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1920
TOUCHÉ !
L’ATTAQUE
Le jour J approchait. On avait une baraque, d’assez bons
grillages pour dormir. Chaque jour on faisait la « nouba » du
jour qui précède l’attaque. Partout fourmillement... Obus qui glissent
sur le toit... Sur le haut du coteau où nous sommes adossés, un joli bois
où on serait bien avec sa belle... On joue...
Quand on est monté en ligne, le bruit des mitrailleuses
nous assourdissait.
A droite, huit Boches se sont rendus levant les bras
bien haut. L’un se tenait les reins et marchait courbé en deux ;...
un autre avançait péniblement en traînant la jambe.
Un 155 tirait trop court et faisait à tout instant trembler
la cagna. Assis sur les marches, je dormais... Que je regrette ce sommeil !
Il était tard... On avait mangé un camembert. On m’apporte
une photo d’avion et l’heure officielle. Un peu plus tard le commandant
de compagnie me donne l’heure H : 5 h 15. Il était quatre heures.
Il faisait froid. Le brouillard était épais. La tranchée
débordait déjà de gens harnachés. Devant le poste du colonel, des sapeurs
discutaient... Les fantassins se taisaient...
Enfin, voilà le roulement classique, l’enfer déchaîné dont rien
ne peut donner une idée. Ce moment tant redouté, tant attendu, arrivait
enfin... On regrettait seulement de n’être pas encore au lendemain.
L’aumônier de la division : à la lueur des éclairs
on distingue sa haute stature, sa grande barbe, ses gestes diaboliques.
- Mes enfants, vous allez partir à l’assaut... Pour
quelques-uns, le sort sera fatal... Recueillez-vous tous... Nous allons
réciter le « Notre Père »... Je vais vous donner l’absolution...
Comme tant d’autres je me suis senti au seuil de l’au-delà.
Dans mon recueillement, je n’ai pas pu voir mon dieu ; la rage des
hommes était trop forte...
Encore une minute... Attention !... Hop !...
Le brouillard était toujours aussi épais et aussi humide...
La boussole brillait dans ma main... Il y avait des hommes et des hommes,
tous aussi égarés dans ce désert tonitruant.
J’ai atteint l’objectif... Les prisonniers remontent
la côte que l’on vient de descendre, les bras en l’air, semblables à des
polichinelles...
- Kamerad alsacien!... Kamerad... pas kapout!...
Grands gars roux imberbes... C’était la Garde Prussienne.
Derrière nous, un signaleur a voulu rire un brin. I1 a arrêté au passage
un de ces malheureux et lui a appuyé sous le menton le canon de son mousquet.
Et la victime a levé encore plus haut les bras, comme pour appeler Dieu
à son secours... II devait murmurer quelque supplication... Ses yeux devaient
être confondus d’épouvante.
Le Français n’a pas tiré.
Un soldat a appuyé son front sur le rebord de la tranchée
qu’il vient de creuser - comme pour dormir. Ses voisins n’ont rien vu,
n’ont rien entendu ; aucune trace de sang... II est mort.
TOUCHÉ !
Ma belle canne en serpent que j’avais coupée à Vrigny,
je l’ai perdue. Je la cherche désespérément, pressentant l’immense malheur....
Oh ! j’en suis sûr, si je l’avais retrouvée, je serais encore comme
vous, et je chanterais, et je rirais... Je ne serais pas un pauvre mutilé.
Je marchais droit devant ma ligne de tirailleurs, regardant,
sur la côte en face, monter le 2e bataillon, précédé du feu
roulant.
Un coup de fouet indicible en travers des reins :
« Pauvre vieux... c’est ta faute... Il ne fallait pas rester devant...
Tu n’aurais pas reçu ce coup de baïonnette ». J’ai ri - je croyais
qu’un soldat m’avait piqué par inadvertance, et je voulais l’excuser -
j’aurais voulu cacher ma douleur... je suis tombé... Qu’elle était bête
cette balle !
Par le milieu du dos, le sang gicle... Ma vie part avec...
Je vois la mort avancer au galop...
Je n’ai pas voulu m’évanouir et je ne me suis pas évanoui...
J’ai voulu me lever : j’ai rassemblé toutes mes forces ; je
n’ai pas bougé... Ma poitrine est serrée dans un étau.
Couché sur le brancard, j’ai senti qu’il pleuvait. L’aéro
de la division rasait le sol. Mon casque est tombé.
Le médecin de bataillon est tout rouge de sang - un boucher.
Dans le trou où j’attends un autre crie... On vient... Oh ! que de
blessés !...
