Freinet avait vingt-trois ansquand, jeune débutant dans la carrière denseignant, il commença le procès de lécole traditionnelle. Il ramenait de la guerre une grave blessure pulmonaire qui le plaçait dans limpossibilité dexercer son métier denseignant selon la formule de lautorité oppressive du maître sur lenfant. Il ramenait aussi une compréhension nouvelle de lHistoire, sous langle du matérialisme dialectique : est dès lors, allait saffirmant son refus dune pédagogie réactionnaire par son esprit, socialement retardataire, muette sur lantagonisme des classes, indigne du destin des peuples délibérément en marche vers le socialisme.
Quelques années plus tard, Freinet
avait en main loutil majeur de sa pédagogie : lImprimerie à
lEcole. Ce fut cette innovation qui, changeant dun coup le climat de la
classe et la technique scolaire, attira à lui ses premiers adeptes, jeunes et
enthousiastes comme lui, prêts à la lutte sur tous les fronts, pédagogique, social et
politique, dans la période historique de la montée du fascisme international. Ainsi prit
corps et sorganisés selon une idéologie révolutionnaire et dans des buts
spécialement éducatifs, un groupe de francs-tireurs, partisans de la rénovation de
lEcole du peuple.
Dès le départ, cette oeuvre
collective se situant résolument sous le signe du renouveau, était par excellence une
oeuvre de jeunesse : elle en avait l'élan, la générosité, l'audace et même,
très souvent, la témérité. Mais elle avait aussi, dans une maturité précoce, le
besoin de l'action profitable au plus grand nombre, le souci d'une rationalisation humaine
de la vie scolaire dans un cadre social régénéré. C'est pourquoi, elle instaura en
permanence, une pédagogie militante qui fut l'oeuvre des moins de trente ans.
En fait toute l'oeuvre de Freinet, au
long de sa vie, fut toujours empreinte des valeurs de jeunesse : cela en raison de la
personnalité même du guide tout entière projetée hors de l'individualisme et de toute
publicité personnelle. En raison surtout de son indéfectible confiance en la puissance
de la vie. En raison aussi d'une sorte de pouvoir à capter les forces instinctives de la
masse, à les canaliser, à les organiser vers une responsabilité collective apte à
faire surgir du présent les forces qui préparent l'avenir : détruire, certes, mais
construire en même temps.
La jeunesse est l'âge privilégié où
tout semble possible. On se fait confiance d'instinct ; sans preuves
nécessaires ; simplement parce que l'on se sent fort. Parce qu'on n'est point encore
envoûté par les cantilènes d'une culture de thésaurisation qui ne cesse à chaque
instant d'inventorier des connaissances dont elle ne fait rien. Parce qu'on n'est pas non
plus écrasé par le poids d'une science conformiste qui s'oppose à toute recherche
échappant à son empire. Si trop de science nuit, ce n'est point ici le cas, puisque l'on
se trouve seul et nu à un commencement,et que l'on sait que l'inspiration peut illuminer
un ignorant partant à la rencontre de la vérité.
Inutile donc de donner des recettes à
ceux qui prennent la route; ni de modèles à suivre, ces modèles seraient-ils les
meilleurs dans leur forme et dans leur contenu. La jeunesse est sans égard pour les
choses parfaites, car les choses irréprochables ne savent plus s'adapter aux conditions
changeantes de la vie : elles sont bonnes seulement pour le musée.
Au contraire, les choses imparfaites,
faites de bon matériau brut et qui peut être mis à l'épreuve, appellent initiative et
audace. Le plus important est de les prendre par le bon biais; ce qui revient à donner
les clefs susceptibles d'ouvrir les voies de l'action la plus profitable., Ce sont ces
clefs que Freinet offrit à ses compagnons du rang pour que s'instaure dans les plus
modestes des écoles, celles du peuple, les chantiers de réel travail, honorant
l'éducation dans son acception la plus vaste et faisant face aux nécessités historiques
qui incombent à la classe des travailleurs enseignants.
Pour honorer ce magnifique programme,
il fallait une mentalité de jeunes, un enthousiasme et une foi de jeunes. Et c'est parce
que seuls, les jeunes, peuvent oeuvrer au coude à coude, sans rivalité, sans
arrière-pensée et à l'écart du doute que s'instaura, en dehors des voies
administratives, une continuité d'action, de création, qui, dès ses débuts honora de
ses bienfaits l'école publique. C'est dans la jeunesse seulement que peuvent être acquis
des réflexes d'adaptation permanente à la réalité concrète ; que par ces
réflexes l'on peut faire surgir un développement nouveau et ininterrompu de la
connaissance et que sera changé le destin de l'homme.
On comprend aisément le souci qu'eut
toujours Freinet dentraîner, dans le mouvement de rénovation pédagogique, les
jeunes générations d'enseignants à un âge où ils ne savent encore où se prendre. De
les lancer neufs et hardis dans le grand branle-bas du travail permanent; de leur proposer
au plus tôt les conseils qui, donnant accès aux voies générales de l'oeuvre
éducative, font appel sans cesse à l'initiative personnelle pour assurer, au mieux, un
apprentissage sur le tas, selon les lois de ce Tâtonnement Expérimental sans lequel
aucune éducation ne serait possible.
Les articles réunis ici, dans ce
modeste recueil, concourent à ce but. Ils ont la profondeur et la simplicité des choses
familières et qui sont familières parce qu'elles sont foncièrement faites des vérités
qui, brusquement surgissent quand l'esprit excédé des vaines connaissances, fait peau
neuve pour naître une seconde fois. Car l'on renaît toujours chaque fois que l'on crée
ou que l'on invente ce qui concourt à exalter la valeur de l'homme, chaque fois que l'on
met en péril le conformisme des sociétés décadentes.
Axés
en apparence dans la direction de l'exclusive pédagogique en voie de rénovation, les
écrits qui sont rassemblés dans ce recueil relèvent d'une dialectique qui nous porte au
cur des antagonismes de l'organisme individuel et social. Ce sont là des problèmes
d'une brûlante actualité qui, inévitablement, sont ceux de la jeunesse. Ces écrits de
Freinet aideront nos jeunes à faire surgir d'un présent dynamique les forces qui seront
les leviers de la révolution pédagogique et sociale en marche.
E. F.
- On dit que nos brebis sont bêtes. C'est nous qui
les rendons bêtes en les parquant dans des étables étroites, sans air et sans lumière,
où elles n'ont d'autres ressources que de piétiner en bêlant, jusqu'à ce qu'apparaisse
le berger ou le boucher.
Et
nous les rendons bêtes encore lorsque, en pleine montagne, nous les obligeons, sous la
menace du fouet et des chiens, à suivre passivement, sur la draille tortueuse, les pas de
la brebis qui est devant et suit elle-même le bélier à longues cornes qui ne sait pas
davantage où il mène le troupeau mais qui est fier d'être le bélier.
Nous
les rendons bêtes parce que nous réprimons brutalement toutes tentatives
d'émancipation, toutes velléités des jeunes moutons de partir faire leurs expériences
hors des chemins battus, de se perdre dans les fourrés, de sattarder parmi les
rochers, même s'ils ny récoltent que déchirures et grincements de dents.
Mais
nous, nous sommes excusables. Notre but n'est point d'éduquer nos brebis ni de les rendre
intelligentes, mais seulement de les dresser à subir et à accepter, à désirer même la
loi du troupeau et de la servitude, celle qui fait la bonne graisse et les lourds
bénéfices.
Hélas !
j'entends encore des enfants ânonner en chantonnant - j'allais dire en bêlant -
derrière les portes closes de leurs écoles-étables, même si ce sont des
écoles-étables luxueuses ; je les vois piétiner comme mes brebis à l'entrée et
à la sortie, et rien ny manque, ni les béliers, ni les bergers autoritaires, ni
les règlements aussi sévères que nos fouets et que nos chiens; je les vois tourner tous
ensemble les mêmes pages, répéter les mêmes mots, faire les mêmes signes...
Et
vous vous étonnerez de les voir, plus tard, ouvrir misérablement leurs bras à
l'exploitation et leur corps à la souffrance et à la guerre, comme les brebis s'offrent
à l'abattoir ! C'est la servitude qui nous rend veules, c'est l'expérience vécue,
même dangereusement, qui forme les hommes capables de travailler et de vivre en hommes.
N'acceptez
pas le retour à la servitude scolaire. Méritez votre liberté !
C'est toute la tragédie de l'Ecole Française, toute la tragédie des jeunes Instituteurs qui s'exprime à travers ces S.O.S. quotidiens.
« Nous
comprenons fort bien vos critiques de l'Ecole traditionnelle qui nous est un mortel
ennui ; nous sommes persuadés, d'autre part, que vous vous orientez vraiment vers la
voie du salut pédagogique et humain. Mais vous le dites fort bien : L'Ecole Moderne
ne se construit pas avec du verbiage !... et nous n'avons que la salive comme
outil !... Mon école est pauvre, dans un milieu pauvre lui aussi, ou farouchement
incompréhensif... Jamais je n'aurai une subvention du Conseil municipal pour acquérir le
matériel dont vous dites la nécessité... Bien contents de nous abriter, de nous
chauffer et de nous asseoir sur les bancs vétustes qui encombrent la classe
exiguë !... »
« Nous
sentons si profondément le sens de votre enseignement, que nous serions disposés même
à payer de notre propre argent les achats indispensables, mais vous connaissez la misère
des jeunes instituteurs !
»
« Voilà
comment se pose pour nous, jeunes, le problème de l'Ecole Moderne. Or, la majorité de
vos conseils et de vos recherches s'adressent aux seuls instituteurs qui ont eu la chance
de pouvoir acquérir un minimum d'outils : fichiers, pâte à polycopier ou
imprimerie. »
« Mais, pour
la masse des autres, de ceux qui n'ont encore rien et qui n'auront rien de quelque temps,
que me conseillez-vous ? Ne rien faire ? Attendre des jours meilleurs ?
Démarrer immédiatement ? Comment ? »
« Aidez-nous !... »
Tout notre effort coopératif est axé justement sur l'aide à apporter aux éducateurs, ou plutôt sur l'aide mutuelle que leur vaudra leur travail coopératif, ordonné et motivé. Les jeunes ne sont certes pas exclus de ce souci. Mais, nous avons moins pour habitude d'offrir des conseils que d'apporter des possibilités de travail et de vie.
Au jeune paysan qui vient nous consulter parce que sa ferme ne rend pas, que sa récolte est insuffisante et que, dégoûté de son métier, il cherche obstinément une situation plus humaine, nous pourrions répondre nous aussi comme on l'a fait tant de fois, en chantant le charme d'un matin aux champs, la beauté d'un coucher de soleil, la saveur religieuse du pain et du fromage qu'on mange à l'ombre du noyer... Nous lui démontrerions que la terre n'est jamais marâtre à qui l'aime et la sert... Nous le regonflerions un instant ; mais à la pratique, il s'apercevrait bien vite de la vanité de nos discours et nous n'aurions fait que précipiter, en définitive, sa décision.
Nous laisserons à d'autres, qui y sont entraînés, cette besogne charitable et vaine. Et nous vous parlerons le langage de la virilité et de la raison, que nous aurions aimé entendre autour de nous quand nous étions dans votre situation.
Notre expérience de la vie - et c'est une expérience qui commence à compter, croyez-le, nous fait vous donner le conseil suivant :
Acquérez, ou gardez une grande rigidité quant au but humain vers lequel vous tendrez ! Entretenez, et attisez si vous le pouvez, les feux que, en des jours d'enthousiasme, vous avez allumés sur les sommets et qui éclaireront à jamais la pente de leur lumière vacillante parfois, imprécise souvent, mais qui ne vous en montrera pas moins la voie qui monte.
Mais pour monter, vous n'allez pas vous attaquer aux rochers, grimper aux murs, dépasser et abattre clôtures et barrières pour aller tout droit dans l'espoir d'arriver plus vite... Vous vous décourageriez bien vite de l'accumulation des obstacles; nous laisserions la lumière s'éteindre et vous regarderiez vers le bas, où vous ne trouveriez plus que l'erreur et la fange.
Un peu de philosophie : prenons les chemins en lacets déjà tracés, contournons les obstacles, usant de ce qui est, adhérons au réel. Nous aurons l'impression parfois de ne pas avancer bien vite, de piétiner peut-être. Quimporte, pourvu que la flamme continue sur les sommets et vous guide dans la nuit.
I1 en est ainsi en pédagogie. Nous voudrions, par nos réalisations plus encore que par notre enseignement, allumer ces feux sur les sommets, vous faire saisir, ne serait-ce qu'une fois, l'illumination de principes et de techniques qui, dépassant la scolastique, sont enfin dans la ligne de l'exemplaire destinée humaine.
Là est notre tâche essentielle. Quand ces feux sont allumés, quand les jeunes instituteurs voient enfin, par delà la scolastique, d'enthousiasmantes lignes de travail et de vie, alors nous ne craignons plus rien quant aux aléas de cette marche vers la lumière. Alors vous ne partirez plus du principe faux qui vous pousse à réaliser dans vos classes ce qui, matériellement et techniquement, est impossible; car vous prendrez d'autres chemins, en entretenant la flamme.
Car il faut bien te dire, jeune camarade, que, dans certaines circonstances matérielles et techniques qui te dominent, tu n'iras pas loin dans la voie de l'éducation nouvelle. Si ! tu auras tout de même fait un grand pas parce que t'éclairera la lumière des sommets et que tu verras ta classe avec d'autres yeux, que tu organiseras ton travail selon d'autres principes. Tu seras persuadé de la vanité de la discipline autoritaire et tu t'orienteras vers l'activité d'équipe en entrant franchement dans le jeu. Tu connaîtras la vanité du verbiage - du tien et de celui des manuels... et tu ne t'étonneras plus si l'enfant vit de toute son âme un bruit extérieur qui le touche pendant que tu ne l'effleures pas même de tes explications intellectuelles. Tu auras découvert les vertus supérieures de l'effort motivé et fonctionnel, et du travail. Tu auras appris qu'un individu ne s'extrait pas arbitrairement du milieu qui lui est naturel pour se hisser artificiellement sur les tréteaux branlants de la scolastique.
Tu sauras tout cela. Tu y conformeras de ton mieux ton comportement. Et quand tu seras contraint de faire un détour, ou que tu rencontreras un obstacle difficile, ne t'en étonne pas. Comprends, patiente... et conserve la flamme.
Ceci acquis, tu admettras maintenant que nous te disions : il est une illusion dont nous voudrions te garder, car elle risquerait de t'être mortelle et d'éteindre la flamme. C'est l'affirmation qui deviendra bientôt courante et officielle, qu'on peut, même dans les écoles les plus pauvres, même sans matériel, réaliser l'école moderne. D'abord je te conseille de te méfier parce que ceux qui t'encouragent ainsi aujourd'hui, sont les mêmes qui, il y a quelques années à peine, estimaient utopique et dangereux l'emploi des techniques modernes à l'Ecole populaire... avec matériel. Nous assistons ainsi à un dernier assaut de la pédagogie verbale. Si vous ne pouvez pratiquer les techniques modernes, on vous les fera expliquer... et le tour sera joué !
Nous aimons, nous, regarder les situations en face ; nous ne sommes pas à la recherche d'une clientèle ni d'une renommée - clientèle et renommée nous viennent d'ailleurs bien plus sûrement par d'autres voies.
Nous te conseillons. Nous nous sommes déchirés avant toi aux ronces et aux rochers. Mais nous avons déblayé certains chemins qui montent vers la flamme ; nous avons fabriqué et installé des outils avec lesquels nous avançons avec sûreté. Et nous serons tous ensemble, pour nous entraider quand la montée sera trop dure, car il reste tant à faire... Si, pour l'instant, tu ne peux user toi-même de ces outils, aide-nous du moins à les rendre plus accessibles encore à ceux qui te suivront.
Tu partiras alors, avec toute ton audace, et ta témérité même, mais en mesurant d'avance tes possibilités.
Les pédagogues sont comme ces enfants qui s'amusent à construire un bassin à l'endroit qui leur paraît le plus facile, parce qu'il ny a là ni roches ni racines enchevêtrées et tenaces, et qu'ils peuvent, même avec des outils primitifs, creuser et remuer la terre complice.
Ce n'est qu'après, quand le bassin est construit, qu'ils se préoccupent dy amener l'eau. Ils en trouveront peut-être si peu, elle arrivera si docilement avec une si faible pente q'elle coulera en filets languissants que le plus petit brin d'herbe détournera de sa route incertaine.
Pendant
ce temps, le bassin, lent à se remplir, se desséchera, se fendra, perdra l'eau si
chichement amenée. Vous aurez beau boucher et calfeutrer, vous ne remplirez jamais le
bassin si ce n'est d'une eau croupissante et sale dont vous n'aurez point l'usage.
Il
vous faudra alors déboucher la bonde et décanter les dépôts, à moins que, à force de
seaux d'eau que vous amènerez de la source voisine, vous ne remplissiez artificiellement
le bassin - ce qui fera un moment illusion, l'eau restant propre et claire tant que vous
charrierez des seaux d'eau.
Les
paysans de nos montagnes savent eux, commencer par le commencement. Ils prospectent la
source. Pas seulement le filet d'eau qui suinte au creux du vallon, mais l'origine même
où, en profondeur, l'eau sort en bouillonnant, fraîche et claire entre les pierres.
Quand
la source est trouvée, quand l'eau jaillit intrépide et puissante, il est facile de
l'accompagner jusqu'à la conque rustique qui débordera en évacuant les impuretés que
le flot aura brassées et rejetées.
Cessons
donc de nous laisser hypnotiser par ces bassins capricieux de l'observation, de la
mémoire, des théories formelles échafaudées dans la lande désolée de la vieille
scolastique. Ne nous fatiguons pas davantage à en boucher les trous suspects, à charrier
des seaux d'eau, à agiter cette masse informe et morte, et croupissante. Prospectons nos
sources ; cherchons en profondeur le flot qui bouillonne entre les pierres;
accompagnons le courant et laissons-le couler généreusement sur les conques rustiques.
Nous bâtirons alors nos bassins méthodiques pour assagir et domestiquer les richesses dont la Vie nous aura généreusement fertilisés.
L'évolution accélérée des conditions de travail et de vie dans les vieux pays d'Europe, dans les nations plus jeunes comme les U.S.A., ou ayant bénéficié d'importants bouleversements sociaux et politiques comme l'U.R.S.S., dans les pays aussi qui, un peu partout se libèrent et s'équipent, pose aux organismes culturels à tous les degrés et aux éducateurs de tous pays des problèmes nouveaux qu'on ne pourra pas éluder.
Aucune entreprise, privée ou nationale n'est aussi aveuglément accrochée au passé que l'éducation sous toutes ses formes. L'industrie se modernise, les chemins de fer, les P.T.T. innovent hardiment. L'armée elle-même modifie ses techniques, sa tenue et sa discipline. Seule l'Ecole continue à travailler selon des normes, avec des outils et des techniques d'il y a plusieurs siècles. Et nul ne s'en émeut. Mieux, les pays neufs à la recherche d'une éducation et d'une culture prennent souvent leurs exemples non dans l'expérience d'avant-garde mais dans la tradition de l'empirisme.
Si les usines doivent ou s'adapter ou disparaître, que devrait-on dire de l'entreprise éducation ! Pour elle aussi il faut se moderniser ou déchoir. Et la déchéance de l'Ecole c'est la déchéance des nations.
La Société de 1958 suppose une éducation et une école 1958. Nous préparons cette Ecole par des techniques de travail qui visent à la modernisation de notre enseignement.
Nous sommes en mesure de présenter aujourd'hui des solutions pratiques aux personnalités, aux organismes, aux administrations qui prennent conscience de l'urgente nécessité d'une école moderne.
L'éducation a été jusqu'à ce jour une fonction d'autorité : autorité du maître sur ses élèves, autorité de la préfecture sur les petits villages, autorité de Paris sur la province et plus tard sur les pays de l'Union Française.
La participation des élèves à leur propre éducation et à leur culture est une notion tout à fait récente, une notion d'avant-garde qui, comme telle, reste contestée et combattue et qui est cependant une notion d'avenir dans des sociétés où se généralisent la coopération et la démocratie.
On dit : l'enfant ne sait pas ; il faut donc lui apprendre. Comme on dit des peuples : ils ne sont pas assez évolués pour se commander, il faut le leur enseigner.
Nous posons comme principe souverain que c'est en forgeant qu'on devient forgeron ; c'est en vivant librement et coopérativement qu'on s'entraîne et qu'on se prépare à des modes de vie de coopération et de liberté.
Et nous y ajouterons cet autre principe : qu'on ne commence pas la construction de l'homme par le toit mais par la base, qu'il est vain de penser qu'une intervention autoritaire de l'extérieur puisse ajouter à l'individu autre chose qu'un plaquage fragile et évanescent. Montaigne déjà dénonçait cette erreur. Nous proposons des correctifs.
Et nous dirons enfin qu'on ne fait pas boire le cheval qui n'a pas soif. L'Ecole que nous appelons traditionnelle a ôté à l'enfant tout appétit et toute soif. C'est dans la mesure où nous redonnons à nos élèves cette faim et cette soif, ce besoin naturel de travailler, de chercher, de se perfectionner et de grandir que nous rendons possibles les formules nouvelles de conquête et de vie.
Ce sont là des considérations essentielles, qui sont comme à la croisée des chemins de l'éducation et de la culture actuelles. Si on n'en tient pas compte on fait fausse route et, quelles que soient les conquêtes spectaculaires que l'Ecole met en vedette, on risque fort de se débattre dans des impasses et de ne plus jamais rejoindre les profondes lignes de la vie.
Alors, on construira peut-être de beaux locaux, qui coûtent très cher, mais que n'habite point l'esprit et qui ne sont en définitive que de modernes « geôles de jeunesse captive ».
On pourra réduire le nombre des élèves pour aboutir seulement à une discipline et à des pratiques plus jalousement autoritaires que jamais.
On accumulera les documents de connaissance, qui foisonnent aujourd'hui, et on ne fera que renouveler le geste des parents inquiets qui garnissent leur table de tous les mets que la fortune leur permet d'offrir à leur enfant. Mais celui-ci n'a plus d'appétit et l'excès de nourriture lui donne la nausée. Il ira peut-être tout à l'heure chez le petit paysan voisin grignoter un morceau de pain sec qui a la saveur miraculeuse de la liberté.
