1ère PARTIE
CLASSE DE PERFECTIONNEMENT de Pierre YVIN - Saint-Nazaire (44)

INTRODUCTION

1. LE POUVOIR DE DÉCISION

2. APPLICATION DES DÉCISIONS : du projet au travail

3. DIFFÉRENTS TYPES D'INTERVENTION DE L'ÉDUCATEUR

4. CONTROLE ET BILAN DU TRAVAIL RÉALISÉ

CONCLUSION

INTRODUCTION

Maître de classe de perfectionnement depuis sept ans, j'ai toujours cherché à pratiquer une pédagogie efficace et démocratique. Militant de l'O.C.C.E. et de l'I.C.E.M., j'ai toujours fait appel au maximum aux enfants pour ce qui concerne l'organisation de leur vie et de leur travail. Cependant, les nouvelles données apparues avec les travaux des pédagogues de la Pédagogie Institutionnelle m'ont amené à repenser les problèmes du choix des activités et des institutions de la communauté, ainsi que celui du pouvoir de décision des enfants, et à faire ainsi évoluer ma pédagogie vers l'autogestion. L'expérience - au sens de tentative - que je décris dans ce document se situe au cours de l'année 1967-1968, dans une classe de perfectionnement de garçons, de niveau 2e degré, à l'école Lamartine à Saint-Nazaire.

Une classe autogérée, ou en marche vers l'autogestion, est un milieu de vie complexe et unique, une synthèse originale d'éléments humains, de structures et de techniques. Et le climat d'une classe où les activités ne sont pas seulement verbales semble difficilement traduisible par des mots, encore moins par des chiffres. Aussi ce document n'aura d'autre prétention que d'être une monographie comportant essentiellement une description de l'évolution de la vie et du travail dans ma classe au cours d'une année scolaire.

La présente introduction portera sur les points ci-après :

‑ Les fondements philosophiques de l'expérience ;
‑ Les fondements pédagogiques de l'expérience ;
‑ Les enfants ;
‑ L'éducateur ;
- Les objectifs.

FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L'EXPÉRIENCE

Toute recherche pédagogique est basée sur un fondement philosophique. Cette expérience sous-entend une option philosophique touchant à l'individu, aux rapports humains, à la société.

Je cherche la voie éducative visant à former des êtres autonomes et responsables, susceptibles de s'adapter à l'évolution de la vie mo­derne. Il me paraît donc essentiel qu'au sein de la classe les enfants puissent prendre le maximum de responsabilités, s'exprimer librement à propos de tout, ‑ y compris des activités et des institutions de la classe ‑ et être maîtres de leurs initiatives et de leurs décisions.

Une formation basée sur l'autogestion, conduisant à l'autonomie de l'individu et du groupe où il vit, leur permettra de s'adapter à la so­ciété moderne, qui tend à faire participer tous les travailleurs à la gestion de leurs activités, et qui devrait surtout permettre de satisfaire les besoins essentiels de l'homme : création, invention, initiative et communication.

Une telle conception de la pédagogie peut paraître ambitieuse quand il s'agit des enfants, dont on dit souvent qu'ils sont passifs, incapables d'initiatives, de pensées ou de réflexions personnelles. Aussi il pourra sembler surprenant que, dans un climat de liberté, chacun s'engage au maximum pour des tâches aussi bien intellectuelles que manuelles, et que, faisant preuve d'un réel besoin de travail, l'ensemble parvienne à établir un équilibre des activités.

Une telle optique éducative peut paraître utopique appliquée à des enfants qui n'ont certes pas de grandes responsabilités dans la hiérarchie sociale. Mais du moins peut-on espérer qu'ils vivront avec plus de dignité leur situation de demain. Dans leur famille, ils auront à assumer des responsabilités, à prendre des décisions ; comme ci­toyens, ils auront à voter, donc à choisir. Or la société de demain se forme à l'école. La vie en démocratie s'apprend. C'est à l'école que revient le rôle difficile d'en jeter les bases solides.

FONDEMENTS PÉDAGOGIQUES DE L'EXPÉRIENCE

Eduquer ou mettre en condition : tel est le choix pour les ensei­gnants. Ce choix, à vrai dire, n'est pas nouveau, car de tout temps des pédagogues se sont dressés contre les usages établis.

Rousseau, dans l'Émile, écrit à propos de l'élève : « S'il se trompe, laissez-le faire, ne corrigez pas ses erreurs, attendez qu'il soit en état de les voir et de les corriger de lui­-même. »

Les pédagogues de l'Education Nouvelle, Mme Montessori, Decroly, Dewey, Cousinet... ont certes apporté des modifications très profondes au niveau de l'éducation, en centrant l'école sur l'enfant. Mais il ne suffit pas de partir de l'enfant ou de la vie, si le dogmatisme du maître resurgit ensuite dans le but exclusif de faire acquerir doc connaissances scolaires.

Le mouvement du Plan Dalton et de l'école de Winnetka, précurseurs de l'enseignement programmé, constitue une amorce d'auto-organisation de la part de l'élève. Cependant, autant que l'autonomie de l'élève, c'est l'autonomie du groupe qui doit permettre à celui-ci de fonctionner seul. Et c'est l'enfant qui doit décider de son style de travail : individuel, en équipes, collectif, par fiches, par bandes programmées, ou avec le concours du maître.

Freinet, en plaçant l'expression de l'enfant au centre de l'éducation, a opéré le renversement des valeurs pédagogiques admises jusque là. L'enfant, par le texte et le dessin libres, par la parole comme par le chant ou la danse, raconte, exprime ce qu'il ressent. Au cours de toutes ces activités d'expression libre ‑ qui peuvent être étendues à l'enquête ou à la conférence ‑, il devient maître de son activité, il l'autogére. Toutefois, ces activités, libres dans leur contenu, ne deviennent effectivement libres qu'à partir du moment où il décide lui-même de son activité, sans procédé de stimulation ou de contrôle imposé.

C'est surtout avec Profit, initiateur de la Coopérative Scolaire en France, puis avec Freinet, que la pédagogie s'oriente vers des formes plus démocratiques ; car il s'agit de remettre entre les mains des enfants l'économie et les activités de la classe, de les orienter vers une collaboration communautaire, en vue du véritable but à atteindre : la formation de l'homme.

Toutefois, un maître «coopérant» peut choisir au départ, à titre définitif, les techniques et les institutions. Aussi la prise en charge du travail et de la vie, pour qu'elle devienne réelle, suppose que les enfants puissent remettre en cause les techniques et les institutions en vigueur dans la classe.

Car ce qui compte en définitive, c'est que le pouvoir de décision appartienne au groupe et qu'au sein de l'organisation communautaire chaque membre puisse se réaliser suivant ses tendances.

C'est lorsque ce stade est atteint qu'on peut prétendre vraiment rejoindre l'autogestion. C'est ce que pensent notamment les pédagogues de la Pédagogie Institutionnelle, pour qui la classe est avant tout un champ de décisions (Lobrot, Lapassade). L'essentiel est que toute activité résulte de la décision de l'enfant.

LES ENFANTS

Ils ont tous de 10 à 14 ans. Ils sont profondément marqués par beaucoup de choses : milieux socio‑économiques défavorisés, milieux familiaux perturbés, milieux scolaires antérieurs, santé déficiente.

Sur un total de 15 enfants, 4 sont dans ma classe depuis octobre 1964. Ils ont déjà expérimenté des activités d'expression libre, la correspondance interscolaire, le journal scolaire et d'autres techniques, qui sont surtout celles de l'Ecole Moderne. Ils ont connu différents modes d'organisation, travaillé suivant différents styles (individuellement ou en équipe). Toutefois ils n'ont jamais joué un rôle dynamique au sein de leur communauté.

1. Philippe, 11 ans, Q.I. 68, fils d'ouvrier, ‑ Les progrès réalisés tant sur le plan scolaire que sur celui de l'autonomie sont gravement compromis par des difficultés permanentes de santé qui ont des répercussions sur son comportement et son caractère. Fermé, il se réfugie dans son monde intérieur et éprouve beaucoup de mal à accepter les autres.
2. Dominique, 10 ans, Q.I. 74, le frère du précédent avec lequel il ne s'entend guère, Handicapé sur le plan psychomoteur, il a aussi des difficultés de langage. Les progrès scolaires sont plus nets, surtout en calcul. Il vérifie les comptes de la coopérative, dont il est le trésorier-adjoint. Bien que capable d'initiative, il révèle des tendances « moutonnières ».
3. Pierre, 12 ans, Q.I. 65, fils d'ouvrier. ‑ Il est l'élément typique qui à lui seul, dérange toute la classe. Agressif, violent, il est très souvent opposant. Il croit que tout le monde lui en veut. Son niveau scolaire est très bas (CE 1).
4. Yannick, 14 ans, Q.I. 72, fils d'un ouvrier qui est souvent en déplacement. ‑Scolarité perturbée par un séjour en aérium. Très instable, il n'est jamais parvenu à jouer un rôle actif au sein de la coopérative, Fanfaron, il s'est tout de même rangé l'an dernier dans le sillage des camarades plus coopératifs. Mais il est « l'ancien », et il ne manque pas de le faire remarquer aux nouveaux.
Huit enfants viennent d'une autre classe de perfectionnement qui pratiquait une pédagogie ouverte (utilisation de la correspondance, étude du milieu). Mais l'expression libre authentique ne leur a pas souvent été permise. Peu habitués à prendre des initiatives, maintenus dans l'immobilisme, ce sont des enfants « sages ».
5. Michel, 12 ans, Q.I. 80. ‑ Son handicap physique est la cause de son retard scolaire ; un accident de voiture l'a rendu hémiplégique. Le père est directeur d'une société de transports. C'est un gentil garçon, et qui a déjà l'habitude de s'exprimer dans son milieu familial.
6. Alain, 11 ans, Q.I. 69, fils d'un ouvrier du port. L'enfant est le plus souvent livré à lui-même. Il a dès le départ une grande influence sur ses camarades.
7. Hubert, 10 ans, Q.I. 71, père mécanicien-dentiste, ‑ De santé déficiente. Semble indifférent à tout travail.
8. Yannick C., 11 ans, Q.I. 83. Le père, ouvrier, est en déplacement au Sahara. Milieu social aisé, mais milieu familial perturbé, Yannick a connu de nombreux échecs scolaires, notamment en orthographe.
9. Régis, 12 ans, Q.I. 74, père commerçant. ‑ Enfant passif et calme.
10. Jean‑Yves, 11 ans, Q.I. 81, père ouvrier mais milieu social assez aisé, La famille accepte mal son retard scolaire important.
11. Philippe F., 13 ans, Q.I. 73, père moniteur d'atelier ; mais c'est son 2e père, la mère s'étant remariée. Handicapé par une santé fragile .
12. Janick, 11 ans, Q.I. 70, père pêcheur. ‑ Agréable et gentil, mais éprouve peu d'intérêt pour l'école.
Quant aux trois derniers, ils viennent de classes « normales » où ils ont connu des échecs scolaires répétés et perdu toute confiance en eux-mêmes :
13. Jean-Luc, 11 ans, Q.I. 68, père employé de mairie, ‑ Handicapé par l'attitude du père à son égard (reproches, punitions continuelles), ce qui le rend craintif et accentue son inhibition.
14. Jean, 12 ans, Q.I. 63, père ouvrier. ‑ Enormes difficultés de langage.
15. Daniel, 10 ans, Q.I. 69 (1), père ouvrier, niveau social très bas. Enfant extrêmement instable, très agressif. Pauvre Daniel, qui se met en position de défense dès que je m'approche de lui ! Il s'est déjà forgé une « technique de vie » à base de coups et de punitions.

Certes, tous ces enfants présentent essentiellement des lenteurs d'acquisitions et de processus mentaux qui les rendent peu perméables à l'expérience. Ce qui me frappe surtout, c'est la passivité, le manque d'initiative des nouveaux. Je n'attribue pas cependant cet état d'esprit à une quelconque déficience mentale. Je me propose donc, dès le départ, de confier l'organisation de la classe, le choix des activités, le pouvoir de décision aux enfants, et la prise en charge du travail par le groupe.

(1) Le QI, est établi d'après la nouvelle échelle métrique de l'intelligence de Zazzo, Gilly et Verba. Tous les enfants ont été testés avant leur entrée en classe de perfectionnement.

L'ÉDUCATEUR

Une telle expérience suppose un maître véritablement libéré et non angoissé par les programmes, les emplois du temps, les horaires. Il n'est plus obnubilé par le souci de faire acquérir des connaissances. Il n'est pas absorbé par une activité particulière. Il n'a pas non plus de préjugés pédagogiques.

OBJECTIFS

La description des techniques utilisées ou des activités pratiquées me paraît superflue. Le lecteur reconnaîtra d'ailleurs l'ensemble des techniques de l'Ecole Moderne. Il me paraît plus important de savoir comment les enfants sont amenés à les utiliser et comment ils les pratiquent en fait.

Ce qui nous préoccupe, dans ce travail, ce n'est pas la matière à enseigner, mais de savoir comment un groupe d'enfants parvient à prendre ses décisions. Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas d'abord les relations dans le groupe, mais la manière dont les enfants décident de leurs activités et comment ils les exécutent, sans oublier, bien entendu, les différentes formes d'intervention de l'éducateur. Ce que je veux décrire, c'est le fonctionnement démocratique d'une institution au niveau des activités.


I - LE POUVOIR DE DECISION

Dans le cadre d'une pédagogie dirigiste ou paternaliste, le problème du pouvoir de décision est simple : le maître sait d'avance ce qui est bon, et il décide seul des activités et de la manière de les organiser.

Mais si on estime que la classe est l'affaire des enfants tout autant que celle du maître, alors le problème est différent. La démocratie à l'école n'est pas une voie de facilité. Je me propose donc de décrire le tâtonnement de l'enfant venant s'intégrer dans le tâtonnement de la collectivité, à la recherche de son style de vie et de travail. Je montrerai comment, aux différents moments de l'année scolaire, les enfants décident de leurs activités.

Premier trimestre

EVOLUTION DU GROUPE VERS SA PROPRE AUTOGESTION

1°. LA RENTREE DES CLASSES ‑ UN DEPART NON DIRECTIF

Tout maître qui impose une disposition de classe, ou des outils, ou une décoration, n'impose-t-il pas déjà ses objectifs ? Ma classe se présente nue : pas de gravures, pas de travaux manuels exposés. Aucun atelier n'est en place. Tout l'abondant matériel dont je dispose est rangé dans les armoires et les placards. Je n'affiche ni emploi du temps, ni planning de travail. Les tables sont rangées d'une manière traditionnelle, le bureau placé sur le côté.

« Donner la parole à l'enfant », écrit C. Freinet. Encore faut-il qu'il veuille s'exprimer ! On a assez répété à tous mes nouveaux qu'à l'école il faut se taire. La présence de mes quatre anciens m'aidera à les faire sortir de leurs réflexes d'inhibition.

Passé l'effet de surprise de la rentrée, les langues vont se délier. Je provoque d'ailleurs moi-même le contact. Mais, surprise ! Alors que je cherche à éviter de parler de tout travail scolaire pour faire mieux connaissance avec mes élèves, Jean­-Yves me fait prendre conscience de la réalité. Pour ces enfants redevenus écoliers, je suis le maître. « L'école, c'est fait pour travailler ! », me dit ce garçon, qui, ayant échoué jusque là, compte bien qu'avec ce nouveau maître ça va marcher. Je pense d'ailleurs qu'il traduit, en fait, l'opinion de ses parents. Peut-être pense-t-il, par cette remarque, s'attirer ses bontés !

