NOTRE POSITION
vis-à-vis de l'administration en général,
des Inspecteurs primaires
et Professeurs en particulier
Célestin FREINET
« L’administration, - faisait remarquer tout récemment un Inspecteur d'Académie en me présentant dans une conférence, - vole toujours au secours de la victoire. » Puisque l'administration vient à nous aujourd'hui, c'est que nous avons remporté une première manche. Pourquoi en serions-nous marris ?
Nous n'avons aucune raison d'être ni contre l'administration, ni contre ses représentants. Lorsque ceux-ci reconnaissent l'utilité, la nécessité de nos efforts, le désintéressement et la sincérité de nos recherches, pourquoi ne joindrions-nous pas sans réserve nos efforts aux leurs ? Il ne nous déplaît nullement de voir telle de nos initiatives soutenue ou recommandée par les officiels, par des Directeurs d'Ecoles Normales et des Inspecteurs. Au contraire. Pourquoi, dans nos commissions de travail, et, demain, dans notre Institut, les Inspecteurs Primaires notamment qui sont directement mêlés à toute notre activité, ne seraient-ils pas à côté de nous, sans réserve ?
Seulement nous insistons sur l'esprit nouveau qui préside et présidera à cette « collaboration. »
Le syndicalisme a libéré administrativement les Instituteurs. Lorsque le Secrétaire syndical s'en va à l'Académie remplir sa fonction de défense des intérêts des Instituteurs, il n'a plus une position mineure. Il parle et il traite d'égal à égal avec les représentants de l'autorité, ce qui n'exclut pas forcément le respect et la déférence. Quand nous discuterons soit en classe, soit à la CEL ou à l'Institut, nous serons, nous aussi, définitivement débarrassés de ce complexe d'infériorité qui a marqué la période aujourd'hui révolue de l'omnipotence des Inspecteurs. Nous discuterons d'égal à égal, chacun avec notre connaissance et nos expériences, les Inspecteurs apportant les leurs, nous, faisant valoir sans cesse les droits définitifs de l'expérience et de la réalisation.
Il n'y a d'ailleurs pas deux façons de coopérer. Si des Inspecteurs prétendent organiser un groupe d'étude ou même un groupe d'éducation nouvelle et si, dans ces groupes, ils restent les chefs qui, moralement tout au moins, imposent leurs points de vue, il n'y aura aucun travail effectif parce que vous réaliserez seulement les conditions de l'ancienne école où le maître commande et fait appel en vain à l'initiative et à l'intérêt de ses élèves. C'est parce que cette libération effective n'est pas réalisée que les initiatives les plus hardies parfois de l'administration ne parviennent pas à être un travail de masse. C'est parce que cette libération est réalisée chez nous, que les Instituteurs quels qu'ils soient peuvent librement s'exprimer, critiquer, désapprouver, suggérer, que nous avons afflux, croissance, enthousiasme et dévouement.
Alors, nous le disons franchement à MM. les Inspecteurs qui se disent partisans de l'éducation nouvelle : nous ne travaillerons intimement avec vous que dans la mesure où vous aurez réalisé, dans vos rapports professionnels avec les Instituteurs, cette même révolution pédagogique que nous avons réalisée dans nos classes, que si vous n'êtes plus les chefs autoritaires, mais les collaborateurs, les aides, les guides; si vous ne venez pas seulement dans nos classes ou dans nos réunions pour nous critiquer, nous jauger et nous juger, mais pour nous aider techniquement à mieux faire comme nous en avons le désir.
Si vous n'avez pas réalisé cette révolution indispensable dans votre comportement, vous aurez notre obéissance polie - et encore souvent n'obéirons-nous, comme les élèves, que du bout des lèvres - vous n'aurez pas cette adhésion enthousiaste et sans réserve qui, seule, soulève les montagnes.
Mais si vous parveniez à opérer ce redressement pédagogique, comme nous avons opéré le nôtre, alors quelle victoire, et que de choses nous pourrions réaliser en commun ! Vous seriez le trait d'union pédagogique entre les instituteurs, l'accoucheur de leurs idées, le conseiller dont on souhaite la venue ; les Instituteurs vous demanderaient comme nos enfants sollicitent nos conseils éclairés et l'appoint de nos connaissances techniques. Seulement, vous saurez aussi ne pas vous enorgueillir, seuls, des réalisations obtenues, vous saurez vous intégrer à la masse au sein de laquelle vous agirez comme ferment.