Les problèmes d'éducation et de culture ne sont pas exclusivement, comme le croient l'administration et ses employés, des problèmes de règlement, d'horaires, de manuels, de leçons dans un climat de lointaine autorité. Ils se posent aussi, et encore plus peut-être, au niveau des éduqués eux-mêmes, de leurs possibilités, de leurs besoins et de leurs exigences en fonction de la vie qu'ils auront, eux, à affronter.
Ces considérations sont tout à la fois d'expérience et de bon sens. Et pourtant on en reconnaît mal volontiers l'urgence et la portée dans nos pays de vieille culture.
De beaux chemins ont été tracés, élargis et goudronnés, où ne passent, il est vrai, qu'un certain nombre de privilégiés, mais dont on reste fier parce qu'on espère y accéder un jour. De beaux châteaux dominent encore les campagnes. L'intérieur désuet ne répond plus aux nécessités techniques d'aujourd'hui, mais on les considère toujours comme des sommets qu'on aspire à approcher et peut-être à conquérir.
Nous avons de même une culture qui a eu, et qui garde sa grandeur, mais elle n'est pas la culture de la masse, elle n'est pas une culture du peuple, et on commet une erreur mortelle quand on veut couler tous les enfants dans des moules qui avaient été préparés pour une caste dépassée.
Ajoutons, ce qui n'est pas négligeable, que de gros intérêts commerciaux et financiers constituent pour l'Ecole traditionnelle le mur de défense le plus difficile à abattre et à surmonter, l'ennemi invisible de tous les efforts généreux pour une meilleure éducation.
Mais il est des pays encore partiellement en friche; où aucune route, aucun mur mitoyen, aucune bâtisse ne gênent les tracés rigoureux et économiques de grandes voies que nécessite la circulation contemporaine. Il serait inconcevable que, pour imiter les vieux pays, on les sillonne de sentiers et de chemins à traverse avant de lancer hardiment les profils méthodiques des nouveautés.
Il est ainsi, à travers le monde, des pays qui longtemps asservis à l'exploitation et au despotisme prennent conscience de leur dignité et de leur avenir et sont, de ce fait, à la recherche déléments valables d'éducation et de culture. Ils se tournent naturellement vers les pays de vieille civilisation, même s'i1 ont été leurs dominateurs, pour y chercher les solutions d'éclaircissement et d'efficience dont ils sentent la nécessité.
En l'occurrence, ce qu'ils y puisent pour l'institution et la conduite de leurs écoles, c'est la technique aujourd'hui presque universelle des manuels scolaires qui n'est cependant qu'une floraison de sentiers et de chemins de traverse qui ne mènent en aucun cas la voie royale escomptée. On édite à des milliers ou à des millions d'exemplaires des livres qui sont comme le digest ou la somme de ce que les enfants doivent apprendre dans les diverses disciplines. On produira des manuels de morale, d'instruction civique, de lecture, de grammaire, de vocabulaire, de calcul, d'histoire, de géographie et de sciences. Chaque élève aura son manuel qu'il devra étudier et « assimiler » parce qu'il est la « science ». L'élève du Nord aura les mêmes manuels que celui du Midi, l'enfant des vallées alpestres les mêmes que l'habitant des plaines aquitaines. Et l'on s'étonnera parfois que nos élèves soient lents à comprendre ce langage qui n'a ni la résonance indispensable dans leur vie familière, ni cette prise essentielle dans les remous profonds de l'être.
I1 est juste de reconnaître que de grands progrès techniques ont été réalisés dans la préparation et l'édition des manuels dans les divers pays. La France elle-même a fait un incontestable effort pour l'adaptation de ses productions aux écoles d'outre-mer. Mais c'est la méthode elle-même des manuels qui est mauvaise et dépassée.
Par nos réalisations nous apportons la preuve que cette méthode est mauvaise et dépassée en France. Or, ses tares et ses insuffisances sont encore aggravées par le fait qu'on enseigne aux enfants d'outre-mer dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle et que, de ce fait, les mots, les expressions, les idées que les auteurs ont mis dans les livres ne sont jamais au diapason des enfants, que ceux-ci ne les abordent pas forcément par le biais scientifique et logique, que la coupure persiste, plus grave encore que dans nos pays, entre la pensée, l'expression, la vie des enfants et le contenu et la forme des livres-manuels.
L'exemple de la France et des pays d'outre-mer est certainement valable pour l'ensemble des autres pays du monde. Si la technique des manuels est universelle, le procès que nous lui intentons au nom du progrès pédagogique est universel aussi.
Mais si l'on supprime les manuels, par quoi les remplacer ? Comment faire cesser la dualité de l'enfant naturel et spontané et de l'écolier butant sans cesse sur des techniques d'apprentissage ne répondant pas à sa nature profonde ?
Les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne prétendent apporter une solution possible et pratique à ce brûlant problème. Elles transportent dans l'apprentissage scolaire cette richesse d'expression, cette aisance, cette joie et cette vie que l'on découvre dans le langage enfantin. La culture monte dès lors sans hiatus de la vie familiale et sociale jusqu'à l'acquisition des vertus supérieures de l'homme.
Il nous faut maintenant montrer que ces Techniques Freinet, fruit d'une longue expérience dans des milliers d'écoles et dans les pays les plus divers sont une solution psychologiquement, pédagogiquement, socialement, techniquement, financièrement supérieure à la méthode des manuels dont l'abusive royauté est désormais dépassée.
Le
jeune citadin voulait se rendre utile à la ferme où on l'hébergeait :
-
Avant de mener le cheval aux champs, se dit-il, je vais le faire boire. Ce sera du temps
de gagné. On sera tranquille pour la journée.
Mais,
par exemple ! C'est le cheval qui commanderait, maintenant ? Comment ? Il
se refuse à aller du côté de l'abreuvoir et n'a dyeux et de désirs que pour le
champ de luzerne proche ! Depuis quand les bêtes commandent-elles ?
-
Tu viendras boire, te dis-je !...
Et
le campagnard novice tire sur la bride, puis va par derrière, et tape à bras raccourcis.
Enfin !... La bête avance... Elle est au bord de l'abreuvoir...
- Il a
peur, peut-être... Si je le caressais ?... Tu vois l'eau est claire ! Tiens ! Mouille-toi
les naseaux... Comment ! Tu ne bois pas ?... Tiens !...
Et
l'homme enfonce brusquement les naseaux du cheval dans l'eau de l'abreuvoir.
-
Tu vas boire, cette fois !
La
bête renifle et souffle, mais ne boit pas. Le paysan survient, ironique.
-
Ah ! tu crois que ça se mène ainsi, un cheval ? C'est moins bête qu'un homme,
sais-t ?? Il n'a pas soif.. Tu le tuerais, mais il ne boira pas. Il fera semblant,
peut-être; mais l'eau qu'il aurait avalée, il te la dégorgera... Peine perdue, mon
vieux !...
-
Comment faire, alors ?
-
On voit bien que tu n'es pas paysan ! Tu n'as pas compris que le cheval n'a pas soif
en cette heure matinale, mais qu'il a besoin de bonne luzerne fraîche. Laisse-le manger
son saoul de luzerne. Après, il aura soif, et tu le verras galoper à l'abreuvoir. Il
n'attendra pas que tu lui en donnes la permission. Je te conseille même de ne pas trop te
mettre en travers... Et quand il boira, tu pourras tirer sur la longe !
C'est
ainsi qu'on se trompe toujours, quand on prétend changer l'ordre des choses, et vouloir
faire boire qui n'a pas soif...
..
Educateurs,
vous êtes au carrefour. Je vous obstinez pas dans l'erreur d'une « pédagogie du
cheval qui n'a pas soif ». Allez hardiment et sagement vers la « pédagogie du
cheval qui galope vers la luzerne et l'abreuvoir. »
Nous disons Techniques Freinet et non Méthode Freinet pour bien montrer qu'il ne s'agit pas ici d'une construction théorique et idéale mais d'une nouvelle technique de travail qui a l'avantage d'être née, d'avoir été expérimentée et d'évoluer dans le cadre de nos classes. Cette technique nécessite, comme toutes les techniques, une portion plus ou moins décisive de considérations pédagogiques ou philosophiques, mais surtout des outils de travail adéquats, des conditions de travail satisfaisantes, la préparation ou la rééducation des ouvriers spécialisés que sont les éducateurs.
A l'expérience d'ailleurs, ces techniques nous ont préparés à dégager les principes de base, qui permettent aux non initiés de comprendre et d'apprécier la portée de nos travaux dans le complexe de la pédagogie contemporaine.
Ce sont ces techniques, ces principes et la méthodologie correspondante que nous allons aborder brièvement, en nous appliquant surtout à montrer le sens et l'esprit qui doivent présider aux formes nouvelles de travail.
COMMENT LE MILIEU SCOLAIRE PEUT-ÊTRE UNE SUITE NATURELLE DU
MILIEU FAMILIAL ET SOCIAL.
En toutes circonstances, et pour toutes les disciplines nous partons toujours de la vie de l'enfant dans son milieu.
Les enfants arrivent à l'école. Il faut éviter à tout prix qu'ils se dédoublent et se dépersonnalisent en en franchissant le seuil, la pensée et l'affectivité de l'enfant restant à la porte, l'écolier pénétrant dans la classe qui lui impose ses normes.
Pas de salut obséquieux, pas d'alignement militaire. L'enfant qui sait à quel point l'Ecole continue la vie, arrive les yeux vifs, la bouche confiante, les mains pleines des richesses qui l'ont arrêté en chemin. C'est la vie dans toute sa complexité qui vient battre comme une marée invincible les murs et la porte de l'Ecole.
Nos élèves ont tant à dire, tant de questions à poser, tant de renseignements à obtenir, tant de « glanes » à montrer : bouquets de fleurs, fruits nouveaux, insecte ou serpent, roche ou fossile, livres et brochures.
Toute cette richesse, ce sera la nourriture de base de notre Ecole elle n'est certes pas neutre, méthodique et froide comme celle des manuels, elle nous pose d'emblée une infinité de problèmes que les programmes et les manuels n'ont pas prévus, mais pour lesquels il nous faudra pourtant trouver une solution. Mais c'est une nourriture vivante encore chaude et palpitante pourrions-nous dire, donc plus digestible et qu'il nous faudra nous garder d'entraver ou de falsifier. Elle est une nourriture naturelle dont nous devons bénéficier à 100 %.
LE TEXTE LIBRE OPERE LA LIAISON FONCTIONNELLE ET AFFECTIVE ENTRE LA VIE ET L'ECOLE
Selon les méthodes traditionnelles, toutes connaissances et toute science sont incluses dans le cerveau du maître ou dans les livres. Pour y accéder, l'Ecole a prévu une infinité de méthodes, de procédés et de trucs dont l'ensemble constitue ce que nous appelons la scolastique. Ni les parents, ni les éducateurs n'osaient imaginer que ces connaissances et cette science soient latentes ou formelles dans l'expérience enfantine et que, en partant de cette expérience, par une série d'escaliers familiers, on puisse accéder à une culture qui en serait l'aboutissant et le sommet. On était persuadé que, au niveau de l'école, une porte restait à ouvrir, de gré ou de force, et quen deçà était la nuit, et au-delà seulement la lumière ou les premières clartés de l'aube.
Nous avons prouvé par notre expérience largement répercutée qu'une éducation efficiente est possible sur la base de la vie enfantine, que cette éducation est aujourd'hui techniquement réalisable, non seulement dans quelques classes privilégiées, mais dans toutes les classes, dans tous les pays et avec toutes les langues.
Avec de tout jeunes enfants, qui abordent l'Ecole pour la première fois, nous nous garderons attentivement de leur présenter d'emblée la matière scolaire des livrets de lecture ou des manuels de calcul, surtout lorsque les textes en sont écrits dans une langue qui n'est pas la leur et qui ne leur paraît à l'origine que comme une incompréhensible mécanique.
Nous laissons les enfants parler, dans leur langue, en évitant d'affecter leur confiance et leur élan par d'inutiles observations pédagogiques; nous les encourageons dans les directions qui nous paraissent les plus originales et les plus constructives.
Nous donnons en même temps aux élèves papier et crayon et nous les laissons dessiner librement. Dans ce domaine aussi il faut nous persuader qu'il n'y a pas, à un moment donné, une porte qui s'entrouvre sur la technique adulte et à laquelle on n'aurait accès qu'à force de leçons méthodiques et d'exercices scolastiques. Les progrès en dessin, comme en écriture et en lecture se font par tâtonnement expérimental. Les premiers graphismes encore informes vont se perfectionner selon des processus que nous avons précisés dans notre livre : Méthode Naturelle de Dessin (Voir également : La Méthode Naturelle lapprentissage de la langue, C.Freinet, Edition Delachaux, en vente à CEL, Cannes) et qui conduisent l'enfant, par la création et la vie, à des formes d'expression artistique qui sont comme un palier bénéfique entre la vie intime et les exigences du milieu scolaire.
L'enfant explique son dessin, ou du moins parle en dessinant, le dessin n'étant à ce stade que le plus subtil des langages.
Les premiers contacts sont pris pour un bon départ.
En une dernière étape, nous détecterons, parmi l'ensemble des pistes nées du langage ou du dessin, un élément majeur que nous mettrons en valeur dans un premier texte libre.
On nous a demandé parfois s'il n'y avait pas lieu d'indiquer un sujet pour orienter le travail et donner des idées aux enfants. Une telle préoccupation laisserait croire qu'on n'a pas dépassé l'ancienne pédagogie et qu'on sous-estime totalement la richesse merveilleuse des vies enfantines.
Voici un de nos textes :
LE BUCHERON
Mohamed coupe du
frêne avec une hache
Il coupe les
branches
Il fait des
morceaux
Il les charge sur
l'âne
Il les emporte à
la maison pour faire du feu.
Ce texte est écrit au tableau, en langue maternelle, si nécessaire, dans les écoles bilingues, avec sa traduction dans la deuxième langue. La mise au point en est faite par une intime collaboration entre le maître et les élèves qui apportent, le cas échéant d'utiles précisions.
Les enfants copient ce texte, le lisent globalement, l'illustrent, le miment ou le dansent si cela leur convient, le chantent ou le jouent aux marionnettes.
La seule précaution à prendre c'est de ne pas scolariser ce texte, de ne pas en torturer les phrases pour faire apparaître artificiellement certains mots jugés utiles ou en supprimer d'autres qu'on croit trop difficiles. Nous pratiquons ici selon la méthode naturelle : l'enfant apprend à écrire et à lire comme il apprend à parler, selon un processus qui règle toutes les opérations intellectuelles, sociales et techniques, l'Ecole exceptée.
Mais le texte libre ainsi compris, et qui peut, même sous cette forme partielle, apporter un esprit nouveau dans Ies pratiques de l'école ne résoudrait pas pleinement le problème de la lecture puisque, à un moment donné, il faudrait bien présenter aux enfants des textes imprimés et pour cela retourner aux manuels scolaires qui reprennent et continuent le divorce et l'impasse. Il nous faudrait, à un moment donné, arracher l'enfant à ses pensées et à ses histoires de bûcheron pour lui faire lire à la page 21 de L'initiation directe et rapide au Français pour l'Afrique Noire (Hachette) :
Pi-pe, pi-le,
la-ve, la-me, ba-na-ne.
Le charme serait rompu, l'élan coupé. Nous replongerions dans la scolastique.
La grande innovation technique, c'est la découverte et l'emploi d'un matériel d'imprimerie pour écoles qui nous permet, à tous les degrés et avec des caractères de grosseurs différentes, la composition et le tirage dut texte libre choisi et mis au point.
Alors le miracle joue sans réserve : la pensée et la vie de l'enfant, exprimées et extériorisées en classe, sont comme matérialisées dans le texte écrit, puis coulées dans le métal. Elles deviennent un beau texte imprimé qu'on lit spontanément parce qu'il est notre commune création.
C'est la possibilité technique que nous avons ainsi réalisée d'accéder par la seule expérience enfantine au premier échelon de la culture, c'est la suppression du hiatus scolastique, la montée naturelle vers la connaissance qui constituent la grande révolution dont doivent désormais bénéficier les enfants.
A défaut d'imprimerie, dans certains pays notamment où les caractères d'imprimerie sont difficiles à trouver, on peut utiliser le Limographe (Voir catalogue CEL - BP 282 Cannes 06). Avec cet appareil, genre de duplicateur à main, les textes sont gravés sur stencil. Il suffit de soigner cette gravure (en utilisant une machine à écrire, par exemple) pour obtenir des tirages très satisfaisants.
La pensée de l'enfant est devenue imprimée. En groupant jour par jour ses feuilles imprimées, l'enfant constitue lui-même son livre de vie écrit, illustré, composé et imprimé par lui et ses camarades.
Nous verrons plus loin que le journal scolaire, complément de l'Imprimerie à l'Ecole, permet la diffusion à l'échelle nationale et internationale, et acquiert de ce fait une motivation inégalée dont va bénéficier notre enseignement.
On peut, en partant de ce texte imprimé, prévoir un certain nombre d'exercices quelque peu scolaires qui facilitent une plus rapide acquisition des mécanismes. Comme ces exercices se pratiquent alors sur des textes qui ont, pour l'enfant un sens et une vie, ils sont mieux acceptés, mieux compris, donc plus profitables. J'ajoute cependant que ces exercices ne sont pas du tout indispensables. Par la méthode naturelle, l'enfant apprend à parler à la perfection sans aucun exercice scolastique. I1 apprendra de même à lire et à écrire en un temps record, fonction de considérants qu'il n'appartient pas toujours à l'école d'améliorer et de revaloriser.
Ce passage naturel du langage à l'imprimé et au journal contribue à lui seul à transformer profondément le milieu scolaire. L'enfant y gagne une grande confiance en lui et en ses possibilités. L'école cesse d'être alors l'organisme oppressif que lui valent les vieilles méthodes. Et l'éducateur lui-même acquiert à cette pratique une plus grande humilité. Il y prend notamment l'habitude de se mettre au niveau de l'enfant, de partir de ce qui naît, d'aider la graine à se gonfler, à croître et à s'épanouir.
Une pédagogie moderne est née.
L'EXPRESSION LIBRE, L'IMPRIMERIE,
LE JOURNAL
SCOLAIRE AUX DIVERS COURS
Telle est la base du texte libre dontla pratique tend aujourd'hui à se généraliser et à remplacer l'ancienne rédaction imposée.
Cette technique est quelque peu différente dans sa forme, mais non dans son principe, avec des enfants plus âgés qui abordent ou maîtrisent l'écriture.
A ces degrés l'enfant ne se contente plus de dessiner ou de raconter les éléments de son expression. Il les écrit.
Mais en est-il capable ? pensent parents et éducateurs. Aura-t-il assez d'idées ? Saura-t-il les exprimer et ne faudrait-il pas, au préalable, lui faire acquérir méthodiquement les techniques d'expression écrite indispensables ?
I1 y a là encore une bataille à gagner contre les erreurs monstrueuses nées de la scolastique. Ne suffit-il pas de vivre avec les enfants pour être persuadé de la richesse et de l'originalité de l'expression enfantine... loin de l'école ! Si, à un certain âge, et dans certaines conditions, l'enfant est incapable de produire un texte ou une pensée valables, c'est seulement parce que la scolastique l'a rendu aveugle et muet, impuissant à rien sortir de lui-même, dressé seulement à répéter et à copier.
Rétablissez le circuit et la richesse enfantine éclora et s'affirmera.
Quant à savoir s'il faudrait d'abord donner aux enfants la possibilité de s'exprimer avant de les laisser s'exprimer, c'est comme si on se demandait s'il ne faudrait pas enseigner à l'enfant la technique de la marche avant de lui laisser faire les premiers pas; et s'il ne serait pas prudent de lui interdire les premiers vocables tant que nous ne lui avons pas inculqué la technique du langage. Cercle vicieux dont on ne peut sortir que par la méthode naturelle. C'est en parlant que l'enfant apprend à parler; c'est en marchant qu'il apprend à marcher, c'est en écrivant et en rédigeant qu'il apprend à rédiger.
Notre succès est maintenant la preuve de cette vérité nouvelle qu'il nous fallait redécouvrir et à laquelle restent encore sourds tant de doctes pédagogues. Par nos réalisations, les textes d'enfants ont aujourd'hui acquis droit de cité ; on comprend dès lors, et on admettra qu'ils puissent et doivent servir de base à notre éducation, premier échelon vivant de la culture.
Nous constatons dans la pratique, que l'enfant qui, par l'imprimerie, le journal scolaire et les échanges a pris conscience du circuit normal de la pensée, éprouve un besoin naturel de s'exprimer par l'écriture, comme il éprouve très tôt le besoin de marcher et de parler, avant même d'en avoir dominé la technique.
Dès le Cours Préparatoire, nos enfants écrivent des textes de une ou plusieurs pages, sur tous les sujets qui les agitent et les passionnent. Il suffit, comme avec les débutants, que nous sachions dépouiller notre fonction de contrôle et de critique pour prendre la naturelle attitude aidante. Certes, si vous grondez 1enfant parce qu'il a fait une faute à chaque mot, il n'écrira plus qu'avec appréhension, comme il s'abstiendrait de parler en votre présence si vous ne saviez que le sermonner en censeur.
L'enfant améliorera sa rédaction en écrivant, comme il améliorera sa marche en marchant. On n'a jamais vu un adolescent marcher à quatre pattes parce que ses parents lui ont laissé faire librement dans son enfance l'expérience de la marche à quatre pattes.
Donc, dans la réalité de nos classes, les textes libres abondent. Ils sont extrêmement variés parce quexpression d'une grande variété d'enfants et de toutes les incidences du milieu. Avec le journal et la correspondance, le texte libre n'est plus un exercice gratuit et sans portée. Il est un travail sérieux et nos journaux scolaires en portent témoignage.
Nos textes sont lus par leurs auteurs. On vote à mains levées pour le choix du texte à imprimer. Ce texte est alors mis au point au tableau, avec la collaboration du maître et des élèves de façon à lui donner une forme parfaite, expressive, vivante, artistique si possible. Il est reconnu officiellement que cette pratique permanente du texte libre et de sa mise au point collective constitue le plus précieux des exercices de syntaxe, de grammaire et de vocabulaire et que, par eux, on parvient à des résultats que ne sauraient approcher les dressages les plus méthodiques.
