L'ACTION
des éducateurs de l'Ecole Moderne
par C. FREINET
Voici
le dernier numéro d'une année qui sera marquée, dans l'histoire de notre
mouvement par l'accession de nos techniques à une grande diffusion, plus
ou moins officielle, avec tout ce que cela comporte d'avantages mais aussi
de risques et de difficultés.
A
ce nœud délicat, il est bon, pensons-nous, de faire un point rapide de
notre pédagogie, afin de mesurer l'importance et la portée du chemin parcouru,
sans nous décourager devant les obstacles que nous rencontrons encore
et qui sont comme la rançon naturelle de notre succès.
0
Les
pistes que nous avons ouvertes sont en train de devenir des routes nationales
où les générations qui nous suivent s'engageront avec sécurité, sans même
connaître le nom de ceux qui en ont été les généreux ouvriers. Et pourtant,
pour l'histoire d'aujourd'hui et pour celle de demain, il ne serait pas
inutile de rappeler encore la part éminente que le mouvement de l'Ecole
Moderne a prise au renouveau pédagogique dont nous ressentons les prémices.
I.
Le texte libre, l'expression libre, deviennent aujourd'hui des
thèmes majeurs de la pédagogie, et tous les éducateurs auront bientôt
à cœur de s'en réclamer, même s'ils n'en font qu'un emploi peu conforme
à l'esprit d'émancipation qui les a fait naître.
Or,
le texte libre, l'expression libre, le dessin et la peinture
libre, les poèmes et les chants d'enfants, le théâtre
libre, la poterie et les céramiques libres n'existaient
absolument pas avant nous. Nos premiers essais en ces domaines ne nous
ont guère valu d'encouragements que de la part de personnalités qui, comme
Barbusse et Romain Rolland ont su distinguer, par-delà nos tâtonnants
balbutiements, les voies salutaires du progrès.
2.
La correspondance interscolaire par l'imprimerie à l'Ecole et
le journal scolaire, est de notre invention, du moins dans sa forme
régulière et permanente intégrée à nos techniques scolaires.
3.
L'idée d'un fichier documentaire, qui gagne peu à peu la pédagogie
du primaire et du secondaire est partie de chez nous, et c'est nous qui
avons réalisé les premiers la classification qui en facilite le rangement
et l'usage.
4.
Les fichiers autocorrectifs sont aussi fils de nos techniques. Ils
seront demain une des formes les plus appréciées du nouveau travail.
5.
C'est nous qui avons les premiers lancé l'idée d'une Bibliothèque de
Travail distincte de la Bibliothèque de lecture. La collection
de 600 brochures BT que nous avons réalisée coopérativement constitue
un monument pédagogique incomparable. Son succès a suscité de nombreuses
imitations : le livre de travail prend forme peu à peu aux dépens
des manuels scolaires que nous condamnions déjà il y a 40 ans et
dont les Instructions Ministérielles disent elles-mêmes l'inutilité pour
les enseignements spéciaux
6.
Plan de travail et conférences d'enfants sont nés à l'Ecole
Freinet puis longuement expérimentés dans l'ensemble de notre mouvement.
Leur emploi va se généraliser surtout au second degré.
7.
L'expérimentation et le travail en ateliers et laboratoires sont l'expression
scolaire de notre Education du Travail.
8.
Nous avons été les premiers à expérimenter et à démontrer l'usage pédagogique
du magnétophone. Nos disques de chants d'enfants, nos disques de
danses, et maintenant nos BT Sonores, ont donné le ton aux
productions commerciales contemporaines.
9.
Plus récemment enfin, nos boîtes et bandes enseignantes nous placent
à l'avant-garde pour tout ce qui concerne une programmation que nous sommes
les premiers à adapter à la grande masse des écoles.
10.
Nous sommes les héritiers directs de Decroly dont nous avons popularisé
et adapté à nos classes, l'idée de centres d'intérêts que nous
préférons appeler complexes d'intérêts pour bien marquer notre souci de
mêler l'école la vie.
11.
Nous sommes également les héritiers directs de Profit, l'initiateur des
Coopératives scolaires auxquelles nous avons donné valeur éducative
et humaine.
On
parlera peut-être bientôt d'autogestion, selon une formule qui nous vient
de nos amis d'Afrique du Nord, et qui tend à bien marquer la nécessité
d'associer vraiment enfants et adolescents à la vie et à l'activité de
leur école.
12.
Sur le plan syndical, administratif et politique, nous avons à notre actif :
-
le mot d'ordre de 25 enfants par classe, considéré d'abord comme
démagogique, aujourd'hui admis par tous comme une nécessité scolaire et
humaine.
‑
Le mot d'ordre : enlevez l'estrade, aujourd'hui repris par
les Instructions ministérielles elles-mêmes.
‑
La condamnation des grands ensembles et leur remplacement par des
unités pédagogiques de 5 à 6 classes.
Voilà
un palmarès qui compte, dont nous avons quelques raisons de nous enorgueillir,
et qui est un défi vivant au dénigrement intéressé de ceux qui, depuis
toujours, se contentent volontiers d'une inutile et dangereuse pédagogie
de la salive.