C'est à la demande du même Jean-Yves, appuyée par tout le groupe, que je distribue les manuels de lecture, d'histoire, de géographie. Cependant je ne prends aucune initiative ; je laisse les enfants consulter leurs nouveaux livres. Je note la gentillesse de Michel et de Régis ; Alain, lui, n'arrive pas à cacher son excès d'énergie.

Dès le début de l'après-midi, Yannick réclame l'installation des ateliers de travaux manuels et d'électricité. J'aide à organiser les ateliers et Yannick explique à ses camarades l'utilisation du filicoupeur.

En milieu d'après-midi, Pierre me demande si on fera une partie de foot ; demande approuvée avec joie par les nouveaux, peu habitués à pratiquer le foot à l'école.

Bilan de la journée : autour de l'établi, sur le terrain d'éducation physique, les esprits se sont éveillés, des échanges se sont créés. L'organisation de la journée, décidée par les enfants, les a amenés à parler entre eux, à parler au maître, à discuter, ‑ et cela d'une façon toute naturelle.

2°. LE 2e  JOUR DE CLASSE : MISE EN PLACE DU PROJET DE TRAVAIL ou PLAN DE TRAVAIL

Jean-Yves s'impose dès le 2e jour à ses camarades : « On va travailler sur nos livres. On devrait faire du calcul, une dictée, la lecture... » Là se place l'intervention du maître (dans son rôle de catalyseur). J'inscris au tableau les activités proposées : dictée, grammaire, récitation, travaux manuels. Mes « anciens » proposent aussi d'écrire aux correspondants, de réaliser des dessins au skrib, de faire du sport.

Je propose d'élaborer un plan de travail pour la journée et j'élabore dans le temps les activités désirées. Philippe F. : « Le matin, on fait tout le travail, la dictée, le calcul, tout ça... Et l'après-midi, on fait le travail manuel et le sport. » Approbation du groupe. « On vote ? » demande Yannick. A main levée, le groupe manifeste son accord.

Activités décidées :

le matin : lecture, calcul, avec utilisation de manuels ; dictée géographie d'après un manuel ;

l'après-midi : travaux manuels : découpage de maquettes d'après une documentation réclamée par Pierre, constituée essentiellement par les suppléments BT, dessin au skrib ; puis foot‑ball.

A mon avis, il est indispensable que l'éducateur s'en tienne, dès le début, au principe de l'activité demandée par l'enfant. Ce principe me paraît essentiel pour l'évolution vers l'autogestion.

3°. LE MOIS DE SEPTEMBRE

J'évite de faire des propositions de travail qui apparaîtraient comme des ordres et nuiraient au climat démocratique que je m'efforce de créer. Les enfants sont maîtres de leurs activités ; je les aide à les organiser : le matin, travail intellectuel ; l'après­-midi, activités manuelles et sportives.

Au cours de cette période, les enfants prennent conscience de la diversité des niveaux, notamment en calcul. J'attends d'eux qu'ils découvrent la solution qui facilitera le travail.

Régis, dont le niveau en calcul mécanique est supérieur à celui des autres, propose de travailler par groupes, approuvé en cela par ses camarades de l'an dernier : « On travaillait par groupes, dans la classe, avec M.., » La décision une fois prise, j'aide à la réaliser. Pour la constitution des groupes, je propose l'utilisation de tests de connaissances.

D'autre part, le groupe subit l'influence de quelques-ns, pour ce qui concerne le choix des activités. Alain propose davantage d'activités physiques dans la journée, au détriment des activités manuelles. Il est d'ailleurs suivi, et de mon côté j'évite toute intrusion directive.

Je propose aussi l'utilisation de matériel individuel de calcul : fichiers, bandes enseignantes programmées, cahiers autocorrectifs programmés.

Les nécessités matérielles appellent la définition de responsables élus par le groupe : responsables à l'atelier de menuiserie, aux stylos-feutres, au filicoupeur. Ces mêmes nécessités matérielles amènent l'institutionnalisation de la réunion de coopérative : nécessité d'acheter du matériel, de s'organiser pour alimenter la caisse (qui servira pour la correspondance, l'envoi de lettres et de colis). Les enfants décident la vente des objets fabriqués (sous-verres).

Fin octobre, la correspondance motive des enquêtes et des comptes rendus. A partir de novembre, le conseil de coopérative évolue peu à peu vers le Conseil de Travail où se fait spontanément le bilan de la journée et où s'élabore le plan de travail du lendemain.

Devant l'opposition de l'ensemble du groupe au travail de calcul mécanique ‑ pourtant décidé auparavant en commun ‑, je propose de nouvelles activités : géométrie, mathématiques, ateliers de calcul avec utilisation de bandes programmées. Nous expérimentons toutes ces activités.

4°. ACTIVITES INSTITUANTES (du 30 septembre au 13 novembre)

S'il me paraît essentiel que dès le départ le pouvoir de décision appartienne au groupe, je pense que les décisions prises n'ont de véritable sens qu'à partir du moment où les enfants peuvent choisir entre différents types d'activités et différents modèles d'organisation. Mon rôle sera, pendant cette période, de leur en offrir le plus large éventail, de proposer des modes de fonctionnement assez diversifiés qu'ils pourront expérimenter par tâtonnement.

Le 30 septembre, tous les enfants sont d'accord pour écrire à d'autres enfants ; je leur propose la classe de perfectionnement de Port-Vendres. Nous envoyons chacun notre lettre.

Le 2 octobre, nous écrivons notre première lettre collective

« En classe, nous faisons du filicoupeur. Avec le filicoupeur, nous découpons du contreplaqué. Nous fabriquons des maquette. Nous utilisons aussi des scies à main et une scie électrique. Faites-vous des maquettes ? »

Le 6 octobre, part une deuxième lettre

« Chers camarades,

Avez-vous bien reçu notre colis ? Ce matin, à St-Nazaire, il pleut.

Et à Port-Vendres, quel temps fait-il ?

Deux maîtres, ce matin sont venus en stage dans la classe.

Nous allons faire des sous-verres que nous vendrons au profit de la coopérative. »

Nos correspondants nous répondent le 9 octobre. Ils nous font parvenir aussi des textes imprimés. Nous les lisons, nous les commentons. Est-ce la certitude d'être lus par d'autres qui va inciter nos enfants à écrire des textes ?

Le 11 octobre, cinq enfants veulent lire leur texte. Nous choisissons celui d'Alain : « Histoire d'un petit enfant perdu ». Nous faisons une rapide mise au point, en évitant tout ce qui est scolaire.

Le 6 novembre, à la demande de Yannick, les enfants décident d'utiliser le magnétophone et de suivre certaines émissions de la télévision scolaire. A la demande de Pierre, le groupe décide d'imprimer les textes en vue d'éditer un journal de coopérative.

Pour que les enfants puissent s'administrer coopérativement et d'une façon authentiquement démocratique, je propose des modèles nouveaux de fonctionnement de l'institution :

Le président de jour ‑ L'idée est empruntée à Makarenko (cf. Poème pédagogique), Mais cette fonction n'est pas imposée aux enfants, et elle n'est assurée que pour un jour ; elle doit assurer le déroulement des activités décidées par les enfants, par référence au plan de travail élaboré par le groupe. Elle n'a aucun caractère d'autorité : l'équilibre et l'harmonie de la classe naissent à partir d'une organisation du travail librement choisi.

Les responsables d'activités (journal scolaire, correspondance, trésorier de la coopérative, enquêtes, lecture, sports, télévision, magnétophone). Ils sont désignés par le groupe en raison de la compétence qu'ils ont manifestée dans la réussite d'une épreuve. Il s'agit là d'une sorte de brevet (idée empruntée au scoutisme) en liaison avec la vie de la classe.

Ainsi, pour être responsable à l'atelier d'imprimerie, il faut satisfaire aux règles établies par le groupe : être capable de bien composer, de vérifier les composteurs des camarades de l'équipe, de savoir préparer le tirage, d'en assurer la bonne exécution, d'être gentil et coopérant.

Ainsi, au cours de cette période, les enfants ont pu expérimenter par tâtonnement mais en toute liberté tel matériel, telle technique (travail en groupes, ou individuel, ou collectif). Ils peuvent désormais, en connaissance de cause, décider de l'organisation du travail, du rythme et de la forme des activités, et déterminer ainsi leur style de vie. Les décisions succèdent aux expérimentations, elles-mêmes précédées de décisions.

5°. PRISE EN MAIN DU GROUPE VERS L'AUTOGESTION (13 novembre à Noël)

Au cours de cette période, je m'abstiens de toute proposition de travail. Je veux me rendre compte si les techniques et les activités expérimentées intéressent véritablement les enfants, et s'ils sont capables de les choisir sans aucune contrainte.

DIFFERENTS TYPES D'ORGANISATION

a) Organisation spontanée du travail

C'est le cas d'une activité qui suscite un grand intérêt et recueille l'adhésion unanime.

La correspondance interscolaire occupe une place importante dans la classe. En plus de nos rapports avec les enfants de Port-Vendres, et à la suite d'une rencontre avec des élèves d'une classe de perfectionnement de La Baule, à partir du 16 décembre onze d'entre nous décident de correspondre avec cette classe. De même, les enfants échangent des lettres collectives avec d'autres classes (demandes de renseignements, rencontres sportives).

La non-directivité pose peu de problèmes dans ce cas. Les enfants travaillent sans être forcés ni poussés. Lorsqu'un colis des correspondants nous parvient, c'est très naturellement qu'on lit leurs textes, qu'on rédige la réponse, qu'on dessine, qu'on fait d'autres travaux pour les correspondants : albums collectifs ou individuels, enquêtes, travaux manuels.

Discussions spontanées : elles s'engagent dès l'entrée en classe, à propos d'un événement local ou d'actualité, ou bien à propos d'un animal ou d'un objet apporté par un enfant. Le président du jour organise la discussion ; il donne la parole à qui la réclame. Cela dure tout le temps qu'il faut. Je n'interviens que pour répondre aux questions posées, sans chercher à aucun moment à profiter de la situation pour en faire une exploitation dogmatique.

Travail spontané : certains jours, dès l'arrivée en classe, les enfants se mettent les uns à découper leur maquette, les autres à prendre leur diorama, ou encore à pyrograver. Ainsi, au mois de novembre, ils consacrent deux matinées consécutives aux travaux manuels et artistiques, une partie de l'après-midi étant consacrée à des jeux ou à des activités sportives.

b) Activités réclamées par un ou plusieurs enfants

Il suffit parfois de l'intervention d'un seul pour entraîner le groupe. Ainsi, c'est Jean-Yves qui propose, le lundi matin 4 décembre : « On prend le magnétophone ? » Et jusqu'à la récréation on enregistre des lectures de textes, des histoires inventées, des chants. Après la récréation, c'est Régis qui propose : « On devrait faire des opérations, maintenant... » Et Daniel : « Y a qu'à voter ! » 10 voix pour, 6 contre ; je vote comme les enfants ; ils admettent la règle de la majorité.

Autre exemple : après la discussion libre du matin le 5 décembre, Janick, trésorier de la coopérative, propose : « Il faudrait voir combien d'argent on a dans la caisse avec les journaux qu'on a vendus ». Philippe, responsable de la correspondance : « On va répondre aux correspondants de La Baule ». Ces propositions sont adoptées à la majorité. Après la récréation, Michel suggère : « Comme l'on a fait hier des opérations, on va faire ce matin de la géométrie ». « Tous ensemble... », pense Philippe.

LE CONSEIL DE TRAVAIL

Il a lieu régulièrement l'après-midi de 15 h 15 à 15 h 45. Je m'abstiens de tout commentaire sur le travail qu'on devrait faire. Je fais confiance aux enfants ; ils prennent progressivement conscience de la nécessité d'une organisation du travail et d'un certain équilibre des activités.

Exemple de discussion sur l'organisation du travail. Régis se plaint de ne pouvoir peindre tranquillement : « Il y en a qui font du bruit avec les marteaux ou les scies ; il y en a qui passent en bousculant les autres ». Il propose de faire, un après-midi, « rien que de la peinture et du dessin » et, l'après-midi suivant, « le travail manuel et les expériences ». Proposition adoptée.

Autre discussion le 23 novembre :

Jean-Yves : « Je trouve qu'on devrait faire des dictées, comme au début ». Dominique : « On écrit déjà des textes ».

Michel : « Il y en a qui n'en écrivent jamais, toi, Yannick ! ». Yannick : « Et si je n'ai pas d'idées ? »

Jean-Yves : « Le texte libre, on écrit ce qu'on veut, quand on veut ; mais il faut faire des dictées pour apprendre l'orthographe ! ».

La proposition de Jean-Yves de faire des dictées deux fois par semaine est acceptée.

TYPE GENERAL D'ORGANISATION

C'est celui d'une sorte de classe à mi-temps. Le matin, ce sont les activités intellectuelles. Mais aux activités traditionnelles pratiquées au début de l'année se sont substituées des activités vivantes, puissamment motivées, telles que la correspondance et le texte d'enfant (motivé par le journal scolaire) ou encore le calcul vécu (motivé par une vie coopérative de plus en plus riche et par les travaux manuels). L'unanimité se fait souvent sur ces activités qui intéressent l'ensemble.

D'autres activités plus scolaires sont décidées à la majorité. Il s'agit en particulier de travaux de géométrie, de calcul mécanique, de dictées. Le groupe n'admet pas les « déviants ». L'attitude de Daniel, qui travaille au filicoupeur tandis que la classe est occupée à des tracés géométriques, est vivement condamnée : « Il n'a qu'à faire comme tout le monde, celui-là ! », déclare Philippe, approuvé par tous. L'après-midi, activités manuelles et sportives, conseil de travail et, une ou deux fois par semaine, émissions de la télévision scolaire.

LES ACTIVITES MANUELLES

Les enfants choisissent en début de semaine leurs travaux dans le répertoire des activités affiché en classe : liste des maquettes d'histoire et de géographie, liste de travaux scientifiques, liste d'activités manuelles diverses : rotin, corde armée, plâtre, marionnettes... Ils peuvent se référer à l'abondante documentation de la classe, SBT, Amis-Coop, Francs-Jeux, etc. Ils travaillent individuellement ou se groupent par affinités, et cette activité s'étale en général sur toute la semaine. Voici, pour une semaine, ce que les enfants ont décidé de réaliser :

Philippe F., le drakkar normand - Régis et Janick, le chalet savoyard - Michel, un pétrolier (à son idée) - Daniel, la benna gauloise - Jean-Yves, Alain, Hubert, un diorama sur les Alpes du Nord - Dominique, une marionnette - Yannick, une berline – Jean-Luc et Yannick C., un voilier - Pierre, une carte de France grand format découpée et pyrogravée - Philippe, un cadre pyrogravé - Jean, une galère égyptienne.

L'intérêt n'est certes pas, au départ, pour l'histoire ou la géographie ; mais de tels travaux nous conduisent à nous poser des questions d'ordre historique, géographique ou scientifique.

LES ACTIVITES PHYSIQUES

Ce sont les enfants qui en décident, par ex. : activités sur le portique et les poutres d'équilibre ; relais ;jeux : l'épervier ; puis football.

Il s'agit ici de plan de travail collectif. Le groupe décide en commun des activités de la journée et n'accepte pas d'auto-organisation de la part de chacun. Cependant certaines activités laissent libre cours au travail individuel : texte, lettre, fichiers, travaux manuels.