Je grogne. Les Allemands qui me portent s’arrêtent. Ils
cherchent des épingles anglaises pour me couvrir de deux capotes... Ils
me remportent le plus doucement possible.
Des tanks énormes vont à la bataille. Un blessé léger
s’en va clopin-clopant vers l’arrière... Que je l’envie !...
Me voilà revenu à mon point de départ, à 1500 mètres
du nouveau front. Que suis-je allé faire là-bas ?
HÔPITAL
Une demi-clarté dans la chambre. Des chuchotements, des
ombres grises et noires qui passent, silencieuses...
- J’ai soif !... j’ai soif !...
- Rien à boire, ça vous ferait mal. Vous aurez le café
à sept heures.
Alors, j’ai revu la belle source de mon village qui dégringole
du rocher et qui suit le canal. Je me suis couché à plat ventre ;
j’ai trempé mes lèvres avides dans cette eau rédemptrice...
Comme c’est délicieux !...
Jusqu’au matin, j’ai bu l’eau si claire de notre source
et elle ne m’a pas désaltéré... Au jour, j’ai eu du café...
Depuis que je n’avais plus vu cette belle lumière !...
Ma dernière journée me revient à la mémoire.
- Il y a longtemps que je suis blessé ?
- Mais c’est hier...
- Et quel jour sommes-nous donc ?
- Le 24
Moi qui me croyais déjà en novembre.
J’ai voulu écrire... Ma main droite faisait pitié ;
elle ne voulait plus marcher.
Oh ! boire... boire !... Et passer la nuit
à compter les heures !... Dans la salle voisine, cris d’un homme
qu’on écorche, expression d’une souffrance indicible. Arrive la petite
voiture chargée de flacons et de pansements... Des hommes et des femmes
tout blancs.
Chacun à son tour souffre son petit martyre... Je tremble.
Le soir vient ; avec lui, l’abattement et la mort.
L’aumônier va d’un chevet à l’autre pour préparer la mort.
Et puis, encore la nuit.
En face, un agonisant raconte sa jeunesse et se lamente :
- Ma sœur, tu ne me verras plus - je suis mort...
Au loin, le canon gronde encore. Un aéroplane survole
l’hôpital. Ne nous laissera-t-on pas mourir tranquilles ?...
PAX DOMINE !
Un soir, l’aumônier est venu s’asseoir à mon chevet.
Il a penché sur moi sa grande barbe blanche et m’a parlé d’une voix douce
et caressante. Il s’accuse pour moi de tous les péchés de la création...
Que m’importe ?... Il a récité des prières que je ne savais plus.
Je n’ai pas ouvert la bouche... je n’ai pas fait un mouvement...
Demain matin, je communie.
Sur la petite table du centre, un crucifix encadré de
deux bougies - décor funèbre. Une sœur se met un beau mouchoir sous le
menton.
Dans la chambre voisine, tintement sépulcral d’une clochette.
L’aumônier apparaît, blanc et or, portant un trésor dans ses mains...
Les deux sœurs tombent prosternées.
Une triste Toussaint.
L’agonisant d’en face a remonté la pente. Blessé de l’intestin,
il ne doit pas boire.
En montrant la gorge, il crie :
- Infirmier ! A boire !... Je l’ai encore là,
le bon Dieu !...
Comme j’aurais voulu rire ce jour-là !
Oh ! mais, qu’est-ce qui frappe ainsi dans ma poitrine ?...
Quel tintamarre dans ma tête !... Comme il fait nuit et triste !...
Quelqu’un me parle d’une voix douce et lente. J’ouvre
un instant les yeux : une grosse tête encadrée d’une grande barbe
se penche sur moi. On me frotte les mains, les yeux, les oreilles, la
bouche... Je baise un crucifix énorme et froid...
- Ah ! non ! je ne veux pas mourir !...
Ils sont fous de me donner l’extrême-onction !...
Et je me replonge dans mon éternelle inconscience qui
est déjà la mort. La sarabande infernale recommence dans la poitrine et
dans le crâne. Vous tous, qui craignez la mort parce que vous vous figurez
une montagne de souffrances toujours plus atroces jusqu’au moment où vous
vous sentirez devant le gouffre, remettez-vous... C’est plus facile de
mourir et je ne le redoute plus.
Le plus triste instant à passer est celui où la maladie
lutte avec la santé ; où, vous rappelant votre vigueur de naguère,
vous avez pleinement conscience de votre état. Vous retenez vos cris et
vos plaintes. Les vôtres disent :
- Il ne va pas bien mal.
