces antagonistes, afin de rétablir son indispensable équilibre ».

 

Dans le monde moderne cet équilibre de l'enfant est fortement compromis par un ensemble de conditions contraignantes et d'interdictions, qui pèse sur l'enfant. Le nombre des déséquilibrés, non pas des déséquilibrés congénitaux, mais d'enfants atteints dans leur équilibre sous l'empire de causes diverses s'accroît continuellement.

 

Nous ne ferons pas ici le procès des conditions de vie moderne, inacceptables, imposées à l'enfant et qui se répercutent sur son psychisme. L'insécurité qu'elles créent, déclenche en chaîne des réactions d'instabilité, d'agressivité, que l'enfant dirige contre la société ou contre lui-même... Alors il devient nerveux, ou apathique, excitable, et souvent inapte à la vie familiale. Sur le plan scolaire se crée parfois une dangereuse inhibition de ses facultés intellectuelles.

 

La première mission de l'école, dans ce monde où l'on n'a pas sauvegardé la place de l'enfant c'est, avec l'épanouissement et ce mieux-être cité plus haut, cette santé positive, le redressement, la « rééquilibration ».

 

Nous n'atteindrons ce rétablissement d'un équilibre fortement compromis que si nous parvenons à retrouver « ce fil d'Ariane qui nous permet en toutes circonstances de mieux comprendre le comportement des enfants et des hommes, donc de réagir plus sainement, en évitant les erreurs qui entravent la montée de l'être ». (C. FREINET).

 

Dans la pédagogie Freinet, ce fil d'Ariane c’est l'Expression Libre

 

Or, nous fait observer le professeur Mauco, l'enfant perturbé en général ignore les causes de sa perturbation : il est agi par elle plus qu'il ne la connaît. Seule, l'expression libre permettra à l'enfant de libérer spontanément ses tendances, face à l'éducateur, qui aura ainsi la possibilité de connaître chaque individu dans sa plénitude et dans ses drames.

 

Ce fil d'Ariane, Freinet l'a trouvé dans sa conception de l'école, « communauté basée sur le travail, techniquement organisée, pour permettre à l'enfant un tâtonnement expérimental constant, dans un climat favorisant la créativité et l'expression spontanée ».

 

L'enfant s'exprime devant ses pairs, ses compagnons - toute compétition ou concurrence est exclue - le maître, compagnon lui aussi est un ami ainsi se normalisent des relations sécurisantes, nécessaires au développement humain et à son conditionnement social.

 

Ceci suppose une nouvelle organisation scolaire et de nouvelles pratiques pédagogiques, la suppression de la discipline autoritaire, de l'enseignement scolastique et, je cite le professeur Mauco – « du climat hiérarchisé et féodal qui font du maître un adulte contraignant, un adversaire, et perturbent les relations humaines qui dans ce climat scolaire restent tendues et hostiles... »

 

On ne peut mieux caractériser ce climat scolaire que Freinet s'est acharné à dénoncer, replaçant maîtres et élèves dans un véritable climat de coopération ; le maître débarrassé de la férule de l'autorité devient celui qui aide et conseille. C'est la pédagogie de la main tendue.

 

Alors le maître pourra :

 

- permettre à l'enfant à travers une activité librement choisie, son plein épanouissement,

- ainsi mieux connaître l'enfant et son milieu,

- établir des relations humaines sécurisantes, donc socialiser l'enfant,

- enfin, contribuer « au déblocage » de certaines tensions affectives chez des élèves perturbés, ou simplement exalter cette « santé positive » que nous citions plus haut.

 

Par les témoignages qui vont suivre, qui ne sont - nous insistons sur l'adjectif - que des témoignages pédagogiques, nous essaierons de montrer comment, de l'expérience de chaque jour, peut naître cette « rééquilibration » qui permettra à l'individu de poursuivre son évolution, en permanence et au-delà de l'école...

 

A L'ÉCOLE MATERNELLE

 

A l'école maternelle, libérée des contraintes des programmes, où l'on s'ingénie à promouvoir une pédagogie fonctionnelle, les exemples de réduction de traumatismes semblent moins nombreux qu'à l'école primaire. C'est surtout, comme nous le disions plus haut, une assurance de santé positive, « qui est plus, qui est mieux », qui éclate dans la plupart des oeuvres spontanées des enfants.

 

Pourtant, souvent, ces explosions de mieux-être sont parfois précédées de liquidation de séquelles de maladies, de conflits nés dans le milieu scolaire ou familial.

 

Voici le témoignage d'Yvonne Gloaguen, institutrice d'école maternelle à St-Philibert dans le Finistère. Elle raconte simplement ce qu'est devenue une enfant de 3 ans (déjà bloquée par le milieu familial) à mesure qu'elle bénéficiait du climat de libération psychologique née de l'expression libre, en particulier de l'expression corporelle et du dessin libres, réalisés face au groupe aidant que constituent la maîtresse et les élèves d'une classe Freinet.

 

La petite arrive à l'école le mois de ses 3 ans. Sa maman me prévient : « Son enfant ne parle pas encore, se mouille toujours, ne prévient même pas d'un geste pour ses besoins ».plus tard elle nous dira : « Elle est têtue, très têtue ».

 

Dès les premiers jours de classe, ce qui m'étonne, c'est que la petite ose à peine se mouvoir, même dans la cour de récréation où elle ne joue pas ! Ce qui est bien étrange à cet âge. L'enfant est là, dans un coin de la cour ou du préau quelque peu recroquevillée, les jambes serrées comme si elle voulait retenir couche et culotte plastique qui doivent certainement la gêner.

 

Cette petite, quoique toujours très soigneusement et coquettement habillée, fait vraiment pitié par son attitude bloquée. Elle ne répond à mes questions que par un vague signe de tête, toujours le même.

 

Il me faut rechercher les causes de cet état.

 

J'apprends que c'est une enfant que la maman n'avait pas désirée. Lorsque X... était bébé, elle était trop peu souvent promenée ; et, quand la maman s'absentait pour des courses même longues, en voiture, elle la laissait seule au berceau, pleurer.

 

J'apprends aussi que, maintenant, à son retour de l'école, aussitôt après le goûter, la maman la couche et X... doit rester au lit jusqu'au lendemain matin.

 

Je savais que la maman de cet enfant avait également parlé très tard, vers 6 ou 7 ans (enfant non désirée de mère célibataire et infirme ; imaginez le drame il y a 30 ans dans un petit village ! D'ailleurs la maman est morte 2 à 3 ans après la naissance et l'enfant a été élevée par la grand-mère à la ferme).

 

Je suis depuis plus d'une dizaine d'années au pays et je connais assez bien les familles.

 

Donc, comme la maman de X... a parlé tard, elle ne s'étonne pas que sa fille fasse de même.

 

Et le papa de la petite ? Il est absent 10 mois sur 12 ; il est à Dakar où il pratique la pêche au thon comme beaucoup de marins d'ici.

 

Depuis son arrivée à l'école fin février, jusqu'à Pâques, la petite fréquente régulièrement la classe. Nous avons mis plus d'un mois à l'éduquer seulement pour uriner. Je dois préciser que l'enfant connaissait déjà la femme de service et que celle-ci a eu beaucoup de patience et de douceur envers l'enfant.

 

D'ailleurs, au bout de quelque temps la maman nous dit que le soir, sa fille lui fait comprendre par le mouvement et le bruit des lèvres qu'on lui donne des baisers à l'école. J'en profite pour dire à la maman que sa fille n'est pas têtue comme elle le pense mais qu'elle a besoin qu'on s'occupe d'elle, qu'on l'encourage dans ses progrès.

 

La visite médicale scolaire a lieu alors et le docteur signale à la maman que son enfant est quelque peu anérniée et qu'il faut la fortifier.

 

En effet, en classe l'enfant n'a aucune initiative aucun élan, elle reste assise sur une chaise si je ne lui suggère pas une activité ; elle manque de vitalité.

 

Les moments de la journée où ses yeux brillent d'un peu d'intérêt sont les moments d'évolutions (évolutions est le terme utilisé en maternelle pour désigner les séances d'éducation physique, rythmique). Comme j'ai les enfants de 2 à 4 ans 1/2, nous faisons beaucoup d'évolutions, car plus l'enfant est jeune, plus il se fatigue vite à rester dans une même position (assise ou debout), dans une activité. Je laisse les enfants évoluer librement comme je les laisse dessiner, peindre ou modeler.

 

Je remarque que la petite aime beaucoup sauter à pieds joints. J'ai appris que le saut est un excellent exercice de coordination motrice. X..., plus que tout autre a besoin d'éprouver son corps dans sa totalité.

 

Comme je dis – « Regardez Alain, il saute haut, sautons haut comme lui », je dis aussi : « Regardez X..., elle saute bien aussi, sautons comme elle. »

 

Ainsi la petite est encouragée comme chacun de ses camarades dans ses mouvements ou ébauches de mouvements. Et peu à peu, l'attitude crispée des bras et des mains s'atténue et les bras commencent à suivre le mouvement général du corps en avant.

 

Les spécialistes de l'éducation physique disent que les sauts avec mouvements de bras sont un excellent exercice de détente générale. Et si la petite X... aime tant évoluer en sautant autour du préau, c'est qu'elle en éprouve le besoin, oui elle a grand besoin de se détendre. Et bientôt je remarque qu'en récréation elle s'occupe - toujours seule - à courir dans plusieurs directions. Puis, plus tard, au cours de ses évolutions libres en pas courus, elle essaiera quelques ébauches de sautillés, de galop.

 

En mai et juin les enfants sont tellement nombreux, 35-40 présents avec plusieurs tout petits de 2 ans, que je ne peux m'occuper de X... comme je le voudrais et elle fait alors peu de progrès. La classe est trop bruyante (pleurs des 2 ans) et les enfants sont fatigués par le bruit et la chaleur des beaux jours.

 

Je ne reprends ma petite classe maternelle qu'au mois de février 67.

 

La petite fille a été assez longtemps malade (oreillons, coqueluche) et c'est pourquoi elle ne revient en classe que fin février. Elle n'adresse toujours aucune parole à ses voisines de classe, en récréation, elle ne joue avec personne, elle s'amuse seule à rouler un pneu. Elle a pourtant 4 ans maintenant.

 

La fillette, visiblement affaiblie par sa récente coqueluche, manque encore de vitalité. En classe, elle reste assise et ne se lève pas pour aller à un atelier. Ses graphismes sont bien loin d'être ceux des camarades de son âge ; ils me déconcertent. Ils se limitent à de petites formes circulaires et quelques petits traits qui occupent peu d'espace (à peine un quart de la page).

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La visite médicale scolaire a lieu au courant du mois de mai comme l'an passé. Heureusement, car le docteur signale à la maman 1 que son enfant est anémiée, qu'il faut la fortifier énergiquement et qu'elle ne devra pas manger à la cantine pendant un certain temps. Car X... mangeait à la cantine tous les jours quoique n'habitant pas loin de l'école, que la maman soit constamment au foyer et dispose en permanence d'une voiture.

 

J'essaie alors de faire comprendre à la maman que sa petite ne peut faire de progrès dans son parler et dans ses dessins que si elle se porte bien. Et j'ai pensé à cette belle phrase du Dr Berge : « La meilleure vitamine de croissance est la tendresse maternelle». Mais peut-on donner ce qu'on n'a pas reçu soi-même ?

 

 

L'enfant reste alors à la maison un assez long moment pendant lequel on lui fera une série de piqûres pour la fortifier. Une parente m'apprend que le docteur a donné des conseils à la maman pour la nourriture de ses enfants (la grande soeur, 6 ans, a aussi besoin d'être fortifiée).

 

Lorsque X... revient à l'école, elle a meilleure mine. Je demande : « Mange-t-elle mieux maintenant ?

- Oui un peu mieux, me répond la maman, mais pas tellement encore. »

 

Et avec ma collègue de grande section et la maman, nous parlons nourriture, des mets à varier, etc. Je m'adresse aussi à la petite pour lui dire qu' « il faut manger plus pour grandir, pour faire de beaux dessins, pour bien danser, etc. » Et dès lors je demande souvent à la maman si sa petite a meilleur appétit, car à l'école, à 10 h 15, elle boit bien sa tasse de lait et mange sa tartine de compote comme les autres, tous les jours.

 

Les moments de la journée où la petite paraît éprouver le plus de joie sont les moments d'évolutions libres, et, en récréation, elle continue à essayer de sautiller surtout quand elle ne sait pas que je la regarde. De temps à autre je vais cependant vers elle pour l'encourager et je note alors quelques progrès au fil des jours. Un jour je dis à la maman que sa fille aime bien danser. « Oh ! oui, me répond-elle aussitôt, le soir, quand elle rentre de l'école, elle s'amuse à danser. »

 

« La brèche s'ouvre », ai-je pensé. Freinet nous a maintes fois répété qu'il faut pour chaque enfant trouver la brèche par laquelle le torrent de vie s'écoulera.

 

Et si la fillette ne parle toujours pas à l'école (à la maison elle essaye de dire quelques mots) son attitude cependant s'enhardit : elle cherche à évoluer plus près de moi et son regard brille de plaisir lorsque je fais remarquer à ses camarades : « Regardez comme X.. sait sauter d'un pied maintenant. » En récréation elle s'approche des groupes de jeux, écoute et regarde mais ne participe pas encore.

 

Un matin de la fin mars, vers 9 h 40, après notre séance matinale d'évolutions, je remarque que la petite, comme quelques camarades, se dirige bien rapidement vers le grand tableau pour dessiner.

 

Et je la vois faire un grand mouvement de bras qui donne ce tracé de la craie sur une hauteur de 25 cm environ et une largeur de 10 cm.

 

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Jamais encore au tableau elle n'avait accomplit de geste aussi ample pour dessiner. Ensuite elle ajoute deux petites formes rondes en haut et deux traits en bas.

 

Je détourne un instant mon regard pour qu'elle ne sache pas que je la regarde, pour ne pas briser son élan ; mais, quelques secondes après je sens quelqu'un me tirer la blouse dans le dos ; je me retourne. C'est X... à mon grand étonnement, car, jamais elle n'était venue me montrer un dessin ou me solliciter d'un geste pour voir une de ses réalisations ; mais mon étonnement est à son comble lorsqu'elle me dit : « Madame, j'ai fait une maman », une phrase entière donc et bien dite alors que je n'avais entendu comme parole, jusqu'à présent, que le mot « maman » murmuré à voix basse.

 

Je dis alors à toute la classe : « Regardez le tableau, X.. a dessiné une grande maman aujourd'hui. »

 

Maintenant, ai-je pensé (et espéré) , X... va peut-être enfin « se socialiser », c'est-à-dire jouer avec les autres et participer à la vie de la classe, l'un et l'autre faits étant étroitement liés.

 

Quelques jours après la rentrée de Pâques, je remarque, lors d'un moment d'évolutions libres à deux, que X... recherche visiblement une partenaire ; mais comme elle n'a pas de camarade particulière, personne ne s'avance vers elle. je lui suggère alors de danser avec son voisin de quartier Y... un gros garçon de 3 ans 1/2 qui recherche peu la compagnie. Et les deux enfants dansent ensemble avec beaucoup de plaisir. Ils tournent si vite qu'ils en rient très fort.