LA MEME METHODE NATURELLE A BASE D'EXPERIENCE PERSONNELLE ET DE TRAVAIL VAUT POUR TOUTES LES DISCIPLINES DE L'ECOLE
Mais si même nous admettons que les Techniques Freinet constituent un progrès notable pour l'écriture et la lecture, ne faudra-t-il pas, pour les autres disciplines en revenir aux pratiques scolastiques ? Car enfin, nous ne pourrons tout motiver dans nos classes.
Nous notons d'abord que le texte libre, l'étude du milieu, le journal scolaire et les échanges peuvent fort bien motiver un enseignement majeur de la géographie, de l'histoire, du calcul, du dessin, de la musique.
Nous avons montré qu'un enseignement efficient peut naître du souci retrouvé par l'enfant de chercher de connaître d'expérimenter de s'exprimer. Les mêmes principes sont valables pour toutes les disciplines de l'Ecole à condition qu'on modifie les conceptions et les processus de travail.
Si le rôle de l'Ecole consiste à enseigner ce que le maître a inscrit dans son programme et cela sans se préoccuper de la soif possible de l'enfant, alors il faut que la matière à enseigner soit condensée ou diluée dans des manuels qui feront obligation. Cette obligation est en effet indispensable à qui n'éprouve pas le besoin d'une activité que le milieu n'est pas parvenu à motiver.
Mais si, par le texte libre, l'imprimerie, le journal et les échanges, on modifie l'atmosphère de la classe, si on humanise et harmonise les relations maîtres-élèves, si on donne un but nouveau au travail qui devient un besoin, un but et un apaisement, alors l'ensemble du travail peut et doit être reconsidéré.
D'autres normes sont possibles. Nous les avons préparées.
Le
cheval n'a pas soif :
Nous avons
oublié un chapitre dans l'histoire du cheval qui n'a pas soif.
Au moment même
où le jeune fermier enfonçait dans l'eau du bassin le museau du cheval-qui n'a pas-soif
et que, brrr ! le souffle obstiné de la bête éclaboussait l'eau en cascade autour
de la fontaine, un homme apparaît qui déclare sentencieusement :
- Mais changez
donc le contenu du bassin !
Ce qu'on fait
sur-le-champ car il fallait - ordre des autorités - faire boire ce cheval-qui-n'a
pas-soif.
Peine perdue. Le
cheval n'avait soif ni d'eau trouble ni d'eau claire. Il... n'avait... pas... soif !
Et il le fit bien voir en arrachant sa longe des mains du jeune fermier et en partant au
trot vers le champ de luzerne.
Comme quoi le
problème essentiel de notre éducation reste non point, comme on voudrait nous le faire
croire aujourd'hui, le « contenu », de l'enseignement mais le souci essentiel
que nous devons avoir de donner soif à l enfant.
La qualité du
contenu serait-elle alors indifférent ?
Elle n'est
indifférente qu'aux élèves, qui, à l'ancienne école, ont été dressés à boire sans
soif n'importe quel breuvage. Nous avons habitué les nôtres à tenir d'abord toute
boisson pour suspecte, à l'éprouver et à la vérifier, à construire eux-mêmes leur
propre jugement et à exiger partout une vérité qui n'est point dans les mots mais dans
la conscience de justes rapports entre les faits, les individus et les évènements.
Nous ne
préparons pas les hommes qui accepteront passivement un contenu - orthodoxe ou non - mais
les citoyens qui, demain, sauront aborder la vie avec efficience et héroïsme et qui
pourront exiger que coule dans le bassin l'eau claire et pure de la vérité.
POUR FAIRE SA CLASSE AVEC LE MOINS DE MAL POSSIBLE ET AVEC UN MAXIMUM DEFFICIENCE
Tel est notre but. telle a été la raison majeure qui nous a fait à l'Ecole Moderne, nous rencontrer, pour chercher ensemble, pour essayer, créer, bâtir, expérimenter, éditer
Trente ans (Près dun demi-siècle actuellement) de cette besogne complexe et enthousiasmante, dans des milliers d'écoles, avec des millions d'enfants, cela laisse évidemment une trace, qui est notre commune richesse. Cette trace, nous l'avons tous plus ou moins diffuse en nous, et c'est grâce aux possibilités nouvelles qu'elle nous vaut que nous faisons mieux notre classe, et avec moins de peine que si nous étions noyés encore dans les méthodes traditionnelles. Et c'est pourquoi nul d'entre nous ne voudrait revenir aux pratiques d'un passé dont il a gardé un souvenir suffocant. Les Inspecteurs eux-mêmes, et les parents, reconnaissent aujourd'hui les avantages psychologiques, pédagogiques et humains des Techniques Freinet de l'Ecole Moderne, et c'est pour nous comme une justification encourageante de la portée de nos efforts.
Si nos techniques - et nous nous en réjouissons - sont largement adaptées aux classes et aux milieux divers où nous nous trouvons plongés ; si chacun de nos adhérents emploie d'une façon originale - que nous nous appliquons à faire connaître dans notre revue « L'Educateur »- les outils que nous avons mis au point, et dont nous avons révélé l'efficacité il n'en reste pas moins que notre longue expérience a permis, à ce jour, pour l'ensemble de nos adhérents, un comportement de base qui est la marque des éducateurs et des écoles modernes.
Bien que la chose apparaisse comme bien délicate nous allons tenter ici un Guide Général pour l'Educateur Moderne, qui définira et fixera cet acquis de base, que chacun aura mission ensuite d'adapter et d'enrichir selon les conditions particulières de son école. Pour ce travail, dont vous comprenez tous l'importance et qui sera comme le point de trente années d'efforts coopératifs, nous attendons la critique permanente, et la collaboration de tous nos camarades. Nous voudrions surtout que les jeunes s'interrogent, et nous interrogent, pour que nous puissions, chemin faisant, améliorer et compléter des notes qui restent, malgré tout, comme un condensé et un résumé.
Le laboureur s'arrête de temps en temps, au bout du sillon, pour souffler, certes, mais aussi pour contempler un instant le travail accompli, pour mesurer les faiblesses et tâcher de les corriger, pour reprendre courage aussi au spectacle réconfortant de la terre grasse que la charrue a soulevée et qui semble porter en elle, déjà, toute la promesse des moissons attendues.
Nous contemplons, nous aussi, un instant, le vaste terrain, si divers, où, à travers les pays, des milliers d'écoles s'appliquent à faire briller un peu de soleil.
Et, déjà, nous avons repris la charrue, car la vie ne saurait attendre.
Il y a, dans la vie,
deux sortes d'individus : ceux qui font encore des expériences et ceux qui n'en font
plus.
Ils n'en font
plus parce qu'ils se sont assis au bord de la mare à l'eau dormante, dont la mousse a
effacé jusqu'à la limpidité et jusqu'au pouvoir qu'ont parfois les mares de changer de
couleurs selon les caprices du ciel qu'elles reflètent. Ils se sont appliqués à
définir les règles de l'eau morte, et ils jugent désordonnée, incongrue et
prétentieuse l'impétuosité du torrent troublant l'eau de la mare, ou le vent qui balaie
un instant vers les bords les mousses stagnantes, redonnant un court reflet de profondeur
azurée à la nappe verdâtre.
Ils ne font plus
d'expériences parce que leurs jambes lasses ont perdu jusqu'au souvenir de la montagne
qu'ils escaladaient naguère avec une audace qui triomphait parce qu'elle allait toujours
au-delà des ordonnances et des prescriptions de ceux qui s'appliquent à réglementer
l'ascension au lieu de la vivre. Ils se sont confortablement installés dans la plaine
toute marquetée de routes et de barrières et ils prétendent juger selon leur mesure à
eux la hardiesse des montagnes dont les aiguilles semblent défier l'azur.
Ils ne font plus
d'expériences. Alors, ils voudraient arrêter la marche de ceux qui risquent de les
dépasser et de les surclasser. Ils essaient de retenir les inquiets et les insatisfaits
qui grondent avec le torrent ou qui partent par des voies inexplorées, à l'assaut des
pics inaccessibles. Ils codifient sur leurs grimoires les lois de la mare morte ou de la
plaine marquetée et ils condamnent d'avance, au nom d'une science dont ils se font les
grands maîtres, toutes les expériences qui visent à sonder ce qui reste encore
d'inconnu, à découvrir des voies hors des routes traditionnelles, et à tenter chaque
jour l'impossible pari que c'est cet incessant assaut de l'homme contre l'impossible et
l'inconnu qui est la raison vivante de la science.
Il y a deux sortes
d'hommes : ceux qui font des expériences et ceux qui n'en font plus. Il faut
hélas ! en ajouter une troisième : celle des malfaiteurs qui ne craignent pas
de bondir avec le torrent ou d'escalader les pics avec les intrépides, mais dans le seul
souci de s'approprier, pour les exploiter à leur profit, les découvertes
désintéressées des éternels perceurs d'ombre, des chasseurs de vérité, des
créateurs de justice, de lumière et de beauté.
Avec notre idéal,
ils font Hiroshima. Jusqu'au jour où nous leur barrerons la route pour reconquérir la
vraie science, dynamique et humaine, que nous faisons tous ensemble, avec nos muscles,
avec notre cur, avec notre volonté et avec notre sang.
D'abord, ne prenez jamais cette attitude étroite et sectaire de celui qui n'aurait plus rien à apprendre. On vous appelle « le maître ». C'est un grand honneur, et une lourde responsabilité. Mais le maître n'est pas le chef qui essaie d'en imposer en se disant supérieur en tout, en prétendant tout connaître et en se montrant en face des insuffisances des enfants et des adultes, d'une sévérité - pour les autres - qui nous ferait sourire.
Le « maître », c'est celui qui sait le mieux organiser, animer et diriger le travail de ceux qui reconnaissent en lui une richesse et une force.
Vous avez entendu parler des Techniques Freinet. Vous haussez les épaules et vous justifiez votre opposition en donnant des arguments que vous avez entendu exprimer par des gens qui n'en savaient pas plus long que vous, et qui, eux aussi, avaient entendu dire...
Essayez donc de voir de près, par vous-mêmes.
Méfiez-vous, en général, des personnes qui vantent avec beaucoup de flamme une machine ou un procédé. Ce sont peut-être, sous une forme ou sous une autre, des commis-voyageurs. Mais allez donc visiter une classe travaillant selon les Techniques Freinet, assistez à un Congrès ou à un stage de l'Ecole Moderne ; écoutez un instituteur qui vous dira simplement, à même son travail, les avantages et les inconvénients aussi des techniques qu'il a lentement, mais efficacement, introduites dans sa classe.
Cette attitude expérimentale nous ne vous la recommandons pas seulement pour les Techniques Freinet, mais aussi pour toutes les méthodes, pour toutes les attitudes que vous aurez à juger et à apprécier.
Loyale vis-à-vis de vous-même plus encore que vis-à-vis des autres.
Ce sont les faibles qui se bouchent les yeux et se masquent les problèmes pour ne pas avoir à les affronter. Mais vous êtes des « courageux » ou vous ne serez pas des « maîtres ».
Il faut d'abord, si vous voulez progresser - tant au point de vue pédagogique qu'au point de vue social et humain - vous appliquer à bien situer les problèmes, en en posant les données comme vous posez les équations dans un calcul; en ne craignant pas, le cas échéant, de reconnaître qu'on a peut-être suivi une fausse piste qui aboutit à une impasse. Et vous reprendrez, s'il le faut, un autre chemin.
Ne vous obstinez pas, au nom d'un amour-propre qu'il vous faut dominer, à faire valoir des comportements et des méthodes dont vous sentez pourtant les imperfections et les insuffisances. Tâchez de détecter loyalement, froidement ces insuffisances ; recherchez pourquoi vous n'avez pas encore pu corriger ces imperfections. Etablissez une équation implacable que vous vous appliquerez à résoudre.
Nos techniques ne doivent pas être épargnées dans cette reconsidération permanente de nos principes de vie. Aucun d'entre nous ne saurait prétendre à la perfection dans sa classe. S'il n'atteint pas à la perfection, c'est donc qu'il a des faiblesses et qu'il commet des erreurs. C'est notre lot à tous. Vous ne vous abaissez point en reconnaissant cet état de fait. Vous vous grandirez, au contraire, parce qu'une des premières conditions pour corriger une insuffisance, c'est d'en prendre délibérément conscience. Détecter l'erreur est la démarche élémentaire à tout progrès.
Ne vous cramponnez jamais à une information, à une attitude, à une opinion ou à une méthode. La vie évolue tous les jours. Quiconque se vante de ne pas changer se fossilise. Ne craignez jamais d'ajuster votre jugement ou votre comportement aux données majeures de votre expérience. Soyez loyal avec vous-même, quoi qu'il vous en coûte. Efforcez-vous ensuite d'être loyal également, dans l'examen objectif des divers problèmes, avec ceux qui collaborent avec vous.
C'est parce que nous avons ainsi reconsidéré sans cesse tous les problèmes que nos techniques restent, après trente ans, aussi neuves et aussi dynamiques qu'en 1925. Entraînez-vous à l'expérience loyale. C'est plus difficile qu'on ne croie car nous nous heurtons toujours à ce brin d'amour-propre qui est le paravent menteur de ceux qui ne font plus d'expériences.
Les gens n'aiment pas être dérangés, et nous-mêmes n'échappons qu'à grand-peine à cette loi.
On dit bien que les méthodes traditionnelles sont défectueuses, insuffisantes, peut-être dangereuses. Elles sont comme ces vieux chemins où l'on passe depuis toujours, dont on a pris l'habitude et dont on s'accommode tant bien que mal: si vous voulez vous faire des ennemis, tracez une nouvelle route... Nous pourrions presque dire comme Jésus : « Je n'apporte pas la paix »
Vous aurez contre vous certains collègues qui ne veulent pas entreprendre ce même effort de régénération et que dérange votre dynamisme. L'Inspecteur trouvera peut-être, au début, que son travail de contrôle en est compliqué. Et vous rencontrerez des parents assez butés pour s'opposer à ce que leurs fils suive d'autres voies que celles dont ils disent pourtant, à longueur de soirées, toute la malfaisance. Il faut que vous sachiez cela d'avance, pour y parer le cas échéant. Mais vous vous souviendrez aussi que, toujours le courage paie.
Dans votre souci
valable d'étudier l'homme, vous avez savamment découpé en sections le comportement des
individus, comme on partage un gâteau ou délimite un héritage. Vous avez la zone
mémoire à côté du rayon intelligence; plus loin, l'imagination, la sensibilité et la
volonté. Comme des canaux creusés à travers champs et qui s'en vont parallèlement,
sans que le trop plein de l'un puisse jamais s'en aller combler le vide de l'autre.
Vous verrez alors au
printemps de larges plaques pourries d'humidité à côté de sillons qui sèchent
lamentablement aux premiers beaux jours, signes majeurs d'une infertilité peut-être
incurable.
La Vie n'est pas ce
réseau stérile de facultés dont aucune n'arrive à éclosion. Elle est un torrent
généreux aux multiples affluents qui se combinent et se compensent.
Une mémoire fidèle
peut entraîner dans son cours une imagination stagnante ; la sensibilité cultivée
avec mesure enrichit l'intelligence jusqu'à la faire déborder hors des cadres rituels;
une volonté bien nourrie joue en accélératrice sur tous les courants dynamiques.
Laissez la vie jeter en avant toutes ses forces vives, qu'elles
soient fleuve ou torrent. Elle débloquera des barrages conscients ou psychiques ;
elle débarrassera de leur vase les canaux ensablés ; elle contournera les obstacles
jusqu'à les rendre fragiles et vulnérables ; elle créera des appels de puissance
qui libèreront les facultés engourdies.
Rares sont les individus qui peuvent faire progresser en un front
uni leurs conquêtes vitales. Mais tous s'efforcent à avancer des brèches qui sont comme
les bras inquiets que l'enfant tend obstinément vers l'inconnu. Ce sont ces brèches que
nous voulons nourrir et renforcer parce qu'elles seront l'audacieuse avant-garde qui
ouvrira les voies fécondes de l'éducation.
On dit la scolastique « dogmatique », c'est-à-dire opposée aux enseignements de l'expérience, parce qu'elle est fermée, froide et inhumaine, par la pratique de formules enseignées et apprises, qu'on a perdu l'habitude de discuter, ou qu'on croit ne pas pouvoir discuter parce qu'elles sont systématiquement coupées des vrais problèmes de la vie.
Si, en vous dégageant courageusement de l'emprise d'une scolastique qui vous a parfois irrémédiablement marqués, vous prenez l'habitude de reconsidérer votre comportement à la lumière de votre expérience loyale, vous deviendrez plus indulgents dans la pratique de la vie avec vos collègues, avec les parents, avec vos élèves.
Vous sentirez ce changement d'attitude dès que vous entrerez dans une classe moderne : vous entendrez l'instituteur parler de sa voix humaine, les enfants interroger et discuter humainement, et vous verrez se normaliser les rapports entre éducateurs, enfants et milieu. Et vous comprendrez que c'est ce changement d'attitude qui est à la base de l'esprit nouveau de l'Ecole Moderne.
Informez-vous, expérimentez loyalement, courageusement et humainement, à même votre travail. Vous reconsidérerez votre propre culture et redonnerez à votre fonction d'éducateur tout son sens d'éveilleurs et de conducteurs d'âmes.
Vous agissez un peu
tous, vous autres éducateurs, comme ces pères de famille qui sont d'autant plus
férocement sévères avec leurs enfants qu'ils ont été eux-mêmes enfants terribles. Ou
comme l'adulte qui marche à une allure à peine hâtée et ne se rend pas compte que
l'enfant qu'il accompagne doit faire trois pas pendant qu'il en fait un.
Vous réagissez avec
vos natures d'hommes, vos possibilités et vos acquisitions adultes, comme si les enfants
qui vous sont confiés étaient eux-mêmes des adultes, avec des possibilités similaires.
Mettez-vous à la
place de cet enfant que vous venez d'humilier par une mauvaise note ou un rang inférieur
dans le classement. Rappelez-vous votre propre orgueil quand vous étiez parmi les
premiers et tous les mauvais sentiments qui vous secouaient quand d'autres vous avaient
devancés... Alors vous comprendrez et vous supprimerez le classement.
Un enfant a volé des cerises en venant à l'école, ou cassé un
encrier en classe, ou menti pour essayer de sauver une situation délicate. N'avez-vous
jamais volé des cerises quand vous étiez jeunes ? N'étiez-vous pas le premier
peiné quand vous cassiez un encrier ? Ne vous rappelez-vous pas quel drame se jouait
en vous quand vous aviez menti, par nécessité, parce que, dans les seules voies qui
s'ouvraient pour sortir d'une situation délicate, le mensonge, timide, inhabile, à
l'origine, vous a paru être la seule planche de salut ?
« Si vous ne
redevenez comme des enfants... » Vous n'entrerez pas dans le royaume enchanté de la
pédagogie... Loin d'essayer d'oublier votre enfance, entraînez-vous à la suivre;
revivez-la avec vos élèves ; comprenez les différences possibles nées des
diversités de milieux et du tragique des événements qui affectent si cruellement
l'enfance contemporaine. Comprenez que ces enfants sont, en gros, ce que vous étiez il y
a une génération, que vous n'étiez pas meilleurs qu'eux, qu'ils ne sont pas pires que
vous, et que si donc le milieu scolaire et social leur était plus favorable, ils
pourraient faire mieux que vous, ce qui serait un succès pédagogique et un gage de
progrès.
Nulle technique ne
vous y préparera mieux que celle qui incite les enfants à s'exprimer, par la parole,
l'écrit, le dessin et la gravure. Le journal scolaire contribuera à l'harmonisation du
milieu qui reste un facteur si décisif de l'éducation. Le travail voulu, auquel on se
donne à cent pour cent et qui procure les plus exaltantes des joies, fera le reste.
Le soleil
brillera...
Le plus difficile dans l'application de nos techniques, c'est de passer de l'attitude autoritaire à l'attitude aidante.
Tout nous a préparés à l'attitude autoritaire : l'autorité que nous avons subie pendant toute notre scolarité et dont, inconsciemment, nous avons tendance à nous venger en l'exerçant à notre tour. Il y a dans tout soldat un caporal qui sommeille. Et le jeune instituteur a fort à faire pour ne pas devenir caporal.
Ajoutons que toute la pédagogie, et même la psychologie, jusqu'à ce jour, se sont appliquées à justifier cette attitude en prouvant que l'enfant ne saurait rien être par lui-même, si toutefois il ne porte pas en lui la racine et l'ombre du mal comme l'enseignait l'Eglise. L'adulte devait donc former l'enfant, le diriger et le commander, sans tenir compte de ses désirs et de ses tendances, en s'opposant même à ces tendances qui étaient toujours suspectes et susceptibles de cultiver cette paresse congénitale, ennemie n° 1 de l'éducateur.
Le problème d'ailleurs était ainsi apparemment simple, comme pour un ingénieur qui pourrait se payer le luxe de tirer sa route tout droit sans tenir compte ni de la nature du terrain, ni des accidents fortuits qui compliquent le projet sérieusement. L'ingénieur se heurterait à des rochers qui l'arrêteraient et l'obligeraient à obliquer, il rencontrerait des torrents qu'il ne suffirait pas de dédaigner mais qu'il faudrait bon gré mal gré enjamber.
Selon l'ancienne pédagogie, l'instituteur préparait son travail, prévoyait ses devoirs et ses leçons sans tenir compte de la nature des enfants ni des obstacles parfois infranchissables qu'ils opposeraient à l'action de l'Ecole. Et l'éducateur, au lieu de faire son mea-culpa, sévissait et faisait retomber son insuccès sur les enfants comme si l'ingénieur pouvait se contenter de maudire le rocher ou d'apostropher la rivière.
Et nous n'exagérons rien puisque les manuels scolaires qui étaient l'élément essentiel de l'activité des classes étaient réalisés de Paris ou d'ailleurs, pour toute la France. L'instituteur n'avait qu'à s'y conformer. Et quand ça ne marchait pas, il « sévissait » en punissant « les coupables ».