Mais, malgré l'importance et l'ampleur de ces réalisations,
le problème de leur introduction dans les classes reste toujours délicat,
au point qu'on conteste volontiers que puisse se généraliser un jour une
pédagogie qui n'a pas au préalable, la bénédiction des théoriciens.
Nous
pouvons apporter aujourd'hui nos références, et nos assurances.
D'abord
que les solutions aux problèmes de modernisation de notre enseignement
existent aujourd'hui, que les éducateurs peuvent désormais se procurer
le matériel, les livres et les revues nécessaires pour l'utiliser sciemment.
Et
ensuite que nous avons à travers la France et dans dix pays étrangers,
des Ecoles-témoins, qui ne sont ni des Ecoles expérimentales ni
des écoles modèles, mais des exemples de pédagogie Freinet vécus dans
toute la gamme possible des classes, de la maternelle aux CEG.
La
seule existence de cette chaîne d'Ecoles-témoins nous est la garantie
que le mouvement ira nécessairement en s'élargissant et que, peu à peu,
c'est toute la pédagogie officielle qui en sera concernée.
Evidemment,
l'Ecole expérimentale Freinet reste l'Ecole-témoin type, non pas qu'elle
fonctionne toujours à la perfection, mais parce qu'elle a les coudées
plus franches pour continuer les expériences et les mises au point qui
restent indispensables au progrès de notre pédagogie. C'est à l'Ecole
Freinet encore que sont nées et que se sont développées les boîtes
et les bandes enseignantes qui pourraient bien être le grand événement
pédagogique de notre époque.
0
Mais
la rapidité de cette conversion reste malgré tout fonction de la possibilité
de recyclage des maîtres qui, formés à l’ancienne pédagogie, sont mal
préparés à la révolution que nous leur offrons.
Le
besoin de ce recyclage se fait de plus en plus sentir en France. D'autres
pays, comme le Canada, l'Algérie, l'Allemagne, en ont pris une plus nette
conscience encore. Il en résulte que sont de plus en plus nombreuses et
pressantes les demandes d'éducateurs, instituteurs et professeurs, qui
désirent faire un stage à l'Ecole Freinet. Mais les conditions d'organisation
et de travail de notre Ecole ne nous permettent pas l'accueil permanent
de nombreux stagiaires. C'est pour répondre à ce besoin que nous avons
entrepris la création près de l'Ecole Freinet à Vence, sur un terrain
appartenant à la CEL, d'un Institut Freinet de formation Ecole Moderne
qui assurerait la formation tout à la fois théorique et pratique d'éducateurs
qui deviendraient alors, dans nos diverses régions et dans les pays intéressés,
les témoins actifs de la nouvelle pédagogie.
Nous
pensons pouvoir recevoir les premiers stagiaires dès la prochaine rentrée.
Nous tiendrons nos adhérents informés.
Et
nous ferons aussi une autre constatation essentielle. La valeur de l'éducateur,
sa compréhension de l'âme enfantine, la générosité avec laquelle il sait
se mettre au service des enfants ses connaissances psychologiques et pédagogiques
restent certes prédominantes dans nos classes. Et une bonne formation
des maîtres devrait y pourvoir.
Mais
pour un même éducateur, le rendement de la classe est déterminé par la
qualité des outils et des techniques de travail qu'il emploie. Un ajusteur
peut être fort bien préparé à son métier, s'il n'a que des outils branlants
et des machines qui ne tournent pas rond, il aura beaucoup de mal pour
réaliser des pièces toujours imparfaites. Il se dégoûtera de son métier
jusqu'à l'abandonner.
Il
y a une vérité, communément admise dans l'industrie mais dont seuls les
éducateurs se refusent à tenir compte : le rendement de l'école est
fonction des outils et des techniques.
Cette
vérité se matérialise dans notre Ecole Freinet qui a été, au cours de
ces derniers trente ans, comme le témoin actif de l'évolution de notre
pédagogie.
Nous
avons vécu au début, comme les vivent encore aujourd'hui tant de classes,
les journées longues et difficiles où il fallait remplir le temps par
des travaux qui n'avaient pas encore leurs bases vivantes dans les besoins
des enfants et les nécessités du milieu. Le texte libre et son exploitation
directe étaient pour nous une première pierre pour l'édifice. Mais nous
n'avions encore aucune technique pour aborder les acquisitions et les
techniques.
Il
y a eu progrès quand nous avons découvert les possibilités infinies du
dessin et de la peinture libre à grande échelle. Les fichiers autocorrectifs
nous ont permis de réduire ensuite l'importance et la durée des leçons.
A
mesure que s'enrichissait notre collection BT et que se gonflait
notre fichier documentaire, nous pouvions aborder le travail libre en
histoire, géographie et sciences. Les comptes rendus et conférences en
étaient l'aboutissement normal.
Nos
SBT nous permettaient peu à peu l'observation et l'expérimentation
que nous orientions et dirigions avec nos fiches-guides. Une autre forme
de travail était alors effectivement possible.