 

Un autre jour, en récréation, je m'aperçois que la petite joue avec L.... petite fille de son âge qui a des difficultés d'élocution. Elles s'amusent à empiler des pneus.

 

Plusieurs jours de suite, en récréation, je constate que la petite joue encore avec L... puis avec deux autres enfants à faire rouler chacune leur pneu. Une fois je m'aperçois que X... et F... courent toutes deux ensemble d'un bout à l'autre de la cour le plus rapidement possible. A la fin de la récréation je leur demande :

 

« A quoi jouiez-vous ?

- On a joué à courir », m'a répondu la camarade F... Celle-ci a bien besoin de courir également (enfant « très couvée », le contraire de X ... ).

 

Depuis la mi-avril un événement heureux pour la petite m'aide à continuer et à accélérer cette socialisation : c'est la présence du papa. Il est rentré de Dakar et est en vacances pour un mois seulement.

 

Et la petite devient plus souriante, plus gaie à l'école. Un matin, à leur entrée en classe deux enfants m'ont dit : « On a entendu le coucou »,

- Moi aussi, ont dit plusieurs autres,

- Moi aussi, a dit X... bien fort également et avec un grand sourire.

 

Enfin donc X... parle et participe à la vie de la classe. Les jours suivants elle dira encore « moi aussi » au cours de nos conversations familières. Et cette même semaine je m'aperçois qu'elle va d'elle-même à l'atelier qu'elle a choisi. En récréation, elle joue de plus en plus avec ses camarades ; elle leur parle mais je ne peux savoir ce qu'elle dit car lorsque. j'approche, elle s'arrête, en souriant ! et puis, ses camarades ne la comprennent pas encore bien.

 

Sur cahier ou sur feuille, les dessins libres et les peintures de la petite occupent peu à peu plus de surface et, lentement les graphismes s'enrichissent.

 

Un matin de fin mai, après lui avoir donné un cahier neuf elle fait le dessin de son papa en première page. (voir p.14)

 

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Cette fois les camarades ne peuvent lui dire : « Tu n'as pas fait les bras ou les cheveux ou les pieds... » ils y sont.

 

En évolutions elle s'exerce moins longuement à un même déplacement, elle passe plus rapidement d'un mouvement à un autre. Elle cherche de plus en plus à imiter les évolutions nouvelles inventées par ses camarades, évolutions que nous reprenons en commun pour la socialisation de la création individuelle.

 

«  Mais on n'imite pas indistinctement tous les gestes dont on est témoin » a écrit Freinet.

 

Un matin la petite réussit même à imiter le garçon le plus âgé de la classe (8 mois de plus qu'elle) ; elle évolue comme lui autour du préau en pas chassé (pied droit chassant pied gauche en avant) et avec circumduction des bras en arrière. Et je l'encourage une fois de plus.

 

Un autre fait m'a procuré grand plaisir début juin. Dans le couloir, avant d'entrer en classe, je vois X... et ses amies marcher toutes trois ensemble en se tenant par le cou, la petite X... est au milieu toute souriante.

 

Cette troisième semaine de juin, la petite a voulu chanter librement comme ses camarades, « moi aussi » a-t-elle dit bien fort encore ; mais, sans doute encore intimidée par le silence de ses camarades à l'écoute, elle n'a finalement osé prononcer que quelques paroles.

 

Certes, il reste encore beaucoup à faire pour retrouver un plein équilibre, mais quel chemin déjà parcouru. Je n'aurai pas X... dans ma classe l'an prochain, dommage, j'aurais tellement voulu assister à ses premiers chants !

 

*

 

Ecoutons maintenant le docteur Claude Nachin, médecin des Hôpitaux psychiatriques, relatant une expérience qu'il a suivie dans la classe de sa femme, institutrice « Ecole Moderne » en grande section à l'école maternelle.

 

« Outre mon émerveillement pour les productions artistiques et l'expression verbale des enfants qui ferait sourire amis comme critiques, j'ai trois remarques d'ordre médico-psychologique à faire :

 

1°. Les enfants inhibés, quasi muets, s'épanouissent dans une telle classe, et deviennent peu à peu capables de s'exprimer verbalement : telle une fillette anxieuse, élevée par une mère présentant une névrose obsessionnelle, qui anime avec fougue les marionnettes libres.

 

2°. Les enfants instables se déplacent davantage que la moyenne, d'un atelier d'activités à l'autre, mais même si la classe est chargée, ils n'y sont pas perturbateurs comme dans une classe traditionnelle... dans ces conditions ils ne sont pas rejetés, ni par le maître, ni par le groupe, et peuvent s'améliorer.

 

3°. Les maladaptations scolaires se réduisent à celles dues à des handicaps physiques ou mentaux graves, dont le taux est de 2 à 3% dans la population, ce qui nous éloigne beaucoup de la tendance à penser qu'un pourcentage élevé d'enfants relèverait d'un enseignement spécial.

 

Pour aller au-delà de ces constatations bien modestes, je forme le voeu que nous ayons bientôt non seulement davantage de classes, mais beaucoup d'écoles complètes utilisant la pédagogie Freinet. »

 

*

 

Nous passerons directement des témoignages de l'école maternelle à ceux du second degré, nous réservant, comme exemples attestant la durée de certaines guérisons, ceux de l'école primaire, pour lesquelles un certain recul dans le temps permet à leurs auteurs d'en assurer l'authentique solidité.

 

AU SECOND DEGRÉ

 

Libération par le texte libre, témoignages de Roland Vernet, professeur de 4e  au                         CEG de La Londe (Var).

 

Ils reflètent à quelle perspicacité, 5 mois de textes libres ont amené ces adolescents, qui analysent avec finesse, la valeur du texte libre, les transformations opérées en eux, considérant non seulement l'acte de création mais sa projection dans le groupe. Tous disent la joie qu'ils éprouvent à écrire, à se raconter, à dire leurs pensées sur les problèmes qui les agitent. Tous condamnent la rédaction traditionnelle.

 

« Le texte libre, dit Christian, est pour moi un réel plaisir... chacun écrit ce qui lui plaît... ce qui vient du fond de son coeur, et écrire sans y être forcé supprime cette pression et provoque un relâchement dans les « boîtes à pensées »...

 

La plume est guidée toute-seule par nos sentiments, notre mémoire visuelle et toutes ces petites choses qui flânent en nous, qui parfois se détendent comme un ressort et qui sont bien complexes à expliquer. »

 

La pratique du texte libre a permis à chacun de s'affirmer d'une façon originale, de réussir dans son entreprise volontaire, d'être assuré d'une aide collective pour dominer ses faiblesses. Cette certitude d'être écouté, de ne plus être « l'âne de la classe » comme l'écrit Patrice, leur fait connaître la joie exaltante d'écrire, de découvrir leurs propres dimensions et les a entraînés à vouloir atteindre des sommets de plus en plus hauts.

 

« Je pense que c'est un bon système les textes libres, parce que j'ai une liberté d'écrire ; je sens que le sujet qui est dans ma tête est bien à moi », dit Jean-Claude.

 

Par cette adhésion à une technique de travail, l'enfant jusqu'alors sans cesse guidé, devenu infirme par l'autorité de l'adulte, retrouve sa dignité. Cet acte volontaire lui donne le sentiment d'une victoire sur lui-même.

 

« Un samedi après-midi, écrit Robert, la tête sur mon bureau, je rêvais, quand tout à coup une flamme jaillit en moi... je me mis à écrire... J'avais envie d'écrire, de révéler ma pensée... Parfois les mots manquaient… vite un diction naire. Quand vint le lundi, j'avais joie à présenter mes pages au professeur. J'avais écrit pour la première fois par ma propre volonté… »

 

Eliane prend conscience de la responsabilité qu'elle se donne :

 

« Le texte libre est pour moi un genre de contrat que j'engage avec le professeur, une résolution que je me propose de tenir. »

 

Cet acte libérateur qu'est la création spontanée voulue, acceptée, permet à l'enfant de se réaliser pleinement, car il est suivi de la communication faite à ses égaux. On pourrait évoquer le journal intime qui permet de s'épancher… mais il y a repliement sur soi- même et peu d'adolescents en tiennent un (Note du rapporteur : il semble pourtant que lorsqu'on vise une libération profonde, véritable catharsis, on n'atteigne ce palier des profondeurs que par une non violation des secrets de l'enfant, comme le prouvera plus loin le témoignage de Le Boheci). Joëlle, que son caractère prédisposerait à écrire pour elle-même, sent ce dépassement qui lui permet la communication de ses textes :

 

« Ce mot (texte libre) évoque pour moi des moments très agréables, quelques instants de tranquillité, de liberté, de relaxe. je me sers de lui quand j'ai de la peine, je m'ennuie ou quand je suis en colère… Il est pour moi « mon fétiche de secours ».

 

Cette habitude de faire des textes libres, je l'ai prise…

 

Joëlle parle « d'habitude de faire des textes libres ». Pour ses camarades, cette expression libre est devenue une technique de vie : leur esprit est sans cesse en éveil, ils ne passent plus dans le monde d'une façon passive ; ils veulent témoigner. Mais le choix du sujet est affaire délicate, et beaucoup avouent leurs tourments quand ils se décident à écrire... quand ils s'imposent d'écrire : Patricia écrit :

 

«Lorsque je dois écrire un texte j'y songe quelques jours à l'avance. En faisant ma chambre ou en me promenant, je pense au sujet que je pourrais écrire. Cette question me hante. Puis quelques instants plus tard, n'y tenant plus, je m'écrie : « Oh ! il ne peut pas nous donner un sujet imposé ? » Naturellement je le ferais avec moins de plaisir mais je serais débarrassée de cette idée qui me poursuit sans cesse. »

 

La socialisation de l'acte créateur se fait par la présentation de l'œuvre à toute la classe par l'auteur en général. Ils craignent le jugement de leurs pairs, bien qu'ils sachent que les critiques sont toujours objectives et dans le désir d'aider. Les voilà devenus plus exigeants avec eux-mêmes pour présenter une oeuvre de valeur. Les timidités s'estompent, les inclinations à la pitrerie, à la désinvolture disparaissent. C'est un moment sérieux que l'on vit et chacun prend conscience de sa valeur.

 

« J'ai peur de leurs yeux posés sur moi, me prêtant attention » dit Eliane.

 

Marie-Claire, la frondeuse qui a son franc-parler, joue à la meneuse, pénible à supporter pendant les trois premiers mois ; elle sait qu'il faut compter avec le groupe :

 

« Quand je dois lire mon texte devant la classe entière, bien que ce soit mes camarades, je suis angoissée, de multiples questions se trament dans ma tête : « Leur plaira-t-il ? Seront-ils ennuyés ? Y aura-t-il beaucoup de critiques ? Sera-t-il choisi ?… »

 

Puis il y a ceux qui ont su se dominer et suivent les réactions du public...

 

« La première fois que j'ai lu mon texte devant mes camarades, j'avais la gorge serrée. Puis la seconde fois elle s'est desserrée peu à peu. Maintenant je n'ai plus honte devant la classe... »

 

Ajoutons le témoignage de Robert qui aime se mettre en valeur et jouer à l'esprit fort. Il est mal supporté dans les autres cours... d'autant plus qu'il ne travaille pas beaucoup.

 

« Devant cette assemblée j'ai peur, mon coeur bat, mais il ne faut pas qu'on s'en aperçoive sinon en récréation on se fait dire deux mots... Mais de tout cela il ne me restera qu'une pensée : la réussite de mon texte. »

 

En classe de français il est devenu un élément dynamique et non pertubateur. Le sentiment d'infériorité qu'il cachait sous ses dehors fanfarons a disparu aussi les progrès sont-ils très nets orthographe, expression écrite et orale de la pensée, somme de travaux accomplis, progrès sociaux aussi : volonté d'écouter les autres et de répondre sans les blesser.

 

Cette peur de l'auditoire fait place progressivement au besoin de se faire entendre ; la communication devient un besoin car elle permet de se situer par rapport aux autres...

 

Au-delà du texte libre « socialisé », lu à toute la classe il y a le texte libre intime, véritable confidence, sorte de purgation psychologique qui amène, un « déblocage » salvateur.

 

Eliane écrit :

 

« Quelquefois, si nous faisons des textes libres intimes, nous pouvons être soulagés d'un grand poids car quelqu'un nous encouragera ou nous détournera du mauvais chemin. »

 

Et cette même élève ose se confier à son maître par cette lettre, avec pudeur, avec des précautions oratoires, pour se soulager certes, mais aussi pour justifier sans s'excuser, son comportement d'écervelée pendant les cours. Malgré la clause du secret, il me semble que cette lettre clôt admirablement ce cercle de témoignages d'adolescents. C'est l'atmosphère de compagnonnage de la classe qui a permis à Eliane de me dire ce qui entachait sa soif de vivre. S'il y a des rechutes dans son comportement agité, en classe, elle a depuis cette lettre, retrouvé un certain équilibre ; elle n'attend pas de moi du paternalisme, mais elle sait qu'elle est maintenant comprise et que les reproches que je pourrai lui adresser seront plus justifiés qu'auparavant et faits dans une optique toute différente. Mais écoutons-la :

 

PREMIER REGARD SUR UNE PAGE DE MA VIE...

 

J'écris ce texte non pas pour mon plaisir, mais pour me confier à quelqu'un.

Seule dans la cuisine comme toutes les fois que je fais un texte, je pense, en regardant le réveil. Il est 7 h 30 et comme ma mère est fatiguée nous avons déjà soupé, et elle est au lit. Alors seule face à face avec mes pensées, je pense à mon père ; quelquefois les larmes emplissent mes yeux et coulent sur mes joues ; en atteignant mes lèvres, le goût salé me fait comprendre déjà mes difficultés dans la vie.

 

Alfred, mon père, est décédé en 1961 ; j'avais alors 9 ans, mais je me rappelle mon père comme si c'était aujourd'hui. Mon père est mort à cause du cancer, mot qui pour moi est maudit. Ma haine est sans limite, et peut-être est-ce pour cela que je veux devenir infirmière, pour soigner les cancéreux. Cancer, mot qui me fait horreur ! Sa seule pensée me torture et me donne des frissons et je sens en moi comme un feu qui brûle mes entraille ;; ce feu qui me fait crier : « Cancer, arrête-toi, finis tes ravages, épargne les peines que tu sèmes sur ton passage, épargne les veuves qui auront à faire de lourds travaux pour entretenir la famille, épargne les souffrances - dis, arrête-toi ! » Mais je sais que mes supplications sont inutiles.

 

Ma mère, après cette mort subite, car j'ai oublié de vous dire que le cancer a emporté mon père en 2 mois, maman s'est aigrie ; jamais je ne l'entends chanter, elle ne parle pas trop et peut-être est-ce pour combler ce vide de paroles que je bavarde en classe. Maman ne m'a jamais montré son affection, comme le font toutes les mères ; son affection pour moi est cachée. Tout cela depuis que le cancer a tué mon père âgé de 50 ans, que mon frère de 16 ans est mort de malformation du coeur, que mon frère âgé de 3 ans est mort aussi. Toutes ces morts n'ont pas arrangé maman. Aussi a-t-elle eu un peu de bonheur quand elle a vu se marier ma soeur Graziella, âgée de 23 ans; maman alors a été contente de voir ma soeur heureuse de fonder un foyer.