A ce point de notre démonstration, il serait souhaitable que nos jeunes camarades aient lu mon Essai de psychologie sensible pour comprendre les processus véritables de la formation et de l'éducation par expérience tâtonnée. Ils verraient que devoirs et leçons sont 80 fois sur cent inhibiteurs de l'action créatrice et de l'expérimentation sans lesquelles il ne saurait y avoir aucune construction profonde. Il faut à l'origine que l'enfant cherche, travaille, expérimente crée. Notre rôle à nous est de lui permettre au maximum cette fonction de recherche et d'expérience qui est naturelle à tous les individus mais que lécole a parfois détruite chez les enfants de 10 à 13 ans.
Nous devons permettre le travail et l'expérience enfantine en donnant à nos élèves le matériel et les outils de la recherche et de l'expérimentation. C'est pourquoi nous avons tant sacrifié pour créer ce matériel. Et c'est pourquoi aussi nous affirmons toujours que nos techniques sont à la base de matériel de travail. C'est une lapalissade à laquelle les éducateurs ne sont plus, hélas ! naturellement sensibles.
Et puis, il faut nécessairement modifier notre attitude. Au lieu d'éprouver une sorte de malin plaisir à voir l'enfant se tromper et à lui appliquer les sanctions qu'il mérite, aidons-le sans cesse à surmonter les difficultés et à réussir.
La part du maître a cessé chez nous d'être la part du caporal et de l'adjudant, elle est la part de l'homme aidant qui, selon nos méthodes naturelles, opère toujours comme la maman, cette grande aidante.
Et ne craignez pas que vos enfants s'habituent à cette aide et cessent par eux-mêmes tous efforts. S'il s'agit d'un « devoir », l'enfant vous le laissera faire bien volontiers. Mais s'il faut imprimer son texte, dessiner, filicouper ou monter un téléphone, vous verrez l'impatience de l'enfant à se saisir des outils et à partir à fond de train comme le bébé que vous retenez parce qu'il s'aventure témérairement, alors qu'il vacille encore sur ses jambes.
N'ayez pas peur d'aider les enfants. De deux choses l'une : ou bien le travail ne les intéresse pas, et alors ils trouveront autant d'avantages à vous regarder faire qu'à opérer eux-mêmes. Ou bien vous avez su déclencher les activités vraies et l'enfant saura défendre son droit au travail.
Vous devez aider vos élèves pour la mise au point des textes libres. Ils sauront protester si votre apport ne s'inscrit pas totalement dans le cadre de leur effort.
Vous les aiderez pour la réalisation des conférences et des albums, pour le travail scientifique et historique.
Et vous laisserez dire les incompréhensifs qui vous accuseront d'avoir réalisé vous-même ce que vous présentez comme oeuvres d'enfants. Vous leur offrirez de laisser travailler les enfants en leur présence, ou même spectaculairement au cours d'une exposition. Ils jugeront des résultats.
Le problème est relativement simple avec les enfants qui ne sont pas déformés parce qu'ils trouvent tout de suite, ou retrouvent cet appétit de travail et de connaissances, cette soif d'action qu'il nous suffira de nourrir et d'aider. Et c'est pourquoi les expériences d'Ecole Moderne sont plus faciles à l'Ecole maternelle et enfantine et jusqu'au CE.
Mais à partir d'un certain moment les mécanismes soit faussés. La machine ne repart plus normalement. Il ne nous suffit plus de nous rééduquer nous-mêmes, il faut rééduquer nos enfants. A tel point que vous douterez parfois du bien fondé de nos recommandations et que vous serez tentés de reprendre les vieux chemins où vous n'aviez pas à vous poser tant de questions, hormis la question des questions qui est l'insuccès de l'Ecole et son inaptitude à former des hommes.
Au moment où vous vous engagez plus ou moins hardiment dans les Techniques Freinet d'Ecole Moderne, réfléchissez à cette recommandation essentielle. Nous sommes comme le compagnon de travail qui vous introduit dans l'atelier nouveau, qui vous présente et vous décrit les machines, mais qui, chemin faisant s'arrête pour vous donner le résultat de sa longue expérience et vous offrir les conseils majeurs qui vous aideront à votre tour à réussir.
Et le meilleur hommage que rendent à nos efforts nos camarades, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, lorsqu'ils nous disent : grâce à vos techniques, ma classe marche mieux et j'ai, dans tous les domaines, des succès encourageants. Ce qui nous touche c'est lorsque nos adhérents, parfois stoppés ou du moins gênés par la surcharge des classes, nous écrivent : Grâce à vos techniques, je suis redevenu un homme et je me suis repris à aimer mon métier, le plus beau des métiers.
Vous
connaissez l'histoire - qui n'est pas une charge - de cette corvée de cinq hommes et un
caporal qui avaient mission de transporter, à l'autre bout de la cour, un tas de gravier
encombrant.
Il y faut la mise en train, bien sûr, et jamais accélérée car la besogne n'est évidemment pas emballante. Un quart d'heure après, l'équipe est à pied duvre, si l'on peut parler en l'occurrence d'équipe et duvre : un soldat tient les mancherons de la brouette ; il s'assiéra dessus quand il sera fatigué. Un deuxième surveille la roue et s'assiéra dessus pour faire équilibre Et les hommes munis de pelle ? Ils surveillent l'adjudant et, quand celui-ci regarde, hop ! une pelletée de gravier...
« Levez-vous de là, ose un bleu malin. A moi tout seul, jen fais plus que cinq équipes réunies...
-
Il ne s'agit pas de cela, répondent les hommes d'expérience. Nous ne sommes pas dans le
civil et tu n'es pas payé aux pièces. Tu vas déranger tout le monde : les copains
qui n'ont pas envie de travailler, le caporal qui doit nous surveiller ici jusqu'à la
soupe et l'adjudant qui te dira rieusement, quand tu auras fini :
« Recommencez... Ramenez le tas de gravier où il était ! » Quand tu
seras chez toi, tu mettras les bouchées doubles. Ici, on fait du travail de soldat. Ça
n'a ni but ni raison d'être. C'est fait pour embêter les militaires et faire croire aux
contribuables qu'il faut à la caserne une main-duvre abondante et
spécialisée ».
Pourquoi
faut-il, hélas ! que la technique scolaire, rappelle si souvent ce travail de
soldats ? En avons-nous déplacé inutilement de ces tas de gravier dont les manuels
restent bourrés ? En avons-nous fait de ces exercices qui n'ont pour fonction que de
noircir des cahiers et de remplir, avec discipline, les heures désespérantes que rien
n'anime ni ne nourrit ? L'avons-nous
entendue la formule fatidique : A refaire !
Les
soldats et les chansonniers rient de bon cur du transport du gravier, de la corvée
de patates, du nud de cravate ou de la position du calot. Il est vrai que les chefs
pensent peut-être sérieusement que ce sont là des éléments déterminant de la
préparation du soldat à sa fonction de combattant.
On n'a pas encore eu l'idée de chansonner les désespérants exercices de l'Ecole, l'encre rouge dans les cahiers et ce rythme uniforme et lent qui fait qu'une classe marche au pas - physiquement et intellectuellement - dans l'ordre et la discipline, et que pour maintenir cet ordre et cette discipline, elle doit livrer bataille aux enfants trop rapides trop consciencieux, à ceux qui ont trop vite fini leur devoir qu'on ne peut décemment pas faire refaire. Il y a une loi du milieu scolastique. Qui essaie de la violer jette bas tout l'édifice. Vous devez courir ce risque. Examinez loyalement chacune des activités que vous prévoyez pour votre classe. Faites chasse aux travaux de soldat, et si vous y êtes provisoirement
contraint,
sachez que ce ne sont que travaux de soldat, sans but ni résultat.
Galopez,
galopez ! Enthousiasmez vos enfants pour qu'ils aillent toujours plus vite et
toujours plus loin. Il vous suffira de prévoir suffisamment d'activités - et nous en
sommes heureusement riches - pour nourrir le besoin de créer et de réaliser.
Le
travail de soldat, voilà l'ennemi !
Il ne s'agit pas pour nous de donner seulement des conseils théoriques, mais d'entrer tout de suite dans le vif de la pratique.
Quels sont les problèmes que se pose le jeune instituteur, et même l'instituteur qui n'en est plus à ses premières armes, lorsqu'il affronte, en octobre, une nouvelle classe. (Je voudrais citer dans l'ordre de préoccupation. Si je fais erreur ou si j'oublie quelque souci majeur, je serais heureux que les intéressés complètent ou rectifient en m'écrivant).
1 . Comment maintenir la discipline ?
2. Comment faire les leçons en suivant l'horaire et les programmes ?
3. Comment obtenir que les enfants progressent normalement ?
4. Comment faire pour que les parents soient satisfaits ?
5. Comment faire pour que l'Inspecteur soit satisfait ?
6. Subsidiairement : si je pouvais parvenir à une bonne atmosphère dans ma classe et entretenir avec mes élèves des rapports humains ?
Ce sont ces divers points que nous allons examiner maintenant dans notre guide.
TRAVAIL ET DISCIPLINE SONT INTIMEMENT MELÉS
C'est là une opinion moins courante qu'on ne croit.
Les éducateurs qui se sont, au cours des siècles, trouvés en face de masses imposantes et hétéroclites d'enfants, se sont référés, faute d'expérience plus valable, à l'expérience de l'armée qui lui est certainement antérieure, et qui a toujours fait impression.
Or, à l'armée, il y a discipline d'abord, travail ensuite. On s'aligne et on prend le garde-à-vous avant de procéder au maniement d'arme. Et le jeune officier veillait plus autrefois à l'alignement de ses soldats et à leur progression synchronisée qu'aux aménagements tactiques qui permettaient aux combattants de s'adapter aux terrains et de se soustraire aux coups de l'ennemi. Seule l'expérience tragique des deux dernières guerres a incité l'armée à dépasser ce stade pour accéder à des conceptions qui sont, en bien des points, en avance sur les pratiques disciplinaires de l'Ecole.
C'est de cette analogie avec l'armée ancienne formule que relèvent les conseils disciplinaires qu'on pourrait vous donner et sur lesquels vous essayez, toujours maladroitement, de composer votre comportement.
On vous dira : restez sévères et distants, exigez d'être obéis quand vous avez commandé, même si vous avez le sentiment de n'avoir pas raison, silence d'abord, bras croisés, gamme de punitions, piquet ou lignes.
C'est une impasse.
Tu peux, jeune camarade, dans cette voie, obtenir dans ta classe
une bonne discipline militaire, formelle et spectaculaire. Les parents trouveront même
que c'est bien, un maître qui se fait respecter. L'Inspecteur sera peut-être
impressionné. Seulement, même si tu réussis, même si tu obtiens de bonnes notes et de
l'avancement, tu seras toujours malheureux parce que tu te seras trompé de profession et
que tu es ou tu deviens adjudant et non éducateur.
Tu n'auras, ce faisant, aucune des joies supérieures qui nous font aimer un métier qui est pour nous un sacerdoce. Quant à ton influence et ton action sur les élèves, nous sommes suffisamment édifiés par l'influence formatrice et moralisatrice de l'armée.
Si tu veux être un éducateur, suis-nous !
LA DISCIPLINE DU TRAVAIL
Tu
auras remarqué que, aux moments, hélas ! trop rares où les enfants ont trouvé en
classe une activité qui les passionne, tu n'as plus ni à intervenir ni à gronder, ni à
punir. Tu aides et tu entres en plein toi-même dans le circuit travail.
La mode croissante des sports aura fait beaucoup pour
l'établissement de cette nouvelle discipline. Le chef d'une troupe n'est pas celui qui,
de l'extérieur, dirige et commande. Le chef c'est l'as, celui qui, dans l'action,
entraîne tous ses coéquipiers, celui qui est le pivot des victoires et sans lequel la
vie de l'équipe serait difficile.
Nous ne pouvons plus rester à l'écart, crayon ou badine en main
pour noter ou sanctionner les entorses à la discipline. Il nous faut entrer dans la vie
de la classe, y participer, l'animer, devenir celui sans lequel il n'y aurait ni
réussites ni victoires.
C'est cela que nous voudrions t'aider à comprendre et à pratiquer.
Il
y a comme qui dirait une transition. Si tu as toi-même une certaine autorité naturelle,
si tu es habile à dominer sans heurt grave les velléités d'opposition et de
résistance, si ton école est équipée et ordonnée pour un travail efficient, alors tu
peux y aller. Mais si - et c'est le cas de 90% d'entre nous - tu te sens trop marqué par
la discipline que tu as longtemps subie et pratiquée; si ta classe est trop mal équipée
pour que tu puisses accéder sans trop d'accrocs à la discipline du travail, alors il
faut procéder avec précautions, de peur que ton comportement soit considéré comme
inaptitude ou faiblesse et que tu perdes tout de suite des points dangereux dans la lutte
entre maître et élèves qu'il ne t'appartient pas toujours d'éliminer d'autorité.
IL Y A POURTANT QUELQUES CONSEILS PRATIQUES
que nous pourrions te donner et dont nous pourrions d'ailleurs
étudier ensemble l'opportunité.
Car nous ne travaillons pas, hélas ! dans l'idéal. Ces enfants qui arrivent dans notre classe n'ont qu'une préparation contraire à celle que nous voudrions amorcer. Ils sont habitués à être commandés et à esquiver les commandements; ils te regardent en ennemi et attendent tes ordres, pas tant d'ailleurs pour s'y conformer que pour les esquiver.
Que tu le veuilles ou non tu es, au début du moins non avec tes enfants, mais en face d'eux. Et ils sont en face de toi, occupés à scruter tes faiblesses pour essayer de prendre des points dans la lutte qui s'amorce.
UNE DISCIPLINE. NOUVELLE : LA COOPÉRATIVE
Tu ne dois pas te contenter de prendre la suite en espérant te dégager plus tard quand les bonnes habitudes seront prises et ton autorité affermie.
Il vaut mieux montrer dès l'abord qu'on ne s'engagera pas dans cette voie, mais en marquant bien qu'à aucun moment elle ne saurait autoriser le désordre et l'irrespect.
Et
tu expliqueras la solution Coopérative.
Les enfants savent tous plus ou moins ce qu'est la Coopérative ; tu peux, en puisant dans nos diverses publications, leur donner des exemples d'enthousiasmantes réalisations coopératives : journal scolaire, fêtes, jardin coopératif, voyage scolaire, correspondance ; leur expliquer quils peuvent avoir des fonds et les gérer.
Alors ces enfants comprendront qu'il y a vraiment quelque chose de changé et que le problème scolaire se situe désormais sur un autre terrain que celui de la stricte obéissance.
Si tu le peux, fais un geste toi-même, pour montrer que tu entres dans le jeu, sérieusement. Fais don tout de suite à la Coopérative de tout ou partie du jardin de l'Ecole s'il y en a un. Affecte au travail coopératif soit un coin de l'école, soit un couloir ou une pièce adjacente, soit un simple débarras qu'on nettoiera et ordonnera.
La
Coopérative ne doit à aucun moment rester théorique. Elle doit tout de suite
s'organiser.
FAIS NOMMER DES RESPONSABLES
Profite de l'inévitable élan vers la Coopérative pour procéder à un premier transfert - même s'il est partiel et prudent - de l'autorité.
Fais désigner les premiers responsables :
- à la surveillance de la propreté le matin ;
- à la surveillance de la propreté et de l'ordre dans la classe ;
- à l'aménagement du coin coopératif.
Et peut-être même tu feras nommer déjà le président de la Coopérative, en spécifiant bien que cette nomination n'est que provisoire et que se tiendront par la suite des réunions régulières de la Coopérative avec des statuts à préparer et à voter.
Mais ne t'engage pas dans la coopération par le biais formel ou statutaire. Donne d'abord assise et vie à la Coopérative. L'organisation viendra après.
Ton initiative aura beaucoup de succès. Théoriquement tous les enfants seront vite daccord pour cette forme nouvelle de discipline et de travail. Les velléités ne manqueront pas. Qu'elles ne te fassent cependant pas illusion. I1 ne sera pas toujours facile par la suite d'obtenir que responsables ou simples adhérents s'astreignent à la loi Coopérative.
Nous en reparlerons.
Et je te conseille sans retard un geste spectaculaire qui impressionnera tes élèves et leur montrera ton souci réel d'entrer, pratiquement, ,dans une nouvelle voie :
ENLÉVE L'ESTRADE
I1 ne faut certes pas justifier ton geste par un quelconque souci idéologique. Dis tout simplement : Nous n'avons pas assez de place dans notre classe car il va falloir installer des établis et des tables de travail. Cette estrade, même si elle est parfois utile, gêne beaucoup. S'il n'y a que la table ce sera plus simple. Je serai un peu mieux avec vous pour travailler.
L'estrade elle-même va te servir pour une table, et ton équipe se mettra bien vite au travail. Nous ne te conseillons pas de démolir l'estrade comme on le fait dans l'Ecole Buissonnière. Cela pourrait ne pas plaire à tout le monde. Et puis il vaut mieux ne pas toucher au mobilier administratif. Vous lenrichissez seulement en vous dépossédant dune prérogative.
Ne crois pas cependant que la voie coopérative va supprimer toutes les difficultés. Ce serait trop simple.
CEST EN FORGEANT QUON DEVIENT FORGERON
Ce
vieux proverbe artisanal disait bien naguère la nécessité primordiale de mettre
l'apprenti dans le bain du métier, l'enfant et l'adolescent dans le bain de la vie, pour
qu'ils se forment, par l'expérience et la pratique souveraines, aux faits, aux gestes et
au comportement gui orienteront et fixeront leur destinée.
Seule,
l'Ecole s'est, de tous temps, inscrite en faux contre ces sages conseils. « Il est bien
exact, nous dit-elle, qu'en forgeant on devient forgeron. Mais le chemin en est long et
lent, et empirique. Prenez des livres et expliquez, démontrez avec logique, parlez,
dépensez de la salive. Vous ferez l'économie de l'expérience, et vous irez plus vite et
plus loin dans la pratique sure du métier. »
Nous
touchons là au nud vital de la pédagogie, à la bifurcation dangereuse où elle
s'écarte de la vie et se transforme en scolastique. Et c'est à cette bifurcation que
nous devons, nous aussi, choisir et nous orienter.
Loin
de nous la pensée que les livres, le raisonnement logique et la parole éclairée soient
superflus ou inutiles.
Ils
sont la condition du progrès. Mais ils ne doivent entrer en action que lorsque
l'expérience a jeté ses fondations et enfoncé ses racines dans la vie individuelle et
sociale. Et notre rôle, et notre fonction, à ce degré primaire qui conditionne les
constructions ultérieures, ce sera justement d'agir, d'éprouver, de comparer, d'essayer,
d'ajuster; d'essayer et d'ajuster non seulement des matériaux bruts ou des pièces plus
ou moins usinées, mais des éléments de création et de vie.
Cette
philosophie ne nous est point personnelle. Elle est celle de tous les sages dont nous
pourrions invoquer les témoignages. Et ce n'est peut-être bien que la technique qui
bifurque, justifiée a posteriori par tous ceux qui, directement ou indirectement, en
tirent avantage.
Mais
pour forger, il faut au forgeron non point de la salive et de la logique abstraite, mais
une enclume, des marteaux, des tenailles et du feu. Et il faut savoir les manier, ce gui
est tout aussi délicat que de manier des principes et des hypothèses.
Si,
à cette bifurcation, nous voulons substituer à l'Ecole du verbiage, l'Ecole du travail,
si nous voulons apprendre à forger en forgeant, il nous faut rechercher, créer et
fabriquer les outils de travail à la mesure de nos besoins et de nos possibilités; il
nous faut apprendre ou réapprendre à nous en servir dans les multiples incidences des
vies gui nous sont confiées. Et nous n'oublierons point la grande chaleur et
l'illumination du foyer à entretenir et à activer parce qu'il rend malléable tout
métal et donne aux objets la forme éminente que l'homme a modelée.
Car
ni la pensée, ni le sentiment, ni l'exigence sociale, ni la logique, ni l'art ne seront
absents de ce chantier généreux où, en forgeant, se prépareront les forgerons
conscients de l'avenir.
Transformer,
techniquement, l'Ecole de la salive et de l'explication, en intelligent et souple chantier
de travail.
Voilà
la besogne urgente des éducateurs.
Il
ne nous est pas possible de donner dans ce rapport tous détails sur cette organisation.
Nous nen donnerons quun schéma, en laissant aux personnes intéressées le
soin de compléter leur documentation par la lecture des livres et brochures spécialisés
en vente à lEcole Moderne, à Cannes (voir bibliographie et tout
spécialement : Les Techniques Freinet de lEcole Moderne.)
Nous ne reviendrons pas sur la reconsidération de la lecture et de l'écriture. C'est par cette technique, telle que nous l'avons décrite, que peut commencer une reconsidération qui, à ce niveau, est simple et efficace.
L'enfant, nous l'avons vu, est intéressé, parfois enthousiasmé par la pratique du Texte Libre, du journal et des échanges. Désormais il n'est plus passif. Son esprit s'est ouvert. Il veut lire d'autres textes. Il veut connaître et pose de multiples questions. Il faut éviter à tout prix de refouler ce besoin naturel et cette soif. Il faut au contraire les nourrir en ouvrant autour des textes mis en valeur toutes les pistes prometteuses, même si nous ne pouvons pas toujours les explorer.
C'est ce que nous appelons l'exploitation pédagogique de nos complexes d'intérêts.
Les questions se posent chez nous :
- par le Texte libre ; mais ce serait cependant une erreur de croire que le texte libre doit être la seule source de manifestations de ces questions et des intérêts qu'elle révèle ;
- par l'habitude que prennent les enfants d'amener à l'Ecole ce qu'un certain nombre de nos classes appellent les glanes : documents familiaux trouvés dans un grenier, plerre préhistorique, oiseaux tués, conversation des parents, journal quotidien et radio, etc. ;
- par les enquêtes menées par la classe : historiques, préhistoriques, scientifiques, géographiques ;
- par les journaux et les lettres des correspondants ;
- par les échanges d'élèves.
L'Ecole traditionnelle est indigente et morte et le rôle de l'instituteur est de stimuler les énergies défaillantes et la curiosité d'enfants qui semblent ne penser à rien et ne rien désirer. Cet état d'indigence n'est que la conséquence de méthodes scolaires contre nature.
Nous, nous sommes trop riches. Il nous faut ordonner cette richesse, car il n'est pas possible de répondre toujours aux demandes des enfants au moment même où elles sont formulées.