Nous
pouvions progressivement réduire ou supprimer l'emploi des manuels. Une
collaboration nouvelle s'instituait dans nos classes et en changeait l'esprit.
C'était la collaboration du travail. Nous avons fait désormais un pas
décisif avec la pratique des bandes qui nous permet de liquider définitivement
la scolastique et de la remplacer par une école par la vie et pour
la vie, selon la belle définition de Decroly.
Ce
chemin que nous avons parcouru lentement et péniblement au cours de 30
à 40 ans, vous pouvez maintenant le dominer en quelques années, voire
en quelques mois.
Il
fut un temps où tenir l'équilibre sur un vélo primitif était un tour de
force dont seuls étaient capables quelques individus particulièrement
vifs et habiles. C'est que la machine était encore trop imparfaite, qu'elle
ne tournait pas assez vite parce qu'elle n'avait encore ni pneus ni roulements
à billes. Le tricycliste devait être à ce moment là l'artisan qui ajuste
ou répare lui-même sa machine, comme nous avons été nous-mêmes les premiers
artisans qui, au cours d'infinis tâtonnements, avons mis au point nos
mécanismes.
Mais
maintenant, sur sa bicyclette souple et brillante, l'enfant apprend à
rouler en quelques heures. C'est également en quelques jours, ou en quelques
mois que l'éducateur novice apprendra à travailler selon la pédagogie
Freinet. Il suffit qu'une puissante motivation, le besoin d'échapper à
l'abêtissement de l'école et de vivre une nouvelle vie, suscitent l'enthousiasme
et l'audace sans lesquels rien de grand ne se fait.
Une
méthode de vie est aujourd'hui à votre disposition. Vous en serez
les premiers bénéficiaires.
0
Ainsi,
nous dira-t-on, vous prétendez que la méthode que vous préconisez va résoudre
tous les problèmes.
Oui,
mais à condition qu'elle soit possible.
Et
elle est possible, ou du moins peut le devenir à bref délai si nous sommes
persuadés d'abord que la solution souhaitable existe quelque part, qu'elle
n'est pas un rêve vain, mais qu'il nous appartient à nous d'en faire une
réalité.
Evidemment,
si l'on croit que les techniques valables autrefois le sont encore pour
aujourd'hui et pour demain, les revendications sociales, syndicales ou
politiques se feront en fonction de cette éducation du passé.
On se posera :
‑
le problème des locaux, mais
on se préoccupera seulement de construire des classes standard sans se
préoccuper de savoir si elles pourront servir à une éducation rationnelle
tout comme on a naguère construit des cages à poule pour résoudre à l'ancienne
mode le problème du logement.
‑ le problème des
effectifs scolaires
Les
méthodes traditionnelles pouvant s'accommoder d'un nombre très élevé d'élèves,
nos revendications paraissent toujours excessives et idéales.
Une
directrice d'E.N. me disait tout récemment : « Non, nos jeunes
filles ne peuvent absolument pas supporter l'atmosphère de liberté des
classes modernes dans les grandes villes. Là le métier n'est possible
que si les enfants ont déjà été dressés à l'obéissance et à la passivité,
en attendant qu'on leur administre à l'entrée un tranquillisant qui supprimera
toutes réactions ».
Nous
sommes contre toutes pratiques abêtissantes ou abrutissantes. Si un jour
on veut vraiment les supprimer on saura y mettre le prix.
‑
le problème de l'équipement, qui
en est réduit actuellement, dans la plupart des cas à celui des manuels
scolaires dont nous préconisons la disparition.
‑
le problème de la formation des maîtres qui
ne se pose pas avec acuité à l'Ecole traditionnelle puisque les Ecoles
Normales y préparent consciencieusement.
C'est
nous qui faisons éclater le registre étriqué des revendications traditionnelles
pour placer les responsables devant la complexité des luttes urgentes
à mener.
0
A
nos revendications explosives, nous en ajouterons cette année une nouvelle :
Les devoirs à la maison sont interdits au premier degré, et peuvent, et
doivent l'être au second degré. Pourquoi donc voyons-nous, sur le chemin
de l'école, cette armée d'enfants qui vont, traînant leurs cartables,
lourds de livres désormais inutiles, alors qu'il serait si simple de laisser
en classe les outils de travail, comme les ouvriers laissent leurs outils
sur le chantier, n'emportant avec eux que quelques chefs-d’œuvres dont
ils sont fiers ?
Nous
lancerons nous aussi l'opération cartables à soulager en même temps
que nous reprendrons une campagne que nous avions déjà amorcée autrefois
au temps du Front Populaire : la réduction du temps de travail
et la journée de 6 à 8 heures maximum pour tous les écoliers.
Il appartiendra aux administrateurs et aux éducateurs
de mettre sur pied une pédagogie efficiente en harmonie avec le progrès
technique et social de notre époque.
Et
ce sera une raison de plus de faire de notre pédagogie un des grands moteurs
du progrès social et humain.
C. F.
|