 

Ce texte a été court, j'avais beaucoup d'autres choses à dire mais je crois déjà en avoir trop dit; j'appelle ce texte mon journal car il en est un bref résumé, rassemblant les principaux et dramatiques événements que la vie m'a fait subir. Il faut vous avouer que j'ai longtemps réfléchi avant d'écrire cela, non pas que j'étais incertaine de votre confiance, mais peut-être suis-je allée trop loin. Mais je suis maintenant soulagée, allégée. Comme je vous l'ai dit au début, je veux que ce texte soit intime entre vous et moi. Peut-être cela vous expliquera-t-il pourquoi je suis agitée, nerveuse, coléreuse et très sensible ; ces drames m'ont touchée et j'essaie d'oublier comme je peux.

 

Ce texte je dois vous le dire, je l'ai fait par étapes car mes larmes n'ont pu me laisser écrire d'un trait ce sujet. Je n'ai pas écrit ce texte pour exciter votre pitié mais pour que vous m'encouragiez à voir le monde sous un autre jour.

 

Eliane - classe de 4e

 

 

Toutes ces réflexions d'adolescents prouvent que ces élèves ont compris la valeur de leurs actions dans la liberté et la coopération. Ils savent où ils vont et pourquoi ils agissent. Chaque pas, s'il n'est pas une victoire, est sûr de mener à une victoire. Et l'atmosphère de bonheur est un puissant facteur d'équilibre et de travail.

 

Janou LÈMERY du CEG de Chamalières (Puy-de-Dôme) a été une des premières à vouloir moderniser l'enseignement du second degré.

 

Ceci suppose, dit-elle, autre chose que de modifier la forme ou le contenu de nos leçons, de notre discipline.

 

Trop d'adolescents s'ennuient à l'école, y viennent comme on va au travail à la chaîne, indifférents au cadre, avides de facilité et d'ersatz ou en perpétuelle légitime défense, arrogants et égoïstes, la plupart du temps velléitaires plus que volontaires... Et la rue les sollicite, avec sa médiocrité alléchante, les mass media mobilisent leurs intérêts latents, et il faut voir avec quel halo doré et séducteur ! Nous sentîmes très rapidement que le texte libre ce serait tout cela, que l'expression libre ce serait cette prise de conscience de lêtre qui vit intensément, qui ose penser et le dire, qui ose s'enthousiasmer et le communiquer, qui ose dire non, mais sait pourquoi, qui ose enfin recréer la réalité par son tempérament... et cette expression libre fuyant insensiblement le n'importequisme, nous eumes l'an dernier de ces heures privilégiées où l'expression profonde d'un être devient élégante, ardente, neuve et poétique.

 

C'est la vie qui jaillit avec tout ce que cela comporte de joies et de peines, c'est un cri d'amour ou de ferveur en l'avenir, ce sont les, petits riens de tous les jours qui font fleurir un sourire aux coins des lèvres, ou perler une larme de déchirement, c'est toujours « le véritable drame de l'âme, son action profonde et pathétique » (Pierre REVERDY).

 

Le besoin de créer d’Yves fut musical et littéraire. Tantôt la mélodie créée librement à la guitare sans connaissances théoriques, appelle le texte, lui redonne vie... Tantôt l'âme qui exaspérait ses souffrances, ses joies, ses réactions, appela la musique, lui donna le souffle de l'âme, il y eût Chanson de la fleur du bonheur (25 janvier 66) et Adagio pour cet été (20 juin 66).

 

CHANSON DE LA FLEUR DU BONHEUR AU COEUR DE MON COEUR

 

En secret dans mon coeur,

 je cultive une fleur.

Cette fleur de mon coeur,

C'est la soeur du bonheur.

 

Mon bonheur est une fleur,

Qui fait danser mon coeur.

Jamais il n'est à l'heure,

A l'heure de mon coeur.

 

Dans ce monde en fureur,

Désintégré par l'heure,

La valeur du bonheur,

C'est l'imprévu d'mon cœur.

 

En secret dans mon coeur,

Je cultive une fleur.

Cette fleur de mon coeur,

C'est la soeur du bonheur.

 

Cette fleur du bonheur

C'est un feu dans mon coeur

Le secret du bonheur,

C'est une fleur de mon coeur.

 

Dans c’paradis d'horreur,

Qui condamne le bonheur,

Le bonheur de mon coeur,

C'est le parfum dma fleur.

 

En secret dans mon coeur, Je cultive une fleur.

Cette fleur de mon coeur,

C'est la soeur du bonheur.

 

Le secret du bonheur,

C'est l'imprévu dmon coeur

La lumière du bonheur

C'est au coeur de mon coeur.

 

YVES

25 janvier 1966

 

ADAGIO POUR CET ETE

 

L'été

Cette année-là

Semblait plus riche que mes rêves;

Le vent

Douce musique

Berçait les rires

Le ciel

Feu de soleil

Embrasait l'air sur les peaux tièdes;

La vie

Se résumait

A l'infini...

Et l'on voyait voguer

Quelques bouts de nuages

Comme des épaves mortes,

Tout au loin, tout au loin, tout au loin

Perdues...

 

C'était la joie d'un violon,

Pluie de pétales de soleil...

C'était ses cordes magiques

Qui chantaient avec celles de mon âme

Un adagio pour cet été...

 

L'été

Si lumineux

Semblait plus vaste que mille plages;

Les jours

L'un après l'autre

S'y échouaient.

Le temps

Dans cette paix

Dans cette extase tournait trop vite

La vie

Nous entraînait

En tourbillon...

Univers parallèle,

Poésie du bonheur,

Harmonie fantastique

Un royaume, un royaume, un royaume

En nous...

C'était un monde irréel,

Incertain comme le soleil couchant...

C'était nos coeurs insouciants

Fredonnant au fil des heures heureuses

Un adagio pour cet été...

 

L'été

Sous les étoiles

Nous regardions dormir le monde;

La paix

C'est tellement beau

Quand on la voit...

La vie

C'était la gerbe

De l'amitié entre nos âmes;

La nuit

Dans son mystère

Nous rapprochait...

Et dans sa plénitude,

Dans son immensité,

L'amour s'illuminait

Une flamme, une flamme, une flamme

Douce...

C'est mon imagination

 

Qui créa peut-être cet Eden...

Mais je n'oublierai jamais

Qu'une fois nous avons rêvé en choeur

Un adagio pour cet été.

 

YVES

20 juin 1966

 

Dans ce laps de temps, un besoin quotidien de création, une réalité banale recréée en soleil, une prise de conscience d'un pouvoir fervent, une maturation de la forme, de l'organe vocal.

 

Yves, l'adolescent timide, inhibé, s'est épanoui physiquement. Il sait parler de la création, il est heureux, il continue à créer au Club d'expression libre des anciens élèves - où il retrouve Jean-Claude, un adolescent de 19 ans 1/2 qui a quitté la classe de 3e depuis 3 ans. Il travaille dans l'hôtellerie, et lors de ses congés de travailleur qu'il passe à une trentaine de kilomètres de Clermont, il rejoint nos réunions du mercredi soir au Club d'expression libre, avec, chaque semaine, une moisson de poèmes violents ou tendres, selon les caprices de l'âme et du coeur.

 

NOTRE JEUNESSE

 

On a notre jeunesse

Tous nos espoirs,

Et déjà des illusions.

On dit que ça ne fait rien

Et qu'on saura vivre

 

Et surtout vivre heureux.

Tant pis si on se brise et si on se déchire

On se sentira plus fort qu'avant.

On sera libres.

Et si on nous enchaîne

On chantera très fort,

Si fort qu'il n'y aura que notre chant

Dans l'impasse des jours sombres.

On démolira les obstacles

Qui nous cacheront la lumière.

Et on se dira que si nos doigts saignent

Ça n'aura pas été pour rien.

On aimera de toute notre force

Des filles plus belles que cent mille soleils,

Et si on se brâle,

Dans la ballade de nos souvenirs

 On sera encore tout éblouis.

Et si un jour

La Mort nous fait signe

On quittera le monde en riant

Pour pas se voir pleurer.

 

Claude AYALA

du Club d'expression libre

 

On pensera peut-être que ce sont des exceptions sans influence sur les autres. Non, les créations d’Yves ne furent pas obscures aux autres, elles apportèrent avec leur manière d'être quelque chose de neuf.. Les camarades ne purent après les avoir écoutées, penser les choses, décrire les choses banalement. Le rôle du maître fut à chaque jaillissement de pénétrer prudemment dans les circonstances éclairantes pour aider l'apaisement, pour sauvegarder un équilibre harmonieux.

 

A L'ÉCOLE PRIMAIRE

 

Nous avons volontairement placé en troisième position dans nos témoignages, ceux qui relèvent de maîtres et d'enfants des classes primaires, de ces classes de la troisième enfance, celle qui a, dit-on, perdu l'éclat joyeux de la toute première enfance, et n'a pas encore atteint ce jaillissement de l'adolescence,

 

Si ces adolescents, comme le disait notre camarade VERNET, ont compris la valeur de leur action dans ce cadre de liberté et de coopération menant sûrement à la libération, il est chez les enfants de nos classes primaires, des exemples de libération profonde, dans lesquels le texte libre, le dessin libre, les techniques d'expression libre en général, apparaissent comme de véritables purgations, celles que les psychothérapeutes appellent « catharsis ».

 

Les témoignages de Paul LE BOHEC (CP-CE), de Trégastel (Côtes-du-Nord), sont de bouleversants documents.

 

Un mercredi, Michel (802) écrit :

 

« Moi je rêve à mon enfance, aux campagnes noyées de brume. Ah ! que je voudrais y retourner avec ce soleil d'été. »

 

Le matin, nous étudions ce texte et l'après-midi, alors que je l'effaçais, après relecture, Francis saute sur son cahier et rédige ce qui suit :

 

« Moi, je rêve à la misère que j'ai faite à ma mère et à mon père et je suis gai et je pleure parfois. »

 

Aussitôt, fugitivement, je me souviens de la poésie qu'il avait écrite quelques jours auparavant.

 

« J'ai de la misère. Oh ! le vent cache mes misères. Je suis délivré. Oh ! je suis délivré de mes misères. »

 

Je rapproche ces deux faits et l'idée me vient qu'il a un drame à exprimer. Mais, le vendredi matin, il écrit ceci :

« Jje rêve à mon enfance, au beau soleil brillant, à la mer calme qui rêve. Que je voudrais retourner là-bas. »

 

Ce n'est pas à cela que je m'attendais car ce texte est visiblement copié sur celui de Michel.

 

Cependant, en me l'apportant à corriger, Francis me dit :

« J'avais une autre idée, hier, mais je n'arrive plus à la retrouver.

- Moi je sais quelle est ton idée. Tu voulais sans doute continuer ton texte de mercredi. »

 

Mais j'ai la surprise de trouver sur son cahier la phrase suivante :

« Ma mère ne sait pas ; elle croit que j'ai faim. Mais moi, je le sais ce que j'ai. »

 

A ce moment, le garçon ajoute à mi-voix : «Quelquefois on a des textes secrets qu'on voudrait bien dire. » Pressentant quelque chose, je fais sortir les autres enfants : c'est l'heure de la récréation et, par chance, je ne suis pas de service. Il poursuit :

- Oui, ma soeur ne faisait que me dire que me dire, que me dire

-Toi, mon chéri, tu as un secret à confier. Tu sais, les enfants ont souvent des secrets. Quelquefois, ce n'est rien du tout; mais ils ne savent pas que ce n'est rien du tout, ils croient au contraire que c'est beaucoup. Alors, ça les gêne. Mais comment va-t-on faire pour t'en sébarrasser ? Bon, tu le sais bien que nous avons deux moyens. Ou bien tu l'écris sur un papier et je le brûle sans le regarder, ou bien tu me le dis. Mais, ça, c'est plus difficile, car il y a des choses qu'on ne peut pas dire. Tiens, voilà une feuille. »

 

Il se met à écrire sur le coin du bureau en relevant le coin de sa feuille pour la soustraire à mon regard.

 

Les autres rentrent de récréation. Nous, nous sortons pour brûler le papier.

 

- Tu vois comme tu peux avoir confiance en moi. J'aimerais bien savoir ce qu'il y a dessus parce que je connaîtrais ton secret et je pourrais t'aider. Mais je t'ai promis de le brûler, je vais le brûler sans le regarder. »

 

Et je m'apprête à le faire. Mais il me dit tout de go, à ma grande stupéfaction : - C'est parce que j'avais fait dans mon lit. Ma soeur ne faisait que me taquiner pour ça. Elle ne faisait que me dire, que me dire, que me dire. Et puis, ça donnait du boulot à ma mère.

- Ah ! ce n'était que cela, mon chéri. C'était cette petite chose de rien du tout. Mais, ce n'est pas grave du tout ! Tu sais, ça arrive à tout le monde, même aux grands quand ils étaient petits. Maintenant, te voilà débarrassé. »

 

Il rentre en classe et saute sur son cahier pour écrire le texte suivant :

 

« Les oiseaux chantent. Toi, tu n'as pas envie de rigoler. Il y a quelque chose qui te gêne. Viens dans ma rue, et tu seras délivrée. Elle est délivrée, elle chante, elle est heureuse. Elle chante comme tous les autres. Je suis heureux. Tout le monde est heureux sur ma route. On chante, c'est le soir. On dort et on ne fait pas de cauchemars. On rêve bien. »

 

Le lendemain, il y a un prolongement. Il semble que Francis n'ait pas assez exprimé sa joie qu'il a retrouvée, intacte, à son réveil. « Le lendemain matin, tout le monde se réveille et se lève. On vient chez moi on fait la fête. C'est à ce moment qu'une dame et un bonhomme malades rentrent chez moi. On leur donne des médicaments. Ils sont guéris. La victoire ! Ils sont guéris. Victoire ! On fait la fête, on chante. Les oiseaux jouent du tambour. »

 

Et le lundi suivant :

 

- Oh ! les beaux oiseaux dorés, le beau matin de juin, la lune s'est allumée du beau rêve de mon enfance. »

 

J'ai tenu à relater assez longuement cet épisode de la vie de notre classe parce qu'il est saisissant. Les camarades qui étaient à Tours ont reconnu le texte de mon intervention du dimanche soir. Et, ils se souviennent de l'émotion qui m'empêcha de lire les dernières lignes.

 

Après la séance, le docteur Oury nous disait :

 

- Vous avez vu l'angoisse de votre camarade. Elle était impossible à dissimuler. »

 

Le terme d'angoisse m'a surpris parce que je ne suis pas habitué au sens psychanalytique des mots. Mais, à la réflexion, je l'accepte volontiers. En effet, qu'est-ce qui a provoqué mon émotion ? Je le sais maintenant - c'est le vertige. Si moi, pauvre instituteur primaire, je peux cela, c'est dire que les possibilités thérapeutiques de l'école sont infinies. Car cette simple chose que j'ai faite, et qui ne comporte que des aspects positifs, est à la portée de tout le monde, ou presque. Ce n'est d'ailleurs qu'une confirmation de la révélation de notre pouvoir, que j'avais eue au début de l'an dernier. Ecoutez : parce qu'il avait pu, en poésie parlée, exprimer son drame, ce même garçon avait libéré sa voix, son écriture, son dessin, son orthographe, sa mathématique. Et son visage épars s'était recomposé et son dos s'était redressé et il avait grandi de cinq centimètres.