Nous organisons le travail.
Il arrive que le texte choisi est si actuel et si passionnant, si accaparant, qu'il occupe tous les rayons de notre activité.
Nos élèves en excursion ont découvert une hache préhistorique. Pendant plusieurs jours on ne parlera que préhistoire dans la classe :
- il faudra dessiner et décrire la hache et donner toutes explications aux correspondants ;
- nous raconterons, en textes à imprimer ou à polycopier, l'excursion et la trouvaille ;
- nous chercherons les documents correspondants, nous écrirons aux directeurs de Musées ;
- nous étudierons l'évolution des outils à travers les âges, la nature des pierres servant à la taille, la technique de la pierre taillée, etc.
Il s'agit là, on le voit, d'une activité tout à fait comparable à celle des adultes et qui comporte de: études très sérieuses et très poussées en préhistoire histoire, sciences, calcul, géographie, art, etc.
De telles journées sont à 100 % exaltantes. Elles sont des modèles de ce que nous vaudra un jour notre pédagogie de travail. Elles plongent maîtres et élèves dans une atmosphère de fervente collaboration qui donne un tonus inoubliable à notre pédagogie.
I1
suffit de quelques journées semblables au cour de l'année scolaire pour transformer
notre mutuel comportement.
LE PLAN DE TRAVAIL
Mais une telle mobilisation des intérêts et des énergies reste malgré tout exceptionnelle. La plupart du temps nous aurons à répondre à un autre rythme aux sollicitations qui nous viennent de nos élèves.
Nous avons de bons ouvriers, la matière à travailler ne manque pas. Tout comme les adultes nous organisons notre plan de travail valable pour une semaine. Chaque élève a son plan sur lequel il inscrit les travaux à faire pour les diverses disciplines.
Seulement il s'agit là, non d'études scolastiques, mais de véritable travail pour lequel nous utilisons des outils nouveaux qui sont :
- le Fichier Scolaire Coopératif ;
- la collection Bibliothèque de Travail (près de 1000 actuellement) ;
- les vues fixes ;
- les disques ;
- les boîtes de travail scientifique.
Nous détaillons les normes de ce travail nouveau, sans manuels scolaires, dans nos divers livres et brochures auxquels nous renvoyons le lecteur.
Que de telles techniques de travail, comparables d'ailleurs aux techniques de travail des adultes, soient particulièrement aptes à former des hommes conscients de leurs droits et de leurs devoirs, cela ne fait aucun doute.
Les techniques Freinet sont un incontestable progrès pédagogique.
LES TECHNIQUES FREINET COUTENT MOINS CHER
QUE LES METHODES TRADITIONNELLES ET RENDENT DAVANTAGE.
Mais ces réalisations sont-elles vraiment à la mesure de la masse des écoles populaires ? L'achat du matériel nécessaire n'est-il pas au-delà des possibilités financières de certains Etats ?
Nous prouvons au contraire que la méthode des manuels se présente comme un scandaleux gaspillage de fonds et d'énergie et que les Techniques Freinet lui sont, financièrement parlant, incontestablement préférables.
Selon la pratique des manuels tous les enfants d'une classe doivent avoir les mêmes livres. Le travail tel qu'il est prévu ne saurait fonctionner autrement.
Pour
une classe moyenne, Cours Moyen de 35 élèves, il faudra donc (prix pour lannée
scolaire 1957-1958) :
35 livres de lecture à 400 fr. environ .......... . 14 000
35 livres de grammaire vocabulaire à 300 fr. .. 10 500
35 manuels d'histoire à 400 fr. . 10 000
35 manuels de géographie à 600.fr................. ..21 000
35 manuels de sciences à 400 fr. . .14 000
35 manuels de calcul à 30° fr. ................ 10 500
84 000
sans compter quelques manuels accessoires.
Ce total de 84 000 fr. de manuels est certainement au-dessous de la réalité. L'édition des manuels ne serait pas si florissante s'il n'en était ainsi.
Et pour cette dépense de 84 000 f, la classe ne dispose au total que de 6 livres qui reviennent donc à 14 000 f chacun.
Actuellement
on peut se baser sur :
35
livres delecture à 10 F
..350
35
livres de grammaire à 10 F
.350
35
manuels dhistoire à 9 F
..315
35
manuels de géographie à 9 F
..315
35
manuels de sciences à 9 F
315
35
manuels de calcul à 9 F
315
________
1960
Nous préconisons un meilleur emploi de ces fonds par une utilisation plus rationnelle doutils de travail plus adéquats.
Ces outils de travail seront :
1 matériel dimprimerie à lEcole valant en moyenne 25 000
1 jeu de fichiers auto-correctifs 6 000
1 limographe 10 000
1 fichier scolaire coopératif 1 500
1
collection complète BT
20 000
62 500 (prix de 1957-1958)
Actuellemtn
on peut se baser sur :
1
matériel dimprimerie
à lEcole valant en moyenne
490
1
jeu de fichiers auto-correctifs
70
1
limographe
140
1
fichier scolaire coopératif
30
1
collection complète BT
730
1460
Mais ce matériel collectif servira pendant 10 ans. Il peut être acquis progressivement.
La dépense pour ce matériel sera donc de 6250 fr. par an. Ajoutons un certain chiffre de dépenses à prévoir pour le fonctionnement en cours d'année de l'imprimerie et du limographe, pour la tenue à jour de la documentation ......... 20 000 fr.
La dépense totale pour l'année sera donc d'environ 26 250 fr. au lieu de 84 000, soit le tiers.
Nous ajoutons enfin que, à l'expérience, l'édition d'un journal scolaire est souvent une source de recettes et parfois même de bénéfices. Le journal, si sa publication et sa diffusion en sont bien comprises, devient une sorte de Bulletin de liaison entre l'Ecole et la famille, l'Ecole et le village ou le quartier. Il arrive assez souvent que le montant des abonnements paie tous les frais.
Enfin une telle organisation du travail suppose un fonctionnement coopératif de nos classes. Et la coopération scolaire permet encore un meilleur rendement des fonds engagés.
LA PRATIQUE DES TECHNIQUES FREINET EST PLUS SIMPLE QUE LA PRATIQUE
DES MÉTHODES TRADITIONNELLES
Il est courant de dire que la pratique des Techniques Freinet
n'est pas à la portée de n'importe quel éducateur, qu'il y faut une grande
compréhension des enfants, un sens inné de la pédagogie, et un dévouement qui frise
l'apostolat. Ce qui reviendrait à dire que les Techniques Freinet ne seront jamais
valables que pour une élite.
II est exact que les Techniques Freinet supposent un outillage
particulier auquel les éducateurs doivent être initiés. Et cette initiation, simple
pour qui n'a pas été déformé, devient presque impossible pour les instituteurs
terriblement marqués par des pratiques qu'ils ont longuement subies avant de les utiliser
à leur tour. Dans tous les pays de vieille pédagogie, les éducateurs ont tendance à
utiliser nos techniques avec leur esprit traditionaliste, ce qui est loin de compte.
L'imitation elle-même, dans les Ecoles Normales est souvent dangereusement faussée.
Mais il nous serait facile par contre de prouver qu'un jeune
instituteur sera beaucoup plus vite initié aux Techniques Freinet qu'aux autres méthodes
et qu'il y réussira personnellement beaucoup mieux.
Pour ce qui concerne l'importance et la qualité du travail il
n'y a pas de commune mesure. A l'Ecole traditionnelle l'instituteur attend qu'on sorte.
Les heures sont si longues que quelques heures complémentaires seraient parfois
impossibles. Par nos techniques l'instituteur s'intéresse à son travail, il obtiendra de
meilleurs résultats avec moins de peine et notamment avec une dépense nerveuse beaucoup
moins dangereuse.
QUELLE SERA LA PART
DES TECHNIQUES AUDIOVISUELLES DANS CETTE PÉDAGOGIE ?
On pourra se demander la part qui reviendrait dans notre pédagogie aux techniques audiovisuelles dont on fait si grand cas dans certains enseignements de base.
L'acquisition de connaissances, l'information, sous quelque biais qu'elles se présentent, ne sont qu'un aspect de la culture, et non l'aspect majeur. Connaissances et informations ne sont enrichissantes que si elles sont intégrées dans un système de pensée, d'action et de vie, logique et humain.
Les techniques audiovisuelles ont tendance à enfler démesurément cet aspect connaissances, sans tenir suffisamment compte de la formation des individus, de leur équilibre, de l'expérience à la base qui est le fondement de notre culture.
Dans notre pédagogie, les techniques audiovisuelles ne sauraient être qu'un complément pour la documentation, tout comme Ie Fichier Scolaire Coopératif ou les Bibliothèques de Travail (BT).
Sans négliger aucune des possibilités que la science met de nos jours à notre disposition, nous devons revenir sans cesse, longuement et minutieusement aux fondations qui ne se font jamais par l'image ou le discours mais par l'expérience et l'action. La culture à venir dépend de la solidité de ces fondations. Qui n'en est pas muni pourra en vain être riche de connaissances verbales, auditives ou visuelles. Il n'aura ni la logique, ni la vraie science, ni la sagesse qui sont la marque éminente de l'homme.
Ce sont ces vertus préalables que nos techniques permettent d'atteindre. Sur de telles bases il sera possible alors de monter des murs et une toiture qui défieront l'adversité.
Alors, notre Ecole remplira son rôle primaire.
EN CONCLUSION
Nous croyons avoir fait la preuve que :
- les Techniques Freinet sont particulièrement efficientes pour les vraies fonctions d'éducation ;
- l'organisation d'un système scolaire avec les Techniques Freinet est moins onéreuse qu' une installation avec les techniques traditionnelles ;
- les Techniques Freinet sont particulièrement simples, donc à la portée de tous.
Pour toutes ces raisons :
- les Nations qui cherchent à moderniser leur enseignement devront s'orienter vers les Techniques Freinet ;
- les Nations qui organisent leur enseignement ont tout intérêt à s'équiper pour les Techniques Freinet.
Je
posais un jour la question : « LEcole sera-t-elle un temple ou
chantier ? »
Pourvu
qu'elle ne reste pas caserne !
La
caserne : avec ses vastes bâtiments uniformes regardant tous la même cour, lieu
commun des corvées et des revues, avec ses escaliers et ses couloirs, avec sa
promiscuité et ses servitudes. La caserne : avec son atmosphère particulière qui
fait que la caserne, ce n'est pas la vie, quon ne sy conduit point comme dans
la vie, quon y respecte cette autre loi du milieu tout entière axée sur le soucis
de tromper lautorité, d'esquiver et de minimiser les corvées, de tuer le temps en
comptant les jours comme lécolier compte les heures « avant quon
sorte » !
La
caserne ! C'est là quon apprend si lEcole ne vous l'a pas déjà
enseigné - à tenir une pomme de terre en mains pendant un temps record, en surveillant
du coin de lil le caporal de service.
C'est
là qu'on apprend à manuvrer pelle et brouette au ralenti, à s'asseoir sur les
bras de la brouette, en une position qui permet de redémarrer immédiatement si
ladjudant vous regarde ; à tenir la pelle à demi pleine, mais sans la
soulever, geste suspendu prêt à repartir lautorité devient menaçante. Le secret
nest point ici de transporter le tas de pierres, il est, au contraire, de ne pas le
transporter en faisant semblant de travailler ; il est de faire durer la corvée avec
le minimum d'efficience, puisque la corvée elle-même n'a aucun sens: elle est corvée et
non travail. L'adjudant vous a dit : « Charriez ce tas de pierres à l'autre
bout de la cour ! » Il a dit cela parce qu'il faut bien qu'il occupe ses
soldats, même s'il ny a rien à faire d' utile. Et si, par une impossible
inobservance de la loi du milieu, les soldats s'avisaient d'en mettre un coup, pour avoir
plus vite fini, l'adjudant saurait bien les en décourager à jamais :
-
Vous avez déjà fini ! Vous avez transporté tout le tas de pierres !...
Bon ! Bon ! Eh bien ! écoutez, avant la soupe, vous allez ramener ce tas
de pierres à sa place première !...
Cela
s'appelle du travail de caserne, dans une atmosphère de caserne et de corvée, avec un
rendement parfois négatif, ou de 1%, ou parfois, par erreur, de 10%.
Si
l'Ecole, jusqu'à ce jour, a si peu rendu, quand le résultat n'était pas négatif, ne
serait-ce pas parce qu'elle est restée caserne et qu'elle n'a pas su accéder à la
dignité de chantier ?
Nous
ferons notre utile mea-culpa.
Faut-il employer intégralement les techniques Freinet ?
Ou, au contraire, peut-on procéder progressivement, au gré des possibilités et des besoins, et par quelles techniques, par quel matériel commencer.
Nous voulons insister quelque peu sur cette question de « démarrage » qui a été traitée déjà bien souvent, par nous-mêmes et par d'autres camarades, et qui reste, nous nous en rendons compte, le thème essentiel des soucis de nos groupes départementaux.
Il est bien exact qu'il n'y a pas une méthode Freinet, c'est-à-dire un ensemble de prescriptions que vous devez suivre de A jusqu'à Z, en vous référant à un manuel ou à un bréviaire, avec une progression réglée d'avance, et valable apparemment dans tous les milieux, dans toutes les classes, avec tous les maîtres.
Une telle méthode pouvait être employée tant que l'enseignement restait exclusivement verbal et « intellectuel », indépendant de la vie des enfants et du maître, tirant l'essentiel de son prestige, comme les religions, de sa position au-dessus de la mêlée, hors des contingences trop matérielles et matérialistes de notre commun comportement.
Mais, si nous voulons - et nous ne sommes plus seuls aujourd'hui à l'affirmer et à prouver la nécessité d'une telle démarche - si nous voulons partir de la base, de l'expérience des enfants dans leur milieu, des besoins essentiels des enfants et des maîtres dans leur recherche élémentaire d'une culture accrochée à l'être et influençant et orientant son évolution et ses actions, alors, il nous faut nous-mêmes plonger d'abord dans le milieu, selon des techniques qui s'adaptent évidemment à ce milieu, variables d'une classe à l'autre, d'un maître à l'autre, qui ne seront pas à Paris ce qu'elles sont en Bretagne ou en Provence, qui ne se développent pas en janvier comme elles le feront en mai.
C'est un souci qui apparaîtrait élémentaire aux parents et aux éducateurs, si nous n'avions pas été déformés, nous, par cette croyance à la culture qui tombe d'en haut et qu'il suffit de cueillir dans les livres.
Seulement, ce souci d'adaptation porte en lui son efficience mais aussi ses tares pratiques ; il laisse à la part du maître une trop grande place ; il suppose des conseils, des directives, un processus solide et efficient de travail. C'est tout le problème de la réorganisation et de la modernisation de l'Ecole, c'est le problème de la réadaptation des maîtres qui est brutalement posé : Comment faire ? Comment commencer ? Comment procéder en telle et telle circonstance ?
Le problème apparaîtrait bien vite comme insoluble si nous n' étions pas en mesure de donner aux éducateurs conscients de la nécessité de cette modernisation un fil d'Ariane qui leur permettra de trouver eux-mêmes, dans les circonstances qui leur sont évidemment particulières, les solutions les meilleures.
C'est ce fil d'Ariane que nous allons essayer de vous donner.
Et c'est aux jeunes que nous nous adressons alors. Naguère, dans les groupes départementaux, les camarades rompus à nos techniques, et qui possèdent le secret de ce fil d'Ariane, vous réunissaient pour vous vanter les secrets de cet esprit Ecole Moderne qui fait briller dans nos classes un peu de soleil.
Le difficile, c'était évidemment de faire briller le soleil.
C'est pour essayer d'assister à la naissance de cet esprit Ecole Moderne que vous vous êtes réunis alors dans les classes où le maître cherchait encore, comme vous, où naissaient seulement quelques éclaircies, .que les nuages de la scolastique masquaient aussitôt. Mais mieux vaut, pensez-vous, une éclaircie à notre portée qu'une aurore dont nous ne verrons pas l'éclat dans nos classes.
Et vous avez raison.
Mais, je vois un grave danger, et un manque de sagesse, dans ce souci de suivre les conseils de celui qui toujours improvise et d'aller visiter de préférence les écoles de camarades qui cherchent et trébuchent comme vous, sous le prétexte que leurs découvertes vous seront plus directement accessibles. Je crains que vous partiez à la recherche des trucs, des petits procédés, que les instituteurs se passent de l'un à l'autre depuis toujours, que vous amélioriez, de ce fait, quelque peu votre métier - tout effort en commun est toujours un enrichissement - mais que vous ne parvenez pas, pour autant, à « faire briller le soleil ».
Je reprendrai mon exemple familier. Vous vous réunissez pour examiner le détail de la bicyclette, pour en voir fonctionner les pignons et les changements de vitesse, et vous trouvez qu'il est un peu fou celui qui, négligeant ces observations de base, enfourche le vélo et s'élance, même s'il doit parfois comme tous les débutants, s'échouer dans les buissons du talus. Cela n'a jamais empêché un bicycliste de remonter sur son vélo.
Ce bicycliste aventureux, c'est le camarade plus ou moins chevronné, qui ne saura peut-être pas vous dire, avec suffisamment de détails, comment il a actionné pignons et changements de vitesse, mais qui vous montre comment il a fait briller le soleil, et qui vous dit : « Faites comme moi, ce n'est pas plus difficile que ça !... »
Après ce premier conseil, qui tend à vous garder du truc, et à rechercher l'esprit, la technique qui fait briller le soleil, nous allons cependant essayer de vous donner des conseils pratiques.
Oui, il faut redire toujours la nécessité primordiale de l'outil, et donc la nécessité, aussi, de savoir s'en servir pour les fins qui sont inscrites dans la ligne de nos techniques. Mais je dis en même temps, et avec autant de dramatique insistance, la nécessité pour l'ouvrier de dépasser tout de suite le stade de la mécanique formelle et de ne pas négliger les forces puissantes qui ne demandent qu' à être employées, qu'il ne faut ni stopper ni inverser, ce courant qui est là, à notre disposition, pourvu que nous sachions abaisser les bonnes manettes et établir les contacts sans lesquels notre atelier restera morne et primaire.
C'est difficile !
Si ce n'était pas, effectivement, terriblement difficile, on ne nous aurait pas attendu pour en montrer l'urgence et pour s'appliquer à résoudre les problèmes majeurs de notre école, qui restent hélas ! posés, et auxquels nous nous employons depuis tant et tant d'années.
Nous connaissons tous les normes du travail scolastique. Nous y
avons été soumis pendant toute notre jeunesse et nombreux sont encore les maîtres qui
s'y conforment scrupuleusement. Elles sont dominées par le processus leçon du maître,
en conformité avec le manuel scolaire qui donne les explications si nécessaires, les
résumés à mémoriser, les exercices à faire. On peut même dire qu'actuellement le
manuel scolaire est le véritable maître, l'instituteur n'en étant souvent que le
moniteur et le serviteur.
Le déroulement des leçons est réglé par l'emploi du temps :
morale, lecture, vocabulaire, grammaire, calcul, histoire, géographie, sciences.
C'est apparemment simple. Les manuels sont tous, bien
présentés : ils suivent une progression qu'on dit être celle de la pensée et des
acquisitions des enfants ; les parents peuvent suivre ces progrès qui mènent
normalement aux examens.
II n'y a qu'un hic dans le mécanisme mais il est de
taille : il n'intéresse pas l'enfant qui n'en sent ni la motivation ni le but et
qui, de ce fait reste passif. Il n a pas soif. Oh ! je sais bien, pour certains
inspecteurs ou parents, pour quelques maîtres aussi cela n'a pas d'importance : s'il
n'a pas soif il n'a qu'à boire quand même, la soif viendra ! Où irions-nous s'il
ne fallait faire faire aux enfants que ce qui leur plaît ! La vie sera autrement
exigeante !
On dit cela, quand on n'a pas la responsabilité des enfants.
Les choses changent quand on est tout le jour, là, au milieu de la classe, qu'il faut
s'acharner à faire lire des élèves qui devraient apprendre d'abord à penser et à
s'exprimer ; quand on doit faire apprendre par cur les définitions et les
règles de grammaire à des élèves dont la mémoire infidèle trahit la bonne
volonté ; lorsqu'il faut faire comprendre le calcul ; et enseigner une histoire
qui plane à cent lieues au-dessus des enfants ; étudier encore et toujours les
leçons de sciences alors que la vie solliciterait en permanence le besoin dobserver
et d'expérimenter les enfants.
I1 y a maldonne. Le restaurateur avait une bonne clientèle,
mais ce qu'il lui offre, pompeusement catalogué sur le menu, est en réalité peu
appétissant. Nul n'en veut.
I1 y a bien sûr, deux solutions possibles : améliorer le
menu, soigner les plats ; améliorer l'atmosphère et le climat du restaurant pour
redonner appétit et satisfaire cet appétit. C'est ce que nous essayons de faire à
l'Ecole Moderne.
Il y a la solution que nul n'adopte dans la vie, car elle ferait
fuir le client : obliger l'enfant à ingurgiter ce qui ne lui plaît pas et prévoir
s'il le faut, comme dans les sociétés bien policées, toute une gamme de punitions pour
rendre efficace cette obligation.
Le procès de cette scolastique, obligatoirement assortie de son
corollaire les punitions, semblait définitivement jugé. Et voilà que la tentative
réactionnaire du par cur nous oblige à reprendre la campagne pour dénoncer une
pédagogie qui n'a plus pour elle que la tradition et l'autorité.
Or, le système de remplacement est tout prêt. Notre pédagogie
a maintenant son matériel, ses techniques, sa tradition et ses normes. Bien sûr l'
Uniprix ne ressemble pas à la boutique artisanale. Il surprend peut-être au début, mais
peu à peu une forme de commerce mieux à la portée des clients gagne la partie.
Ce sont ces normes que je voudrais rappeler en ce début
d'année tout spécialement à nos jeunes camarades en disant comment fonctionne la grande
classe de l'Ecole Freinet. Elle n'est pas un modèle mais un prototype dont vous pouvez
vous inspirer pour prévoir d'autres normes de travail.
Nous disons d'abord que nous avons totalement supprimé les
leçons magistrales. Nous dirons comment nous les faisons a posteriori. Nous avons
supprimé de même les devoirs qui ne sont que devoirs, c'est-à-dire travaux à faire par
obligation scolaire. Nous motivons au maximum toute notre activité.
