La lumière de tous les jours
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Oui, je pourrais vous étourdir de ce monde éblouissant, plein d'étincelles insoupçonnées et qui vous déconcerte parce qu'il n'est pas à votre mesure. Mais les enfants, eux, n'ont pas d'incertitude : c'est leur monde à eux, nu, dépouillé des valeurs fausses, des richesses inventées, de l'ordre établi par les hommes ; c'est la terre avec la seule idée de la terre que l'on touche, que l'on sent, où l'on se couche. C'est l'eau où l'on trempe ses mains, et le ciel où l'on voit tout. Ce monde-là, l'enfant détient seul l'unique et étrange pouvoir de le savoir par tous les pores de ses mains, de ses yeux, de ses oreilles, et de s'y tenir secrètement attentif et reçu. Oui mais, direz-vous, à quoi bon ces certitudes exaltées ? Quel en est le but ? Que restera-t-il des visions neuves de l'enfant, passé deux ou trois ans au bout desquels, roulé dans l'anonymat passif de l'école, il aura perdu cette attente émerveillée qui le fait magicien ? Que restera-t-il de la féerie des chemins de son enfance ? A quoi désormais, tout cela peut-il lui servir ? N'est-il pas dans la ligne même de la destinée de vivre, de n'être jamais qu'un moment, de devoir tout oublier pour tout recommencer ou pour tout finir ? Qu'advient-il des plus belles oeuvres, des plus grandes gloires passées au tamis de la mort et de l'oubli ? Epurées, elles nous apportent la trace fulgurante d'une passion de vivre, d'une connaissance éblouissante du monde, d'un éclatement de joie ou de douleur. Qu'importe si l'enfant en grandissant perd cette qualité de « vision » qui faisait de lui un artiste, qu'importe s'il a quitté le royaume où il était maître. Peut-être suffira-t-il d'un seul instant, au hasard de ses jours d'homme, pour que, groupés en un même et subtil parfum, tous ses « pouvoirs » d'enfant ressurgissent du plus profond de son oubli. Alors d'un coup, la banalité de sa vie disparaîtra. Il se retrouvera intact et préservé, face au visage inchangé de son monde secret, paré du même attrait rare et précieux qu'autrefois Qu'importent alors les circonstances extérieures de sa destinée. Qu'il pèle des pommes de terre ou construise un pont, qu'il bêche son jardin ou conduise un avion, sauvé de toutes les atteintes, il aura toujours à portée de la main le calme et secret visage de son bonheur de tous les jours, accroché à la seule palpitation des êtres et des choses. Quant à moi, inutile, à travers les ans passés, je retrouve inchangé, le souvenir de tous mes visages d'enfants auxquels je ne donne plus de noms. Je revois des sourires, des regards, des gestes. Je pense au rayonnement de l’un, à la mélancolie d’un autre, à la fougue de celle-ci, à l’ironie de celui-là. A tous, à travers l’inconnu de leur vie, je tends la chaîne ininterrompue des insatiables et des inoubliés. Pour eux, avec eux, je n’ai plus de doutes. Quand la lumière du très jeune matin envahit ma maison endormie et lui prête ses couleurs de carte postale, quand les feuilles jaunes de l’automne allument dans les yeux des couleurs de châtaigne, je n’ai plus qu’une certitude : dans son grand silence préservé, l’intime splendeur du monde m’enserre de toute part. Jacqueline BERTRAND-PABON |
Légende : les
dessins illustrant cet article sont de l’école de Pontenx-les-Forges
(Landes)
Voir les pages 16 et 17 avec leur fond