 

N'est-ce pas vertigineux ! Et n'y a-t-il pas là de quoi pleurer de joie, de stupéfaction, de reconnaissance et de rage.

 

Oh ! les beaux oiseaux dorés qui pourraient palpiter ; les beaux matins de juin qui pourraient renaître ; les beaux rêves qui peuvent maintenant s'allumer.

 

Ah ! vite que l'on fasse partir des dynamites et que nous rebâtissions notre école.

 

Maintenant, séparons bien les choses : il y a la psychanalyse ; il y a la psychothérapie. Or - je l'ai d'ailleurs toujours pensé et écrit - nous ne pouvons jouer au psychanalyste. Et c'est pour cette raison que, d'un certain côté, j'ai tort de faire entendre la bande de Loïc (Loïc était un enfant qui bégayait, que le climat particulièrement libérateur créé par le maître a sauvé de son infirmité, et dont un enregistrement souligne la genèse et l'authenticité de la guérison (Disque Documents ICEM n°2, souscription BEM). Elle ne manque pourtant pas de mérite : elle montre un certain éventail de techniques : le dessin, le commentaire de dessin, la création parlée collective - l'histoire imaginaire du corbeau qui révèle la peur angoissante des vipères - le chant libre qui exprime la pensée profonde de l'enfant - le texte libre d'imagination qui devient peu à peu objectif - l'acte symbolique, etc... Oui, elle a bien des mérites cette bande.

 

Mais si, moi, je ne savais pas qu'il y a eu aussi une sorte de catharsis dont il n'est pas question, je pourrais avoir des inquiétudes. En effet, je pourrais n'avoir agi qu'au niveau du symptôme et obtenu simplement un transfert de symptôme : du bégaiement à l'énurésie ou à l'onychophagie, par exemple. je sais bien que de tels transferts sont parfois bénéfiques, Mais cela n'est pas notre affaire, il y a trop de risques à courir et, en premier lieu, celui de jouer à l'apprenti sorcier. D'ailleurs, il suffit de mettre le nez dans Lacan, Mélanie Klein, Lagache, pour être convaincu de la difficulté et, pour nous, de l'impossibilité de l'entreprise. Non, nous ne pouvons pas remonter à la source de la névrose. Non, nous ne pouvons pas interpréter. Mais dans L'Ame enfantine et la Psychanalyse, Charles Baudouin précise que la pratique des méthodes actives peut, à elle seule, être très efficace. Ce disant il pense surtout à la pédagogie de Freinet avec lequel il a été en relation. Et ce n'est pas par hasard que l'on trouve dans Psychologie Sensible (Essai de Psychologie Sensible, C. Freinet - Delachaux-Niestlé) les termes de compensation, surcompensation, sublimation.

 

Notre domaine se trouve tout de suite circonscrit. On sait que le mécanisme de la sublimation n'est pas très bien connu. Que nous importe, puisque nous pouvons être des sublimateurs-sans-le-savoir. Dans son livre Vers une pédagogie institutionnelle, Fernand Oury montre comment il rééquilibre ses élèves par le journal, l'imprimerie, le conseil de classe. Et Aïda Vasquez donne les raisons profondes de cette action rééquilibrante.

 

Voilà notre domaine, l'action thérapeutique. Agissons d'abord et des psychologues hautement qualifiés pourront nous instruire utilement sur ce que nous faisons.

 

Pour ce combat qu'il faut absolument mener, nous sommes bien armés.

 

D'abord, vous savez tous, que les cures psychothérapiques sont très longues. On lit souvent « à raison de deux séances d'une heure par semaine, pendant six mois. » Mais nous, nous avons les enfants beaucoup plus longtemps. C'est ainsi, par exemple, qu'à la fin de leur CE2, les enfants auront vécu 3500 heures avec moi. N'est-ce pas un chiffre énorme ? Comment, dans ces conditions, malgré notre incompétence et notre ignorance, ne verrions-nous et ne saurions-nous beaucoup de choses ?

 

N'oublions pas non plus que nous pratiquons la Pédagogie Freinet qui nous permet d'avoir en face de nous l'enfant vrai et non l'enfant qui prend le masque de l'écolier.

 

Si vous saviez combien les enfants ont besoin de dire la moindre de leur misère ! Tenez, vous savez ce qui nous est arrivé, cette marée noire qui a envahi nos côtes. Elle a suscité, dans le pays, une formidable agitation (hélicoptères, militaires, va-et-vient incessant de camions, etc ... ) Eh ! bien, c'est à peine si un garçon sur vingt en parle dans ses textes libres écrits.

 

Naturellement, pour les correspondants, nous réalisons des lettres et des albums. Et puis nous en parlons partout en classe et dans la cour.

 

Mais le texte libre écrit en est préservé.

 

Savez-vous que le texte libre écrit, c’est pour autre chose : pour le grand nettoyage de l'âme.

 

Grâce au théâtre libre, au texte libre, aux techniques parlées libres, au chant libre, au dessin libre, à la gymnastique libre, à la mathématique libre... chaque enfant dispose d'une gamme infinie de possibilités d'expression.

 

Comment ne s'en servirait-il pas pour exprimer, soit directement, soit indirectement par le symbolisme de ses écrits, de ses paroles, de ses actes, tout ce qui peut l'agiter ?Avec une telle permissivité, comment des miracles ne s'accompliraient-ils pas ? Des miracles ? Bah ! des choses simples de tous les jours qui ne paraissent des miracles que parce que l'école a, jusqu'ici, toujours marché sur la tête.

 

Attendez, ne méditez pas encore. Il faut s'arrêter aussi à d'autres aspects de la Pédagogie Freinet : elle favorise également l'action du groupe, l'échange, la communication elle installe des recours-barrière qui rassurent et fortifient.

 

Oui, il serait peut-être bon que cela fût analysé psychanalytiquement. Mais déjà, nous, les praticiens, nous pouvons offrir toutes ces possibilités de transferts, de compensations, de sublimations qui sont incluses dans la Pédagogie Freinet.

 

Et même sans se préoccuper de psychanalyse, ne suffit-il, comme Freinet le disait, d'adopter une attitude de bon sens, d'offrir un peu d'eau de notre fontaine à ceux qui ont tant soif et qui ont été tant sevrés.

 

*

 

Cette expression libre suppose une réforme totale de l'organisation du milieu scolaire qui permette certes, une individualisation du travail, mais en même temps une intégration au groupe, dans une communauté basée sur la coopération et le travail.

 

Le cas de Jean, cité par Henri VRILLON qui fut si longtemps avec sa femme Jeanne, instituteur à Crouy-sur-Cosson dans le Loir et Cher, illustre assez bien l'importance de l'attitude du groupe qui accueille l'enfant et l'intègre en le laissant accéder à des responsabilités.

 

JEAN

 

Famille de cultivateurs, ferme de 80 ha, étable de 25 vaches, personnel domestique très réduit. Les parents absorbés par leurs tâches journalières travaillent beaucoup.

 

8 enfants, 4 filles plus robustes et 4 garçons s'adaptant plus difficilement. L'épanouissement des enfants semble aller en raison inverse de leur nombre croissant.

 

Jean, le troisième fils, arrive à l'école, timide, craintif, énurésie permanente, plaques d'ichtyose. La maîtresse l'accueille, le réchauffe, le fait adopter par ses camarades, le laisse sortir à volonté sur un petit signe de connivence. Peu à peu les sorties s'espacent, il devient comme tout le monde.

 

Il apporte des textes libres, des dessins libres dont plusieurs sont parus dans Art Enfantin. Il se sent apprécié, valorisé et ses petits camarades l'adoptent et sont heureux de l'encourager.

 

On le prend d'amitié parce qu'il est malléable.

 

Arrivée dans la grande classe avec un retard de 2 ans. Nouveau choc. Nouvelles précautions pour les sorties puis cela se passe. Pas de secteurs brillants.

 

On lui donne la responsabilité du jardin avec un camarade plutôt dur.

 

A eux deux ils forment un tout assez équilibré. La mollesse du premier est compensée par l'agressivité du second qui défend du poing et de la voix le bien commun (plates-bandes de fleurs ornant l'école et planches de petits pois, oignons, graines). Tous les deux forment bloc. A l'occasion de la fête scolaire, les parents visitent le jardin éclairé d'une pancarte et les deux enfants ont un prix de jardinage. Le maire sensibilisé les félicite.

 

En travail manuel, la même équipe construit une charrue assyrienne. Ils y restent un mois et le travail n'avance pas. Brusquement une exposition est prévue. En trois semaines 5 ou 6 charrues primitives sont fabriquées, étiquetées, fixées sur un tableau et l'un des garçons donne des explications aux gens qui visitent. Ils en sont très fiers.

 

Résultats scolaires : nets progrès en calcul et aussi en français, ils aiment l'école.

 

Résultats sociaux : le dur est mieux intégré dans la classe, le doux jouit d'une attitude franchement aidante de ses camarades et les filles n'ont pas ce regard de compassion qui refroidit.

 

Depuis, ils tiennent normalement leur place dans la vie, l'un comme cultivateur, l'autre comme maçon.

 

*

 

Témoignages qui, sous l'éclairage du recul, semblent garantir l'authenticité de la guérison des cas cités, voici ceux d'un de nos vieux militants Ecole Moderne, MALET, de Perpignan.

 

1er TEMOIGNAGE

 

Il m'arrive, de temps en temps, d'entendre mon nom crié dans la rue, quand je circule en ville, à Perpignan.

 

Je m'arrête, et arrive vers moi en courant, un grand et bel homme 30 ans et 1,80 m. Il prend mes deux mains, les secoue, me dit un bonjour sonore et heureux. Je lui demande des nouvelles des siens : son fils, sa femme, ses père et mère, ses frères. Cela se passe très vite, et il me quitte pour bondir sur une fourgonnette qui a ralenti.

 

C'est Antoine, mon Antoine des années 42 à 50 qui passa toute sa scolarité dans ma classe, un CP perdu dans un ensemble de 14 classes de pédagogie très traditionnelle.

 

Antoine arriva dans mon CP à 6 ans.

 

C'était avant l'âge, « l'innocent » du quartier Saint-Matthieu, un quartier populeux, base de mon recrutement.

 

Son front bas, barré par deux rides profondes et ses déficiences intellectuelles déjà affirmées le marquaient aux yeux des autres enfants et hélas des adultes.

 

Antoine fut de suite chez lui dans ma classe. Il vivait de longues heures parmi les animaux de notre coin vivant : « la ménagerie d'Antoine ». Ratoune la chatte, Sophie la tortue, le hérisson, les souris blanches, les oiseaux, les poissons étaient ses amis. Les vers du vivarium - c'était la plus belle joie d'Antoine – « sortaient même de leur terrier pour lui dire bonjour ».

 

Il s'installait parfois au gré de son humeur ou de ses impulsions dans l'un des divers ateliers. (Il y avait autour de la classe en dehors du coin vivant et du coin imprimerie, 6 autres box de travail aménagés : peinture, modelage, gravure, journaux, documents, matériaux divers et outillages, coin de calcul et de mesures... )

 

De temps en temps il s'asseyait à sa place et tentait de s'intéresser au travail scolaire.

 

Il mit 3 ans pour apprendre à lire et passa au CE avec un maître très compréhensif.

 

Quand dans cette classe, on faisait un travail qui dépassait ses possibilités ou simplement parce qu'il s'ennuyait, Antoine bouclait son cartable et disait à son maître : « Je m'en vais chez M. Malet. »

 

Il s'était aménagé un chez lui dans un box. Son travail scolaire, que je surveillais, était souvent convenable, compte tenu de sa déficience.

 

Puis il me rendait de fiers services : je n'avais plus à m'occuper de rangements, de propreté, d'ordre. Antoine y veillait.

 

Et aux yeux de mes élèves du CP il était un grand camarade « qui savait lire » et s'ingéniait à les aider.

 

Jusqu'à 14 ans, il passa les 8/10 de sa scolarité dans ma classe et son niveau scolaire était du niveau du CE2. Je le plaçai alors chez un de mes amis.

 

Il y travaille toujours et a la responsabilité des livraisons en ville.

 

Et il a fondé une famille.

 

2e TEMOIGNAGE

 

Les mamans venaient, le jour de la rentrée, me présenter leur enfant. J'avais besoin de tant de renseignements pour établir mes dossiers.

 

En octobre 43 il y avait parmi elles un papa - un chauffeur de locomotive. Il vint à moi le dernier.

 

Son fils Claude n'avait jamais été à l'école. Il avait été renvoyé de l’Ecole Maternelle.

 

Quand il avait 16 mois, sa maman, qui le tenait dans ses bras, tomba dans les escaliers de la maison. Elle fut très grièvement blessée. Le bébé n'eut pas de lésion apparente.

 

Mais :

 

Depuis, plus un son n'était sorti de sa bouche.

Il articulait mal les pauvres syllabes qu'il possédait à 16 mois.

Il était pratiquement muet.

Il vivait en vase clos, chez lui, au seul contact d'une maman et d'un papa désespérés.

Il fallut l'apprivoiser.

 

Ses petits camarades l'adoptèrent vite et il s'adapta à notre façon de vivre.

 

Après quelques semaines son visage, son regard, ses sourires nous disaient qu'il lisait des yeux les textes de ses camarades.

 

Ses cordes vocales restaient bloquées.

 

Je m'asseyais souvent près de lui et lui parlais. Il m'écoutait très attentivement.

 

Un jour un son sortit de sa gorge.

 

Etait-ce l'annonce d'un sauvetage possibl ? Il avait pris l'habitude de rester près de moi pendant les récréations.

 

Il n'avait jamais osé s'intégrer dans les jeux de ses camarades.

 

Si je restais dans la classe il rédigeait pour moi quelques textes. Je les lui lisais à haute voix. Ses lèvres imitaient mes mimiques.

 

De temps en temps un son jaillissait qui prenait forme et couleur. Il était ému et infiniment heureux.

 

Notre manège se renouvelait tous les jours et Claude articulait pour lui et pour moi quelques mots.

 

En fin d'année Claude était un très bon élève de CP. Il avait osé parler un jour devant ses camarades, avec difficulté certes. Ses jeunes amis prirent le relais et tous l'aidaient de leur mieux à sortir de sa mutité.

 

Les parents de Claude me demandèrent de le garder encore un an dans mon CP.

 

J'acceptai.

 

Claude retrouva au CE2 ses camarades du CP.

 

Il est licencié ès-lettres.

 

Et enseigne dans un institut de sourds-muets.