Le matin, pour ouvrir la journée, chant : quelques enfants
désignés d'avance chantent, parfois une chanson de leur invention, ensuite chant choral.
A 8 h 30, entrée en classe.
Les enfants ont devant eux une feuille blanche 21 x 27 pour
dessiner. Nous employons, par économie, toutes les feuilles, même imprimées d'un côté
dont nous pouvons disposer. Deux enfants désignés d'avance viennent lire à leurs
camarades une page, ou un poème préparés. Pendant ce temps, les autres élèves
dessinent librement. Ils peuvent écouter tout en dessinant, mais nous ne leur faisons pas
l'obligation de se mettre dans l'attitude de celui qui écoute. Quelques élèves qui ont
un événement tout récent à raconter écrivent leur texte libre.
Cela dure dix minutes environ. On ramasse les dessins. On
demande aux élèves de choisir rapidement les deux dessins à retenir. Ces deux dessins,
au besoin complétés dans la journée seront incorporés dans le Livre de Vie de la
classe.
Qu'est-ce que ce Livre de Vie de la classe que nous vous
recommandons à tous ?
Prenez une plaque de contre-plaqué 23 x 30, une feuille
cartonnée de mêmes dimensions. Percez dans chaque, deux trous à l'écartement standard
du perforateur. Achetez deux boulons longs de 3 à 4 cm qui réuniront les deux pièces de
votre couverture.
Vous avez ainsi une reliure dans laquelle vous placerez au jour
le jour : les beaux dessins, le texte imprimé, illustré si possible, les meilleurs
textes libres non imprimés, des comptes rendus d'observations et dexpériences. Au
bout de quelques mois, le Livre de vie est plein : on le détache de la reliure et on
le porte à un imprimeur qui, de deux coups d'agrafeuse en fait un beau recueil, ou bien
on relie soi-même.
Le Livre de Vie est disponible pour une nouvelle série.
Il est 8 h 45 environ. Nous abordons tout de suite le texte
libre. Mais le texte libre est supprimé le lundi. Il est remplacé par Notre vie, texte
que nous rédigeons en commun, qui passe en revue l'activité et la vie de la semaine qui
vient de se terminer et qui prépare les projets pour la semaine qui commence.
La page de « Notre vie » sert chez nous de page de
correspondance avec les parents.
Le samedi est parfois consacré à l'examen définitif des plans
de travail. Dans la pratique nous avons régulièrement trois textes libres par semaine,
plus la page du lundi.
Le responsable va au tableau et inscrit le nom des élèves qui
ont un texte à présenter. Puis chacun vient lire son texte. On passe au vote : le
texte est désigné.
On le met au point au tableau. Nous redirons dans un prochain
article quelle peut être la part du maître pour la préparation de ces textes.
Chemin faisant on cherche des mots sur le dictionnaire, on fait
des observations orthographiques grammaticales et syntaxiques. Puis on passe à la Chasse
aux mots, c'est-à-dire vocabulaire sur les thèmes suscités par le texte, et grammaire.
On répartit les lignes à composer. La première équipe se met
au travail.
A ce moment-là commence le travail complexe : deux ou trois
enfants sont à la table d'imprimerie, d'autres lisent le texte à tour de rôle, tous
copient et font le travail de grammaire. Ceux qui ont terminé avant les autres vont se
mettre à leur plan de travail individuel. Toute cette activité nous mène aux environs
de 10 h 15 à 10 h 30. Nous aurons ensuite une demi-heure de calcul vivant et d'exercices
divers de calcul. Il nous restera à nous 30 à 45 minutes de travail libre selon le plan.
Nous insistons sur le fait que cette première partie de la
classe est à la portée de tous, qu'elle répond aux exigences des programmes et des
horaires. Il suffit d'indiquer : français, rédaction, lecture, vocabulaire,
grammaire. Si même vous n'allez pas plus loin, si vous êtes encore dans l'obligation
d'avoir recours au manuel pour le calcul, l'histoire, la géographie ou les sciences, vous
n'en aurez pas moins réalisé dans votre classe une portion notable d'Ecole Moderne. Vous
irez plus loin par la suite.
Voici pour ce qui nous concerne l'emploi de la deuxième partie
de la journée :
Nous avons une sorte d'école à mi-temps. De 14h à 16 h,
activités multiples dans le cadre du plan : télévision scolaire, peinture, découpages,
travaux d'atelier, maquettes, jardinage, etc.
De 17 h à 19 h la classe reprend avec : de 17 h à 18 h :
travail libre selon le plan, tirage du texte, lettres aux correspondants, etc.
De 18 h à 18 h 30, comptes rendus des travaux effectués.
De 18 h 30 à 19 h, conférences.
En quoi les écoles ordinaires peuvent-elles profiter de notre
expérience ? Elles peuvent préparer :
-
de 13 h 30 à 14 h 30 : activités
libres conformément au plan ;
-
de 14 h 30à 15 h 30 : eçons a
posteriori après études et recherches conformément au plan ;
-
de 1 h 3o à 16 h 30 :comme ci-dessus
à l'Ecole Freinet.
Essayez ce nouvel horaire et cette forme de travail, de façon
que vous puissiez établir pour cette nouvelle école des normes acceptables pour tous et
définitives.
Linspecteur a examiné les cahiers : lécriture y est soignée, les traits rigoureusement tirés à la règle, les exercices abondamment décorés dencre rouge aux mentions traditionnelles.
Et lInspecteur satisfait a conclu : « les résultats sont là ! ».
Il na pas demandé à voir les élèves et la classe au travail. Ça ne lintéresse pas : les cahiers lui suffisent.
Formation morale et civique des écoliers, sens mathématique et scientifique des futurs chercheurs dont la France a besoin, sens historique qui permet de tirer du passé les enseignements qui orientent le présent et préparent lavenir, sens géographique, sens artistique, aptitudes créatrices, audace et liberté connais pas ! Les dictées préalablement préparées donnent lillusion dun niveau avantageux ; les problèmes sans ratures parce que copiés au tableau sur directives du maître motivent lappréciation favorable.
Les Instructions ministérielles disent la primauté dune formation sans laquelle la fausse science de lEcole ne serait plus quune ruine de l'âme. Monsieur l'Inspecteur les ignore. Il contrôle les cahiers. Et l'instituteur soigne les cahiers. Et les cahiers sont rois. Et le père subjugué ne dira pas à son fils : « Quas-tu fait de ta journée ? Quas-tu construit ? Qu'as-tu produit ? » mais : « Montre-moi ton cahier ! »
Du haut en bas de l'échelle, on s'accommode de ce dangereux mensonge : les résultats sont là !
Le problème est désormais posé.
Comme nous le redisons sans cesse, l'existence en pédagogie, et à une grande échelle, de nos classes-témoins dont on peut aujourd'hui apprécier les résultats, contribue à généraliser l'opinion qu'une autre forme d'école est possible.
La méthode scolastique n'est plus tabou. La rénovation est en marche.
Mais cette rénovation ne peut se faire que progressivement, à mesure que pénètrent dans les classes les nouveaux outils de travail, laborieusement et expérimentalement mis au point, à mesure aussi que s'initient et s'adaptent les ouvriers à rééduquer.
Pendant longtemps encore, les éducateurs se trouveront dans la situation du paysan qui sent la nécessité de moderniser son équipement et son outillage, mais lui, pour des raisons diverses - et valables - (frais d'achat élevés, manque de place, préparation technique insuffisante) n'a transformé encore qu'un secteur plus ou moins important de son activité. Pour les autres travaux, force lui est d'avoir encore recours aux outils et aux pratiques traditionnels. Mais l'existence de ce double secteur ne ralentira pas ces progrès si l'intéressé a conscience de l'insuffisance des vieux outils et s'il parcourt avec intérêt expositions et catalogues... « Quand j'aurai ce tracteur, ou cette moissonneuse ! »
Il suffit, en attendant, que le double secteur, permette au paysan un rendement meilleur que les techniques désuètes.
Même avec le double secteur en pédagogie, nous dépassons, et de beaucoup, les résultats de l'ancienne école. C'est cette supériorité flagrante, et aujourd'hui incontestable, qui justifie le succès croissant de nos techniques.
Supériorité pour l'enseignement du Français où nous pouvons déjà n'avoir recours aux manuels, aux devoirs et aux leçons que très accidentellement. Le secteur modernisé nous offre : expression libre, journal scolaire, échanges de correspondances, comptes rendus et conférences, lecture des livres et revues classés dans une bibliothèque de travail qui comporte, outre nos 400 BT reliées dans nos classeurs spéciaux, des livres et des manuels dans lesquels nous avons noté les lectures et les documents à la portée des enfants.
Supériorité pour l'enseignement de l'Histoire : I1 n'est d'ailleurs pas difficile de faire mieux en ce domaine, que la méthode traditionnelle. Il est à peine utile de rappeler que, au premier degré surtout, les manuels en usage n'apportent qu'un agglomérat indigeste d'éléments auxquels l'enfant ne peut absolument rien comprendre. Il nous suffirait de prendre au hasard, pour le prouver, n'importe quelle page de n'importe quel manuel, même récent.
Pour
nos techniques, même non totalement employées, nous faisons du travail en profondeur
avec nos recherches historiques et préhistoriques, l'école du milieu, l'histoire de la
civilisation, grâce aux éléments simples de nos BT et de notre fichier, aux découpages
et aux dioramas, avec, comme guides les brochures de Lobjois : la Recherche
préhistorique, et celles de Deléam : la Recherche historique et la
Connaissance du passé.
En fin d'année d'ailleurs, quand sera terminée la série de brochures de Deléam, nous réaliserons, avec notre centaine de BT d'histoire ; un Cours d'Histoire qui sera un véritable événement pédagogique.
Supériorité dans l'étude de la Géographie pour laquelle les manuels apparaissent ce qu'ils sont : des outils démodés qui grattent à peine la terre alors que nous pouvons aujourd'hui, avec nos nombreuses BT, avec les belles collections photographiques à classer dans le fichier, avec les nombreux documents à tirer des diverses revues illustrées, avec les maquettes et plans, réaliser un enseignement vivant et efficient de cette discipline.
Nous avons pour cela, à notre disposition : le Fichier Scolaire Coopératif (format 21 x 27) où nous classons les collections de vues et les nombreuses photos que nous découpons, pour les coller sur carton, dans la revue du Touring-Club, la Vie du Rail et tant d'autres.
Le cinéma, la télévision, les vues fixes, sont évidemment des compléments précieux de cet enseignement.
La technique de cette étude n'a cependant pas encore été suffisamment précisée. Dès que nous aurons à l'école Freinet les trois éducateurs qui doivent y être nommés, nous tâcherons de nous y appliquer.
La modernisation en géographie est, plus encore que celle des autres disciplines, à la portée de tous.
Supériorité théorique dans le rayon Sciences. L'enseignement des sciences est, il est inutile de le rappeler, à base d'observation et d'expériences. Et là il nous manque généralement :
a) Notre compétence d'éducateurs : la connaissance scientifique livresque qu'on nous a donnée à l'Ecole - y compris à l'E.N. - nous a mal préparés à déterminer des roches et des plantes, à connaître les murs des animaux et des insectes, à déterminer et à classer, à faire avec les enfants les expériences élémentaires qui seront les bases définitives du sens scientifique.
C'est apparemment si commode de prendre un manuel sur lequel nous trouvons inscrit d'avance tout ce que nous avons besoin de savoir, et cela sans nous salir, sans faire du bruit, ni « prendre le jus », ni casser des tubes, ni nous faire piquer par des insectes.
Seulement le manuel de sciences ne prépare ni lesprit scientifique, ni les vraies connaissances.
Le moindre effort expérimental lui est, en tout cas, préférable.
b) La mise au point du matériel et des expériences : Quand on parle d'expériences à l'Ecole, il s'agit des expériences classiques que nous avons tous faites, ou regardé faire, et qui ne nous ont été daucune utilité.
Tout est à découvrir dans l'enseignement scientifique élémentaire. Il nous faut retrouver les bases, repartir de ces bases pour mettre à jour la longue série des observations et des expériences à la portée des enfants, intégrées dans leur curiosité naturelle et leur vie.
Supériorité
en Calcul, avec, pour l'acquisition des mécanismes, des fichiers auto-correctifs
individualisés qui permettent l'exercice accéléré des quatre opérations et des
problèmes essentiels. (Et maintenant les bandes programmées).
Pour
la conquête du sens mathématique, nous avons mis au point un Calcul vivant qui est, aux
exercices des manuels, ce que le texte libre est aux manuels de lecture et de vocabulaire.(Et
maintenant les bandes « Atelier de calcul » et les bandes « Ateliers
Mathématique ».
Supériorité enfin, et décisive, pour l'apprentissage du dessin, de la peinture et la culture artistique.
Les résultats acquis sont tout particulièrement éloquents.
En ce début d'année, il suffirait d'afficher, sur une face d'un couloir, les pauvres dessins, en noir et en couleurs, des nouveaux venus à notre Ecole.
Nous placerions en face ce que feront ces mêmes élèves dans trois mois. Nous pourrions dire alors, avec orgueil, comme dans les réclames de détersif : « Avant Après ».
Votre choix sera fait au fur et à mesure que les expositions, les films fixes, les visites d'écoles vous offriront les modèles de chefs-d'uvre désormais à votre portée.
Ici, la partie est bien gagnée. La scolastique qui nose plus dire son nom cache pudiquement ses devoirs avortés. Nous brandissons comme des flambeaux nos réalisations.
C'est parce que cette évolution du dessin d'enfants se fait à un rythme accéléré, que la Coopérative a vendu doctobre 57 à juin 58 sept tonnes de poudres de couleurs, et que, pour la seule période septembre-octobre, elle en a livré déjà 5 tonnes, de quoi couvrir des kilomètres carrés de dessins d'enfants.
Répétez autour de vous ces réalités aujourd'hui inscrites dans les faits. Et que ces conquêtes réconfortantes nous persuadent toujours davantage que nous navons pas à perdre notre temps à expliquer et à prouver. Nos réalisations parlent pour nous.
Employons avec efficience croissante, nos tracteurs sans cesse perfectionnés. Appliquons-nous à en rendre la manuvre simple, naturelle et à la portée de tous. Le moment approche où les tâcherons qui continuent à gratter la terre de leur araire préhistorique, lèveront la tête, compareront les récoltes et grimperont à leur tour sur leur mécanique.
Souhaitons que, dans leur enthousiasme, ils puissent alors nous rejoindre et peut-être nous dépasser dans cette course au flambeau dont il nous suffit d'être les bons ouvriers.
Je
suis resté bâtisseur.
A
l'ordre trop civilisé des terres aux cultures alignées et définitives, je préfère les
chantiers qui transforment et animent les coins incultes, les plantations qu'on voit
monter, audacieuses et envahissantes comme une troupe d'enfants dans la forêt. Aux
constructions confortables et méthodiques, je préfère l'abri que je monte moi-même,
des racines au toit et que je modèle selon mes goûts et mes besoins, comme ces vieux
habits dont on ne peut se séparer parce qu'ils se sont intégrés à nos gestes et à
notre vie.
Je
suis bâtisseur.
Comme
tout le monde : comme l'enfant qui construit un barrage ou monte une cabane, comme le
maçon qui siffle sur son échafaudage, comme le potier qui crée des formes et le
mécanicien qui donne vie à sa mécanique. Un domaine où l'on ne construit plus est un
domaine qui meurt. L'homme qui ne bâtit plus est un homme que la vie a vaincu et qui
n'aspire qu'au soir en contemplant le passé défunt.
Préparez
des générations de bâtisseurs qui fouilleront le sol, monteront les échafaudages,
jetteront à nouveau vers le ciel les flèches hardies de leur génie, scruteront
l'univers toujours jaloux de son mystère. Munissez vos classes des outils de bâtisseurs,
de monteurs d'échafaudages, d'ingénieurs et de sondeurs des mystères. Même si votre
école doit rester un éternel chantier, parce que rien n'est exaltant comme un chantier.
Je
sais : les bâtisseurs sont toujours à pied duvre et on vous accusera de
désordre et d'impuissance parce que vous n'aurez pas souvent la satisfaction d'accrocher
le bouquet symbolique au sommet de votre construction. Les murs ne sont pas crépis, les
fenêtres non encore fermées et les cloisons des étages à peine amorcées peut-être.
Mais d'autres après vous - et les intéressés eux-mêmes
continueront l'aménagement pourvu que vous ayez conservé en eux la mentalité des
invincibles bâtisseurs.
Rien
n'est exaltant comme un chantier, surtout lorsqu'on y construit des hommes.
Les
bâtisseurs nous comprendront et nous aideront.
La nouveauté est toujours suspecte à l'esprit conformiste.
Il en est toujours ainsi pour quelqu'un qui présente une nouveauté.
Quand nos pères voyaient rouler les premiers cyclistes sur leurs deux roues fragiles, ils les prenaient pour d'intrépides équilibristes. C'était au moins aussi risqué que de marcher sur une corde tendue, avec un balancier. Il faut être un as pour y réussir.
Et
maintenant nos enfants - tous sans exception, habiles ou non - savent rouler à vélo avec
autant de maîtrise et de sécurité que lorsqu'ils vont à pied.
Quand nous voyions arriver dans notre village les premiers automobilistes - qui accompagnaient le député en tournée électorale - nous les prenions aussi pour des demi-dieux. Un enfant de sept ans conduirait aujourd'hui une auto si on lui en donnait le permis légal.
Alors il est normal qu'un maître habitué à rentrer dans sa classe comme dans une arène où il doit s'imposer, par la force et par la douceur, pour enseigner des choses si difficiles à faire entrer dans la tête des gamins, considère comme un phénomène et comme un as son collègue qui se présente détendu et confiant à ses élèves eux aussi aimables et familiers. Il doit être un as pour enseigner ainsi comme en se riant, naturellement, des notions que la pédagogie nous a présentées comme abstraites et mystérieuses ; une espèce de magicien qui tire de ses élèves, traditionnellement rebelles et morts, ces textes imprimés, ces linos gravés, ces peintures et ces tentures ; qui sait faire naître des chansons et des poèmes.
Et si nous disons que c'est aussi simple que de rouler à bicyclette et que tout le monde peut y parvenir, on ne nous croit pas, et on n'essaie pas pour vérifier si, par hasard, ce que nous avançons serait vrai.
Ah ! bien sûr, pour rouler à bicyclette, il faut une machine qui roule, et il faut disposer devant soi d'une piste abordable à défaut de route.
Pour nous aussi, il faut évidemment que nous disposions des mécaniques élémentaires que nous pourrons enfourcher, et il faut aussi que nous ayons dans la classe et autour de nous l'espace nécessaire pour voir devant nous. C'est enfantin. Mais le jour où tout le monde se rendra compte qu'on ne peut rien faire de valable en parquant les enfants dans des cages, même lambrissées et désinfectées, on ouvrira les portes sur la vie, et on verra alors le miracle s'accomplir.
Les méthodes traditionnelles sont difficiles parce qu'elles ne sont axées sur aucune ligne directrice.
Elles sont comme un bois où n'existe nulle allée centrale mais seulement une multitude de sentiers et de chemins qui s'entrecroisent ou s'écartent au gré des monticules et des rochers. On vous enseigne à faire une leçon de français, mais c'est par un autre biais que vous aborderez les sciences ou le calcul. Chaque discipline a sa méthode et chaque manuel l'interprète encore à sa façon. C'est là, oui, qu'il faut être vraiment un as pour s'y reconnaître. Et comme nous nous y reconnaissons rarement, nous procédons en définitive comme nous savons, à force de leçons plus ou moins éloquentes, et de récitations par cur dont il reste au moins quelque chose, même si ce ne sont que des mots.
Toute méthode naturelle est aussi simple et aussi facile que I'apprentissage de la marche ou du langage, et tout le monde devrait y réussir aussi pleinement. Il suffit que l'éducateur soit en mesure de donner de bons exemples comme les parents doivent être en mesure de présenter de bons exemples à leurs enfants.
IL EST PLUS SIMPLE ET PLUS FACILE D'ÊTRE ÉDUCATEUR MODERNE QUE D'ÊTRE
ÉDUCATEUR
TRADITIONNEL
Pour l'instant la difficulté vient surtout de ce que ces éducateurs, même d'élite, sont profondément déformés et font des fausses manuvres qui troublent les processus formatifs. Il suffirait de leur faire comprendre et sentir l'esprit nouveau de l'éducation pour qu'ils s'avancent éducatif.
Nous ne disons pas que, par la méthode naturelle, n'importe qui peut être éducateur, sans aucun apprentissage : c'est l'apprentissage qui change. Mais dans l'ensemble, avec une formation normale, il est plus simple et plus facile d'être éducateur moderne que d'être éducateur traditionnel.
Mais, il y aura effectivement une difficulté technique supplémentaire.
Pour être éducateur traditionnel, il suffit de savoir écrire un bon français et sans faute, de savoir calculer et lire convenablement. On ne vous demande pas si vous possédez le rudiment au moins de ces techniques accessoires que l'Ecole néglige totalement parce qu'elles n'ont pas cours dans les examens : chanter, jouer d'un instrument, faire du théâtre et des marionnettes, être habile de ses mains pour savoir imprimer, graver, dessiner, peindre, monter un outil, faire une expérience, reconnaître les roches, les insectes, les plantes et les fleurs. On peut être aujourd'hui instituteur et ne rien savoir de tout cela.
L'Education moderne, elle, prépare l'homme de demain qui devra avoir cent cordes à son arc pour faire face aux situations imprévues que lui réserve ce monde inconnu.
Il suffirait là encore de réviser les valeurs et de prévoir l'apprentissage correspondant. Ne croyez cependant pas que l'éducateur chez nous ne puisse être efficient que s'il est ainsi universel - ce qui est pratiquement impossible. Mais la part nouvelle que nous faisons à l'enfant, l'appel que nous pourrons adresser aux parents d'élèves, l'utilisation de machines (photos, cinéma, magnétophone, disques, etc.) nous aideront dans la réalisation de notre école complexe, pourvu que nous sentions la nécessité de cette complexité et que nous osions affronter la vie.
FAUT-IL CONSEILLER L'ÉCOLE MODERNE A L'INSTIUTEUR DÉBUTANT
Et cela rejoint le souci de certains inspecteurs de savoir s'ils doivent recommander nos techniques aux débutants, ou au contraire les interdire.