6°. BILAN DU 1er TRIMESTRE

a) Au cours de ce 1er trimestre, à aucun moment je n'ai orienté le choix ni influencé les décisions prises. Je crois que les enfants ont été, en permanence, maîtres de leurs activités.

b) Je constate que l'institution évolue vers une société sans contrainte. L'utilisation d'activités motivées (comme la correspondance) ou répondant à leurs besoins (comme les discussions) contribuent à l'amélioration psychique, affective et morale de chacun. Les décisions collectives rallient les opposants et les déviants. La collectivité n'est jamais plus soudée qu'au moment où les enfants et le maître « bâtissent » ensemble. Ils acquièrent peu à peu le sens du groupe. Et c'est ainsi qu'en fin de trimestre ils décident de décorer leur classe de peintures éclatantes.

c) Je suis cependant préoccupé par le rôle des leaders et leur influence. Jean-Yves, phraseur, donne libre cours à son besoin de bavarder, monopolisant la parole et la coupant volontiers à ses camarades. Avec Yannick C., il captive toute l'attention durant des discussions interminables. Ses interventions en conseil de travail sont plutôt verbomotrices qu'efficaces.

Régis, être d'action plus que de pensée, lui signifie qu'il fait perdre du temps.

Alain, soutenu par Yannick C. et par Janick, exerce lui aussi une forte influence. Quand il décide de faire des activités physiques, toute la classe le suit, et pareillement le lendemain quand il propose des activités manuelles.

Régis et Michel, quand ils interviennent en conseil de travail pour demander davantage de travail scolaire, ne sont pas suivis, Régis, un matin, propose de faire un compte rendu de la classe-exploration pour le journal : proposition repoussée. La même proposition formulée par Jean-Yves une semaine après, est acceptée.

Ainsi une décision est souvent prise en fonction de l'auteur de la proposition. D'une façon générale, c'est le premier qui parle ou qui agit, qui entraîne les autres. La plupart des enfants, et notamment Jean-Luc, Philippe, n'ont pas acquis assez de maturité intellectuelle, affective et sociale pour résister aux diverses influences ou participer à des discussions collectives.

Aussi je prends conscience que ce système d'organisation ne tient pas suffisamment compte des individualités, et qu'il importe que chaque décision soit prise par chacun d'une manière authentique. Je pense toutefois qu'en intervenant dans les décisions, je n'aurais pu me rendre compte de ce fait. J'aurais pu même devenir ainsi un obstacle pour l'évolution vers l'autogestion. L'enjeu valait qu'on prenne des risques. Il me reste maintenant à chercher la vole permettant à chacun de décider seul de ses activités. Mais alors comment le groupe arrivera-t-il à harmoniser l'ensemble des décisions ?

*

Deuxième trimestre

UN SYSTÈME D'AUTOGESTION QUI TIENT COMPTE DES INDIVIDUALITES

Je tenterai de montrer quelle est la part faite à la décision et à l'initiative de chaque enfant dans le mode d'organisation décidé par le groupe. Il s'agit de régler le problème en tenant compte des activités personnelles, des travaux en équipe et des activités communes. La vie en société a ses exigences et des limites acceptées par tous. En collaboration, maître et enfants harmoniseront l'ensemble des décisions de manière à aboutir à une organisation acceptable par tous.

1°. LA RENTREE (vendredi 5 janvier)

Après les vacances de Noël, les enfants ont beaucoup de choses à se raconter : Hubert parle de ses vacances à Chamonix, Janick de la pêche, Michel de la chasse, Jean-Yves des cadeaux de Noël...

Nous recevons un paquet de lettres et de textes de Port-Vendres, et spontanément nous décidons de répondre à nos correspondants. Nous faisons aussi les comptes de la coopérative, car nous voulons acheter un réveil et deux galettes des Rois. L'après-midi, activités manuelles et sportives.

2°. PROJETS DE TRAVAIL (samedi 6 janvier)

Le matin, la discussion s'organise et s'enlise sous l'influence de Jean-Yves, Yannick C., Hubert et Janick. Mais cette fois j'essaie de faire participer Jean-Luc, Pierre, Jean, qui se taisent et auraient pourtant quelque chose à dire.

En conseil de travail, les enfants font part de leurs projets

Pierre : faire des expériences - Michel : faire un colis pour les correspondants – Dominique : faire un théâtre de marionnettes - Michel : écrire des textes et faire des enquêtes – Yannick : faire des jeux l'après-midi - Pierre : du foot-ball – Pierre : du théâtre - Philippe : Moi, je ferai des albums pour mon correspondant.

Janick : On fera encore les symboles (de mathématiques). Régis propose de travailler le matin le calcul, les lettres, les textes, et l'après-midi le théâtre, le travail manuel et le sport. Mais Régis n'est pas un garçon de décision ; la difficulté est grande de passer de l'initiative à l'acte !

J'interviens alors pour écrire au tableau toutes les activités proposées, une sorte de planning qui permettra à chacun de choisir. Proposition acceptée

3°. CHOIX, DISCUSSION ET ORGANISATION DES ACTIVITES

a) Planning d'activités

REDACTION
ECRITURE
LECTURE
LANGAGE
ORTHOGRAPHE
GRAMMAIRE
PEINTURE
MENUISERIE
ENQUETES
MARIONNETTES

OPERATIONS
PROBLEMES
NOMBRES
T
ABLES
ATELIER CALCUL
GEOMETRIE
IMPRIMERIE
CHANT ‑ MUSIQUE
THEATRE
PROJECTION DIAPOS

HISTOIRE
GEOGRAPHIE
SCIENCES
TRAVAIL PRATIQUE
EDUC. PHYSIQUE
RECITATION
ELECTRICI TE
COOPERATIVE
TELEVISION
TRAV. MANUELS

Chaque enfant dispose le matin d'une feuille ronéotypée rappelant toutes les activités possibles en classe et au dehors, sans aucun exclusivisme pédagogique. Il s'agit, on le voit, autant d'activités purement scolaires que d'activités de création (manuelles, intellectuelles, physiques ou artistiques. En outre, un planning affiché en classe rappelle, pour chaque discipline, les diverses activités possibles. Un exemple :

REDACTION

-J'écris un texte libre;
-J'invente une histoire, un conte, un poème
-J'écris une lettre à mon correspondant ;
-Je rédige un album ou un compte rendu;
-J'écris un texte sur un sujet proposé par le maître ou un camarade,

Je cherche à obtenir un choix réellement libre. D'autre part, ce planning aide les enfants dont la mémoire est déficiente à se rappeler des activités qui les intéressent et qu'ils risquent cependant d'oublier.

b) Choix des activités

Chaque enfant colore la case désirée. Aucune activité n'est obligatoire. Exemples d'activités choisies : Michel : un texte libre, des opérations sur cahier autocorrectif, travail manuel, sport ; - Philippe : un album, atelier de calcul, travaux manuels, sports ; - Daniel : une lettre, travaux manuels, sport.

Je constate que les activités manuelles sont demandées par tous et le sport par la grande majorité ; les autres activités sont choisies de façon très inégale.

c) Discussion et organisation des activités

Le choix fait, j'inscris au tableau les souhaits de chacun. Entre temps, certains seront amenés à modifier leur choix en fonction des choix de leurs camarades. J'aide alors les enfants à élaborer le plan de travail de la journée, tandis qu'ils décident eux-mêmes de la répartition des activités dans la journée.

Cette organisation pose des problèmes. Certaines activités nécessitent la présence de tous, par exemple une activité de plein air, une émission de la télévision scolaire, une activité coopérative décidée par le groupe (comme le journal scolaire). Or je constate que la discussion ne suffit pas pour faire sortir certains de leur égocentrisme, surtout ceux dont l'âge mental est très bas (en particulier Philippe, Pierre, Daniel). Sans imposer mon point de vue, j'essaie de montrer à chacun les implications de son choix et de l'aider à aller jusqu'au bout.

Quelques-uns ne voient que leur problème et ne tiennent pas compte de celui des autres. Ainsi Daniel, un matin, voudrait poursuivre ses expériences d'électricité ; mais ses camarades lui demandent d'attendre l'après-midi, car ses déplacements dans la classe gênent la mise au point du texte libre.

Par contre, le groupe tolère que Philippe réalise un album sur son grillon et y travaille toute la matinée. Pierre peut s'attaquer dès 9 heures à ses divisions à deux chiffres au diviseur, avec l'aide de Régis. Et Philippe C. peut écrire une lettre à sa correspondante et lui envoyer un poème. Peu importe s'il ne participe pas à la mise au point du texte libre. Et Michel pourra lui aussi se mettre à la peinture d'une grande fresque durant toute la matinée.

d) Un exemple de projet de travail

Cet exemple montre qu'à partir d'un choix libre les enfants peuvent s'adonner aussi bien à des activités intellectuelles que manuelles, et uniquement à des activités scolaires. La création et l'invention ne sont pas permanentes dans la classe ; mais ce qui devient permanent, en février, c'est le TRAVAIL, le travail intelligent et libre parce que décidé et voulu. L'éducation trouve dans le travail son moteur essentiel. Voici donc ce projet :

-Hubert, Jean-Yves demandent à lire les textes de Port-Vendres, de Ragon et de La Baule ;
-Régis et Alain demandent à réciter Le corbeau et le renard ;
-Philippe F. demande qu'on apprenne une chanson de Guy Béart : Vive la rose et le lilas, Accord général ;
-Janick, Jean-Luc, Régis, Michel, Philippe, Yannick, Dominique, veulent faire de la géométrie. Après discussion, ils décident de travailler sur les triangles (construction ;
- Pierre, Philippe F., Jean-Luc, Régis, Jean, veulent faire des opérations, soit sur bande, soit sur cahier autocorrectif, soit sur manuel ;
- Jean-Yves propose une dictée de phrases. Tout le monde est d'accord ; c'est le maître qui, à leur demande, propose des phrases avec des difficultés rencontrées dans les textes ou les lettres ;
- Jean, Jean-Yves, Philippe veulent réaliser un album ;
- Régis propose une dictée de nombres. Accord général. De plus, il veut faire des problèmes tirés d'un manuel ;
 Jean, Janick, Régis, Michel, Jean-Yves demandent à être interrogés sur les tables de multiplication, Les camarades leur poseront des questions ;
- En travaux d'atelier, chacun effectue un travail d'histoire ou de géographie, ou une construction libre, ou un travail de décoration, de peinture…
- En éducation physique, Pierre, Alain, Daniel, veulent faire des acrobaties dans la salle de gymnastique ; les autres optent pour le basket ou le football.

Au cours de l'élaboration du plan de travail de la journée, les enfants décident des activités de la matinée (lecture, récitation, dictée de phrases, dictée de nombres, tables de multiplication, puis géométrie, opérations, album et chant) et de celles de l'après-midi (manuelles et physiques).

4°. DIFFERENTS TYPES D'INTERVENTION DE LEDUCATEUR

a) Elucidation du choix

Il ne s'agit pas d'influencer le choix ou d'orienter une opinion, mais d'exposer les faces d'un problème posé. Un exemple : les enfants ont décidé de faire des travaux manuels toute une après-midi, Je leur signale alors qu'un film sur l'Albanie sera justement projeté, dans le cadre des conférences « Connaissance du Monde ». Je montre l'intérêt d'un tel film et leur propose de reporter au lendemain les activités manuelles.

b) « Eduquer, c'est encourager » (Adler)

Je cherche à découvrir la cause de l'opposition de l'enfant à telle activité. Cette cause est quelquefois inattendue : ainsi Daniel refuse de faire de la géométrie parce qu'il a perdu son compas ! Mais le plus souvent il s'agit d'apporter son soutien à des enfants en situation d'échec. Ainsi, Pierre refuse une activité où il ne pense pas pouvoir réussir : « Je ne sais pas faire ! ». J'invite ses camarades à l'aider, et moi-même j'en ferai autant.

c) Exigences de la vie

En attendant le train qui devait nous conduire à La Baule, je constate que certains (Daniel, par ex.) ne savent pas lire l'heure. Quelques jours après, je propose à Daniel de travailler sur l'heure à l'atelier de calcul... Dans la classe de perfectionnement, où il faut acquérir des connaissances pratiques, force est bien d'intervenir ; mais cela se fait avec l'adhésion de l'enfant.

d) Intervention au niveau du contenu

Le plus souvent, ce sont les enfants qui décident du contenu des activités. Il s'agit de répondre aux questions qu'ils se posent, d'ordre historique, géographique ou scientifique. Mais je cherche à privilégier toutes les formes actives d'enseignement ; donc priorité à l'expérience et à l'observation, aux exposés d'enfants, aux méthodes audiovisuelles. Mais quand il s'agit de travail plus scolaire (grammaire, géométrie), je propose moi-même les exercices en rapport avec leur niveau et leurs difficultés antérieures,

5°. LE CONSEIL DE TRAVAIL

Il se tient presque quotidiennement, en fin d'après-midi. Il n'a aucun caractère de solennité ; c'est un moment où l'on se regroupe pour le bilan de la journée, où chacun fait part de l'avancement de ses travaux et donne son avis sur les tâches réalisées.

Philippe : « Il s'est bien débrouillé, Régis, avec son carrosse ! »
Hubert : « Je n'en reviens pas du travail de Philippe. »
Jean-Yves : « Tu pourrais, Daniel, mieux fignoler ta maison. »
Dominique : « Elle est belle, la lettre de Michel ! »
Mais au cours de cette période de l'année, les discussions portent de plus en plus sur le travail scolaire réalisé :
Jean-Yves : « Ce n'est pas marrant, il n'y a que trois ou quatre gars qui ont travaillé en calcul ce matin. »
Philippe : « On devrait faire des cartes de géographie, comme chez M... »
Régis : « Il y en a qui ne travaillent pas assez, Daniel, Hubert font trop de travail manuel. »
Philippe : « Il ne faudrait pas que certains s'amusent pendant que les autres travaillent ! »
Régis (responsable du journal de la coopérative) : « Hubert, Dominique, vous n'avez pas encore écrit de textes pour le journal. »
Janick (responsable à l'atelier d'imprimerie) : « Il faudrait peut-être que l'équipe de Jean-Yves imprime le texte de Pierre. »

La vie de la coopérative et ses activités ont des exigences que savent rappeler à l'occasion les responsables ; durant tout ce trimestre, ces derniers apportent de plus en plus de contribution au fonctionnement de l'institution.

6°. BILAN DU 2e TRIMESTRE

a) Un réel besoin de travail s'est manifesté. Il a été inutile de rattacher artificiellement les acquisitions scolaires aux activités d'expression libre. C'est à la demande des enfants que se fait ce travail.

b) Il arrive que certains, tels Daniel, Hubert, Alain, ne prennent pas encore, certains jours, l'initiative d'activités purement intellectuelles ; mais cela n'est pas inquiétant. En effet, certaines activités individualisées ou réalisées en équipe sont intégrées dans la vie collective : la lecture, la récitation, le compte rendu d'album, les tables de multiplication, les comptes rendus de travaux individuels : maquettes d'histoire, de géographie, expériences scientifiques. Toutes ces productions, individuelles ou de groupe, sont versées dans le creuset coopératif pour le profit de tous.

c) Je pense aussi qu'il est vain de vouloir accrocher un enfant à une activité qui ne l'intéresse pas, Le résultat en est insignifiant. Aussi je ne m'inquiète pas le jour où Daniel ne décide aucune activité de calcul il suffit qu'il soit disponible quelques courts moments dans la semaine à ce moment l'attention qu'il porte à résoudre une série de soustractions avec retenue est de qualité parce que non venue de l'extérieur, mais librement consentie.

d) Un tel système d'organisation tient compte de chaque personnalité mouvante. Ainsi Philippe aime travailler seul et à son rythme. Mais de nombreuses occasions se présentent de travailler en équipe spontanée : réalisation d'un album, d'une enquête, d'un diorama, recherche en mathématiques. Mais en même temps que naît dans la classe un climat de coopération et de solidarité, les enfants ressentent davantage la nécessité de travaux collectifs, qu'il s'agisse de la mise au point d'un texte, d'un compte rendu d'enquête, ou tout simplement d'une dictée.

e) L'expression libre, Parce qu'ils ne créent pas sur commande ou à heure fixe, les enfants, même les plus inhibés au départ, aiment écrire des textes comme ils aiment peindre. Dans un climat de liberté l'inspiration peut jouer à plein. Je cite ci-après quelques textes d'enfants, dont certains sont très significatifs de la personnalité de leur auteur.