 

Notre camarade ajoute :

 

« Plus que le texte libre seul, l'ambiance et le climat de la classe sont éléments toujours bénéfiques et curatifs. Je pense qu'ils sont typiques, et je les considère après vingt ans, comme sauvetages définitifs. »

 

*

 

Dans leurs dimensions temporelles, voici également, attestant le caractère durable de cette « rééquilibration », les témoignages de notre camarade Maurice Pigeon, Docteur en psychologie, qui nous a apporté dans cette tâche difficile sa très riche expérience de psychothérapeute. Les exemples cités présentent l'incontestable avantage d'appartenir à un spécialiste, doublé du praticien de la pédagogie Freinet qu'il n'a jamais voulu cesser d'être.

 

L'ÉCOLE MODERNE PEUT-ELLE DEVENIR PSYCHOTHÉRAPIQUE ?

 

La notion d'échec scolaire, pour des élèves d'intelligence au moins moyenne dans des classes ou dans des cours dits normaux, a pris une dimension effarante. Le législateur a dû créer, à l'intention des enfants ainsi touchés, les classes de transition dont la pédagogie préconisée dans les Instructions Officielles est inspirée de celle de Freinet. Par ailleurs, l'arrêté du 12 août 1964 reprend l'essentiel des principes de l’Ecole Moderne en ce qui concerne les classes de perfectionnement destinées aux enfants débiles. Nous savions déjà la valeur prophylactique du cadre et du climat affectif et relationnel d'une classe « Freinet » constituée en un groupe établi sur des principes de liberté, de coopération, d'expression médiate. Sommes-nous en droit d'évoquer l'existence d'une certaine psychothérapie scolaire ? Car, même dans ce sens étroit, le terme « psychothérapie », invite à une sérieuse réflexion. Fille d'une bonne connaissance de la psycho-genèse, elle incline au moins à la modestie, sinon au silence.

 

Mais voilà que des spécialistes de diverses disciplines se sont intéressés à nos recherches ; ils ont évalué les résultats acquis par nos camarades de l'Ecole Moderne. Et, tout en conservant une attitude prudente, les conclusions qu'ils apportent témoignent d'un précieux encouragement. Citons, entre autres, Georges Mauco, le Dr André Berge, co-directeurs du Centre Claude Bernard de Paris, le Dr Clément Launay, le Dr Jean Oury, le Dr Louis Corman, le Dr Ch. de Mondragon, directeur médical du Centre Henri Wallon de Nantes. Tous, cliniciens et thérapeutes, insistent sur la valeur de l'authentique relation humaine, sur la nécessaire coopération, sur la validité de l'expression libre. Ils n'omettent pas pour autant l'action à entreprendre au niveau du milieu familial. Ce qui dépasse pour ma part notre actuel propos.

 

Le 9 octobre 1957, Freinet notait dans L'Educateur :

 

« Nous voudrions aujourd'hui attirer l'attention des éducateurs, des psychologues, des psychanalystes et des pédagogues, sur deux vertus essentielles et capitales de l'expression libre :

 

- la connaissance profonde, vivante,expérimentale de l'enfant dans son milieu,

 

- l'aspect libérateur et thérapeutique d'une technique de travail scolaire et de culture qui puise sa source au plus profond de la vie des individus et qui rétablit les circuits obstrués par les pratiques dogmatiques et autoritaires. Nous agissons de l'intérieur. »

 

*

 

Nous souhaitons apporter ici, en hommage à Freinet, une contribution particulière en citant trois exemples précis qui attestent la valeur de l'Ecole Moderne dans un sens thérapeutique. Trois cas, parmi plusieurs dizaines consciemment vécus analysés et suivis. Une étude parallèle, plus large et statistiquement significative, mériterait d'être établie.

 

Les trois garçons concernés ont été observés respectivement depuis 1954, 1955, 1956. Leur évolution a été suivie par le Dr Ch. de Mondragon et par le maître de la classe. Il sera fait état de leur situation en 1967.

 

Le cadre de l'expérience est une classe de fin d'études primaires d'une école suburbaine. Le travail s'y effectuait dans un climat de coopération et d'autogestion qui imprégnait toutes les manifestations. On y pratiquait l'expression libre, motivée en partie par la correspondance et les échanges interscolaires. Les contacts humains et les relations s'y développaient en toute simplicité. Depuis 1950, quelques pédo-psychiatres dirigeaient certains de leurs jeunes clients vers cette classe. Les parents étaient associés à l'action éducative, les échanges avec eux étaient fréquents et fructueux.

 

L'évolution, notée par le maître, était portée à la connaissance du médecin spécialiste intéressé grâce à une correspondance instaurée pour chaque enfant suivi. Une fois par an au moins, le pédo-psychiatre consacrait une journée complète dans la classe, vivant ses activités, apportant lui-même sa contribution éducative.

 

CAS I

 

En 1954-55, R.M., 12 ans, est élève du CM I d'une importante école du centre de la ville. Il obtient des résultats scolaires si piètres que son père décide de le présenter à un médecin spécialiste. Celui-ci adresse alors au maître de la classe de R.M. la note suivante, très claire et bien détaillée :

 

« L'examen de votre élève me permet de penser qu'il n'existe pas chez lui d'éléments incompatibles avec un développement des études primaires.

 

Du point de vue intellectuel, R.M. présente aux tests un niveau qui le situe à la moyenne des enfants de son âge ; il est donc capable de se situer, dans les classements, à cette moyenne.

 

Dans les résultats scolaires de ce garçon, il faut tenir compte de son état nerveux qui est dû à son instabilité parce que trop réagissant à toutes les sollicitations du milieu et d'autre part, par son type morpho-psychologique d'expansion instinctive qui lui donne de la force à revendre et ne le porte pas à la concentration intellectuelle. Très sensible, il a besoin d'éprouver un attachement affectif pour celui qui exige de lui la discipline ; autrement dit, c'est un enfant qui, plus qu'un autre, doit accrocher avec son maître. »

 

Or, l'enseignement dans une classe conventionnelle ne permet que rarement une telle prise de contact confiante avec le maître. Si bien qu'à la fin de l'année, c'est le maître qui écrivait au père, que R.M. devait doubler son CM, et il ajoutait, à l'intention du médecin. « Enfant en retard en calcul, commence seulement à posséder à peu près le mécanisme des opérations. Le raisonnement des problèmes lui échappe encore. Une classe de perfectionnement pour enfants débiles mentaux semble très indiquée. »

 

En octobre, le pédo-psychiatre dirige l'enfant sur la classe de fin d'études d'esprit « Freinet » qu'il connaît bien. R.M. y est accepté malgré le handicap sérieux du niveau CM faible. Bonne adaptation à la classe d'emblée. R.M. travaille avec plaisir. Il obtient l'estime et l'amitié de ses co-équipiers, il accroche affectivement avec le maître. Textes libres, dessins, peintures sont réalisés à l'intention de son correspondant noir de Haute-Volta. Il est très satisfait de pouvoir demeurer dans la classe pendant les récréations. La machine à écrire de la coopérative lui permet de taper le stencil du « journal de Vie ».

 

Au bout de quelques mois, il est élu par ses camarades Président de la coopérative. Cette, valorisation lui permet d'accéder à la confiance en lui. Appartenant au club photographique de la coopérative, il fournit de bonnes épreuves exposées au tableau mural. Scolairement, il rattrape son retard.

 

A la fin de la seconde année dans la classe, l'examen d'orientation scolaire et professionnelle donne les résultats suivants :

 

Epreuves générales                         7/10

Epreuves verbales :                       10/10

Epreuves numériques                      8/10

Epreuves spatiales                          6/10

Efficience totale :                             9/10

 

R.M. a quinze ans, il quitte la classe, titulaire du CEPE. Il vient d'être admis au concours d'entrée du Centre d' apprentissage automobile où la concurrence est sévère.

 

A la fin de la première année d'apprentissage, malgré une absence de plus d'un mois provoquée par une délicate primo-infection, il obtient une moyenne supérieure à 14/20, parmi la tête du peloton. Excellent gymnaste, il a trouvé dans cette activité disciplinée un exutoire légal à sa puissance expansive. Il a conservé de l'amitié pour son ancienne classe-coopérative. Assez régulièrement, il est venu revoir le cadre où il a vécu et s'est mêlé pendant quelques heures aux travaux en cours.

 

En 1967, R.M., après son service militaire, a repris l'emploi de magasinier qu'on lui avait conservé dans la succursale d'une importante firme automobile.

 

Il est marié et père de famille.

 

A noter l'excellente compréhension des parents au cours des deux années passées dans la classe Freinet.

 

CAS II

 

R.S., garçon peu avantagé somatiquement, n'entre dans la classe de fin d'études qu'au bénéfice de l'âge, en octobre 1954. Il a appris à lire grâce à l'excellence du maître du cours préparatoire. Il est peu motivé pour l'étude. Tour à tour, il a doublé son cours élémentaire 1re année, son cours moyen 1re année ; il doublerait son CM2 si, à titre d'expérience, en accord avec le pédo-psychiatre, il n'était accepté en fin d'études dans la même école. Jusqu'alors, le carnet de notes de R.S. porte des appréciations de ce type :

- Peu de moyens

- Faiblesse résignée

-Tendance à copier.

 

Le milieu familial est médiocre. Le père buveur est brutal, autoritaire. La mère est plus fine et compréhensive. Le frère aîné avait été inscrit dans une classe de perfectionnement, la soeur cadette entrait dans la classe de perfectionnement de l'école des filles.

 

Voici quelques notes du médecin à l'intention du maître :

« RS. possède un niveau très limité. Au test de Raven, je lui trouve un an et demi de retard. Mais il doit se rattraper sur d'autres points.

 

Pour lui, en plus de la pédagogie (il bénéficie déjà largement de votre mode d'éducation), c'est surtout par un traitement médicamenteux qu'il pourra être aidé. » (octobre 1954)

 

En mai 1955, après avoir participé avec assez de bonheur aux multiples activités de la classe, la mère de R.S. consulte à nouveau afin de faire le point. Entre temps, les appréciations du carnet scolaire indiquent :

 

- Amélioration

- A encourager

- Travail de meilleure qualité.

 

« R.S., écrit à ce moment le spécialiste, est beaucoup plus vif, précis, calme, avec une maturité d'esprit que je ne lui connaissais pas en octobre. Dans quelle mesure l'acide glutamique est-il la cause de cette transformation ? On ne peut le fixer.

 

La mère est très coopérante. Enfin R.S. vous est si attaché qu'il veut vous faire plaisir et est décidé à passer son CEPE. »

 

Fin mai, le carnet témoigne d'une moyenne de 7 /10 avec la mention « Bien. Tableau dHonneur de la coopérative. »

 

Pour juin, une seule indication : « Admis au CEPE ». Ici, la conjonction heureuse d'un traitement médical approprié et d'une pédagogie relationnelle associant l'expression libre à une vie scolaire coopérative semble avoir porté ses fruits.

 

Et pas seulement pour une période transitoire, car R.S., après avoir subi en mai 1959 les épreuves du CAP de cuisinier avec mention Bien, 4e sur 14 candidats, est devenu chef cuisinier au Buffet d'une grande gare, puis, il y a deux ans, propriétaire d'un petit restaurant d'un faubourg. Il s'est marié et paraît vivre heureux.

 

CAS III

 

M.D. Il s'agit là d'un cas-type. Relevons les passages intéressants de la lettre de présentation par un médecin spécialiste :

« M.D., âgé de 12 ans 1/2. Son petit frère a 9 ans de moins. Développement psycho-moteur normal, mais mauvaise adaptation scolaire. N'a su lire qu'à 8 ans et, ensuite, n'a presque plus progressé - pour des raisons pédagogiques, disent les parents - mais surtout en raison de son instabilité et du climat familial très tendu, des sentiments d'exclusion affective qu'il a certainement ressentis et qui l'ont amené à avoir, outre son comportement de rétracté latéral, une attitude paranoïaque.

 

La meilleure façon à mon avis, de repêcher ce garçon, de le faire bénéficier d'une bonne scolarité avec la possibilité de le faire entrer dans un cours complémentaire, c'est de le faire entrer dans une classe active avec un pédagogue sur lequel il pourrait transférer et liquider les sentiments agressifs qu'il a amassés contre l'autorité. »

 

De fait, M.D. était en passe, à 13 ans, de tripler sa sixième. Dans la classe coopérative, les textes libres se sont succédé à un rythme étrangement rapide. Morbides d'emblée, chargés d'agressivité, ils se sont « libérés » en quelques mois, bien que la tension familiale n'ait guère diminué. La correspondance comportant en particulier un échange philatélique avec une classe de Boudenib (Maroc), canalise son intérêt. La facilité et la multiplicité des contacts avec les camarades et singulièrement avec le maître a permis sans heurts majeurs, le transfert et la liquidation à peu près totale des sentiments agressifs qui habitaient M. D. L'autorité, ici, il est vrai, présentait une forme et un sens ignorés jusqu'alors.

 

Le CEPE passé avec succès, le garçon est entré en 5e moderne d'un cours complémentaire (1958). Il a suivi honnêtement. Puis, il a choisi une branche d'enseignement commercial. Solidement constitué, il appartient à une équipe championne de basket. Son service militaire terminé, il devient représentant de commerce. A son mariage, il a sollicité son ancien maître comme témoin. Et le voici père de famille qui se croit bien armé pour éduquer les enfants qu'il souhaite avoir.

 

Si l'explication psychanalytique ne suffit pas à tout comprendre, si la vie affective familiale se subordonne parfois à de dures conditions socioéconomiques, le mécanisme de réadaptation trouve pourtant pour les trois cas cités sa meilleure interprétation grâce à la psychanalyse. Pour important qu'il soit dans l'évolution de la personnalité, le milieu familial n'est plus, à partir de la scolarisation, le seul élément d'apport et d'adaptation. Le représentant de l'autorité (le père ou son substitut jusqu'alors) partage désormais ses prérogatives avec le maître.

 

Il en résulte, selon Georges Heuyer : «  des identifications et des oppositions selon l'attitude du maître, selon les réactions que l'enfant avait dans sa famille à l'égard de son propre père, selon la sympathie ou l'antipathie qu'il éprouve pour le maître. L'image paternelle orientera ses réactions, mais le maître lui-même est dans le jeu pour son propre compte. »

 

Il est d'observation courante que le climat relationnel de la classe se superpose à celui créé dans la famille avec, dans le cas de conflit familial, une prévalence fréquente du climat scolaire s'il est favorable et plus sécurisant. Les transferts et la liquidation des sentiments agressifs s'effectuent sans drame. Puis, pour qui sait le saisir au vol, se manifeste discrètement le processus psycho-affectif de l'identification.

 

En outre, la coopération scolaire aide à opérer favorablement dans l'amélioration des conduites. Elle permet le passage de l'hétéronomie à l'autonomie. Elle constitue un facteur thérapeutique, dans le sens même de la dynamique de groupe.

 

Maurice PIGEON 10 juillet 1967

 

*

 

Ainsi, loin d'être passagère, cette guérison assure à l'enfant la poursuite permanente de son évolution d'individu socialisé, intégré à la société qui le conditionne.

 

Nous avons : posé nos limites face à la psychothérapie des spécialistes, défini ce que nous entendions par éducation, donné des témoignages de libération, de dédramatisation par nos techniques, en un mot nous avons essayé d'exposer les faits dans leur état brut.

 

Nous allons avec Michel Barré, instituteur de classe de Perfectionnement, tenter de définir les raisons qui confèrent à la pédagogie Freinet un caractère libérateur et thérapeutique.