Les inspecteurs ont de bonnes raisons de se poser la question. Il ne suffit pas de rejeter anarchiquement les méthodes traditionnelles et de s'engager dans nos techniques pour y réussir, si on n'a pas la préparation indispensable naturelle. C'est comme si un apprenti forgeron, las de l'atelier rudimentaire de son père, l'abandonnait pour dire : je vais travailler en usine. C'est plus simple et on' y gagne mieux sa vie. S'il n'a aucune notion de son nouveau métier, il ne pourra y être que manuvre ; on ne lui confiera pas de machines délicates qu'il risquerait de fausser dangereusement.
Nous non plus, nous ne recommandons pas aux jeunes, à la rentrée même s'ils ont fait un stage, ce qui est une formation encore insuffisante d'abandonner, d'un coup, manuels scolaires, leçons et devoirs, et de partir à 100 % selon nos techniques. Vous pouvez y réussir exceptionnellement, mais c'est risqué et vos élèves pourraient en souffrir. Ce n'est pas ainsi que nous avons procédé nous-mêmes dans nos essais. Ce n'est qu'au fur et à mesure que nos outils nouveaux étaient mis au point que nous abordions une technique nouvelle. Nous n'avons abandonné l'étude plus ou moins traditionnelle de certaines techniques - et notamment histoire, géographie et sciences - que lorsque nous avons eu notre fichier documentaire riche. Nous n'avons pratiqué régulièrement les conférences que lorsque nous avons eu à notre disposition, outre le fichier, une collection Bibliothèque de Travail suffisamment nourrie. Et nous ne pourrons en recommander la pratique courante et définitive que le jour très prochain où nous aurons réalisé les milliers de fiches-guides qui nous sont nécessaires.
Un instituteur formé lentement et expérimentalement dans nos techniques peut, s'il est nommé dans une autre classe, opérer d'un coup la révolution pédagogique pour laquelle il est suffisamment formé. Pour les autres, selon notre formule qui est toujours valable : « Ne vous lâchez pas des mains avant de toucher des pieds », procédez progressivement, à un rythme qui sera en fonction de vos propres possibilités techniques et du milieu aussi.
Il est trop facile de conclure, d'un essai regrettable tenté par un jeune inexpérimenté, à l'échec d'une méthode. Nous nous refusons à en prendre la responsabilité.
De là à déduire, comme le font certains que pour venir aux Techniques Freinet, il faut avoir au préalable travaillé pendant plusieurs années avec les méthodes traditionnelles et avoir de ce fait un peu de bouteille, ce nest pas forcément logique. Cest comme si on disait que le jeune ajusteur se débrouillera mieux dans son métier nouveau s'il a fait son apprentissage avec un artisan. Il est des artisans qui donnent à leur apprenti un fond tout à la fois technique et humain qui est comme une précieuse culture, pour les métiers à venir. Ce n'est malheureusement pas le cas pour l'école traditionnelle qui ne prépare en rien l'accession aux méthodes modernes. Elle risque au contraire denfoncer davantage encore les maîtres dans des pratiques qui ne les ont que trop marqués puisqu'ils les ont déjà subies comme élèves et étudiants, et « apprises » à lEcole Normale. On ne se dégage pas d'une erreur en la pratiquant mais en se rendant compte quelle est erreur et en faisant un effort héroïque pour sen dégager.
Non, sortez des méthodes traditionnelles dès que vous le pouvez. Le plus tôt sera le mieux. N'attendez pas car il sera bientôt trop tard. Vous serez pris dans lengrenage de tradition et de routine dont vous ne pourrez plus vous dégager.
Mais n'abandonnez pas ce qui est, pour partir à l'aventure, à la poursuite de quelques mythes. Procédez expérimentalement pour que vos enfants ne souffrent pas trop de vos inévitables tâtonnements. Informez-vous, mettez-vous en relation avec nos groupes départementaux en France, avec nos sections dans les pays voisins, visitez des écoles travaillant selon nos techniques, participez à des stages. Choisissez alors parmi l'éventail de nos techniques, celles dans lesquelles vous pourrez le mieux réussir, sans aléas. Nous vous donnons une liste progressive sans que nous tenions cette progression comme intangible. Nous n'indiquons pas non plus le rythme. Vous pouvez vous engager à fond, progressivement, au cours de la première année, ou prolonger l'évolution sur plusieurs années :
- Textes libres avec exploitations en chasse aux mots et en grammaire.
- journal scolaire limographié, nécessitant l'achat et l'utilisation du limographe,
- correspondance interscolaire,
- dessin et peinture,
- imprimerie à l'école,
- coopération scolaire,
- conférences,
- plans de travail,
- calcul vivant,
- ateliers de travail,
- magnétophone,
- brevets.
Pour le détail de ces diverses techniques voir les divers livres de notre collection : Bibliothèque de l'Ecole Moderne et les revues pédagogiques.
N'ayez pas peur le cas échéant, pour boucher certains trous, d'avoir recours aux pratiques traditionnelles. Faites s'il le faut quelques leçons d'histoire ou de sciences pour « voir » le programme, en sachant d'avance ce que vous pouvez en attendre. Opérez, à l'approche de l'examen, un léger bachotage, dont vous savez d'avance ce qu'il vaudra. L'essentiel, c'est que vous n'en soyez pas dupes, et que vous n'essayiez pas de duper vos élèves. Dites-leur franchement : pour le certificat détudes, il faut que tu saches ceci ou cela même si tu l'oublies au lendemain de l'examen.
Ce qui compte pour nous, ce n'est pas le succès plus ou moins rapide nos techniques, mais les progrès nécessaires de l'Ecole populaire que nous préparons et que nous servons.
LE TRAVAILLEUR HOMME
Le berger est berger du moment qu'il sait devancer ou suivre ses bêtes et assurer les gestes qui permettent au troupeau de brouter dans la paix et la sécurité.
Mais
s'il peut, de plus, réfléchir par delà les gestes automatiques, s'il acquiert
expérience et sagesse à ce long et solitaire commerce avec lui-même, ou si,
extériorisant davantage ses préoccupations, il scrute et étudie le ciel, les nuages, la
vie des plantes et les murs des animaux jusqu'à y devenir expert, ou si, plaçant sa joie
de créer à la pointe de son couteau, il grave du buis ou creuse des écorces, alors il
fait un pas plus ou moins conséquent vers la culture. Il devient le Berger Homme.
Notre
épicier compte et pèse et livre à point voulu les articles qu'on lui demande. Nous
ignorions qu'il fut illusionniste.
Qui
lui a enseigné les secrets du prestidigitateur et les vertus de la poudre de
perlimpinpin ? Le soir, sa journée finie, il s'exerce à un art qui, pour lui,
déborde et dépasse son métier, à une activité apparemment gratuite en ce sens qu'il
n'en retirera pas un bénéfice pécuniaire, mais qui est déjà sa culture, qui par delà
sa fonction sociale d'épicier le fait atteindre à la valeur éminente de l'Epicier
Homme.
Notre voisin a fort à faire pour tailler ses pêchers et sauver ses serres dillets. Il s'applique, certes, ci être un jardinier expert. Mais les jours de pluie, derrière les vitres à demi cachées sous les treilles nues, il dessine et peint, et le dimanche, il part avec son chevalet en quête de couleurs et de vie.
C'est
cela sa culture : ce souci de création et d'élargissement qui fait de lui le
Jardinier Homme.
Que vos enfants apprennent les gestes, les signes et les mécaniques exigés par leur fonction d'écolier, et plus tard par leur rôle demployés, de paysans ou d'ouvriers, c'est une nécessité comme celle qui commande au berger de soigner son troupeau et au jardinier de produire fruits et fleurs dignes de son intelligence et de son sens social. Mais qu'ils ne se contentent pas d'être des écoliers. Qu'ils débordent déjà leur métier pour accéder aux pensées, aux gestes et aux actes qui ne sont peut-être pas dune utilité immédiate, qu'ils ne pourront peut-être jamais monnayer mais qui n'en seront pas moins un aspect exaltant d'une exigence de culture qui est le signe noble de l'éducation au service de l'Homme.
PRENDRE CONSCIENCE DE QUELQUES REALITES
Dans nos critiques des manuels scolaires et des leçons nous avons toujours dit le faible rendement de l'enseignement collectif. L'enfant, comme l'adulte, ne travaille efficacement qu'individuellement ou en équipe réduite et homogène.
Avec l'ancienne méthode des devoirs et des leçons, tous les enfants doivent faire la même chose, et dans le même temps. Le maître doit, pour cela, freiner les élèves qui pourraient aller trop vite, attendre les retardataires et se régler en définitive sur une moyenne qui ne favorise qu'une petite fraction de la masse des élèves.
Avec le travail individualisé au contraire, chacun va à son pas, à son rythme. Le rendement est alors à 100 %. Le travail individualisé ne se satisfait d'ailleurs pas par lui-même; il doit s'inscrire dans un ensemble logique et cohérent qui est la méthode générale de travail.
Nous présenterons deux formes de travail individualisé.
a) La première se fait soit par fiches autocorrectives, soit par cahiers autocorrectifs. Nous avons donné le branle en ce domaine comme en beaucoup d'autres en réalisant, dès 1930, les premiers fichiers autocorrectifs. Et vous pouvez vous-mêmes pour vous convaincre des vertus de cette technique, refaire notre expérience.
Prenez un manuel de grammaire ou de calcul. Découpez les demandes d'exercices sur fiches carton 10,5 x 13,5 de couleur claire. Prenez le livre du maître correspondant et découpez les réponses que vous collez sur fiches cartonnées rouges. Classez les demandes dans une boîte, les réponses (rouges) dans une autre. Vous avez un fichier autocorrectif qui, avec pourtant les mêmes exercices, intéressera beaucoup plus les élèves.
Et cette pratique nous vaut même un résultat inattendu : pour la première fois on fait à l'enfant une certaine confiance à laquelle il est tout particulièrement sensible. Il se contrôle seul et se sent délivré de la surveillance obsédante et tatillonne du maître. Le succès de cette initiative est une première conquête qui nous libère à notre tour du rôle de surveillant qui nous perturbe tout notre comportement. Nous avons réalisé coopérativement toute une batterie de fichiers autocorrectifs de calcul, de grammaire et d'orthographe, que les éducateurs pourront compléter par des fichiers qu'ils pourront toujours réaliser personnellement selon leurs besoins - ce qui nous vaut des possibilités d'adaptation que ne peut offrir aucune autre méthode.
Les fichiers de calcul opératoire ont été traduits d'autre part en cahiers autocorrectifs, qui sont personnels à chaque élève et que ceux-ci peuvent réaliser en classe sans se déplacer, ou dans la famille. Diverses éditions commerciales, malheureusement pas toujours bien étudiées pédagogiquement sont aujourd'hui offertes aux éducateurs. Depuis trois ans, nous avons complété ce premier ensemble de fichiers autocorrectifs par des bandes enseignantes autocorrectives qui sont d'un emploi presque idéal et dont nous avons prévu l'encastrement dans la pratique courante de la classe.
b) Nous avons prévu aussi une forme de travail individualisé, rarement autocorrectif, mais qui permet cependant de supprimer les leçons collectives : ce sont les fiches-guides et surtout les bandes de travail (bandes programmées dhistoire, de géographie ; de sciences, et bandes de latelier de calcul et de latelier de mathématique.): en calcul, en histoire, géographie et surtout en sciences. Le rendement en est sans commune mesure avec celui des leçons.
Une seule difficulté, dont nous avons prévu la solution : le travail individualisé est évidemment plus complexe. Ce n'est plus l'ordre apparent des manuels où il suffit de tourner les pages pour savoir où on en est.
Il
nous faut, pour ce travail individualisé prévoir une autre forme d'organisation et de
contrôle. Nous y parvenons par nos plans de travail et nos plannings. Nous
n'entrons pas ici dans le détail des explications techniques qui fait l'objet d'un
livre : Travail individualisé et programmation (Editions de lécole moderne
Cannes).
Le plus difficile, dans cette entreprise, et contrairement à ce qu'on croit parfois, ce n'est pas le fonctionnement technique des outils nouveaux. On peut en dominer la manuvre sur le vu de quelques explications, et les enfants, souvent plus ingénieux que les maîtres, y parviendront d'eux-mêmes très rapidement. Le délicat c'est l'imbrication de ce travail nouveau dans le contexte de notre classe.
Mais si vous conservez votre esprit scolastique vous manuvrerez souvent ces outils à contre-temps. Vous ne sentirez pas chez vos enfants cette soif de connaissance et de création, cet enthousiasme au travail dont nous révélons la promesse. Et vous serez déçus.
Si vous ne sentez pas la nécessité de ce changement d'esprit, si vous êtes satisfaits de l'Ecole traditionnelle, ne cherchez pas plus avant ; attendez d'être en mesure de comprendre le sens et la portée de l'inévitable évolution pédagogique et sociale qui vous imposera un jour prochain ses impératifs.
Voici,
brièvement, quelques notions de base à reconsidérer :
1° VOS ENFANTS N'ONT PAS TOUS LES DEFAUTS ET LES VICES DONT ON LES ACCABLE.
Ces défauts et ces vices sont presque toujours de la faute de l'école :
- Si vos enfants ne s'intéressent pas à ce que vous leur imposez, c'est que vous n'avez pas su motiver leur travail ;
- s'ils n'ont rien à dire, c'est qu'ils ont été trop longtemps condamnés à se taire ;
- s'ils ne savent pas créer, c'est qu'ils ont été entraînés seulement à obéir, à copier et à imiter ;
- s'ils trichent, c'est que votre système d'organisation et de contrôle est mal établi.
Nous pouvons vous apporter la preuve aujourd'hui qu'avec une autre façon de concevoir la classe, vous aurez obligatoirement des enfants plus curieux, plus chercheurs, plus créateurs, plus loyaux, plus aimables, plus soucieux d'une bonne conduite sociale.
2° IL FAUT ABSOLUMENT VOUS DEFAIRE AVEC LES ENFANTS, DE LA MANIE DE L'AUTORITE ET DE SES INSTRUMENTS : LA PUNITION ET LA RECOMPENSE, qui placent l'enfant dans l'obligation technique et morale de faire ce qu'ordonne le maître.
Vous êtes démocrates - un éducateur est toujours démocrate. Vous pensez très loyalement que les individus doivent se commander eux-mêmes. Vous approuvez dans le domaine politique l'autodétermination. Vous faites même grève pour affirmer vos droits. Et c'est fort bien. Mais vous ne reconnaissez aucun de ces droits à vos élèves. Vous êtes les maîtres; ils sont les esclaves. Vous dites, peut-être pour vous justifier : ils sont trop jeunes pour se commander et agir librement. On disait de même des esclaves et on le dit encore.
Or, nous pouvons vous donner l'assurance expérimentale que les enfants sont au moins aussi aptes que les adultes à vivre en communauté.
Au début de vos essais, quand vous vous trouverez en présence d'enfants déformés par l'école, il vous arrivera d'avoir encore recours à la coercition pour maintenir l'ordre dont nous disons plus loin la nécessité. Seulement, vous le ferez à contrecur, en pensant que vous y êtes forcés par la forme de l'école sans croire pour cela que l'enfant a besoin, pour s'éduquer, de votre poigne solide et intransigeante.
3° VOUS VOUS CONSIDEREZ COMME CELUI QUI SAIT ET QUI ENSEIGNE A CEUX QUI NE SAVENT PAS.
C'était peut-être vrai autrefois, mais les enfants d'aujourd'hui connaissent, sur bien des thèmes, autant de choses que nous (si même ils les connaissent mal).
Vous ne pouvez pas négliger ces changements qui sont la conséquence des voyages, de la radio et de la télévision.
Il vous faut prendre les enfants tels qu'ils sont, différents de ce qu'ils étaient au temps des manuels et des leçons souveraines, partir de ce qu'ils savent déjà.
Pour cela évidemment, il vous faudra reconsidérer votre méthode de travail.
4° NOS ENFANTS D'AUJOURD'HUI NE SONT PLUS DU TOUT COMME CEUX DU DEBUT DU SIECLE. ILS VEULENT SAVOIR, ILS VEULENT COMPRENDRE, ILS VEULENT AGIR.
Si vous les en empêchez en leur imposant ce qui ne les intéresse pas, ils se fermeront de plus en plus à votre enseignement, et ils chercheront vers d'autres voies une autre forme de culture.
5° VOUS CROYEZ VOS LEÇONS INDISPENSABLES. ELLES VOUS DONNENT MAJESTÉ.
Vos enfants ne comprennent pas; vous allez leur expliquer, et leur expliquer encore sans prendre garde que vos explications sont neuf fois sur dix inutiles. Q,uand vos enfants comprennent, c'est qu'ils ont déjà compris avant que vous parliez.
Seules l'observation et l'expérience
sont formatives. Tout le reste n'est qu'illusion. D'ailleurs la programmation qui est de
plus en plus à la mode tend à supprimer leçons et explications.
La pratique encore courante
aujourd'hui dans la presque totalité des classes à tous les degrés, c'est la leçon
faite par le maître, répercutée ensuite par le travail qu'on exigera de l'élève sur
la base des manuels scolaires.
On part ici du principe, que nous estimons faux, que c'est par l'explication qu'on fera comprendre aux enfants les diverses notions, qu'ils devront ensuite « assimiler » par les manuels et les exercices.
On oublie tout simplement que les principes d'une leçon ne sont qu'une synthèse, mais qui vient arbitrairement avant les thèses dont elle devrait être le couronnement.
C'est là une erreur technique, d'une portée considérable, que nous devons corriger.
Dans tous les domaines, à tous les cours, pour toutes les disciplines, nous accorderons le plus grand prix à l'acquisition à la base des connaissances élémentaires, aux observations et aux expériences qui permettent l'approfondissement de tous les problèmes. Ce travail préalable effectué - et il est indispensable - le maître fait alors sa leçon a posteriori, qui a dès lors, des bases, une résonance qui lui enlève ce qu'elle a de dogmatique et d'inutilement autoritaire, pour devenir davantage dialogue éducatif.
Tout ce travail de recherche et d'expérimentation se fera exclusivement par des techniques d'individualisation :
- autocorrectives pour les travaux d'acquisition de connaissances et de mécanismes ;
- de travail pour les recherches et les travaux d'expérimentation.
Cette forme de travail est désormais possible parce que nous avons mis au point nos fichiers auto-correctifs, nos fiches-guides, nos bandes autocorrectives et nos bandes de travail.
Les leçons a posteriori sont souverainement valables :
- au degré maternel où nous supprimons toutes leçons; la maîtresse se contentant de répondre aux questions qui lui sont posées à même la vie et le travail ;
- au premier degré
- pour le calcul, où le calcul vivant synthétise les premières recherches expérimentales que préciseront les explications techniques de l'éducateur,
- en sciences, où l'observation et l'expérience doivent obligatoirement constituer la démarche normale de toute science,
-
en histoire et en géographie qui sont non pas des disciplines
d'acquisitions verbales comme on les a trop considérées jusqu'à ce jour, mais une sorte
de patiente étude du milieu présent et passé, dont le maître se contentera de faire
préciser les conclusions. Nos BT seront précieuses pour cette forme d'enseignement.
Pour le second degré, la réforme sera plus laborieuse tellement est implantée profondément cette pratique des cours. II nous faut patiemment remonter la pente et rétablir les circuits.
6° LES CONFÉRENCES.
La pratique peut en être introduite immédiatement, dans toutes les classes, modernisées ou non.
Il faut, bien entendu, admettre que les enfants sont capables de s'exprimer intelligemment. Il faut ensuite mettre à leur disposition la documentation nécessaire.
C'est cette documentation que nous avons tout particulièrement mise au point par vingt-cinq années de travail coopératif, et la collaboration de plus de cinq mille instituteurs avec notre collection Bibliothèque de Travail qui compte à ce jour 620 brochures programmées et illustrées, toutes écrites pour des enfants (1e et 2e degrés) avec la participation des élèves et des maîtres et qui permet, pour 620 thèmes tous travaux de documentation et de recherche, tout spécialement pour la préparation de conférences.
Une collection complémentaire de BT sonores (disque et diapositives) avec aujourd'hui 25 titres constitue même la préparation directe et facile des conférences.
La conférence, travail individualisé par excellence, qui demande un travail de recherches préalables, d'enquêtes de choix, avec utilisation des moyens, audiovisuels (magnétophone, photos et films, notamment) est la technique moderne idéale. Avec le matériel de base que nous avons mis au point, elle peut être immédiatement pratiquée dans toutes les classes.
La conférence enfin, cultive tout particulièrement l'expression orale, qui est toujours trop négligée dans les classes traditionnelles et que les Instructions ministérielles viennent de recommander.
Vous pouvez commencer, bien sûr, par faire une ou deux conférences par semaine, accessoirement pour ainsi dire. Mais il faudra tenir compte du fait que ce n'est que par l'expérience, en faisant des conférences, que se forment nos conférenciers. Votre réussite sera d'autant plus marquée que vous aurez pu réserver une plus grande place à cette technique.
7° L'AUTO-ÉVALUATION.
Avec la pratique intégrale de notre pédagogie, notes et classements deviennent inutiles. Nous avons des motivations assez puissantes pour que nous puissions nous passer de ces artifices.
Mais ce n'est là qu'un aboutissement. Nous sommes, que nous le voulions ou non, dans un milieu où notes et classements font partie intégrante de l'édifice scolaire. Vous ne pourrez les supprimer que lentement lorsque vous aurez et que nous aurons convaincu par expérience parents et administration. Mais nous pouvons par contre influer directement sur la forme d'attribution de ces notes par la pratique courante de l'auto-évaluation.
Cessez dès ce jour de noter vous-mêmes, autoritairement, en juges ou en dictateurs souverains. Adoptez le principe d'une appréciation tripartite ; maître-élève intéressé-groupe de travail. L'expérience nous montre que les enfants se jugent et jugent souvent plus équitablement, et parfois plus sévèrement que le maître. Ce faisant vous supprimerez un des plus grands handicaps dont souffrent les rapports maîtres-élèves. Tout votre travail en bénéficiera.
a)Change l'atmosphère de ta classe en renonçant à la discipline autoritaire et en y instaurant l'esprit d'équipe : disparition de l'estrade, organisation immédiate de la coopérative scolaire, organisation des équipes de travail, questions et conférences, journal mural, établissement de projets coopératifs à la mesure de la classe.