Ne craignez ni pour votre autorité ni pour votre prestige. Nous rassurons de même les éducateurs au seuil de nos méthodes. L'époque de l'autorité extérieure sans fondement intime est bien révolue. Vous avez, comme nous, abandonné chapeau melon, redingote et manchettes. Vous arrivez tout suant à bicyclette et vous quittez votre veste ; ou bien vous êtes, comme nous en été, en simple chemise Lacoste. Cela vous aurait déshonorés autrefois. Encore un tout petit sacrifice et vous serez dans votre rôle véritable dont nous appelons de tous nos voeux l'avènement.
Si je me permets de donner des « conseils » à MM. les Inspecteurs qui sont nos amis, c'est parce que j'ai l'expérience de nombreuses collaborations qui, sur ces bases, ont, dans bien des circonscriptions, donné leur plein effet.
Il est anormal, illogique et irrationnel que l'école moderne s'édifie sans la participation totale et éclairée du corps des Inspecteurs ; comme il était anormal, illogique et irrationnel que, jusqu'à ce jour, Inspecteurs et Directeurs d'Ecole aient le monopole effectif de l'orientation pédagogique. Les Inspecteurs Primaires et les Directeurs d'Ecole ont leur place éminente chez nous ; leur absence ferait un vide regrettable que nous avons intérêt à combler au plus tôt.
Il y a du travail pour eux aussi : plus que pour d'autres encore, puisque ils ont une autre expérience et d'autres responsabilités. Nos revues leur sont ouvertes au même titre qu'à tous les autres travailleurs. Ils participeront au travail de nos commissions ; ils seront dans nos Congrès - et ils n'y seront pas les premiers d'ailleurs ! Ils n'y seront ni en sous-ordres, ni en chefs. Ils y prendront comme nous tous la place que leur vaudront leurs compétences, leur compréhension et leur dévouement.
Vous penserez peut-être : « Ah ! s'il n'y avait pas ce Freinet... S'il y avait à, la tête du mouvement quelque secondaire, quelque professeur, quelque intellectuel décoratif ! »
Tranquillisez-vous ! Freinet n'est point le chef mais un ouvrier de la grande oeuvre pédagogique parmi les autres ouvriers. Une ère nouvelle est commencée ; n'attendez pas qu'elle vous impose ses lois. Prenez hardiment mais résolument votre place !
Vous êtes actuellement en France des centaines d'Inspecteurs Primaires compréhensifs et d'avant-garde. Il vous suffit de faire encore un pas. Nous en ferons dix, nous, et nous nous rencontrerons, non pas pour quelque révérence académique, mais pour nous serrer loyalement la main et nous mettre au travail.
Vous saurez alors montrer aux Instituteurs qui attendent votre geste, à la masse des éducateurs et aux parents eux-mêmes, ce que vous êtes capables de réaliser, avec les Instituteurs sur lesquels vous pourrez alors compter à 100%.
Et si certains Inspecteurs ne comprennent pas ; s'ils ne tolèrent que du bout des lèvres nos innovations pédagogiques ; s'ils prétendent parfois même nous les interdire ?
Là, nous voudrions rappeler à nos camarades qu'ils ont malgré tout entre les mains des éléments de défense et qu'il s'agira de voir alors lequel des deux, de l'Inspecteur ou de l'Instituteur, respecte l'esprit des Instructions ministérielles. Les Instituteurs se sont organisés pour leur défense administrative. Et tout le monde trouve aujourd'hui cela normal. Pourquoi ne s'organiseraient-ils pas de même pour leur défense pédagogique ?
Notre Institut sera dans ce domaine le pendant du Syndicat pour ce qui concerne la défense administrative et professionnelle.
Nous nous référerons donc, de plus en plus, aux Instructions ministérielles auxquelles nous tâcherons de nous conformer mieux que les éducateurs qui n'ont pas encore franchi le cap de la routine. Et nous saurons faire prévaloir nos points de vue officiels.
C. FREINET
L'Educateur, 15 février 1946
Repris dans l’Educateur n°3 – décembre 1968