J'ai 14 ans,
Je ne veux plus retourner à l'école l'an prochain,
Je ne veux pas rester jusqu'à 16 ans à l'école.
Je veux travailler,
J'ai compris pas mal de choses.
Je sais mesurer, compter.
Je veux devenir plâtrier.  

Philippe

LES SAISONS

La saison que je préfère est l’été.
J'aime l'été, l'été joli,
c'est les vacances chez ma grand-mère,
à la campagne, toute fleurie.
C'est les vacances, la liberté...

Jean-Yves

SI J'AVAIS UN BATEAU

Je naviguerais sur les flots,
Je courrais l'aventure,
Je voyagerais sans passeport,
Je serais heureux sur la mer.
Je chercherais l’île merveilleuse,
L
'Ile au Trésor.

Janick

SI J'ETAIS UN GRILLON

Si j'étais un grillon,
je chanterais cri cri cri cri !
Si j'étais un grillon, je vivrais dans la campagne.
Si j'étais un grillon, je me marierais
et j'inviterais tous mes amis.
Si j'étais un grillon, je dormirais au soleil.
Si j'étais un grillon,
je chanterais
cri cri cri cri !

Dominique

 

LE SOLEIL

Il est content d'être là,
Il apporte le bonheur, la joie.
Il sourit, il réveille la nature,
Tout chante, tout renaît,
Le voilà, le soleil,
avec ses longs cheveux d'or,

Régis

LES OISEAUX

Le matin, quand j'ouvre ma fenêtre,
j'entends les oiseaux qui chantent
cui - cui - cuic !
Ils se disent : Bonjour,
ils sont joyeux.
L'hiver s'en va,
ils chantent :
« Tiens, voilà le printemps,
Vive le printemps ! »

L'ORAGE

Il vient, le printemps.
Mais voilà, un gros nuage noir
recouvre le ciel bleu.
Et soudain, un grand coup de tonnerre :
la pluie se met à tomber à verse.
Une dame, apeurée, s'écrie :
“Qu'y a-t-il ? »
Un monsieur lui répond :
« C'est l'orage ! »
Mais l'orage se calme
et le soleil revient.

Philippe

f) Le déroulement des journées

L'ordre des activités a peu d'importance. Certains jours, les enfants commencent par discuter, d'autres jours certains lisent ou bien écrivent un texte. On peut tout aussi bien commencer la journée par une série d'opérations ou l'écoute d'un disque. Les jours se succèdent et ne se ressemblent pas. Il y a surtout la VIE qui, insidieusement entre dans la classe et qui se moque de l'ordre. Il s'agit alors, comme l'écrit C. Freinet, d'« embrayer sur la vie ».

UNE LETTRE DE PORT-VENDRES

Vendredi 8 mars

Chers amis,

Nous avons été très intéressés par ce que vous nous dites du port de St-Nazaire. Qu'est-ce qu'une barge ? A quoi correspond un tonneau de bateaux ? 92000 tonneaux = 92000 tonnes ??

Sur la feuille, le Roger a été construit en 1964, déjà il faut le réparer ? Est-ce le moteur ou la coque ?

Nous avons aimé le grillon et le coucou.

Le texte de Dominique était mal imprimé.

Jean-André n'a pas reçu de lettre de Yannick.

Aujourd'hui il pleut, on a déjà vu des hirondelles.

On nous a installé un tableau vert à deux volets.

Nous vous embrassons tous, même le maître.

(Suivent les signatures). (Il y a aussi un plan du tableau neuf).

D'autre part, au cours du mois de mars, certains jours les enfants reviennent à un cadre collectif de travail en recherchant un système d'organisation satisfaisant pour tout le monde. La pratique du vote à la majorité tend à disparaître. On recherche davantage l'unanimité. Cela correspond à une évolution du groupe vers une vie plus communautaire. D'autre part, si je m'oppose au besoin à l'influence des leaders comme à l'esprit moutonnier, il reste que la décision d'un enfant est en dernier ressort fonction de l'intérêt des autres.

Exemple de planification du travail pour le 20 mars. Activités décidées :

Le matin : Texte ou dessin - Mise au point collective du texte avec dictée sur le cahier - Travail par groupes en calcul - Observation : la grive apportée par Daniel ; naturalisation, puis compte rendu collectif.

L'après-midi : Travaux manuels par ateliers -Atelier du journal - tirage au duplicateur du compte rendu - tirage du texte à l'imprimerie Dessin lino (la grive) - Technique d'illustration : aluminium repoussé peinture sur verre – pyrogravure.

Ainsi ce sont les enfants qui me montrent la direction à prendre. Je laisse le groupe faire son expérience et chercher les voies qui lui paraissent favorables à son mode de vie et de travail.

*

Troisième trimestre

VERS UNE ORGANISATION PLUS STRUCTURÉE

DU TRAVAIL

Au cours de ce 3e trimestre je conserve ma ligne directrice, qui consiste à laisser le groupe tâtonner. Je continue à faire confiance aux enfants, à leur capacité de déterminer eux-mêmes leur style de vie et de travail. Je peux déjà mesurer avec satisfaction les progrès moraux et sociaux réalisés. Mais le groupe passera désormais à une organisation plus structurée du travail, déjà réclamée par certains au cours du trimestre précédent.

1°. Après les vacances de Pâques : UNE TRANCHE DE VIE DE LA CLASSE

Vendredi 19 avril

9 h - Les enfants conversent librement, par groupes spontanés. C'est la rentrée. Que de choses ils ont à se raconter ! Au bout d'une demi-heure, le ton de la conversation s'amplifiant, Philippe F. demande : « Qui est l'homme du jour ?... Quel boucan ! »

Yannick accepte d'être responsable du jour. Retour au calme. La discussion s'organise. Les enfants interviennent à tour de rôle, et moi aussi ; je parle de mes vacances. Mais nous venons de recevoir les lettres de nos correspondants de La Baule. Lecture des lettres, puis discussion, commentaires. Yannick demande : « Ira-t-on bientôt les voir ? Qui est d'accord ? ». Suit une discussion.

9 h 45 - J'interviens pour solliciter l'opinion de 3 enfants qui ne participent pas à la discussion. Pierre, qui n'a pas de correspondant à La Baule : « Quand on jouera au foot contre Herbin ? » Discussion ; avis divers.

9 h 50 – Régis : « Est-ce qu'on répond à La Baule ? » Discussion : aucune décision n'est prise pour la date de la rencontre.

10 h – Jean-Yves : « Et nos correspondants du Dahomey ? On les laisse tomber ? Ils n'ont pas encore écrit. » Discussion ; commentaires divers. Je ne suis pas intervenu dans les discussions.

10 h 05 - J'interviens pour demander d'écouter ceux qui parlent ; certains coupent la parole à leurs camarades. 10 h 10 - Je constate le manque d'intérêt de certains pour la discussion. Je leur demande alors ce qu'ils veulent faire. La conversation cesse.

10 h 15- Les enfants choisissent leurs activités : 9 (dont le maître) veulent répondre à eur correspondant (remarque : 3 enfants dans la classe n'ont pas voulu de correspondant à La Baule ; l'un a cessé d'écrire) ; 3 dessinent ; Hubert pyrograve ; Daniel, 10 ans, qui a pourtant un correspondant, préfère peindre ce matin ; Philippe écrit à sa correspondante de Port-Vendres.

Les activités se déroulent dans le calme jusqu'à midi.

Je corrige les lettres individuellement et j'interviens pour rappeler qu'on ne doit parler qu'à voix basse.

14 h - Après une discussion a propos de l'observation d'une plante dans la classe, je demande ce que chacun veut faire.

Activités choisies : Travaux manuels (maquettes, découpages) ; constructions libres ; correspondance (illustration des lettres) ; jeux ; sports.

On sort pour jouer quand on veut, sur le plateau d'éducation physique.

Vers 16 h 30 j'interviens pour demander le rangement de la classe.

16 h 45 - Quelques enfants viennent montrer leur travail aux camarades.

Les enfants sont heureux de s'être retrouvés et d'avoir retrouvé des activités enthousiasmantes.

Samedi 20

Même déroulement. Je n'interviens pas pour le choix des activités, qui sont aujourd'hui :les discussions - les activités manuelles et artistiques - l'illustration des lettres - la télé (match de foot Bordeaux-Quevilly) - le football en fin de journée.

Climat calme mais joyeux. L'unité psychique, affective, s'est rescellée ; l'aurait-elle été par un exercice scolaire, même vivant ?

Lundi 22

Les activités choisies puis pratiquées sont identiques à celles des jours précédents. Jean-Yves et Philippe font un album pour la classe, pour les copains. Mais Janick demande dès le matin une réunion de coopérative, et il propose des thèmes de discussion : matériel à acheter (contreplaqué, rotin) ; le voyage à La Baule le match de foot. On n'a rien décidé pour ces 2 questions.

Yannick C. : « Oui, on va voir ce qu'on a besoin faisons la réunion à deux heures ! » Accord du groupe.

14 h - Réunion de la coopé. Discussion sur les thèmes prévus et décisions. Discussion sur les achats. Examen de la situation financière (sur ma demande). Nous regardons les catalogues de prix. Nous évaluons rapidement la dépense à envisager : 80 F si on achète un pyrograveur, comme le demande Alain.

Autre thème abordé : la Fête des Mères ; l'offrande. Hubert : « On pourrait faire des porte-clés ». Discussion à propos de la dépense. J'élucide le choix des enfants : on ne peut tout acheter ! Finalement on repousse cet achat.

Et c'est Régis qui demande à son tour un autre thème : « On discute du travail… » On devrait reprendre le plan de travail d'avant les vacances : « On travaillerait le matin : les lettres, les dictées, le calcul; et l'après-midi on ferait les travaux manuels, le sport, l'imprimerie... »

J'interviens pour reporter la discussion du plan de travail au lendemain, car le temps passe. Proposition acceptée.

Mardi 23

Je laisse les enfants procéder à l'élaboration du plan de travail

Le matin, avant la récréation : discussion, chant, récitation, lecture, dessin, calcul (mental d'abord). Après la récréation : texte, ou lettre, ou dictée.

L'après-midi : travaux manuels, peinture, télé scolaire, rangement, conseil de travail, puis sports.

Ainsi le groupe, sous l'influence des plus évolués, ressent le besoin d'un cadre collectif de travail plus rationnel. Mais rien n'est simple dans une collectivité vivante, et les enfants ne se soumettent pas inconditionnellement à une institution qu'ils ont pourtant mise eux-mêmes en place !

2°. UN MODE DÉ FONCTIONNEMENT DIVERSIFIE

La rigidité apparente du cadre est tempérée, quand les enfants le désirent, par une certaine souplesse admettant tantôt plus d'individualisme, tantôt plus d'esprit d'équipe. Pour répondre aux besoins exprimés, je propose un mode de fonctionnement où chacun puisse trouver son compte, et j'assume le rôle de technicien de l'organisation.

Ainsi je propose un moment de travail libre le matin, pour le travail individuel. Voici par exemple les activités décidées le 15 mai par les enfants :

Le matin : récitation par trois enfants - discussion libre - comptes de la coopérative. Puis travail libre : opérations, ou lettre individuelle, ou texte, ou lecture personnelle. Quatre enfants se proposent d'écrire une lettre, au nom de la classe, aux correspondants de La Baule.

L'après-midi : travaux manuels, rangement du matériel et conseil de travail. Ensuite, jeux.

Ainsi la structuration du travail ne conduit pas à une contrainte du groupe.

3°. LES ACTIVITES

Tous les enfants participent désormais aux activités intellectuelles, à des exercices d'orthographe ou de calcul (que certains refusaient jusqu'alors). Les plus grands, les forts en calcul, décident d'acquérir telle ou telle connaissance ; ils se réfèrent à un planning des différentes notions souhaitables ; ils veulent alors étudier les fractions simples, les pourcentages, les nombres complexes, - notions déjà abordées d'ailleurs durant les trimestres précédents.

4°. INTERVENTION DE L'EDUCATEUR

Dans la mesure où je n'ai jamais imposé mon avis sans consulter le groupe et où j'ai été attentif aux réactions de tous, mon intervention est admise. Le climat démocratique de la classe a levé le masque de mon statut, qui reste celui d'un adulte certes, mais d'un adulte qui ne veut pas se substituer aux enfants. S'il n'y a plus dans la classe un individu qui commande et d'autres qui obéissent, les enfants admettent volontiers de la part de l'adulte une autorité technique et objective :

a) Au niveau des connaissances. Je peux proposer telle ou telle activité si le groupe reste maître souverain de son travail. Ainsi nous avons appris à écrire correctement une demande d'emploi ou de renseignements, à rédiger une fiche d'état civil. Nous avons décidé de faire des enquêtes sur le monde du travail, sur celui de leurs parents (ouvriers ou pêcheurs).

D'une manière générale, je peux apporter librement toute information que je juge utile ; elle est désormais mieux perçue par l'ensemble. Mon intervention ne présente plus ce danger d'aliénation qu'elle aurait pu comporter au départ.

b) Au niveau de la technique. Je puis, par exemple, proposer aux enfants de rédiger leur lettre directement, sans brouillon. Je constate à ce sujet un réel effort pour réaliser une écriture correcte.

CONCLUSION

Par tâtonnement expérimental le groupe, parti du besoin élémentaire de s'exprimer, de dessiner, d'agir, est arrivé à prendre des décisions, souvent à l'unanimité. Mais pour cela j'ai dû attendre, j'ai accepté de perdre du temps. Les routes diverses empruntées par les uns et par les autres, longues pour certains, se sont rencontrées, les menant à de nouvelles conquêtes où la connaissance était loin d'être exclue. L'organisation plus structurée vers laquelle nous avons évolué semble avoir conduit le groupe à une sorte de sécurité saine, qui, à ce stade, est constructive de la personnalité.

Le profit essentiel de l'autogestion est de former des êtres autonomes. Mais l'autonomie est le fruit d'une conquête lente sur soi-même et sur les autres.

L'autogestion, toutefois, ne consiste pas seulement à remettre le pouvoir de décision aux enfants. Il ne suffit pas qu'ils prennent l'initiative de leurs activités ; encore faut-il qu'ils agissent ensuite en conséquence. L'application des décisions doit être l'affaire du groupe.

2 ‑ APPLICATION DES DECISIONS

du projet au travail

COMMENT LES ENFANTS APPLIQUENT LES DECISIONS

ET EXECUTENT LEUR TRAVAIL

Lorsque le pouvoir de décision appartient au groupe dans le respect des individualités, il n'est guère besoin de lois coopératives ou de règles de vie ou de codes, pratiques inspirées de Makarenko et en usage dans certaines classes coopératives. Quand les activités intéressent véritablement l'enfant, il n'est pas nécessaire d'exiger de lui un « engagement », un contrat de travail, formules qui ont pour lui peu de sens, car il se consacre entièrement à une activité pourvu qu'elle soit à sa mesure et qu'elle puisse servir à quelque chose.