 

POURQUOI ET COMMENT LA PÉDAGOGIE FREINET EST-ELLE THÉRAPEUTIQUE ?

 

Nous observons quotidiennement dans certaines classes, les effets thérapeutiques de la pédagogie Freinet. D'autres éducateurs qui utilisent des moyens parfois assez semblables d'apparence, n'observent pas toujours les mêmes changements, soit parce qu'ils ne les perçoivent pas, soit parce que ces changements ne se produisent pas ; et ces collègues sont parfois tentés de dire que ce problème ne les concerne pas, que leurs élèves à eux sont normaux et équilibrés, qu'ils n'ont pas besoin de pédagogie thérapeutique ou bien qu'ils sont trop jeunes (ou trop vieux) pour que ces effets puissent les atteindre.

 

Les exemples cités proviennent d'une classe de perfectionnement car les phénomènes sont d'autant plus sensibles que les enfants étaient plus perturbés. Ces mêmes phénomènes se produisent probablement avec une amplitude beaucoup plus faible chez des enfants plus équilibrés mais il n'y a aucune différence de nature. Dans mes premières années en classe de perfectionnement, j'assistais très étonné à certaines mutations, par exemple un garçon illettré de 10 ans, catalogué « débile » (tests à l'appui) et recyclé au bout de 6 mois en CE2 normal. J'interprétais ces phénomènes non comme des changements, mais seulement comme de fausses évaluations au départ. Ce n'est qu'après plusieurs mutations inexplicables que je m'aperçus qu'il s'était produit un déblocage et qu'analysant un peu les phénomènes, je m'essayai à mieux les favoriser.

 

La plupart des documents cités sont des textes libres car ils sont la forme la plus communicable des réactions de nos enfants. Il serait faux de croire que tout passe obligatoirement par le texte libre, mais il est un moyen privilégié.

 

Tous les textes cités, choisis parmi des centaines, ont été reproduits sous leur forme initiale même lorsqu'ils ont donné lieu à une mise au point collective. Seule l'orthographe a été corrigée pour faciliter la lecture.

 

Je propose donc d'examiner de plus près les raisons qui développent ces effets thérapeutiques que nous observons Parfois, même avec étonnement, en précisant une fois de plus que, dans notre esprit, le terme « thérapeutique » n'a pas une résonance médicale mais une acception hygiénique et prophylactique.

 

Croire l'enfant normal à l'abri des problèmes psychologiques, est une vue de l'esprit aussi erronée que de le croire inaccessible à la maladie. Nous pensons que la pédagogie Freinet renforce le terrain psychologique de l'enfant comme l'hygiène renforce sa santé, qu'elle lui permet de mieux affronter l'usure et les agressions psychologiques qui sont le lot de notre civilisation technique, qu'elle l'aide à mieux résoudre par lui-même les problèmes psychologiques courants qui, dans certains cas, suffisent à bloquer son évolution.

 

Parmi les éléments favorables à une éducation thérapeutique, nous avons relevé l'importance de la réussite, de l'initiative, de la relation enfant-adulte, du groupe classe et de l'éclatement de ce groupe.

 

*

 

PRIMAUTÉ DE LA RÉUSSITE

 

Une pédagogie de la réussite est la première clé d'une éducation thérapeutique et ce n'est pas un caractère exclusif de la pédagogie Freinet, à moins d'appeler de ce nom le jardinage, le bricolage, les activités physiques. Toute réussite incontestée dans un quelconque domaine peut retentir sur l'être tout entier et l'on pourrait parler sérieusement, dans certains cas, d'une thérapeutique du scoutisme ou de la colonie de vacances. Sans doute la psycho-somatique pourra-t-elle mieux expliquer l'influence générale de la réussite sur l'équilibre organique.

 

Toujours est-il que nous voyons les déblocages se produire de proche en proche comme une poulie, mue par un moteur rapide, finit par entraîner par sa vitesse les poulies voisines libres sur leur axe.

 

Dans nos classes notamment, cet effet de contagion de la réussite est d'autant plus fort qu'il y a unité de l'éducation, qu'il n'y a pas de « matières importantes » mais une attitude globale qui donne cohésion à la personne de l'enfant : une réussite parcellaire retentit dans l'ensemble. Au lycée, malheureusement, le premier en dessin ne se trouve pas forcément rééquilibré par sa réussite.

 

Comme notre classe allait régulièrement à la piscine, j'ai remarqué que tout exploit nautique était suivi chez mes inadaptés par un progrès sur le plan du caractère et par un bond en avant, en lecture ou en calcul.

 

IMPORTANCE DE L'INITIATIVE

 

Certes, le milieu éducatif est organisé de manière à permettre d'emblée un travail (dessin, impression d'un texte, travail individuel sur fiche ou sur bande), mais rien n'est décidé d'autorité par l'adulte. Tout acte de l'enfant prend alors valeur d'engagement : on n'est pas vraiment responsable d'une rédaction mais on l'est pleinement du texte libre dont on a choisi le sujet et le moment de l'écrire, qu'on a aussi le droit de présenter ou non à ses camarades. Certains inadaptés ont d'ailleurs ressenti pourquoi ils étaient plus émus quand ils lisaient leur texte plutôt qu'un passage d'auteur : « Avec un texte « de lecture », les autres ne critiquent que notre façon de lire. Quand nous lisons nos textes, c'est nous qu'ils critiquent. »

 

Dans les cas extrêmes, l'importance de cet engagement suffirait d'ailleurs à bloquer l'expression, s'il n'y avait la sollicitation constante des autres.

 

*

 

Hervé (9 ans) est considéré par les spécialistes comme psychotique. Il obéit passivement chaque fois qu'il le peut mais dès qu'on s'adresse à lui, il répond par une comptine stéréotypée. Pourtant chaque jour, ses camarades lui demandent : « Hervé, tu n'as rien dessiné ? Hervé, tu n'as pas inventé de textes ? » et au bout de 3 mois de ces coups de bélier incessants du milieu sollicitant, les barrières craquent : Hervé commence à s'exprimer à sa manière, en reproduisant jusqu'à 17 fois dans la journée, le même dessin délirant. Peu à peu, il retrouve un contact affectif avec l'extérieur, il devient accessible à une véritable psychothérapie exercée par un psychiatre, mais c'est la pédagogie Freinet qui a fait sauter le premier verrou en exigeant pour la première fois, un engagement dans une véritable expression.

 

(Deux exemples de dessins délirants)

 

(Voir pages 42 - 43)

 

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Après quelques mois, Hervé communique ces questions et certaines, qui témoignent d'une écoute nouvelle du monde, ne manquent pas de saveur :

 

« Pourquoi sur le cahier, il y a marqué circulaire ? Pour aller le porter, je suis le conducteur ? »

 

« Qu'est-ce que c'est le malaise scolaire ? Pourquoi il se sent pas très bien ? »

 

(Voir pages 44 - 45)

 

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LA RELATION PERSONNELLE ENFANT-ADULTE

 

La part du maître est une première relation si elle aide l'enfant à approfondir son expression car la véritable réussite est dans cette expression plus que dans la qualité formelle. En axant trop tôt l'effort dans le sens de la correction littéraire ou de la poésie (sans parler de l'orthographe), on risque de le maintenir à une relation superficielle.

 

De même que certains acteurs ou musiciens ne trouvent la pleine possession de leurs moyens que devant un bon public, certains enfants ne s'expriment qu'en fonction d'une certaine qualité d'écoute de l'adulte. Il ne s'agit pas pour l'éducateur de « se pencher » sur les enfants et les écraser ainsi de sa hauteur, mais de les respecter et d'avoir avec eux une communication de plain-pied.

 

Cette écoute, aidante et bienveillante mais neutre, ne doit témoigner d'aucune complaisance particulière pour des thèmes qui révèleraient « un cas » car l'enfant risquerait de s'enfermer dans un état passager en croyant mieux retenir ainsi l'attention de l'adulte. L'expression perdrait alors sa valeur d'engagement pour devenir une relation conventionnelle, chacun jouant au mieux son personnage.

 

Par contre, il y aurait beaucoup à dire du refus par l'adulte des thèmes angoissants, peut-être parce qu'ils réveillent en lui sa propre angoisse.

 

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Certes, on peut être un peu effaré que l'un des premiers dessins (Voir page 47) de Patrick (10 ans, Q.I. = 58, fils d'un paranoïaque interné) traite de 1'opération d'appendicite et que son premier texte soit celui-ci :

 

« Il était une fois, un petit garçon, un docteur et une maman. Le docteur et la dame s'entendaient bien. Le docteur dit à la dame : « Tue ton petit garçon et mets-le à l'eau. Si tu ne peux pas le faire, c'est moi qui le ferai. » La dame répond : « Tu me le paieras, je te tuerai à coups de couteau si tu jettes le petit garçon à l'eau. » Alors le docteur dit : « On va le garder. » Ils sont tous les trois d'accord. La dame et le monsieur se marient. »

 

Parfois l'adulte n'exprime pas clairement son refus de certains thèmes d'expression mais l'enfant sent très vite s'il y a des domaines interdits et il prend l'habitude de s'autocensurer.

 

Lorsqu'on revoit rétrospectivement le travail d'un enfant en texte libre, on remarque que de grands moments d'expression ont été précédés de petites tentatives, passées souvent inaperçues, de ballons d'essai sans valeur propre mais dont l'acceptation par l'adulte a permis d'aller plus loin. Il y a là un véritable tâtonnement expérimental de la confiance.

 

*

 

Jean-Yves (10 ans, dyslexique, orphelin de père) écrit le 1er février le texte suivant :

 

LA GRENOUILLE

 

« Une grenouille se promenait. Le papa lui disait : « Tu devrais avoir des enfants. » Elle fit des efforts et les petits sortirent, ils recherchèrent leur maman grenouille. La maman rechercha les petits têtards et elle se dépêcha de les rattraper. »

 

A vrai dire, Jean-Yves avait eu un remords, il avait censuré son texte et rayé « elle fit des efforts et les petits sortirent. » Comme le texte devenait incompréhensible, il lut : « ils allèrent chez le marchand et ramenèrent des œufs ».

 

Dans la discussion, la version du marchand fut contestée et après un entretien rapide sur la reproduction des grenouilles, on aboutit à cette conclusion que, si l'on a le droit d'inventer une histoire fausse, on a aussi le droit de raconter la vérité telle qu'elle existe.

 

Trois jours plus tard, Jean-Yves veut écrire un texte mais il s'agite sans y parvenir, casse son crayon, trouble la classe. Pendant la récréation, je lui propose d'écrire sous sa dictée, le texte qu'il veut faire. Le voici :

 

LE BEBE

 

« Une fois, le bébé jouait avec un petit accordéon et il faisait une chanson un peu fausse. Il n'était pas content parce qu'on disait que c'était faux et il a tapé le chat qui n'avait rien fait. Le chat l'a griffé, le bébé a pleuré. Sa mère a mis le chat à la porte. Le petit chat griffait la porte et l'abimait, il défaisait tout le vernis. La mère a jeté le balai au chat. Le petit chat a pleuré, il a sauté sur la fenêtre, il a bu tout le lait sans que la maman le voie. La maman a voulu donner du lait au bébé, il n'y en avait plus. Le bébé pleurait. Sa mère a couru chez le marchand. Il y avait de la glace, elle a glissé, elle est tombée. Elle a descendu toute la côte, elle a acheté le lait et elle l'a rapporté. Le bébé a bu. »

 

Dans ce texte, Jean-Yves criait avec tant de force sa jalousie envers son petit frère qu'il s'en est lui-même rendu compte. Peut-être sans les textes précédents à tonalité sexuelle, celui du bébé n'aurait-il jamais vu le jour ?

 

Comme on le voit, l'enfant qui, grâce à l'attitude accueillante et aidante de l'éducateur, parvient à s'exprimer plus profondément, permet du même coup à l'adulte de mieux le comprendre et de mieux l'aider, si bien que le cycle de l'angoisse se trouve inversé.

 

Nous devons toutefois nous entendre sur le sens de « connaître les problèmes de l'enfant ». L'expression authentique prend généralement une forme imagée et symbolique et lorsque l'enfant raconte en clair son problème, c'est qu'il est déjà en passe de le résoudre. Les enfants qui ont de graves problèmes familiaux ne racontent pas leur famille, mais ils ne cessent de traduire leur drame dans tout ce qu'ils expriment.

 

*

 

Patrick (13 ans, fils d'alcoolique, dont les trois frères et soeurs aînés travaillent et échappent un peu plus à l'emprise familiale) écrit :

 

L'ENFANT SINGE

 

« Il était une fois dans une famille un garçon qui voulait se transformer en singe et il a fait un laboratoire sous terre et il s'y rendait tous les soirs à minuit. Un jour il avait mis le courant à 500 degrés et il se transforma en singe. Quand il rentra chez lui, sa mère tomba dans les pommes et il dit : « Maintenant c'est moi le plus fort, c'est moi qui commanderai. » Mais son père qui avait entendu la mère faire tomber une casserole, descendit et cria : « Ça va faire de la casse. » Il prit le rouleau à pâtisserie et voulut taper le singe mais le singe se reculait et le père assomma le petit chat. Il ne restait que le père et le singe, et ils dirent : « Nous allons faire un combat loyal. » Et le singe a étranglé le père qui est mort. La mère était restée évanouie. Le garçon est resté singe dans sa maison, il ne pouvait plus redevenir un garçon. Il était content d'être singe pour grimper dans les arbres, mais la mère aurait préféré avoir un garçon. »

 

LE ROLE DU GROUPE

 

Le dialogue de l'enfant avec l'éducateur devient à un certain stade, insuffisant. Certes les enfants les plus perturbés commencent souvent à s'exprimer pour l'adulte qui, seul d'ailleurs, saurait accueillir leur témoignage ; mais il s'agit justement de dépasser cette relation inter-personnelle et permettre l'insertion dans le groupe. L'enfant qui refuserait systématiquement de lire ses textes et de montrer ses dessins aux camarades serait encore loin d'avoir trouvé l'équilibre.

 

Certes il faut du courage pour oser lire en public le texte où l'on exprime, sous une forme symbolique, ses problèmes affectifs, mais le fait d'avoir pu le faire sans provoquer de catastrophe, sans être foudroyé ou ridiculisé, dédramatise la situation et permet d'amorcer une réconciliation avec soi-même.

 

Pour peu que l'atmosphère de la classe soit amicale, les autres enfants réagissent en général bien devant les textes chargés d'intensité affective. Souvent le texte qui exprime en profondeur les sentiments de son auteur recueille un grand nombre de suffrages. Il semble que tous les enfants accèdent par son entremise à une prise de conscience plus nette de leurs propres problèmes. La discussion sur le texte est alors souvent passionnante et l'auteur en tire bien des enseignements.

 

Parfois la classe oblige l'auteur à modifier une histoire incohérente ou par trop morbide et c'est alors moins le résultat qui est intéressant que le débat qui s'instaure avec les questions, les critiques, les justifications.