Puis le mal triomphe; le cerveau s’obscurcit ; vous
vivez un cauchemar. Sauf à de rares instants que vous n’avez pas le loisir
de prolonger, vous glissez... La chair crie alors... les nerfs s’agitent...
Les gens à votre chevet sanglotent : « Comme il souffre ! »
et ils souffrent plus que vous.
Un coup de pouce et vous êtes précipité dans l’au-delà.
Pour mes étrennes, l’infirmier m’a pris dans ses bras
et m’a porté sur une chaise longue, au coin du feu.
Par la fenêtre, j’ai vu un autre morceau de toit, un
autre fragment du château et même, sur le coteau en face, des arbres entiers.
Puis la tête m’a tourné d’avoir vu trop de choses. On
m’a recouché. Mais le lit m’a paru plus doux, le même horizon élargi.
Demain, je me lèverai encore.
J’ai voulu qu’on me mette des pantalons, comme ces enfants
qui veulent trop tôt être habillés en homme.
Je me suis fait porter jusqu’à la fenêtre : j’ai
vu la cour que des infirmières longues et maigres traversent, pressées.
J’ai vu le perron par où je suis monté. J’ai vu les arbres du parc.
C’en est encore trop pour ma pauvre tête.
Ce matin le toit en face était tout blanc. Regardant
les bûches dans la cheminée on s’est trouvé tout heureux d’être bien au
chaud et de ne pas sortir ! Et on avait une pensée émue pour nos
camarades restés là-bas. Ignorant l’immensité de notre malheur on ne doutait
pas qu’ils eussent préféré notre sort.
Parce qu’un peu de sang nouveau coule dans tes veines,
pauvre mourant, tu crois qu’il t’a régénéré; et que si tes jambes ne veulent
pas te porter, si ta tête est si obscure et si frêle, c’est que tu es
resté trop longtemps immobile, couché sur le dos !... Avec du sang
si jeune, avec un tel désir de vivre, on devrait commander au destin !...
Pourquoi ai-je perdu cette confiance ? Pourquoi
ma jeunesse n’est-elle pas revenue ?
DÉSILLUSION
Un bataillon est passé devant l’ambulance, musique en
tête - jeunes gens imberbes, aux capotes plissées, que seul uniformise
un sac monumental. Pourquoi cette musique me donne-t-elle envie de pleurer,
moi qui suis si heureux de n’être pas mort ?
Au loin, un martèlement sourd. Les journaux attendent
la terrible offensive (I).
L’ordre est venu de nous évacuer.
Comme tout se tait dans le château ! Comme les infirmières
sont résignées !... Le soleil est blanc et mou... Dans la vigne vierge,
sous la fenêtre, les oiseaux se sont tus... I1 me semble que les arbres
sont moins verts, que la cour est plus sale, aujourd’hui...
...On nous fait partir !...
Comme les jours passés, le ciel est clair et haut ce
matin. Je me suis habillé comme autrefois ; la vareuse est un peu
large.
Déjà les autos ronflent. Serrements de mains ; promesses,
les larmes aux yeux. Chacun s’attarde avec sa préférée à qui il écrira
et qui prolonge la poignée de main.
On ferme la voiture. Par une fente, un dernier coup d’œil
à ma fenêtre, aux mains qui s’agitent, au docteur qui incline la tête
et repart...
Et nous voilà seuls, loques humaines, voguant vers d’autres
sympathies. J’ai compris alors que c’en était fait de ma douce convalescence.
Je pleurais, laissant derrière moi ce château qui, du moins, avait su
ne pas troubler cette longue mais délicieuse renaissance, qui avait respecté
ce bonheur insouciant de l’enfant - et aussi ses colères.
On se regarde, hébétés, n’osant pas encore parler de
ces choses perdues.
Des baraques en planches... un quai long et nu, et la
plaine givrée.
On nous trie...
Des épaves - mais sombres aujourd’hui de n’être plus
que des numéros, au même titre que ceux qui, là, gesticulent et rient,
heureux d’aller si loin pour une égratignure.
Je suis monté dans le train, et personne ne m’a aidé...
Personne ne m’a demandé si j’avais froid... si je voulais boire... si
je n’étais pas fatigué.
Et plus rien. Ceux qui ne savent pas se taire parlent
de cette miss qui était si gentille... de celle-là qui, un jour... le
docteur... le parc...
Malheureux compagnons, vous voyiez encore ce matin une
auréole de gloire. Non, nous ne sommes pas « glorieux », nous
sommes «pitoyables».
Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. Les feuilles
ont poussé trop tôt cette année.
TOUCHÉ !
Souvenirs d’un blessé de guerre, Paris, 1920.
(I) Offensive
allemande de printemps 1918.
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