1°. La correspondance interscolaire

Je ne redirai pas ici l'intérêt que provoque cette technique, suffisamment décrite dans les brochures Ecole Moderne. Mais je montrerai comment les enfants autogérent cette activité.

Exemple du lundi 17 décembre, Le matin, un colis des correspondants vient d'arriver, provoquant l'enthousiasme. Philippe F., responsable de la correspondance, procède à la distribution des lettres et des cadeaux personnels. Lecture, commentaires, agitation. Régis demande à lire la grande lettre collective. Nos correspondants nous posent des questions sur le port, et six enfants se proposent pour répondre ; Yannick envisage de réaliser un album sur la pêche au carrelet.

Pierre demande s'il peut lire sa lettre. Et tour à tour les enfants viennent lire la leur, montrer les cadeaux et les dessins reçus. C'est aussi le moment où l'on pose des questions : « Qu'est »ce que c'est, des figues de Barbarie ? » - « Le papa d'Antoinette a gagné 720 F ; ça fait combien ? » Ou bien l'on discute : « La mère de Trinidad est malade; elle doit être triste, Trinidad ! » Hubert dit qu'il lui fera un petit cadeau.

A 10 h 30, Michel propose : « On va répondre aux correspondants ». Daniel n'est pas satisfait du travail peu soigné de son correspondant. Il lui répondra tout de même, à la demande de Philippe F. A 11 heures, chacun élabore le brouillon de sa lettre. Il y a en général peu de problèmes pour la rédaction de la réponse, car on ne manque pas d'idées ! Le contenu de la lettre est libre ; j'aide l'enfant s'il le demande, ou quand il est en difficulté. Je dis à Janick : « Tu écris que tu es allé à la pêche avec ton père, mais tu pourrais peut-être raconter cette partie de pêche ? » Et à Jean-Luc : « Ton père a acheté une caravane ; tu pourrais dire comment elle est ? » Jean-Luc me dit qu'il va la dessiner.

Le brouillon terminé, je corrige les fautes avec l'enfant ; je l'invite à rechercher le mot mal écrit dans l'orthodico en usage dans la classe ou bien dans le dictionnaire. Je rectifie la phrase mal construite ; il n'y aura plus qu'à recopier la lettre et à l'illustrer.

L'après-midi à 14 heures on continue les lettres, que chacun est très heureux de décorer. Aucun esprit de compétition ; mais chacun aime afficher son travail au tableau quand il l'a terminé. Le responsable Philippe donne un coup de main aux traînards ; il vérifie la propreté ; il compte les lettres, car le 24 novembre les correspondants nous ont écrit : « Joie et tristesse dans la classe : Marie-Rose et Trinidad n'ont rien trouvé dans votre colis... »

A 15h15, le moment est venu de confectionner le colis qui contiendra lettres, textes imprimés, dessins, travaux manuels et quelques petits trésors personnels. Yannick et Jean sont volontaires : ils pèsent le colis ; Jean indique les poids au tableau, consulte le tarif postal affiché dans la classe pour l'affranchissement du colis. Daniel se propose pour écrire l'adresse pendant que Yannick et Jean vont acheter les timbres.

Déjà la récréation ! Philippe en est surpris. « On n'a pas senti la journée passer, s'exclame Michel. Oh ! les gars, on fait une partie de foot-ball après la récré ? » Toute la classe approuve.

Ainsi se déroule, sans souci des horaires, une belle journée. Il n'a guère été besoin de solliciter l'attention, chacun s'appliquant à un travail favorisé par la motivation. Les liens affectifs créés à partir de la correspondance deviennent des stimulants pour nos enfants déshérités.

2°. Éléments favorisant l'application des décisions

Le déroulement des activités décidées dépend de la mise en place d'institutions internes acceptées par tous. Les enfants travaillent sur un rythme lent, et il y a des moments de flottement quand il s'agit de passer d'une activité à une autre. Lorsqu'il s'agit de travail très individualisé, seuls Régis, Philippe F., Michel, arrivent à l'organiser et à le réaliser convenablement dans le temps.

a) Le président de jour ‑ C'est un rôle difficile à remplir : il s'agit d'assurer le déroulement des activités, mais aussi, parfois, de faire face à des oppositions d'ordre humain et caractériel.

b) Les responsables ‑ Ils interviennent pour rappeler au besoin les décisions et veiller au bon fonctionnement de leur atelier ou de l'activité dont ils sont responsables. Ainsi Philippe F. se soucie de la propreté des lettres et de la régularité de la correspondance. Janick, responsable à l'imprimerie, vérifie les composteurs et aide son équipe en difficulté. Yannick organise l'atelier d'électricité, intervient en cas de panne.

c) Le maître ‑ L'aide que j'apporte aux responsables est fonction du degré de leur maturité intellectuelle, affective et sociale. Quand Philippe est président de jour et assure la marche du conseil de travail, j'interviens plus directement, car l'enfant n'est pas apte à pousser la discussion jusqu'à la décision. J'aide chaque fois qu'il s'agit d'aller dans le sens de l'enfant ou du groupe. Exemples :

Philippe F. demande à Pierre de mieux s'appliquer dans sa lettre ; mais Pierre admet mal la critique, surtout venant de Philippe : « Je ferai exprès de mal écrire ! » Pierre, par contre, accepte mes remarques.

Yannick veut renoncer à son travail d'imprimerie car il veut terminer sa pyrogravure. Janick (le responsable) ne parvient pas à le persuader : Yannick ne voit que son problème, il ne voit pas que son attitude peut perturber l'organisation collective. J'interviens pour faire respecter les décisions prises par le groupe, tout en proposant d'évoquer le problème en conseil de travail. Ce type d'intervention (qui reste exceptionnel) me parait indispensable tant que l'enfant n'est pas arrivé à se construire une conduite sociale.

3°. Le fonctionnement de la classe

L'essentiel est que les enfants puissent réaliser les activités décidées sans trop de mal, avec la part de réussite suffisante pour justifier leur élan et entretenir leur volonté de persévérance. Exemple d'une journée, en mars :

Le matin ‑ La discussion sur l'organisation du travail, sous la responsabilité de Dominique, nous a conduits jusqu'à 9h20. Le plan de travail de la journée est écrit au tableau. La discussion, limitée à un quart d'heure par le groupe, porte sur un thème proposé par Hubert : la guerre du Viet-nam. Il faut que j'aide Dominique, car la discussion s'égare, je dois insister sur des faits qui me paraissent importants : l'horreur, l'absurdité de la guerre.

Jean-Yves, Hubert et Pierre veulent alors lire les textes reçus de Port-Vendres. Régis est responsable à la lecture : il aide au besoin ceux qui ont des difficultés, pendant que les autres dessinent.

Il est 9 h 50. Nous passons au travail prévu : entraînement aux opérations au moyen de cahiers autocorrectifs. Je vais d'un enfant à l'autre, pour une aide éventuelle. Il nous reste encore une demi-heure avant la récréation pour faire du calcul mental et résoudre ensemble des problèmes que la vie quotidienne provoque. Au cours d'une sortie au port, nous avions interrogé les pêcheurs sur la vitesse de leur bateau : 4 nœuds ? 5 nœuds ? 12 nœuds ? « Qu'est-ce que c'est que ça, un nœud ? » a demandé Alain. Bonne occasion pour donner les explications voulues et poser quelques problèmes rapides.

Après la récréation, on se réfère à nouveau au plan de travail. Neuf enfants ont décidé d'écrire à leurs correspondants de La Baule ; les autres ont demandé un travail de grammaire. A quatre je propose de copier un texte de Port-Vendres à l'imparfait. Nous corrigeons ensemble le travail de grammaire, excepté Daniel, absorbé par un dessin au stylo-feutre.

A 11h30, Dominique barre au tableau les tâches accomplies. Nous pouvons maintenant aborder la géographie (tracé d'une carte de la Loire).

A 14 heures, la mise en train sera immédiate car chacun sait ce qu'il a à faire. L'équipe de Janick tire à la presse un texte composé la veille. Yannick C. et Jean-Luc tirent au duplicateur un compte rendu d'enquête. Quatre enfants sont à l'atelier de découpage sous la responsabilité de Yannick (maquettes d'histoire ou de géographie). Trois s'affairent à leur travail de rotin sous la responsabilité de Régis. Philippe décore sa lettre, ainsi qu'Hubert, et seul Daniel réalise un diorama à son idée. J'aide quiconque me sollicite, tout en jetant un coup d’œil discret dans chaque atelier.

15h - Dominique, président de jour, est absorbé par son travail un château-fort ; je lui rappelle qu'il est l'heure de s'arrêter et qu'il faut ranger les ateliers. A chacun sa tâche : Pierre balaie, Yannick range les pyrograveurs et filicoupeurs, Hubert range l'établi ; Jean-Luc nettoie le tableau.

Vers 15h25, Conseil de travail. Janick distribue à chacun une feuille imprimée qui va s'insérer dans le Cahier de vie personnel.

Yannick C. distribue également les feuilles ronéotypées. Puis se fait le compte rendu de la journée tel qu'il a été décrit précédemment, et dont on reparlera plus loin.

Reste la dernière heure, consacrée aux activités physiques. Si nous n'assistons plus à la détente explosive d'organismes longtemps comprimés par une pédagogie passive, les enfants ont tout de même besoin d'air et d'exercices ; ils peuvent donc à leur gré grimper à la corde, monter au portique, jouer au chat perché, à la course au coq, aux gendarmes et aux voleurs.

La journée se termine à 17 heures, et bien remplie. L’enfant y a senti que la classe était son affaire, L'autogestion s'étend à tous les niveaux : discussions, conseils de travail, fonctionnement des activités, ‑ et cela dans un climat de collaboration, d'entraide et d'amitié Les responsables (et chacun est responsable dans la classe) rappellent les projets élaborés et veillent à leur exécution. Et si j'interviens, c'est pour encourager et entraîner toujours plus loin vers le vrai travail.

CAS OU UN PROJET DE TRAVAIL EST ABANDONNE

. Par le groupe

‑ quand un événement extérieur surgit dans la classe : lettres ou colis des correspondants, apport d'un enfant ;

‑ quand une discussion intéressante pour tous se prolonge ;

‑ quand survient un événement local notable (lancement d'un bateau par ex.) ;

‑ quand un travail enthousiasme les enfants ; ainsi à la fin du 1er trimestre ils ont commencé à faire des marionnettes, puis ils ont mis au point tout un programme de spectacles, ce qui nous a demandé plusieurs jours ;

‑ il arrive aussi que l'intérêt pour une activité s'atténue. Quand les enfants sont fatigués, ils ont la possibilité de se reposer. Il faut vouloir pour eux, avec confiance et calme, dans les limites de ce qu'ils peuvent

2°. Par un ou plusieurs enfants

a) Quand ils sont pris par une activité plus passionnante. Ainsi Dominique demande de terminer sa maquette d'histoire pendant l'heure d'activités. Michel : « Moi aussi ! » Yannick C., président de jour : « Oui, deux ou trois, ça va ; mais pas plus, sans cela on ne pourra jamais faire des jeux ! » Le groupe donne son avis et donne son acceptation.

b) Il arrive qu'au cours de la journée des enfants renoncent à un travail pourtant prévu pour partager celui de leurs camarades. Exemples :

‑ La mise au point du texte libre. Il n'y a pas toujours unanimité pour le travail collectif de mise au point. Cela dépend à la fois de l'intérêt suscité par le texte choisi et du travail pour la mise au point. Ainsi lorsqu'il s'agit d'être créateur, en proposant mots nouveaux et nouvelles tournures, la participation peut être totale ; et les enfants abandonnent un travail pourtant prévu (dessin, lecture silencieuse, etc.) pour se joindre au travail collectif de mise au point.

‑ Une recherche mathématique. Cinq enfants ont décidé de participer à un travail que je propose : rechercher les différentes manières de partager un rectangle en deux parties égales ; ils y éprouvent tant d'intérêt que tous les autres veulent y participer parce que c'est un travail d'invention et de création.

‑ Lecture. Quatre enfants ont demandé à lire des textes tirés d'un livre de lecture. Je propose des extraits du Roman de Renart ; alors six autres, intéressés par l'histoire, réclament à leur tour de participer à la lecture.

Il en sera de même pour d'autres activités : albums, travaux manuels, jeux, etc.

CONCLUSION

Ainsi, au niveau de l'exécution du travail, l'organisation reste assez souple pour répondre aux besoins et satisfaire la curiosité de tous. C'est une question d'ambiance, variable suivant les circonstances, difficile à décrire, mais essentielle.

Il m'arrive par exemple d'intervenir pour tempérer l'application des décisions prises exigée parfois par Philippe F. Je cherche en toute occasion à faciliter et à rendre possible un style de vie démocratique qui garantisse au maximum la liberté de chacun.

3 ‑ DIFFERENTS TYPES D'INTERVENTION
DE L’EDUCATEUR

L'autogestion d'une classe où le groupe a le pouvoir de décision et où chacun reste maître souverain de son travail n'entraîne pas que le maître disparaisse ou qu'il se taise. Je ne reviendrai pas ici sur les interventions de l'éducateur dans l'élaboration du plan de travail quotidien et dans son exécution. Mais je préciserai comment elles peuvent s'exercer à d'autres niveaux.

AU NIVEAU DES RELATIONS DANS LE GROUPE

L'apprentissage de la vie communautaire ne se déroule pas sans heurts ni tensions. Faute d'éléments assez équilibrés pour maintenir une certaine stabilité, je dois moi-même faire face aux difficultés possibles. Tâche d'autant plus malaisée que j'ai à tenir compte des milieux qui ont jusque là imprégné l'enfant. La classe-atelier, par exemple, ne peut se concevoir dans le silence et l'ordre d'une classe auditorium-scriptorium, car les échanges y sont nombreux, les déplacements indispensables et le matériel abondant. D'autre part, comme le milieu est permissif et que la plupart des enfants sont confrontés à des problèmes affectifs mal ou non résolus, je puis me trouver placé devant des cas d'agressivité.

1°. Attitudes de l'éducateur

a) Quand l'action du groupe ou celle des responsables n'est pas assez efficace, je fais au besoin preuve de fermeté. Je n'accepte pas l'attitude de ceux qui pourraient détériorer le climat de la classe ou empêcher le bon fonctionnement des activités. Je dois alors assurer, en collaboration avec les enfants :

- le respect du calme de la classe ‑ le respect d'autrui ‑ le respect du matériel ‑ le respect du travail de chacun.

Ainsi Yannick salit volontairement la blouse de Jean-Luc à l'aide du rouleau d'imprimerie. « C'est pour s'amuser », affirme-t-il. Je lui demande de nettoyer la blouse de son camarade. Il est inutile de renchérir davantage en conseil de coopérative, ou de moraliser !

Philippe, par ses propos grossiers et ses cris, trouble la discussion : je le rejette du groupe.

Pierre est arrivé de mauvaise humeur. Il insulte le responsable du jour et réplique violemment quand je le prie de se taire. La classe est perturbée. Je le rejette de la collectivité, provisoirement d'ailleurs, car je sais qu'il s'agit d'une crise passagère ayant des causes extrascolaires. Je discute avec lui ; j'essaie de comprendre les raisons de son opposition. De toute manière, j'explique toujours aux enfants le pourquoi de mon intervention.

b) Une attitude variable suivant les enfants. Elle dépend du moment, des circonstances et des individus. Si je suis indulgent pour Philippe, de santé fragile, je suis plus ferme à l'égard de Yannick, qui traverse une crise d'opposition. Si j'évite de brusquer Jean-Luc et Jean, trop craintifs, je stimule Hubert qui se laisse mener, et je freine Alain, trop impulsif. Et si je suis sans inquiétude pour Régis quand il sort librement de la classe, je porte une attention plus grande à Pierre et à Daniel, car je les sais capables de faire naître des tensions.