 

*

 

Dominique (11 ans, Q.I. = 78) écrit un texte :

 

L'IDIOT

 

(Le début du texte raconte les colères de l'idiot)

 

« L'idiot était un enfant qui avait été retrouvé pendant la guerre et il avait été à l'école à six ans. J'avais reçu un éclat d'obus à la tête et j'étais devenu fou et je ne peux plus me guérir. Il quitta l'école à 15 ans. Il partit à Orly pour y trouver un métier mais il fallait qu'il fasse des études et il ne voulait pas car le collège était comme l'école. Alors il devint clochard, il couchait sous les ponts de Paris. Un jour un monsieur cherchait un homme bien grand et fort alors il le trouva, le prit ; il lui donna de beaux habits et il travailla dans le métier qu'il voulait faire, à 19 ans. Mais il était trop vieux alors il prit, la nuit, un silencieux et alla se tuer dans le garage. »

 

La classe remarqua les passages à la première personne et demanda de les rectifier. Elle refusa la fin parce que le maître avait demandé si 19 ans, c'était trop vieux pour apprendre le métier qu'on aime. Dominique préféra refaire complètement la fin :

 

« L'homme trouva l'idiot, il était bien fort, alors il lui demanda : « Veux-tu venir travailler avec moi ? » « Oui, oui. » « Alors viens, monte sur mon bateau et viens dans ma cabine, je vais te donner des habits et tu vas faire un bain. Après je te présenterai à mon équipage, ils sont 9, avec toi ça fera dix. Mon bateau s'appelle l’Aurore. » Il le fit sous-chef. Le bateau était grand alors il vit toutes les îles de l'océan atlantique mais le bateau fut pris dans une tempête, il y avait un trou à la coque et il coulait. On mit les deux canots mais il n'y eut que 5 hommes qui réussirent à fuir. L'idiot mourut à 81 ans et les autres hommes moururent avec lui dont le capitaine. »

 

Malgré l'alibi de son âge canonique (81 ans) Dominique a quand même fait mourir son idiot mais le débat avec la classe a dû jouer un grand rôle dans la prise de conscience de ses vrais problèmes.

 

Lorsque la classe réagit non à un texte mais à un auteur, le conflit ainsi exprimé doit être résolu au niveau du groupe. J'ai déjà raconté comment la discussion née du journal mural, avait permis à un garçon rejeté pour son impulsivité et sa brutalité de trouver sa place dans le groupe et de pouvoir s'y exprimer librement.

 

*

 

L'ÉCLATEMENT DU GROUPE CLASSE

 

Le cadre de la classe est lui-même trop limité pour une conquête totale de l'équilibre psychique. Le premier milieu à atteindre est d'abord la famille, et la relation école-famille joue un grand rôle dans la thérapeutique.

 

On voit donc l'intérêt du journal scolaire et de toutes les activités qui mêlent l'école au milieu. Certains textes opèrent une remise en cause des relations familiales sous une forme symbolique et les parents qui les lisent peuvent, avec l'aide du maître, devenir plus réceptifs aux problèmes de leur enfant. Il est alors possible de les amener à modifier certaines attitudes.

 

*

 

J.-François (12 ans, Q.I. = 66) vient d'écrire l'histoire en épisodes de deux orphelins évadés sur une barque. La veille d'une démonstration du jeudi, la mère me prévient qu'il ne pourra venir de peur de se perdre, sans le car de ramassage. La lecture de ses textes et ses exploits à la piscine convaincront la mère d'être moins surprotectrice et désormais J.-François acquerra un peu d'autonomie.

 

Mais il ne suffit pas d'avoir retrouvé confiance à l'école et dans la famille. Beaucoup d'enfants, interprétant avec justesse notre exploitation délibérée de leurs réussites, craignent que cellesci ne se limitent au cadre de la classe et de la famille. La correspondance interscolaire est un moyen d'élargir le public, les activités de la coopérative (vente du journal, etc.) les enquêtes brisent ce cadre protecteur.

 

A la création de notre premier journal, les enfants demandèrent si on mettrait « Ecole de perfectionnement » sur la couverture et certains réagirent violemment :

 

- Je ne veux pas que mes voisins sachent que je vais à cette école !

- Je dis à tout le monde que je vais dans un collège en ville.

- Moi, je descends du car (de ramassage) à l'arrêt d'avant pour qu'on ne sache pas que je viens d'ici.

 

Notons que ces enfants ne mettaient pas en cause leur désir de rester dans notre classe, mais ils exprimaient cette ségrégation du débile mental, créée par l'école traditionnelle.

 

Devant ce problème que, dans notre univers clos, je n'aurais jamais cru aussi brûlant, je proposai un débat sur « Les écoles où nous étions avant de venir en classe de perfectionnement ». Le résultat fut assez bouleversant dans la mise en accusation de toute une conception de l'éducation mais, aussitôt après, les enfants qui s'étaient exprimés le plus profondément, demandèrent qu'on efface la bande. Je leur proposai de la garder pour la réentendre entre nous mais je dus promettre de ne la faire entendre à personne. A la seconde audition des passages les plus forts, je leur demandai s'ils avaient lieu d'être honteux d'avoir parlé de cette façon de leurs problèmes et ils m'accordèrent la permission de faire entendre la bande « aux gens qui peuvent nous comprendre mais pas aux imbéciles qui ne comprennent rien ».

 

Dans ce cas, le journal scolaire avait servi de révélateur d'un problème non résolu et les discussions qui suivirent ont été, je crois, très positives.

 

QUELQUES ASPECTS PÉDAGOGIQUES

D'UNE ATTITUDE THÉRAPEUTIQUE

VIS-A-VIS DU TEXTE LIBRE

 

I) Pour une véritable liberté d'expression

 

La correspondance interscolaire sert parfois d'alibi à une limitation du texte libre aux rubriques journalistiques et documentaires alors que l'enfant exploite spontanément tous les domaines de la création littéraire reportages bien sûr, mais aussi nouvelles plus ou moins réalistes, contes, poèmes et parfois roman à épisodes.

 

Le limiter inconsciemment à un seul genre (et souvent le plus banal) serait aussi regrettable et stupide que de le cantonner en dessin dans le croquis de sciences et la carte de géographie. Il n'y a d'ailleurs aucune barrière entre l'objectif et l'imaginaire :

 

Christian (13 ans) après une fugue, raconte dans un texte l'histoire d'un garçon qui a vécu, trait pour trait, la même aventure. Lorsque ses camarades lui disent : « C'est toi ? » il nie farouchement, exprimant probablement par là son désir de se détacher de cette histoire regrettable.

 

Gilles (10 ans) écrit le texte suivant :

 

« Un jour, une petite fille qui s'appelait Marie-Christine ne faisait que des bêtises. Un jour que sa maman était partie aux courses, elle sauta par-dessus la fenêtre et se cassa le bras. Sa mère revenait des courses, elle vit sa fille pleurer. Elle lui dit : « Qu'est-ce que tu as à pleurer ? » Elle dit en sanglotant : « J'ai sauté par-dessus la fenêtre et je me suis cassé le bras ». La mère eut peur, elle reprit ses esprits, elle téléphona au docteur. Plus tard le docteur arriva et dit : « Votre fille s'est cassé le bras ». Alors le docteur appela l'ambulance et on la mit sur une civière. Dès qu'il est arrivé, on la transporta sur un chariot et on la mit dans un lit. On lui présenta une seringue pour une prise de sang, elle n'était pas rassurée. On prit son bras et on lui mit un caoutchouc et on lui enfonça l'aiguille, elle se mit à crier et à pleurer et cassa l'aiguille. On mit des pinces spéciales et on saisit l'aiguille, la prise de sang est ratée et cette fois la prise de sang est réussie. On lui mit un plâtre, elle se leva pour le petit déjeuner, elle commença à faire tomber son bol de café au lait et la dame de service la disputa, elle cassa une assiette en mangeant. Le soir venu, elle voulut boire et renversa le verre d'eau. Elle se cassa son plâtre et le médecin a dit : « On la déplâtrera demain pour lui faire le re-plâtre. » Le lendemain on la conduisit et on la descendit par l'ascenseur, elle revint avec son plâtre. Pendant 30 jours, elle avait son plâtre. Le médecin vint avec une civière et on la mit sur une table, elle vit une scie électrique et on la déplâtra, elle retourna chez elle, elle promit d'être sage toujours. Le 15 mai, elle pourra retourner à l'école. »

 

Pour bien comprendre ce texte, il faut savoir que Gilles vient de revenir à l'école après un accident. Un soir, il a été bousculé par un motocycliste, il a eu la jambe fracturée. Enfant de divorcés, il est élevé par sa tante qui le trouve insupportable et l'a laissé à l'hôpital le plus longtemps possible. « Il est tellement dur, il serait capable de casser son plâtre. » Gilles vit avec sa soeur jumelle, Marie-Christine, qui est, aux yeux de la tante, une petite fille exemplaire.

 

Que pensez-vous maintenant des textes « d'imagination » ?

 

D'ailleurs le nombre et la longueur des textes devraient nous renseigner sur ce qu'ils représentent pour l'enfant. Lorsqu'il a conquis sa véritable liberté d'expression, l'enfant passe de quelques lignes à une ou deux pages. Le rythme des textes écrits s'accroît souvent notablement et lorsqu'un enfant bloqué écrit brusquement un texte par jour, on peut dire qu'il se passe quelque chose d'important, même si l'on ne comprend pas l'importance de ce qu'il écrit.

 

2) La discussion et le titre

 

Il est nécessaire que chaque texte lu donne lieu à une courte discussion. Le titre qui sera inscrit pour le vote est souvent mis en question et le fait de trouver un titre qui illustre véritablement le contenu du texte est un bon exercice intellectuel en même temps que la meilleure occasion de prendre conscience de ce qui a été exprimé.

 

L'un des premiers textes de Gérard (10 ans, très perturbé) raconte ceci :

 

« Un monsieur de Paris a vu un monsieur qui était chez lui et puis il est parti tout seul en ville et il dit : « Moi je voudrais une balle de foot ». Mais il est parti, il a dit : « Adieu et à demain ! » et alors, s'il avait pensé à acheter des pommes de terre.

 

Mais si je n'étais pas bête, je serais gentil. »

 

Le seul travail possible sur ce texte, c'est de lui trouver un titre. Après une courte discussion, nous notons « Un monsieur étourdi ». C'est peu de choses, mais Gérard sait qu'il a parlé de l'étourderie. En avait-il conscience quand il l'a écrit ?

 

3) Le respect d'une certaine logique

 

Nous craignons souvent l'imagination alors que c'est la confusion qu'il faut craindre, notamment avec les inadaptés. Si l'enfant doit pouvoir choisir les prémices de son texte, nous pouvons lui demander de respecter une certaine logique, même dans l'invraisemblable.

 

Gérard écrit un texte confus comme il lui arrive souvent.

 

CHRISTOPHE AU CINEMA

 

Christophe demande à sa maman : « Je voudrais aller voir un film américain. »

Après le cinéma, Christophe voit un camarade, il lui dit : « As-tu été au cinéma ? » « Oui ! »

- Est-ce que ça te plaît le film américain ?

- Non, je n'y comprends rien. »

 

Gérard dans la discussion est incapable de justifier pourquoi Christophe n'a rien compris. Après un court débat, il ajoute à son texte :

 

« Ça parlait anglais et je ne sais pas lire les sous-titres. »

 

Nous avons aussi pris l'habitude de trancher l'objectif de l'imaginaire. Le « je » est réservé à l'histoire vécue, les lapsus n'en sont que plus révélateurs dans les textes projectifs (Voir le texte de Dominique : l'Idiot). Cette habitude me paraît bénéfique en éliminant toute confusion. Nous n'avons plus besoin du rêve comme alibi de notre imagination créatrice sauf s'il s'agit d'un vrai rêve.

 

4) L'exploitation du texte

 

Même l'exploitation du texte devrait toujours s'accomplir sur la tonalité forte du texte. Trop souvent la chasse aux mots est choisie un peu au hasard par l'adulte. Dans les textes de forte teneur émotive, c'est vers le vocabulaire affectif qu'il faut s'orienter. C'est une façon de mieux prendre conscience des sentiments que d'apprendre à les nommer. C'est souvent exorciser l'angoisse que de la définir. D'ailleurs d'un point de vue strictement pédagogique, l'enfant a besoin d'un vocabulaire affectif dont on songe rarement à le munir.

 

Si nous avons du mal à sentir dans quel sens exploiter un texte de forte tonalité affective, faisons confiance aux enfants, ils savent ce qui les accroche dans ce texte et ils nous désigneront les mots-clés, même si ce ne sont pas des têtes de chapitres scolaires.

 

5) Peut-on interpréter les textes ?

 

C'est bien sûr la grande tentation de tous ceux qui ont quelques connaissances en psychologie, mais nous devons nous méfier de ce jeu facile qui trouve partout des intentions cachées. Certes, il est indéniable que ces textes sont chargés de symboles, mais les symboles sont loin d'être toujours reconnaissables.

 

Ce n'est pas tous les jours que nous rencontrons ces textes aussi clairs qu'un morceau d'anthologie psychologique. Je me demande d'ailleurs si certaines monographies d'enfants ne feraient pas d'excellents ouvrages d'initiation pour les étudiants.

 

J'ai relevé quelques textes caractéristiques qui sont presque la démonstration expérimentale de certaines théories psychologiques.

 

QUELQUES DOCUMENTS

 

 

A PROPOS DU COMPLEXE D'OEDIPE

 

lisez ces deux textes de Dominique (11 ans) écrits à 11 jours d'intervalle :

 

LE BOXEUR

 

« C'était dans un petit pays, il y avait une famille et le père était boxeur, il avait gagné plus de dix matches. Quand il mourut, le fils Philippe prit sa place. Il commença à Paris pendant 5 ans. Au bout il fit son premier match qui fut perdu. Le deuxième fut la première victoire. Un jour au milieu du round, il y avait une jolie fille qui regardait avec attention. A la fin du match, il gagna, il avait reconnu sa mère car il y avait longtemps qu'elle avait divorcé. Et ils se marièrent et eurent 3 enfants qui voulurent être boxeurs et ils étaient très gentils et la mère aussi et le père acheta la télévision et un frigo. »

 

Lorsque Dominique lit son texte, je m'attends à de fortes réactions à ce mariage avec la mère. A mon effarement, personne ne bronche. Je me crois obligé d'intervenir et nous faisons du calcul :

 

« Quel âge avait la mère à la naissance ?

- 22 ans.

- Quel âge a son fils le jour de la rencontre ?

- 19 ans.

- A ton avis quel âge a la mère ?

Nous calculons

- 41 ans.

- Est-on une jeune fille à 41 ans ?

 

Dominique reprend son cahier en disant « Je change mon texte », et il revient presque aussitôt avec cette correction dont vous admirerez, je pense, le raccord parfait :

 

«  ... Un jour au milieu du round il y avait (une vieille dame qui avait 41 ans, il avait reconnu sa mère mais à la fin du match, il n'a pas été la voir car il avait vu) une jolie fille qui regardait avec attention et ils se marièrent et eurent 3 enfants qui... etc. »

 

Nous avons parlé beaucoup ce jour-là de l'impossibilité d'épouser sa mère.