2°. Aide morale

Ce n'est ni par le prêche ni par la leçon mais par l'action que je m'efforce de les amener à une collaboration communautaire. J'aide à terminer le travail ou à ranger le matériel. J'essaie par l'exemple de faire acquérir des habitudes d'ordre et de propreté, de donner le goût du travail bien fait : cahier, album, peintures, etc., car ces notions ne sont pas obligatoirement innées en chacun.

3°. Rôle aidant du groupe : camarades et maître

a) Je ne dois pas tant corriger que faire réussir et dépasser ses erreurs. Ainsi Daniel exaspère le groupe lorsqu'il détériore le matériel commun : il enlève les pointes de stylo-feutres, il manipule avec peu de bonheur le transformateur et les prises, il fait sauter les plombs. Jean-Yves se propose de l'aider en classe et de jouer avec lui sur la cour. Pris en charge par son camarade, Daniel finit par s'intégrer peu à peu au groupe, et Pierre commentant la situation, dit : « J'étais avant comme Daniel, et c'est Michel qui m'a aidé; maintenant ça va ! »

Alain subtilise l'argent dans la caisse du magasin des achats (atelier de calcul) : 1,95 F, qu'il utilise tranquillement pour acheter des pétards et des allumettes. Le groupe décide de ne plus mettre d'argent vrai à l'atelier et demande à Alain de rembourser ; mais celui-ci n'a pas osé demander cet argent à ses parents et de mon côté je ne leur en ai pas parlé, Le lendemain, Alain apporte des câbles de frein pour l'atelier électrique. Le groupe le félicite. Rouge de plaisir : il dit : « Je les ai trouvés dans une poubelle, j'en apporterai d'autres demain ».

Quelques jours après, il prend 11 journaux et les vend : c'est lui qui en vend le plus. Réflexion de Yannick : «  Il travaille quand même bien pour la coopérative, Alain ! » J'ai remis de l'argent vrai dans la caisse du magasin des achats. Quand Alain m'a demandé s'il pouvait travailler à l'atelier des monnaies, nous lui avons donné notre accord. Geste d'humanité ! Alain est fier de la confiance du groupe. Nous n'avons plus d'ennuis de sa part. Il est réhabilité !

Quand le groupe apprend que Dominique vend son journal 2 F au lieu d'l, il réagit violemment, d'autant plus que Dominique manque de franchise. Pourtant j'essaie de dédramatiser l'incident, car j'apprends par sa mère qu'il subit l'influence d'un adolescent de son quartier qui lui soutire de l'argent ; il a par ailleurs subtilisé un billet de 100 F dans l'armoire de la maison. Il semble cependant que Dominique a senti le préjudice causé au groupe.

Est-ce là faire preuve d'un optimisme inconsidéré ? Makarenko, qui a travaillé avec des enfants très difficiles, écrit : « Le pédagogue doit aborder chaque être humain avec une hypothèse optimiste, au risque même de se tromper ».

b) Même lorsque le groupe prend en main l'organisation de la vie et du travail, mon action se poursuit, patiente, persévérante, par exemple afin de nuancer des décisions de groupe trop nettes ou cassantes qui ne tiendraient pas assez compte de chaque individualité.

« Il n'a pas rangé son casier, Jean-Luc ; il ne fera pas de sport ! » propose Philippe F., approuvé par tous. Je demande : « Avez-vous tous votre casier en ordre ? » Jean-Luc n'est pas le seul à être désordonné, mais il suscite l'hostilité de quelques-uns à cause d'une dispute dans la cour avant l'entrée en classe. Ainsi dois-je tempérer l'application de certaines décisions ou l'autoritarisme de certains responsables.

Je reste toujours attentif au déroulement des activités coopératives. Je cherche à atténuer les dissensions, et non à monter les incidents en épingle. En aucun cas, certes, je ne me satisfais du laisser-faire et je combats les disputes et les moqueries, mais je fais preuve d'indulgence et de compréhension et laisse le plus possible le groupe en mesure de résoudre ses propres problèmes.

AU NIVEAU DE L'ORGANISATION MATERIELLE

De l'organisation rationnelle et minutieuse du travail dépend le bon fonctionnement de l'institution, Si je n'ai jamais imposé une quelconque organisation matérielle, je n'ai jamais laissé les enfants se débrouiller seuls mais en collaboration.

Exemple de l'installation de l'atelier-peinture : le 3 novembre, je présente aux enfants des peintures réalisées les années précédentes et je les invite à peindre. C'est ensemble que nous organisons l'atelier, que nous préparons les teintes, que nous disposons les tables. Les enfants font des essais, je les conseille, ils expérimentent.

Pour l'installation matérielle, les enfants ne disposent pas d'une liberté illimitée. En fonction des différents usages possibles, nous répartissons les tables en carré pour faciliter discussions et échanges.

Nous faisons de même pour les différents ateliers, afin de permettre le libre déplacement et éviter les bousculades. Nous rangeons l'outillage et le matériel de manière qu'ils soient faciles à atteindre.

Petit à petit le groupe prendra en charge cette organisation matérielle. Je dois cependant penser à prévoir le matériel qui manque : il suffit de peu de chose parfois (des pointes qui font défaut, un tube d'encre d'imprimerie vide, un pot de peinture épuisé) pour tout perturber.

Les enfants décident, par exemple, de faire une sortie-nature pour chercher des têtards. Cependant, si toute la classe adhère avec joie à cette proposition de Yannick, bien peu se préoccupent de l'organisation matérielle. Il faut que je leur suggère de préparer épuisettes, boîtes, bocaux, aquarium. Tout cela nous occupera une partie de la matinée, mais à 14 heures nous pourrons partir bien équipés pour notre pêche.

AIDE TECHNIQUE

1°. Aide à la demande

C'est là le cas le plus fréquent. Dans la classe, l'enfant aime se référer au maître, il montre son travail, fait part de ses difficultés, demande mon avis : « Il est beau mon dessin ? » « Vous trouvez qu'elle est bien écrite, ma lettre ? » Je me borne à encourager, à faire préciser ou approfondir suivant les cas.

2°. Une pédagogie de réussite

J'interviens pour placer l'enfant en situation de réussite et éviter les échecs décourageants.

Quand Pierre est en difficulté, il trouve une solution dans l'oisiveté, qui engendre rapidement le désordre. Je lui redonne confiance en lui apportant une aide assez discrète pour que le succès lui en revienne, Hubert est lymphatique et se fatigue vite :il m'arrive de lui écrire quelques lignes pour l'encourager à terminer sa lettre. Alain exécute rapidement mais superficiellement son travail :il m'arrive alors d'ajouter ici un trait, là une couleur sur la lettre qu'il illustre ; et le voilà entraîné à persévérer. Michel éprouve beaucoup de difficultés dans les exercices physiques : je l'aide amicalement à monter au portique.

Ce rôle aidant (et différent d'un enfant à un autre) va ensuite se nuançant au fur et à mesure que l'enfant évolue. Si je continue à aider sur le plan technique, j'interviens de moins en moins au niveau de l'action elle-même, car rien ne remplace, en cette matière, l'expérience personnelle.

3°. L'éducateur, participant actif au sein de la communauté

Plus encore que celui qui aide et soutient, il s'agit avant tout d'être soi-même. Aussi je m'exprime librement comme les enfants, je raconte ma promenade, j'écris à mon correspondant, je fais un exposé, j'écris mon texte libre, je joue au foot, j'interroge les pêcheurs du port. Sur la liste des participants de la classe, mon nom est inscrit et je suis, comme tous, président de jour à mon tour.

4°. L'éducateur renouvelle les techniques

Quand l'intérêt pour une activité faiblit, j'en propose d'autres. Ainsi certains enfants qui abandonnaient la technique de l'album éprouvent de l'intérêt pour celle des bandes, qui est comme la première une technique d'expression écrite. Il s'agit de bandes dessinées, succession d'images expliquées par des mots ou des phrases, ou bien d'histoires qui se déroulent comme un film, avec textes et dessins. Dominique s'y lance avec ténacité.

Exemple de bande sur la mer :

1
La mer

2

Comme elle est immense, la mer !

3

Et dans la mer, il y en a, des poissons de toutes sortes, de toutes les couleurs !

4

Il y en a qui sont méchants : le requin !

5

Mais les pêcheurs les attrapent avec leurs grands et larges filets.

6

Et quand ils reviennent au port ; ils en déchargent des milliers.

7

Mais il en faut des bateaux pour les attraper, à St-Nazaire, à Port-Vendres, à Lorient !

8

Il faudrait mettre l'océan à sec pour les prendre tous !

9

Moi, j'aimerais aller les voir, sous la mer.

10

J'irais en bathyscaphe et je les verrais nager parmi les algues.

Je renouvelle de même mes techniques artistiques, manuelles ou sportives. Ainsi un après-midi, pendant que les enfants sont occupés, je m'installe dans un coin de la classe pour exécuter une gravure sur une feuille d'aluminium. Quelques-uns viennent auprès de moi, l'air intéressé, et me demandent d'expérimenter à leur tour. Le lendemain, ils seront cinq à vouloir travailler à ce nouvel atelier, dont Philippe devient responsable. Ainsi le renouvellement des techniques est à l'origine de nouveaux efforts et de progrès.

INTERVENTION AU NIVEAU D'UNE ACTIVITE:

L'EXPRESSION LIBRE ECRITE

Je m'étendrai davantage sur ce chapitre. En effet, le choix du groupe ou de l'enfant pour une activité est fonction de l'intérêt qu'il y trouve, lequel est à son tour fonction de l'attitude de l'éducateur. Avant de rejeter sur les autres les échecs inévitables, il doit se demander si ce n'est pas lui qui en porte la responsabilité. Le maître ne peut pas attendre que naissent spontanément les idées et les sentiments, mais il lui appartient de susciter les moyens qui permettent leur expression. Une pédagogie de liberté ne saurait être confondue avec l'inertie de l'esprit.

1°. Moyens favorisant l'expression libre

a) La correspondance interscolaire, Les textes reçus de nos correspondants de Port-Vendres, comme la critique qu'ils font des nôtres, encouragent les enfants à écrire : « Nous avons aimé le texte de Philippe. Il est amusant le texte de Jean-Luc... Le texte de Janick sur la pêche nous a bien intéressés... »

b) Lejournal scolaire, C'est à la demande de Pierre que le groupe a décidé d'éditer un journal, après force discussions :

Michel : « Mais il faudra alors écrire davantage de textes ! »

Yannick : « Chacun est libre d'écrire ! »

Janick : « Oui, mais c'est surtout qu'on ne sait pas quoi raconter ! »

Moi : « J'aiderai tous ceux qui le veulent : il faudrait que tout le monde s'y mette pour avoir de jolis textes dans le journal ».

c) Part du maître. Elle est prudente, certes, mais nécessaire, avec des enfants conditionnés par leur milieu scolaire antérieur, par leur milieu familial, par la télévision, et qui ne croient plus en eux. Il me faut aller chercher de la vie là où apparemment tout est mort. Il me faut habituer l'enfant à penser par lui-même, il me faut lui montrer que ce qu'il dit ou écrit a un sens, - ce qu'il ignorait.

En octobre, j'encourage Alain, Michel, Philippe, à élaborer leur texte, tout en respectant la pensée de chacun. Je laisse tomber tout ce qui est purement scolaire et paralysant, Je cherche à libérer leur pensée en la débarrassant de tout souci de graphie correcte ou d'accords grammaticaux.

Le 7 novembre, cinq enfants n'ont pas encore écrit de textes. Pour les encourager, je leur en lis quelques-uns, relevés dans des journaux scolaires venus d'autres écoles. Neuf enfants se mettent alors avec plaisir à rédiger. C'est le premier texte de Daniel, et c'est pourtant le sien qui est choisi pour être imprimé dans le journal. Ce choix aura une répercussion heureuse : Daniel, instable, querelleur, grossier, rebelle à tout travail d'équipe, est admis par ses camarades, du moins en partie ; et son texte les a tous étonnés

LA NEIGE

La neige brille sur les toits.

Qui chante à haute voix ?

Est-ce vous, belle dame,

Qui préparez des crêpes

Pour votre enfant ?

La neige brille sur les toits.

Mais voici un cas d'inertie. Une sorte de peur paralyse Jean-Luc et l'inhibe complètement. L'expression libre ne lui a pas été souvent permise, et il ne sait que faire de la liberté qui lui est maintenant accordée ; il se réfugie alors dans un travail purement mécanique : fiches de calcul, copie de dessins. Je cherche à l'en sortir et je lui propose d'écrire (avec mon aide) ce qu'il m'a raconté. Mais quand il paraît devant ses camarades, le voilà paralysé. Il a écrit un petit paragraphe banal racontant une promenade. Je ne manque pas cependant de le valoriser, et lorsque l'un de ses textes sera choisi, Jean-Luc n'osera y croire ; je crois que ce jour-là il aura compris que sa vie d'enfant a un sens, et qu'il existe, qu'il EST.

Au cours du 1er trimestre, les enfants ont généralement écrit des textes sur des faits de la vie courante. Mais à partir de janvier, je vais tenter d'ouvrir de nouvelles pistes, en m'efforçant de développer leur sensibilité, de prêter attention à leurs manifestations sensorielles et émotionnelles, de leur faire prendre conscience du beau sous toutes ses formes, de les ouvrir à la vie.

Je favorise la création poétique et l'expression du « moi » intérieur, en lisant de temps en temps un poème, en faisant entendre des poésies enregistrées au magnétophone lors d'émissions de radio, en proposant des recueils poétiques où ils peuvent puiser largement. Mais je tolère parfaitement que l'enfant ne nous confie pas toujours ses problèmes intérieurs.

Au cours de l'année, je n'ai jamais cherché à imposer le texte libre. Je propose et encourage, mais on n'écrit que si on le désire. Et pourtant les histoires et les poèmes naissent, la vie jaillit dans les cœurs, au fur et à mesure que se crée un climat d'amitié et de collaboration.

2°. Interventions au niveau du choix du texte

Je constate que les enfants aiment lire leur texte devant leurs camarades. C'est alors un moment privilégié, une sorte de contrat affectif où la communauté se regroupe dès le matin. Le choix du texte n'est pas une obligation, d'autant plus que dans la classe on prête la même attention à tous les textes. Le problème du choix ne s'impose que si le texte doit être publié

a) J'interviens si c'est nécessaire pour élucider le choix, pour m'opposer par exemple, à la publication dans le journal d'un texte grossier d'Alain. Nous devons redresser certaines erreurs du milieu familial : liberté n'est pas synonyme de mauvaise éducation.

b) J'interviens pour valoriser un travail. Ainsi un matin le texte choisi est de Jean-Yves : « Le chasseur barbu » et il déchaîne le rire à cause de quelques mots vulgaires. Il recueille 8 voix. Celui de Pierre (7 voix) est d'allure poétique : « Les oiseaux ». Au sein du groupe, Jean-Yves est le beau parleur, l'amuseur public qui exerce une certaine influence ; Pierre, querelleur, bourru, n'a pas toujours l'audience générale. Jean-Yves, très adroit, se met en valeur dans les activités manuelles ; Pierre, au contraire, éprouve en cette matière des difficultés, et il abandonnerait rapidement si je n'étais là pour le soutenir. Jean-Yves anime les discussions, intéresse ses camarades par ses exposés, tandis que Pierre est effacé. Jean-Yves atteint le niveau du cours moyen 1e année, tandis que Pierre est à peine au niveau du C.E.2e année ; mais le texte libre est pour lui un moyen de s'affirmer, tout comme, d'ailleurs, l'expression artistique. Aussi j'interviens en faveur du texte de Pierre, tout en expliquant mes raisons : « Jean-Yves peut écrire tout ce qu'il veut et amuser ses camarades, mais je pense que nous ne pouvons pas publier son texte dans le journal. »

Jean-Yves, qui a par ailleurs bon caractère, accepte la remise en cause du vote ; le contraire eût été difficile. Si mon intervention n'est pas aliénante pour lui, par contre elle procure à Pierre une occasion de réussite. Jean-Yves pourra réussir en d'autres activités au cours de la journée ; Pierre, lui, est tout joyeux de voir son texte publié.

En aucun cas mon intervention n'est autoritaire ; répétée, elle serait un obstacle à la libre expression. Mais la tâche du pédagogue est, selon l'expression de Makarenko, de « projeter toujours en avant le meilleur de l'homme. »

3°. Intervention pour la mise au point du texte choisi

a) Aide technique

Il s'agit pour moi, avant tout, de marcher dans le sillage de l'enfant, de sentir avec lui ce qu'il a écrit. Je dois l'amener à exprimer en bon français une pensée souvent confuse et maladroite, sans pour autant déformer la naïveté de l'expression personnelle. Lors des premières mises au point, j'évite tout ce qui est scolaire, afin de déconditionner le texte libre ; puis progressivement, à partir de novembre, j'invite à e polir : quelques touches, une petite explication grammaticale au besoin, par ci, par là. Mais nous ne torturons pas la phrase pour n'en tirer que des acquisitions de grammaire, de vocabulaire ou d'orthographe. Ce dernier travail se fera par ailleurs, soit sur un texte d'enfant, soit sur un texte d'adulte, ou encore individuellement, par bandes programmées.

b) Respect de la pensée de l'enfant

J'interviens pour éviter que le groupe (ou une partie du groupe) s'empare d'un texte pour le modifier ou le dénaturer. Ainsi, après la rentrée de Noël, je laisse aux enfants le soin de faire sans mon aide le travail de mise au point, sous la responsabilité de Michel. Je constate que cette mise au point du texte choisi (celui de Jean) dure plus d'une heure et que plus de la moitié des enfants s'en désintéressent. Le texte original sera complètement modifié, sans soulever d'ailleurs de protestation de la part de son auteur !

Les enfants (comme les adultes !) ne se conduisent pas toujours en vrais démocrates. Qui donc veillera au fonctionnement de la démocratie, sinon le maître ? Aussi je conçois ici mon rôle comme celui d'un animateur qui fait passer au premier plan le respect absolu de la pensée de l'enfant.

4°. Conclusion

J'aurais pu conclure, au bout d'un mois, que ces enfants, déficients intellectuels, étaient incapables d'invention ou de création. J'ai accepté cependant de « perdre du temps » ! Mais loin de m'effacer, je me suis engagé, car pour moi liberté d'expression et autogestion sont intimement liées. S'exprimer librement, c'est dire, et en même temps se dire, être écouté, compris. Il faut savoir s'écouter les uns les autres, pour mieux se comprendre et s'entendre, afin de construire ensemble.

Si j'ai apporté mon aide amicale pour l'élaboration du texte individuel, son choix et sa mise au point, à tout moment cependant ce texte est resté objet de la décision de l'enfant.

L’ENGAGEMENT DE L'EDUCATEUR ‑ SON ROLE D'ELUCIDATION

L'expression libre orale ou écrite met les enfants en prise directe avec les réalités sociales. Le rôle de l'éducateur n'est pas alors d'éluder les problèmes qui les touchent de près. Exemple : la discussion du 18 mai :

Yannick C. ‑ Je suis allé pêcher des huîtres à Villès,.
Moi - J'irai aussi à la pêche dimanche.
Daniel –Ill y a la grève à Sud-Aviation, mon père a couché à l'usine.
Hubert - Sur la route il y a des inscriptions CDR.
Janick - Mon voisin a dit qu'il allait être rappelé.
Yannick ‑ Il y a un monsieur qui va venir à St-Nazaire ; il s'appelle Cohn-Bendit, il est révolutionnaire.
Jean - Mon père aussi a couché à l'usine de Sud-Aviation.
Alain - Ils vont venir les CRS, il y aura de la bagarre.
Jean-Yves - Les chantiers vont se mettre aussi en grève.
Jean-Luc - A Paris, les étudiants manifestent.
Pierre ‑ Qu'est-ce que c'est un étudiant, M'sieur ?
Moi ‑ C'est un monsieur qui fait des études pour devenir médecin, ou ingénieur, ou professeur.
Janick ‑ Il va y avoir une grève générale.
Jean ‑ Ils font grève à Sud-Aviation à Nantes.
Hubert - Les ouvriers vont foutre le gouvernement en l'air,
Yannick - Les révolutionnaires veulent la démission de De Gaulle.
Jean-Yves - Il est en Roumanie, le général,
Yannick ‑ Ils le regretteront, le départ du général.
Philippe F. ‑ Tous les soirs je vois passer les camions de CRS,.
Pierre ‑ Moi aussi.
Yannick C. ‑ A Paris, ils se vengent sur les voitures, ils font des barricades.
Yannick ‑ C'est les CRS qui se vengent.
Daniel ‑ Les ouvriers ont enfermé les gardiens et le patron.
Michel ‑ Mais pourquoi ils manifestent, les ouvriers et les étudiants ?
Daniel ‑ Mais vous, Monsieur, vous ne faites pas grève ?

On conçoit que le rôle de l'éducateur est bien difficile. Je ne puis rester neutre, car il faut bien répondre aux questions posées ; il s'agit de dialoguer authentiquement. Soucieux de ne pas endoctriner, j'apporte les éléments qui permettront à chacun de découvrir sa propre vérité.

CONCLUSION

Une conception de l'autogestion étendue à toutes les activités (projets et organisation du travail, activités d'expression libre, discussions sur les problèmes intéressant les enfants) ne signifie donc pas non-intervention du maître. Si j'ai renoncé à imposer mes vues, MA vérité, je pense toutefois que mon attitude tolérante, indulgente, optimiste, que ma totale disponibilité conditionnent le climat de la classe. J'ai accepté que le groupe tâtonne longtemps à la recherche de son style de travail et de vie, qu'il s'écarte parfois des voies qui n'étaient pas celles que je préférais.

L'exemple du maître ‑ dimension souvent oubliée ‑ reste pour les enfants le signe d'une direction à prendre, et, comme l'écrivait Jaurès, « On n'enseigne pas ce qu'on SAIT, mais ce qu'on EST ».

4 ‑ CONTROLE ET BILAN

DU TRAVAIL REALISE

Je n'attends pas de mon expérience une mutation rapide et spectaculaire. Il faut compter avec les exigences du tâtonnement expérimental ; il faut admettre certaines régressions de courte durée, certains échecs, certaines impuissances. En tout cas, mon souci permanent a été d'assurer le meilleur rendement psychique, physique, intellectuel, moral et social de l'être tout entier, et non le rendement étroit ‑ et souvent illusoire à mes yeux ‑ des acquisitions scolaires.

LE CONTROLE

Il me paraît que toute technique de contrôle habituel ou déguisé (planning de contrôle collectif) est incompatible avec le climat de confiance d'une classe en autogestion. Toute idée d'émulation entre techniques traditionnelles ou modernes risque de provoquer ou d'aggraver les oppositions, les rancœurs, les jalousies. Toutefois, l'absence de contrôle habituel n'exclut pas de ma part la parfaite connaissance et la mesure des efforts et des progrès de chacun dans tous les domaines. Ma présence auprès des enfants me permet en effet de suivre pas à pas les processus d’éducation et d'instruction à travers leurs activités.

1°. L'auto‑contrôle

Il se pratique au niveau du travail individualisé, par fiche ou par bandes programmées, Mais certains enfants préfèrent réclamer le contrôle du maître.

2°. Le maître, référence dans la classe

Pour n'importe quelle forme d'activités, le maître reste la référence. Les enfants s'adressent à moi en toute confiance. Dominique me présente le brouillon de sa lettre : « Regardez tout ce que j'ai écrit : est-ce que j'ai beaucoup de fautes ? » Pierre me demande : « Vous me posez des divisions, pour voir si je sais les faire ? » Aucune honte, aucune humiliation à craindre !

3°. Le Conseil de travail

En conseil de travail, les enfants sont amenés progressivement à confronter leur travail. Il s'agit là du constat d'une maîtrise remportée dans les activités manuelles, artistiques ou intellectuelles. Ainsi Yannick réalise devant ses camarades l'expérience du radiateur électrique. Philippe est invité à expliquer sa belle carte de France découpée et pyrogravée, où il a marqué les fleuves et les montagnes ; je lui demande de nous montrer la Loire, le Rhône ; ses camarades lui posent des questions... Ainsi, chaque soir se fait spontanément un bilan, parcellaire certes, mais profondément humain du travail réalisé.

4°. Le contrôle coopératif

Les enfants aiment faire la preuve de leurs compétences devant le groupe. Ainsi Dominique est invité à dresser le bilan des comptes de la coopérative, pour devenir trésorier-adjoint. Daniel veut montrer qu'il sait rendre la monnaie sur 1 F. Hubert, Janick, Yannick C. tiennent à prouver qu'ils savent lire l'heure. Pierre interpelle ses camarades : « Regardez, les gars, je grimpe tout en haut de la corde ! »

Au cours du second trimestre, tous les enfants décident de faire publiquement la preuve de leurs compétences en calcul : Régis réussit toutes les opérations, Jean-Yves toutes les multiplications, Philippe toutes les additions et les soustractions... Ce contrôle coopératif se pratique dans la journée, au cours des activités.

5°. Conclusion

Ainsi tout au long de l'année s'opère un contrôle permanent des connaissances auquel collaborent maître et enfants. Mais il s'agit désormais d'authentiques connaissances acquises de soi-même, par sa propre volonté. Les enfants aiment cette façon démocratique de se faire valoir, d'autant que le travail est chaque fois pour eux occasion de réussite et de joie.

BILAN DES ACTIVITES REALISEES ‑ LES DIVERSES DISCIPLINES

Les enfants arrivent progressivement à équilibrer les différentes activités dans la journée. Cependant, certaines sont privilégiées. Je les classerai suivant le temps qui leur est consacré.

1°. Les activités manuelles artistiques et physiques

Elles ont occupé 50 % du travail scolaire. Je ne m'attarderai pas sur l'intérêt qu'elles présentent. Elles ne peuvent être examinées à part ; elles ne sont pas arbitrairement séparées de la vie intellectuelle. Outre qu'elles ont été source de joie, elles ont favorisé l'équilibre physique et psychique qui conditionne le progrès intellectuel. Les ateliers nombreux et variés ont permis l'expérimentation manuelle et également intellectuelle. Ainsi les activités manuelles ont posé aux enfants des problèmes de mesure et de construction. La vente des travaux réalisés, l'achat du matériel indispensable ont eu le même résultat. Les dioramas, maquettes, plans divers ont provoqué des discussions sur l'histoire, la géographie, les sciences. Inversement, les travaux manuels ont aidé a une meilleure compréhension des choses observées : par exemple, au port, le fonctionnement d'une écluse ; puis en classe le fait d'en construire une en miniature.

2°. L'expression orale

Elle a occupé une place privilégiée (20 % du temps), tant il est vrai que la communication est un besoin vital. Et si, en début d'année, la parole a primé sur le langage écrit, les enfants sont arrivés d'eux-mêmes à équilibrer les activités d'expression orale comme celles d'expression écrite.

Cela a consisté d'abord en un simple bavardage, non dénué d'ailleurs d'intérêt pour moi, car il m'a permis de mieux connaître chaque enfant, et son entourage. Mais le monologue a conduit, grâce à l'aide facilitante du maître, à une véritable communication dans le groupe. Il n'y a pas eu de sujets tabous ; on a discuté de tout ce qu'on voulait : de leurs jeux autour de l'HLM, de Zorro, des dimanches tristes ou gais, des joies et des peines, des événements d'actualité.

Les enfants ont su s'exprimer ‑ parfois avec émotion ‑ à propos des problèmes des adultes : la paix, la faim dans le monde, la grève... Si l'étude de la châtaigne ou de la pomme n'a rencontré que peu d'intérêt, par contre ils se sont inquiétés de savoir comment s'est créée la terre et ont suivi le vol des cosmonautes. Cette liberté d'expression, étendue à tous les problèmes de vie et d'organisation du travail, a été motivée, surtout en début d'année, par l'utilisation du magnétophone.

3°. Les activités mathématiques

Elles ont pris environ 10 % de l'horaire. Deux jours par semaine en moyenne, nous étions amenés à résoudre les problèmes posés par la vie quotidienne, Certes ces problèmes ne passionnaient pas d'abord tout le monde ; mais quand les enfants ont senti qu'il ne s'agissait pas d'un simulacre de travail scolaire, ils ont participé au travail commun : problèmes posés par la vie coopérative, la correspondance, les enquêtes, les travaux manuels. Les mécanismes de calcul ont été travaillés individuellement ou en groupe d'une manière très inégale : un jour sur deux en moyenne pour les uns, et tous les jours pour certains. A la demande des enfants, les autres jours nous faisions des constructions géométriques, nous nous exercions au calcul mental, nous apprenions à écrire les nombres, nous faisions de nombreuses manipulations qui les reposaient de l'automatisme presque quotidien des fichiers ou des bandes programmées.

4°. L'expression écrite

a) La correspondance (10 % de l'horaire). Dans la classe, elle a motivé essentiellement l'expression écrite. Bien qu'elle se soit déroulée à un rythme. libre, une fois par semaine, chaque enfant a écrit à l'un de ses correspondants.

De plus, des lettres collectives ont été échangées avec d'autres classes (Rézé, Couéron, Decazeville, Dahomey).

b) Le texte libre. Il a été motivé essentiellement par le journal scolaire, qui cependant n'a pas constitué dans la classe une activité privilégiée. Nous avons publié dans l'année 4 journaux scolaires, contenant 38 textes individuels mis au point par la classe (ou une partie de la classe), 8 textes collectifs (compte rendu d'enquête ou d'observation de la vie de la classe).

5°. La lecture

Elle trouve sa place motivée dans la communication d'un texte libre, d'une lettre, d'un album des correspondants. Bien que la classe ait disposé d'une abondante documentation (B.T., albums, Francs-Jeux, Amis-Coop, livres de bibliothèque), la lecture individuelle n'a attiré qu'exceptionnellement les amateurs. La lecture à haute voix de textes d'auteurs pris dans les manuels a été pratiquée à la demande des enfants.

6°. Le vocabulaire, l'orthographe, la grammaire, la conjugaison

Le vocabulaire. Dans les textes, les lettres, les albums des correspondants, se trouvaient des mots nouveaux qui furent d'autant mieux assimilés qu'ils se situaient dans un contexte humain et affectif. De même, l'envoi de nos textes et de nos lettres nous obligeait à préciser, pour nos correspondants, le sens de certains mots.