 

Onze jours plus tard, Dominique écrit ce texte (le 6e depuis le boxeur) :

 

UN JOUR

 

« Un jour, le peintre René voulait faire le portrait d'une belle fille mais il ne pouvait pas la voir car elle était journaliste. Alors il fallait la prendre. Comme il savait qu'elle devait aller en Amérique, elle devait prendre le France au Havre. Alors je pris tout mon matériel de peintre et je pris un billet pour l'avion pour arriver avant le France en Amérique. Il l'attendait avec une voiture mais elle ne descendit pas. Alors il comprit qu'elle n'était pas partie, elle avait loupé le France. Alors il repartit et ne put jamais faire son portrait et il reprit sa vie normale. »

 

Tout commentaire affadirait cette poursuite sans espoir. Vous avez noté le passage à la première personne qui précise l'identification et le retour à « la vie normale ».

 

 

A PROPOS DU SENTIMENT DE CULPABILITÉ

 

Jean-Yves (l'auteur du bébé et du petit chat) raconta le lendemain.

 

LE GARÇON JALOUX

 

« Un jour un garçon jaloux s'appelait Loulou. Son petit frère s'appelait Daniel. Le petit était toujours sage et le grand toujours méchant. La maman dit à Loulou : « Va chercher des tomates parce que ta tante va venir ». Il a fallu que ce soit le tout-petit qui y aille. Sa marraine lui a donné 200 F parce qu'il était mignon. Comme sa tante s'en allait le lendemain, Loulou a tapé le petit frère et a volé ses sous et il a acheté des bonbons. La mère avait préparé un martinet. Loulou s'est vengé il a boxé Daniel; il saignait. Il lui a crevé un oeil. La maman avait tellement peur qu'elle est tombée dans les pommes. Elle l'a porté à l'hôpital. Le petit gars était mort. Loulou a été fouetté jusqu'à la mort. La mère était vieille ; plus tard elle est morte. »

 

De la discussion qui suivit, il apparut que c'était en fait le petit frère de Jean-Yves qui refusait de faire les courses, chapardait son argent et que Jean-Yves n'avait d'autre ressource que la bagarre dans laquelle, étant le plus fort, il avait toujours les torts d'où sa difficulté à ne pas abuser de sa force avec ses camarades. Mais dans le texte, c'est le grand qui est chargé de tous les péchés de la famille.

 

L'AMBIVALENCE

 

C'est encore Jean-Yves qui nous donne une bonne illustration de l'ambivalence avec :

 

LE TREMBLOTEUR

 

« Un jour, un trembloteur ne savait pas quoi faire. Il va faire la quête au coin d'une église. Il y a un petit chat qui vole son argent. Le petit chat va acheter des bonbons et les met dans la boîte du trembloteur. Le trembloteur était content. Il marchait avec des béquilles, c'est le petit chat qui était allé lui chercher. Il se lève, le petit chat suit le trembloteur. Avec sa patte, il pousse la béquille et le trembloteur tombe. Le petit chat miaulait parce qu'il avait fait une bêtise. Le petit chat riait dans sa moustache. Le trembloteur le voit, il le poursuivait avec sa canne. Le petit chat est rentré dans un trou, il voit une petite souris, il ne l'a pas mangée, il ne voulait pas lui faire de mal, il jouait avec elle. Le trembloteur entre dans la maison et les a vus jouer. Il prend un fusil, tue la souris. Le chat se cache dans un sabot, monte au grenier, saute sur le trembloteur et lui crève les yeux. Le trembloteur est allé à l'hôpital, il était encore plus vieux, il avait 100 ans et il est mort. Le petit chat, il est resté dans sa maison. Il est allé dans le lit de la dame et la dame l'a battu à coups de balai. »

 

 

LES TRAUMATISMES LAISSÉS PAR LE SENTIMENT D'INFÉRIORITÉ

 

Rémy (13 ans), timide pathologique, écrit au bout de quelques mois de texte libre :

 

LE GORILLE

 

« Il était une fois un gorille qui mangeait des enfants noirs et la nuit il allait dans les villages et faisait fuir les habitants, c'était un carnage. Un soir, un enfant de 15 ans voulait tuer le gorille mais comment ? Il prit un poignard et alla dans la direction du gorille. Il n'en avait jamais vu d'aussi grand et d'aussi gros, il avait peur, il voulait s'enfuir mais trop tard ! Le gorille était à quatre mètres de lui. Il planta le poignard en plein coeur. Le gorille était mort mais il l'avait griffé au visage et ces marques seront marquées toute sa vie. »

 

IMAGINATION ET RÉALITÉ

 

L'enfant incorpore dans ses textes tous les éléments de sa vie et de l'actualité. Certains traits des textes précédents rappellent des événements de la même époque : les débuts du jeune Cerdan, le lancement du France et le voyage de la Joconde. Après la catastrophe du pays de Galles où un terril écrasa une école, J.-François (12 ans) écrit :

 

CETTE NUIT TRAGIQUE OU LA MONTAGNE S'EFFONDRA

 

« Tout le jour, les animaux étaient nerveux, crispés.

Ils allaient et venaient, affolés sans savoir où ils allaient.

Les vaches du village poussaient de longs meuglements.

Les poules s'agitaient sur leur perchoir. Enfin la nuit arriva. On entendit un grondement et les maisons s'écroulèrent. Ce fut une grande catastrophe où deux mille personnes trouvèrent la mort. »

 

Mais le véritable thème est peut-être par delà l'actualité, l'angoisse personnelle devant la mort.

 

C'est que chez l'enfant, il existe encore une telle symbiose entre sa personnalité et le monde extérieur qu'il serait souvent vain de prétendre démêler l'écheveau. Ce qui est certain, c'est qu'on reconnaît souvent dans les textes et les dessins, des événements et des problèmes évoqués précédernment. Le texte peut même parfois servir de baromètre de l'évolution psychique.

 

Jean-Pierre (11 ans) entend le directeur me dire que sa montre est un cadeau de sa mère. En rentrant en classe, il me dit d'un air effaré : « Monsieur L. a une mère ?

- Mais oui, il a encore sa mère,

- Mais vous, vous avez une mère ?

- Bien sûr, voyons. »

 

Et c'est à mon tour d'être effaré. Je n'aurais jamais pensé à parler à d'aussi grands garçons, même débiles, de l'enchaînement des générations, nous avons donc une conversation collective sur ce sujet. Trois jours plus tard, Jean-Pierre écrit un texte où un jeune ourson s'échappe de chez lui car son père a tué sa mère ourse. Il est recueilli par un brave homme puis, devenu grand, il retourne dans la montagne chercher son épouse. Il aura des petits mais « il sera moins méchant que son père avec les petits ». La chaîne est reconstituée.

 

*

 

Devant tous ces textes, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser « celui-ci a un conflit avec son père », mais ne serait-il pas dangereux de le lui faire savoir même si nous en étions absolument certains ? Combien je préfère les remarques des enfants sur le texte, approuvant, condamnant, commentant l'attitude des personnages sans mettre directement en cause l'auteur qui prend néanmoins conscience de bien des choses car c'est lui qui est responsable de ses personnages.

 

Il m'est arrivé parfois de céder au démon de l'interprétation devant l'enfant, j'ai rarement eu à m'en féliciter.

 

Par exemple Rémy (13 ans), ce garçon timide, mené par son frère cadet écrit un jour :

 

UN REVE

 

« Un soir, je m'endormis, je rêvais que mon frère avait mis un scaphandre, il ouvrit la fenêtre et il y descendit. Moi, je pompais pour lui donner de l'air. Il arriva sur le sol et cueillit des fleurs. Tout à coup, la pompe se cassa dans mes mains, il fit des signes désespérés. Je remontai le scaphandre, je le mis par terre. Je le déshabillai du scaphandre. Ouf ! il respirait. Je me réveillai en sursaut. Ah ! quel rêve ! »

 

Je fis simplement ce commentaire :

 

« C'est toujours toi qui pompes pour les autres mais cette fois, c'est toi le héros et même tu aurais pu plonger à l'eau pour le repêcher puisque tu es le seul de la famille à savoir nager.

 

C'est toi le plus fort. »

 

C'était peu mais l'effet ne se fit pas attendre, Rémy me répondit, par un texte (car il était trop timide pour le faire autrement) et le lendemain il nous lut :

 

LA BOULE

 

« Il était une fois un homme qui se promenait dans la campagne un soir. Dans un champ, il y avait beaucoup d'étoiles. L'une de ces étoiles brillait plus fort et elle se rapprochait, elle devint plus grosse qu'un point et elle tournait en faisant du bruit. L'homme eut peur et se cacha. Ce n'était pas une étoile, mais elle avait la forme d'une boule d'une couleur indéfinissable. La boule se posa tout doucement et jetait des lueurs aveuglantes, elle était grosse comme une maison de trois étages. Tout à coup un bruit, une plaque de métal descendit sur le sol. Le haut de la boule s'ouvrit. Une chose étrange en sortit, elle n'avait pas de pied, mais cette chose roulait on ne sait pas comment. Il en sortit une autre plus grosse qui tenait une lueur qui tournait : la couleur était aussi indéfinissable. L'homme n'y tenant plus prit son fusil et tira. Une grande poussière s'étendit. Quand l'homme reprit ses esprits, il n'y avait plus rien.

 

Suit cette phrase écrite d'une autre couleur.

 

C'était un rêve. »

 

*

 

Pour servir de conclusion à cette étude, je voudrais montrer les effets de la pédagogie Freinet à travers deux textes semblables du même auteur, à trois mois d'intervalle. Dominique (celui du boxeur et du peintre) est maintenant adolescent. Après un apprentissage sérieux, il est entré dans la vie professionnelle. Certes, peut-on dire qu'il soit définitivement sauvé ? La société reste cruellement traumatisante à ceux qui ont mal démarré dans la vie. Du moins pouvons-nous espérer que Dominique part avec de meilleures perspectives et qu'il a maintenant appris la notion du bonheur.

 

Le premier texte date de mars :

 

LA BETE ANORMALE

 

« Il était une fois un grand chien qui avait 15 ans. C'était d'une chienne qui avait fait des petits deux jours avant sa mort. On nourrissait les petits comme on pouvait. Elle avait fait cinq petits et il y en avait quatre de morts et le dernier ne mourut pas. Quand il eut 7 ans, le chien ne faisait pas de petits alors il était anormal car il était né avec une chienne malade. Mais le petit chien parlait, il pouvait faire des conversations en cachette car il ne fallait pas que tout le monde le sache, mais il avait fait une conversation avec un journaliste et il avait marqué dans le journal tout ce qu'il avait entendu mais le chien qui avait appris ça était furieux et il s'enfuit dans la campagne. Il était sale, il était gras, il était déjà vieux. il avait 10 ans. Il trouvait un os par ci par là. Un jour quelqu'un le vit et le prit. »

 

Notez au passage ce qui est probablement une allusion à certaines conversations avec mon collègue au sujet de cet enfant étonnant et lisez maintenant le texte du mois de juin, rédigé chez ce collègue alors que j'étais en stage. C'est son 59e depuis décembre.

 

L'ENFANT ANORMAL

 

« Il était un petit garçon qui commença à l'école à six ans. Il alla dans une école maternelle. Il faisait toujours l'imbécile et un jour sa mère vient à l'école et elle parle à la directrice, elle dit : « Ce garçon est trop grand il doit aller dans une autre école. » et la mère dit : «  je veux bien mais laquelle école. » « L'école qui se trouve au Tronquet. » Et 5 jours après la rentrée, il alla à l'école libre, mais il travaillait toujours aussi mal.

 

Au milieu de l'année, il était dans une classe de bébés et il était 5e mais ma mère dit: « J'aime pas bien parce que tu es dans une classe de bébés. » La mère écrivit dans une école de perfectionnement et au bout de quatre mois elle put le faire rentrer. Le petit garçon rentra le lundi, il alla dans une classe où il savait tout faire et deux jours après il fut dans une classe de grands. Il travaillait si bien qu'il fut toujours premier et 3 mois après il fut guéri.

 

Et il put rentrer dans une école pour apprendre un métier. Il fut très content et heureux et il ne regretta jamais l'école de perfectionnement qui avait fait son bonheur et à 75 ans il mourut dans la joie car il avait gardé des photos de l'école de son bonheur. »

 

CONCLUSIONS APPORTEES PAR LE DOCTEUR JEAN OURY A LA SEANCE DU CONGRES

DE L’ICEM A TOURS (AVRIL 1967) SUR LES ASPECTS THERAPEUTIQUES

DE LA PEDAGOGIE FREINET

 

Je n'ai pas grand chose à ajouter. J'ai été très ému d'entendre les témoignages divers et je me souviens qu'il y a exactement dix ans, à un congrès Freinet, la question avait été posée de savoir si les méthodes Freinet avaient une importance thérapeutique. Il me semble me souvenir que cette question avait surpris une quantité de monde.

 

Les techniques Freinet ont un aspect incontestablement thérapeutique.

 

Comment se peut-il qu'une telle prise de conscience puisse apparaître dans une classe ?

 

De même, les exemples qu'a donnés Le Bohec sont des exemples psychanalytiques.

 

La question se pose : comment peut-on penser qu'un instituteur qui, en principe, n'est pas préparé pour assumer une prise en charge psycho -thérapeutique des enfants, puisse le faire ?

 

On parlait tout à l'heure de l'angoisse de l'instituteur devant certaines productions écrites ou expressives de l'enfant. Comment se peut-il qu'on puisse arriver à une sorte d'expression libératrice et thérapeutique sans en avoir tes inconvénients majeurs ? Il ne semble pas que dans la classe cela soit dangereux, au contraire. Il y a certainement là quelque chose à étudier.

 

Il y a d'une part une relation très intéressante qui se développe entre l'adulte et l'enfant, une relation affective, mais il y a également une relation qui se développe entre les enfants eux-mêmes. Cette possibilité d'expression ne peut se faire que sur le fond d'un certain contexte. Je voudrais préciser par là qu'on ne peut comprendre une phrase que si cette phrase est située dans une certaine atmosphère littéraire.

 

La classe telle qu'elle se développe dans cette atmosphère, avec des techniques telles que l'imprimerie, permet cette sorte de délivrance spontanée de messages qui passeraient inaperçus. L'enfant arrive ainsi à se confier d'une façon tout à fait spontanée.

 

On touche là à quelque chose de fondamental. Il y a là une articulation entre ce qu'apporte Freud et ce qu'apporte Freinet.

 

Il y a peut-être un danger. Ce serait de centrer trop le problème de la psychothérapie sur le problème de la relation individuelle. En même temps qu'il y a cette relation individuelle, elle n'est possible que sur un fond de thérapie de groupe.

 

Le traitement des quartiers d'agités se fait par des techniques qui ont de très grandes analogies avec l'imprimerie, le texte libre, etc., en faisant la transposition. On ne peut pas faire d'intervention individuelle si on ne traite pas en même temps le groupe.

 

Je voulais simplement souligner l'articulation possible entre des méthodes qui ne sont pas hétérogènes mais qui par malheur s'ignorent la plupart du temps. Les spécialistes de la psychiatrie et les enseignants qui pratiquent la pédagogie Freinet, travaillent avec des moyens différents mais avec un esprit, somme toute, assez proche.

 

Jean OURY

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