L'orthographe, Le travail d'orthographe s'est fait essentiellement grâce à la correspondance, et progressivement par la correction individuelle du texte libre, à la demande de tel ou tel enfant, et de la correction collective du texte choisi. Pour faciliter la tâche, j'ai affiché sur un tableau de grandes étiquettes portant les mots usuels pour les lettres

Saint-Nazaire, le 
Cher Jean     
Chère Lydia    
nous avons reçu     
je suis content  
je te remercie    
je t'envoie     
je te serre la main       
une jolie lettre
tes beaux dessins
je fais, tu fais
nous avons joué
nous avons fabriqué
nous sommes allés
as-tu
est-ce que
peux-tu

J'invitais les enfants à se référer à ce tableau. Progressivement ils découvraient certains accords, par analyse :

nous avons joué

nous avons marché     

nous sommes allés

nous sommes partis

Nous enlevions certaines étiquettes quand le mot était acquis nous en ajoutions de nouvelles. Ainsi petit à petit s'opère une sorte d'imprégnation de l'orthographe. Les enfants ont pris ainsi l'habitude d'utiliser seulement pour leurs lettres les mots dont ils ont conservé le meilleur souvenir visuel.

La dictée. Cette activité a été réclamée par les enfants, car elle n'a plus pour eux son habituel caractère angoissant. Elle a été pratiquée surtout au 1er trimestre une ou deux fois par semaine. Puis, dans la mesure où la correspondance, sous forme de lettres individuelles, collectives, ou d'albums, devenait régulière, elle n'est plus apparue comme nécessaire. A partir de janvier, il nous arrivait parfois de combiner mise au point du texte et dictée, ceci à la demande des enfants. Quand il s'agissait d'un texte collectif (ou bien d'un texte individuel sans caractère affectif), je dictais des phrases ou des groupes de mots.

La grammaire, la conjugaison. Ces disciplines ne suscitent guère d'intérêt. Mais le travail de correspondance leur a fait comprendre que, pour écrire très correctement, il fallait connaître beaucoup de mots, savoir les associer en respectant les règles. C'est dans cette optique qu'ils ont pu décider d'un travail d'orthographe grammaticale, le plus souvent collectif d'ailleurs. Des tableaux affichés en classe portaient un certain nombre de règles simples auxquelles on pouvait se référer

je
tu
il, elle, on
nous
vous

ils, elles

jamais de t
s
jamais de s
ons
ez
nt

7°. L'histoire, la géographie, les sciences

a) Les moyens audiovisuels. Les enfants ont suivi certaines émissions de télé scolaire, notamment celles concernant le monde des animaux, la vie des enfants, la pêche... De même, ils ont utilisé la documentation de la classe, en diapositives, en BT sonores (documents sonores, illustrés de diacouleurs). Temps consacré : environ une demi-heure par semaine.

b) La correspondance. Elle a révélé aux enfants un autre milieu et leur a fait découvrir le leur. L'information ainsi acquise ne s'est pas faite sur le plan documentaire habituel, enquêtes notamment : elle était imprégnée d'affectivité et touchait au plus profond de l'être. Ils ont pu ainsi, par l'échange de lettres, de textes, d'albums, de colis, pénétrer dans le paysage et le mode de vie de leurs correspondants de Port-Vendres. lis connaissent les figues de Barbarie, les tourons aux noisettes et aux amandes, le chêne-vert, la pêche au lamparo, les asperges sauvages...

c) L'observation, Les graines que l'on a vu germer en classe, les objets ou animaux apportés, les actualités sur les fusées, sur les volcans... ont été autant d'occasions d'observer et de questionner. La classe-exploration, pratiquée en moyenne une après-midi par semaine, a donné lieu à une mine de remarques : on observait les travailleurs, pêcheurs ou ouvriers, on les questionnait ; on était attentif au fonctionnement des machines, des chantiers, des grues, des écluses ; on était sensible aux impressions visuelles et auditives... J'habituais à observer les champignons découverts en automne ; à écouter, au printemps, un pépiement d'oiseau... L'acquisition par les sens venait compenser d'une certaine façon l'inertie de l'intellect. « Il ne suffit pas de lire que le sable des plages est doux, je veux que mes pieds nus le sentent. Toute connaissance que n'a précédé une sensation m'est inutile » (A. Gide).

d) L'expérimentation, Un répertoire d'expériences physiques et chimiques était affiché en classe, et on pouvait s'y référer pour établir le plan de travail. L'atelier d'électricité a eu surtout la faveur des enfants, et ils ont pu ainsi réaliser de nombreuses expériences : montage de lampes, fabrication de sonnette électrique, de chauffe-eau, de radiateur électrique.

EVOLUTION DES ENFANTS ‑ QUELQUES CAS

Je me soucie ici encore moins de progrès scolaires contrôlés que des améliorations du comportement, des progrès vers une plus grande autonomie, se traduisant en initiatives et décisions, en travaux spontanés réalisés individuellement ou en groupe. J'évoquerai quelques cas significatifs :

YANNICK C.

Il a exercé dès le départ une forte influence sur le groupe, grâce à sa grande facilité d'élocution. Il a animé les discussions, menant des débats qui au bout d'une heure ne groupaient plus que trois ou quatre participants. Apathique à tout travail qui nécessiterait un effort intellectuel et qui lui rappellerait son passé scolaire, son intérêt ne s'éveille que pour les activités manuelles et sportives. L'utilisation des techniques motivées (la coopérative, la correspondance, le calcul vivant) l'ont conduit vers le travail intellectuel. Cependant, si ces activités l'ont intéressé, le passage aux activités plus scolaires (mécanismes de calcul notamment) est resté difficile jusqu'au début du 3e trimestre.

Ce passage fut facilité par l'aide du groupe. C'est ainsi qu'il accepta d'écrire davantage de textes, à la demande de son camarade Régis, responsable du journal scolaire. De mon côté, je fus tolérant à l'égard de son travail scolaire, quoique l'estimant insuffisant. Mais ce n'est pas une intervention extérieure qui l'a dirigé vers ce travail ; la décision n'est venue que de lui.

Un matin, Yannick nous montra une rose des sables rapportée par son père du Sahara. Spontanément, il proposa de faire un exposé sur le Sahara. Le jour venu, il projette et commente des diapositives prises par son père, et le voilà qui gagne de ce fait beaucoup de prestige. Il a désormais plus d'ardeur pour surmonter ses difficultés, dont il a d'ailleurs conscience : « Il n'y a qu'en orthographe que je suis mauvais ! » affirme-t-il ; mais il accepte cependant les courts exercices que nous faisons collectivement, il fournit un réel effort pour écrire sa lettre avec le minimum de fautes.

Ainsi, après s'être attardé aux activités qui répondaient davantage à son besoin d'agir, d'expérimenter manuellement, de parler ; après avoir adhéré aux activités vivantes et motivées de la classe, il accède enfin au travail vrai. J'aurais pu certes accélérer son cheminement, mais je pense que toute intervention brusquée de ma part aurait pu contribuer à le déséquilibrer davantage.

JEAN-LUC

Une pédagogie étriquée l'a maintenu trop longtemps au niveau du dressage. La famille, hélas, a encore aggravé son inertie mentale. Habitué à imiter, ignorant toute espèce d'initiative, il ne participe guère, au cours du 1er trimestre, à l'élaboration du plan de travail quotidien.

Recroquevillé sur lui-même, éteint par un système scolaire qui a tué en lui toute lueur d'espérance, il reprend confiance en lui le jour où il réussit une peinture.

Cependant on ne redresse pas vite le conditionnement de plusieurs années. Au 2e trimestre, Jean-Luc ne sait que faire de la liberté de choix qui lui est accordée. Il se réfugie dans des tâches purement mécaniques : fiches autocorrectives de calcul et de grammaire, copie de textes ou de dessins. C'est la correspondance qui l'aidera à s'en évader, ainsi que l'aide du groupe, le travail en commun, qui sont pour lui un stimulant.

En fait, le succès scolaire n'est que très limité. Jean-Luc s'accroche à l'imprimerie ; les nombreuses manipulations l'aident à progresser dans tout ce qui constitue le calcul pratique : monnaie, mesure, poids, temps. Cependant Jean-Luc devient de plus en plus autonome et indépendant. S'il ne joue qu'un rôle minime pour l'organisation du travail, il assume correctement sa responsabilité au sein de la coopérative ; il tient ses affaires en ordre et aide souvent à ranger la classe. Il devient plus sûr de lui ; il n'est plus à la remorque d'un camarade pour les activités qu'il veut réaliser.

REGIS

Passif au départ, il subit l'influence de Jean-Yves et de Yannick C. (qui orientent l'opinion du groupe). Cependant il devient rapidement l'élément le plus actif de la classe. Il exerce une influence (à mon sens salutaire) par son calme, son esprit d'initiative, sa facilité de relations, son âge. Il frappe ses camarades par le sérieux qu'il apporte à son travail, le souci qu'il a de le bien faire, l'énergie qu'il y emploie.

Régis intervient au niveau des conseils et des projets de travail.

Il est à l'origine d'une organisation plus structurée des activités ; il fait preuve de maturité quand il s'agit de prendre des décisions. Bien que la nécessité d'un président de coopérative n'ait jamais été ressentie par les enfants, il apparaît comme une sorte de leader non-directif.

« Il travaille bien, Régis, pour son plaisir ! » s'écrie un jour Philippe en conseil de travail. Ses élans gentils et généreux ont prévalu sur les tendances autoritaires et égoïstes de quelques-uns. Ceux qui voulaient jouer aux leaders se sont peu à peu rangés dans le sillage d'un ami tranquille et coopérant. Régis, responsable du journal scolaire et de l'activité lecture, joue maintenant un grand rôle : il est capable de programmer une journée de travail, d'équilibrer les activités, de les exécuter. Il se réfère au planning des acquisitions affiché en classe et il me demande du travail purement scolaire (où ses progrès sont supérieurs à ceux de ses camarades). Bref, avec son accord, en fin d'année je décide de le placer dans la classe de fin d'études.

MICHEL

La transformation opérée à tous les plans chez Michel est plus remarquable encore, car son milieu familial est sain et équilibré. Ses parents, en cours d'année, manifestent qu'ils sont d'accord avec le sens de notre travail, et ils soutiennent son effort.

DANIEL

Au cours de l'année, il a négligé les acquisitions scolaires. « Je suis libre de faire ce que je veux ! » prétend-il. Seuls les ateliers de travaux manuels l'intéressent. Mais quand ses mains sont occupées, l'enfant se calme et se concentre ; son travail réussi lui procure satisfaction. Il piétine longtemps dans cette satisfaction matérielle, mais progressivement, avec l'aide du groupe tout entier, il prend conscience du milieu où il évolue, des relations avec les camarades, des impératifs d'une vie collective. S'il reste l'élément marginal du groupe (et peu constructif), il s'intègre néanmoins peu à peu dans la communauté ; il donne son avis, accepte les décisions. Son milieu familial fruste ne contribue pas cependant à aplanir toutes les difficultés de l'enfant.

CONCLUSION

Certes, tous les enfants n'ont pas atteint le même degré de maturité psychologique, psychique, intellectuelle et morale. Trop de facteurs interviennent pour accélérer (ou au contraire freiner) leur évolution : le passé scolaire, la situation familiale, l'âge mental, les phénomènes de croissance : alimentation, hygiène, fatigabilité.

CONCLUSION

1°. LE TRAVAIL NE PEUT VENIR QUE DU GROUPE ET DE L'ENFANT

Chaque être est unique, complexe, irremplaçable. C'est de ses besoins essentiels, en fonction de la société à laquelle il appartient, que découle toute ma pédagogie. A mon sens, l'expérience décrite dans ce document tend à prouver qu'avant tout travail scolaire d'acquisitions, il est nécessaire que le groupe fasse ses expériences, et que le maître réponde aux besoins élémentaires et naturels de l'enfant.

Pour qu'un travail quelconque soit réalisé, il me paraît essentiel que la parole s'installe d'abord dans le groupe. L'enfant doit pouvoir ensuite expérimenter, aussi longtemps qu'il le désire, les activités manuelles, artistiques et physiques vers lesquelles il se tourne spontanément quand on le laisse libre de les choisir.

Le rôle du pédagogue n'est donc pas de brûler les étapes, mais de permettre à l'enfant de faire ses expériences tâtonnées et, partant de ces activités de base, de l'accompagner dans son cheminement vers la conquête du savoir. L'éducateur doit deviner les besoins, les intérêts, le rythme de travail de l'enfant.

Ce travail librement choisi et décidé, pris en charge par le groupe ou l'individu, se réalise dans un climat de coopération et de collaboration entre les enfants eux-mêmes, entre le groupe et l'éducateur.

2°. L'ENFANT NE TRAVAILLÉ RÉELLEMENT QUE LORSQU'IL A L'INITIATIVE DE SES ACTIVITÉS

Ce qui compte en définitive, ce n'est pas tant le fait que certaines activités aient occupé une place privilégiée dans la classe. On ne peut, en effet, les hiérarchiser : quelques-unes se juxtaposent, s'interpénètrent ; quelques-unes sont complexes et fournissent l'occasion d'un travail littéraire ou scientifique, manuel ou mental, oral ou graphique.

La moindre réussite dans une activité peut mettre l'enfant en disposition pour d'autres, susciter son énergie et augmenter son rendement, qu'il s'agisse de peinture, d'expériences, d'exposés. Elle peut être souvent l'origine d'efforts et de progrès en chaîne en diverses matières.

Aussi ne faut-il pas s'inquiéter lorsque le groupe ou l'enfant néglige certaines activités intellectuelles au détriment d'activités manuelles ou d'expression orale qui sont parfaitement capables de l'orienter vers le travail vrai. Toute activité peut être constructive et culturelle si elle répond à ses besoins et l'épanouit dans le succès.

D'autre part, ce n'est pas tant la durée d'une activité qui compte, ni la quantité de travail effectif fourni, que l'énergie intérieure, la concentration que procure un travail librement décidé. Un travail limité, de courte durée, exécuté à la demande de l'enfant, est aussi profitable et efficace que des heures consacrées à des acquisitions scolaires dont il ne ressent pas le besoin. La méthode utilisée importe peu ; seule compte son adhésion.

3°. CONSTATATIONS PSYCHO‑PEDAGOGIQUES A PROPOS DES ENFANTS

En fait, on juge trop souvent les enfants des classes de perfectionnement inférieurs à ce qu'ils sont. La vérité est qu'ils ont été abîmés par le manque de confiance des adultes et l'absence d'une pédagogie de libération appropriée. S'il n'existe pas de miracles du point de vue des normes habituelles de l'école, les enfants qui sont placés dans des sentiers qui sont les leurs redeviennent actifs, curieux et capables d'invention. Ils arrivent à penser par eux-mêmes, ils deviennent, responsables de leurs propres moyens de vivre, ils se situent par rapport aux autres.

Cette maturité psychique, psychologique, intellectuelle, sociale et morale ne peut être le simple épanouissement d'un élan naturel. Elle est le produit d'une éducation basée sur l'autogestion. J'estime que les structures mentales de certains enfants apparaissent, dans les discussions concernant l'organisation de la classe ou tout autre problème, au moins égales à celles d'enfants de même âge et de quotient intellectuel normal.

La passivité, le manque d'esprit d'initiative, l'absence du sens des responsabilités sont le produit de systèmes autoritaires, de procédés de conditionnement. Un système éducatif basé sur l'autogestion offre par contre toutes les possibilités d'une réelle transformation.

4°. L'AUTOGESTION PEDAGOGIQUE N'EST PAS UNE UTOPIE

Six heures de classe face à certains milieux déficients, cela semble peu. Mais dans la mesure où j'ai toujours eu des contacts réguliers avec les parents, je constate que le climat de la classe a des répercussions sur le climat familial et que la plupart des parents finissent par adopter à l'égard de leurs enfants une attitude plus libérale et plus compréhensive. L'école reste (à mon avis) de tous les milieux, l'endroit privilégié de toute véritable éducation.


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