Tu peux faire cela sans débourser un centime. Et n'importe qui peut le faire pourvu qu'il dépouille le vieil homme. Cela t'est encore facile : il n'y a pas trop longtemps que tu en portes la défroque.
b) Mêle tout de suite l'école à la vie par l'étude du milieu qui devient d'ailleurs officielle. Et le meilleur moyen de t'orienter vers cette intégration de l'Ecole à la vie est la pratique du Texte libre, qui devient elle aussi officielle, - et c'est une de nos grandes victoires.
Seulement, afin de ne pas avoir de désillusion, sache bien que cette pratique du texte libre ne peut donner son plein que lorsqu'elle est motivée par la correspondance interscolaire et par le journal scolaire. Il se peut, en conséquence, que ces textes libres ne soient pas toujours d'une extrême richesse et d'une grande variété : que parfois même l'engouement du début s'atténue. N'oublie pas, à ce moment-la, que cela la faute n'en est point ni à la pratique du texte libre, ni aux enfants, mais à l'imperfection technique de cet embryon d'outil libérateur.
Tu
peux réaliser cela absolument sans aucune dépense. Tu exploiteras pédagogiquement ce
texte libre comme nous l'indiquons dans nos brochures et nos articles, et tu verras que tu
apporteras déjà un air et un sens nouveaux à ces exercices jadis insipides de
grammaire, de vocabulaire, et même de calcul. (Tu as aujourdhui, à ta portée
aussi, les bandes enseignantes programmées qui te permettront
dindividualiser le travail, et de susciter élan et initiative)
Seulement, attention, ne crée pas, autour du texte libre, une nouvelle scolastique. Quand la vie faiblit, c'est comme quand l'essence n'arrive plus dans le carburateur de notre auto : tu peux appuyer sur l'accélérateur, tourner la manivelle ou pousser la machine, tu ne la remettras pas en marche. Il vaut bien mieux chercher la carburation.
Cette carburation, tu l'auras plus facilement si tu peux réaliser un journal scolaire, base, pivot et outil de la correspondance interscolaire que nous ne saurions trop te recommander. Seulement, c'est à partir de là que nous te mettons en garde contre l'absence d'outils indispensables.
Tu peux, certes, réaliser le journal scolaire manuscrit - les grands élèves copiant les textes choisis, en script si possible, et illustrés, sur un cahier qui devient en fin de mois le journal scolaire. Emballement au début, puis fatigue rapide. Les correspondants ne sont jamais satisfaits, car il est un fait que lenfant n'aime pas le journal manuscrit ou polycopié, même illustré, et qu'il se précipite d'emblée sur le journal imprimé. Alors, si, faute d'argent, tu ne peux acquérir les outils indispensables au tirage du journal, que veux-tu, fais comme tu peux, accommode-toi du journal manuscrit tant qu'il tient, et de la correspondance imparfaite qu'il te permettra. Ce sera certes mieux que rien, mieux que la technique des manuels. Seulement ne t'étonne pas si tu piétines quelque peu au pied des rochers. Si tu sais pourquoi et si tu continues à voir là-haut, la flamme, tu es sauvé. Un jour prochain tu reprendras la marche.
Tu reprendras la marche plus tôt peut-être que tu ne l'espères. Tes enfants auront eux aussi, entrevu la flamme. Ils ont plus de hâte encore que toi de sortir de la scolastique. Peu à peu les parents, eux aussi, comprendront : ils sont si simples et si humains les principes que nous défendons !
Alors on s'activera autour de la Coopérative et, par un des nombreux biais dont nous avons donné une idée dans notre brochure la Coopérative à lEcole Moderne, l'Ecole trouvera quelques fonds. Je crois qu'il est vraiment peu de communes ou de hameaux où il n'y ait rien à faire. Des camarades nous citent l'exemple de communes de 170 habitants où une fête longuement préparée par la Coopérative, a rapporté plusieurs milliers de francs.
c) Quand tu auras quelques fonds, si tu n'en as pas assez pour l'imprimerie, pense au Fichier Scolaire Coopératif. Il est le deuxième grand pivot de notre école.
J'aurais
pu te recommander d'abord, comme d'autres ne manqueront pas de le faire : la pratique
de la conférence d'enfants, le carnet ou la boîte à questions... Nous savons de quoi il
retourne puisque nous en avons été les initiateurs. Ne compte pas aller très loin dans
cette technique si tu n'as pas un embryon au moins de Bibliothèque de Travail et de
Fichier Scolaire Coopératif (Editions de lEcole Moderne - Cannes).
Tu peux te constituer la Bibliothèque de Travail par les manuels scolaires auxquels tu adjoindras dès que possible nos brochures BT. Pour le F.S.C., après en avoir étudié la réalisation, partez tous à la chasse aux documents et procure-toi des cartons de collage. C est hélas ! la chose la plus coûteuse actuellement. Mais commence. Tu verras quel intérêt et quelle utilité !
Quand tu auras des fonds, tu achèteras notre F.S.C. qui est un de ces chemins tracés coopérativement par des milliers de camarades qui ont pensé à toi en oeuvrant pour eux et pour leur classe.
Mais si, en attendant la réalisation de ces outils indispensables, tu constates que la réalisation de conférences d'enfants est trop difficile, que l'intérêt faiblit, ne t'étonne pas, ne t'obstine pas. Attends patiemment et tâche de t'orienter vers le vrai remède : l'aménagement matériel et technique de ta classe.
d) La Gerbe et Enfantines peuvent t'aider. Quand tes enfants ont produit quelque chose d'original, quand vous avez réalisé ensemble une oeuvre dont vous devinez la valeur nouvelle, envoyez-nous votre travail. S'il passe dans nos revues, vous aurez une partie au moins de la motivation qui sera la carburation.
e)
Tu auras enfin un peu d'argent. Achète notre matériel à graver. Tu verras quel
emballement, et soutenu. Cela te donnera un avant-goût de ce que t'apportera
l'imprimerie. Vous en tirerez merveille, vous verrez.
f ) Je sais bien que si, à ce stade, nous pouvions offrir à nos écoles un moyen pratique, rapide et bon marché de reproduction de nos textes et de nos dessins, le problème serait résolu.
N'y compte pas. Il existait avant guerre, des pâtes à polycopie et des limographes. Il faut attendre, pour les recommander à nouveau, non seulement qu'ils reparaissent sur le marché, mais qu'ils permettent des résultats au moins passables. Car il faut que vous sachiez que vous aurez beaucoup de désillusions si vous espérez sortir un journal scolaire avec ces outils. Ce sont, par contre, d'excellents compléments de l'Imprimerie à l'Ecole.
g) Dès que vous le pourrez, vous achèterez l'imprimerie à l'Ecole. Ce n'est pas là, qu'on le croie bien, une réclame ni directe, ni oblique. Mais l'expérience prouve que l'Imprimerie à l'Ecole telle que nous l'avons réalisée, est l'outil qui, à ce jour, répond le mieux à nos besoins scolaires. Nous n'en redirons pas ici tous les avantages.
h) Prospecte la nature et la vie autour de toi, la vie présente et la vie du passé. Tu peux, là, sans outil, réaliser un travail suprêmement intéressant, pourvu qu'il soit éclairé par cette lumière des sommets, dans le cadre de notre grande organisation coopérative.
i) Et nous terminerons ces conseils essentiels par ceux-ci :
Intègre-toi de plus en plus dans l'activité de notre coopérative, toi, et ta classe aussi. Ce que tu découvres, ce que tu réalises, étudie-le immédiatement en fonction de l'utilité coopérative : cherche dans les archives pour La Gerbe, prospecte le milieu pour des fiches de sciences, pour une brochure BT, pour un film cinéma, pour une boîte de notre musée technologique. Ce que tu ne peux peut-être pas faire dans ta classe, tu peux le réaliser toi-même, comme ouvrier de notre Institut Coopératif de lEcole Moderne. Agrège-toi à une de ces équipes de travail et de contrôle dont nous avons lancé l'idée. Tu travailleras avec nous pour mener plus loin et plus haut, vers la flamme, les sentiers que nous avons amorcés. Tu sais combien est enthousiasmant le travail d'explorateur et de réalisateur, surtout lorsqu'on se sent lié à une cordée homogène, et qui a une âme, et qu'éclaire la flamme.
Si tu as bien compris mes soucis, et aussi mes espoirs, tu ne te décourageras plus parce que tel jour, ou chaque jour, à telle heure, tu as dû abandonner le travail qui t'intéressait pour sacrifier aux programmes, aux examens, ou aux parents.
Nous en sommes tous là. Et ces sacrifices nous les consentons tous, à un degré plus ou moins grave.
C'est
notre force et la raison d'être de notre mouvement de ne jamais présenter, dans
l'absolu, des réalisations qui enthousiasment un instant, puis lassent et découragent
parce qu'elles ne sont pas à la mesure de nos possibilités véritables. Jeune
instituteur, nous construisons et nous réalisons pour tous les instituteurs qui sont dans
ta situation, dans notre situation commune. Nous ne chambardons pas l'Ecole : nous la
modernisons, en tenant compte de tous les éléments qui nous ont permis et nous
permettront de faire de l'Ecole du passé, dogmatique et morte, l'Ecole moderne et vivante
des travailleurs.
L'ÉCOLE MODERNE NE SE CONSTRUIT PAS AVEC DU VERBIAGE
Pourtant, tu es inquiet peut-être parce que tu as lu dans certaines revues d'avant-garde que l'éducation nouvelle n'est qu'une façon moderne de trahir les véritables intérêts de l'éducation populaire.
L'attaque vaut un brin d'explication.
Les camarades ont raison de s'élever et de mettre en garde contre un certain esprit pour ainsi dire idéaliste, de l'éducation nouvelle ; contre cette tendance à faire croire que, avec la même organisation sociale, dans les mêmes locaux, avec les mêmes outils de travail et les mêmes ressources, l'Ecole, animée d'un esprit nouveau, est susceptible d'apporter la solution définitive à toutes les grandes questions qui conditionnent aujourd'hui le devenir de l'enfance populaire; contre le danger évident qu'il y a aussi à attirer anormalement l'attention des éducateurs et des parents sur la rénovation des méthodes pédagogiques afin d'éviter qu'on s'en prenne aux causes mêmes, sociales, scolaires, pédagogiques de la carence évidente de notre éducation nationale.
Nous luttons nous aussi, et depuis longtemps depuis toujours contre cet esprit étroit, trop exclusivement pédagogique de l'Education nouvelle. Et c'est d'ailleurs pour éviter tous malentendus dans ce domaine que nous plaçons plus spécialement notre effort sous le signe de la modernisation de notre école populaire.
La rénovation éducative que nous préconisons commence aux soins prénatals et à la toute première enfance dont nous avons dit l'importance primordiale pour la formation de nos enfants ; elle dit la nécessité pour les élèves d'une bonne alimentation, du grand air, de l'exercice, l'urgence qu'il y a à jeter bas les écoles-taudis pour édifier les larges ateliers de travail scolaire dont a besoin l'école de 1946; elle suppose l'intégration de notre activité dans le milieu ambiant dont notre classe sera le miroir.
La modernisation de nos pratiques scolaires ne sera que l'aboutissement de toutes ces considérations vitales qui débordent sans cesse le milieu scolaire et font de notre pédagogie une véritable entreprise sociale de modernisation de l'Ecole du Peuple.
C'est par l'amélioration de toutes ces conditions, profondes, par une pédagogie qui réponde aux besoins véritables de l'enfance populaire, et non par la vertu de seules méthodes pédagogiques si excellentes soient elles, que nous ferons vraiment progresser le grave problème de la formation de l'homme de demain.
Pour une telle entreprise, dépouillée de tous formalismes scolastiques et replacée dans ses vrais circuits de culture et d'humanité, nous réaliserons indiscutablement l'unanimité des bonnes volontés. A nous d'expliquer, et surtout de justifier par l'épreuve efficiente le sens véritable et la portée de notre travail commun.
A tous les éducateurs enfin, aux jeunes surtout qui nous liront, nous voudrions dire en terminant : Je viens de dépouiller les nombreux rapports qui nous ont été envoyés par nos adhérents en comptes rendus du travail de l'année écoulée. Si nous pouvons mettre sous vos yeux la conclusion de tous ces rapports, nul d'entre vous n'hésiterait à entreprendre immédiatement la modernisation de son école.
Il y a certes tâtonnement, difficultés, manque de matériel, - insuffisance technique - la jeunesse en est toujours là. Mais quel enthousiasme et quel élan : transformation radicale de l'esprit des enfants, intérêt nouveau pour l'école, sympathie des parents, joie de la correspondance interscolaire, ivresse de création et de travail. C'est comme en montagne : le chemin est caillouteux, le sac est lourd, les souliers mal ferrés; on sait qu'il faudra marcher longtemps. Mais n'est-ce pas là tout notre destin, pourvu que nous respirions un peu d'air pur, que nous puissions savourer au passage la beauté d'une cascade, la fraîcheur d'un pré-bois, écouter le cri perçant d'une marmotte, goûter à quelques fruits sauvages. Et puis on marche parce qu'on sait qu'on arrivera au soleil levant, sur un tertre où on s'assiéra un instant pour mesurer le chemin parcouru, admirer la beauté du cirque et lever les yeux vers les cimes majestueuses qui plongent là-haut dans le bleu immaculé du ciel.
Nous sommes la cordée enthousiasmante, puissante et unie, qui peut vous conduire avec sûreté vers les sommets que nous escaladons depuis plus de vingt ans. Ne craignez ni pour votre inexpérience, ni pour votre faiblesse. Vous serez intégrés à la cordée - cette CEL dont le passé est un drapeau - et, tous ensemble, nous préparerons les chemins de l'avenir.
Allons, camarade qui viens de lire ces pages, tu es de la cordée !...
Ecris-nous.
Ce
que je pense de cette division qui, à nouveau, va effriter nos forces en aiguisant les
malentendus et en décourageant les velléités d'action des faibles et des
indécis ?
Quand
les ruisseaux s'en vont, serpentant péniblement ; à travers la plaine, ils tardent à se rejoindre parce que le
moindre bras de terre est pour eux un obstacle infranchissable. Mais lorsqu'ils dévalent,
impétueux, de la montagne, entraînant dans leurs remous écumeux des troncs d'arbres ou
des pierres qui font d'invincibles béliers, alors rien ne les arrête dans leur course
vers d'autres ruisseaux. Leur jonction ajoute
à leur force. Si l'on essaie de dévier leur cours, ils refluent un instant, puis
reviennent à la charge et emportent le ridicule barrage.
Il
y faut seulement la pente et l'élan sans lesquels le torrent ne serait qu'inutile mare
croupissante.
Notre
courant commun, c'est le travail.
Les
éducateurs gardent l'avantage insigne de pouvoir s'appliquer à une tâche que la
technique humaine n'a pas encore dépouillée de ses attributs naturels. Le torrent est
là, qui gronde et s'agite. C'est parce que nous l'endiguons trop tôt qu'il s'immobilise
dans la plaine. Il ne tient qu'à nous de le voir à nouveau dévaler les pentes, de les
dévaler avec lui, faisant bélier contre les obstacles à renverser, nous accrochant
parfois aux racines de la berge pour tempérer certaines impétuosités, nous habituant au
grondement et au rythme des eaux qui s'en vont, invincibles, vers la fertilité et la vie.
Si nous savons nous replacer dans ce torrent, nous n'aurons même pas le temps de voir sur les rives les éternels pessimistes lever les bras au ciel et prodiguer des mises en garde désespérées au spectacle de notre commun et harmonieux effort.
Ne vous retirez pas sur la berge où vous recouvriraient lentement la mousse et le limon. Suivez audacieusement le torrent de la vie.
**
Je
ne prépare pas une pédagogie de l'amour, mais une pédagogie de l'harmonie individuelle
et sociale par la vertu souveraine du travail. Je ne vous dis pas : aimez vos
enfants, soyez bons avec eux et vous rayonnerez une humanité qui les imprégnera et les
élèvera. Non pas que je ne sois pas persuadé de ce rayonnement bienfaisant de quelques
personnalités exceptionnellement riches et fortes. Ce n'est pas pour elles que je parle.
Mais je sais que vous, que tous les éducateurs dévoués et bons qui vous ressemblent,
êtes au fond, ou à l'origine du moins, portés vis-à-vis de l'enfance de sentiments
généreux et bienveillants. Seulement, parce qu'on vous livre top tôt à 1'anarchie et
à l'impuissance d'une école nue, sans espace, sans vie, parfois sans lumière et sans
soleil, ligotés par des règlements anachroniques, vous sentez s'émousser peu à peu en
vous cette nature généreuse. Bonté, amour, deviennent des mots, séparés, pour vous
aussi, des obligations anormales du travail; l'ennui vous prend; la routine fleurit à sa
suite. Vous êtes perdus.
Que
par les vertus suggestives de notre matériel, par 1a perfection de notre organisation
technique, par l'humanisation de notre vie commune dans un milieu régénéré par le
travail, nous parvenions au contraire à toucher, né serait-ce que partiellement, à
cette harmonie, à cet équilibre, qui refoulent les tendances mauvaises et exaltent ce
qu'il y a de meilleur en l'individu; que la joie de l'effort, l'illumination de la
connaissance, la montée de notre puissance marquent victorieusement, au moins par
éclairs, notre nature sensible, notre comportement en sera tout entier transformé :
l'autorité brutale, l'incompréhension, la routine et l'ennui feront place à l'ordre
naturel, à la communion dans l'effort, d cet état de collaboration a,ffectueuse qui est
la matérialisation de la bonté et de l'amour.
Comprenez-vous
maintenant que, loin de faire sur les vertus ou les possibilités de l'éducateur un fond
exagéré, j'attende l'essentiel de la régénération qui s'impose d'une meilleure
organisation du travail vivant au sein de la communauté solaire, cellule de la
communauté sociale ? C'est à cette organisation que vous devez vous appliquer
d'abord ; c'est à rétablir la dignité, la royauté du travail que vous devez vous
employer. Tout le reste vous sera donné par surcroît.
Tous
les progrès, si minimes soient-ils, faits dans le sens de cette organisation du travail
seront des conquêtes effectives. C'est encore à un changement de front que je vous
convie. Ce qui doit dominer, dans vos soucis éducatifs, ce n'est pas la matière à
enseigner ni le contenu des livres, ni la technique formelle de l'apprentissage, ni les
indications théoriques sur vos devoirs et votre comportement, mais la préparation des
locaux adaptés au travail nouveau, l'organisation méthodique de nos ateliers, la mise au
point, et si nécessaire la fabrication des outils indispensables, l'étude, dans le
détail, des conditions de collaboration, la mise en marche avec un minimum de frictions,
du mécanisme ainsi monté. Nous verrons luire l'aube d'une nouvelle culture qui aura
retrouvé ses fondations inéluctables dans la majesté du travail.
DIRECTRICE ET AIDANTE
CONSEILS
La pédagogie Freinet est un tout, c'est-à-dire qu'elle réalise une unité fondamentale où la pratique et la théorie s'interpénètrent en permanence pour s'enrichir l'une l'autre.
L'on peut certes commencer par la pratique, c'est même la meilleure façon d'entrer dans le bain en prenant contact avec la vie des enfants qui est ici déterminante : « L'enfant construit lui-même sa personnalité avec l'aide de l'adulte », écrit Freinet dans L'Ecole Moderne française. C'est donc par la vie qu'il faut aborder la pratique pédagogique.
L'oeuvre de Freinet a l'immense avantage de ne séparer jamais la pratique scolaire de la pensée qui la soutient. De ne donner jamais d'explication préalable, mais au contraire de faire suivre l'action des jugements qui la sanctionnent et d'élever ensuite ces jugements à la généralité d'une philosophie toujours sortie du réel.
Toutes ces raisons font que les écrits de Freinet, quels qu'ils soient, sont toujours à la hauteur d'une véritable initiation à la fois praticienne et culturelle. Et c'est pourquoi ses oeuvres diverses, dans lesquelles toujours il a donné le premier pas à la vie, doivent être lues obligatoirement pour accéder à une largesse de vue qui évitera toute scolastisation de la Pédagogie Freinet.
Si nous devions donner quelques directives de lecture des ouvrages de Freinet, nous indiquerions, dans un souci de compréhension la plus rapide :
-
L'Ecole Moderne française
-
Le texte libre
-
Le journal scolaire
-
Les Dits de Mathieu
-
La méthode naturelle, apprentissage
de la langue
-
Naissance d'une pédagogie populaire
(Ecole Moderne, Cannes.)
Mais tout Spécialement, dès votre mise en marche d'une pédagogie en partie au moins inspirée de l'oeuvre de Freinet
et
de celle de ses adeptes, nous conseillerons, pour vous aider à faire le point de votre
expérience, de vous référer à la brochure : LES INVARIANTS PÉDAGOGIQUES, code pratique de l'Ecole Moderne (BEM n° 25 - Edition
de lEcole Moderne - Cannes.).
Voici comment Freinet en justifie l'emploi, puisqu'aussi bien il s'agit d'un contrôle et d'un contrôle essentiel : celui de votre comportement d'éducateur.
« Les
Techniques Freinet de l'Ecole Moderne ont franchi aujourd'hui la longue étape de
trente-cinq ans d'expérimentation pour accéder à l'introduction effective et
méthodique dans un nombre croissant d'écoles françaises et étrangères.
Mais
un changement aussi radical de méthode constitue en éducation une véritable révolution
qui nécessite une formation spéciale des éducateurs nouveaux et la rééducation de
ceux qui ont été pendant longtemps asservis à la scolastique.
En
attendant que les organismes officiels prennent en charge cette rééducation
indispensable, force nous est de répondre par des moyens de fortune à la demande
croissante d'éducateurs de tous degrés qui désirent s'engager dans nos techniques.
Nous
avions entrepris d'écrire à leur intention un guide succinct : Comment
démarrer ? qui, croyions-nous,
pourrait suffire pour les premiers essais.
Nous
nous sommes rendu compte alors que les conseils techniques que nous apportions risquaient
no seulement dêtre insuffisants, mais dégarer et de décourager les niuveaux
venus si nous ne les complétions par des directives plus précises pour ce qui concerne
lutilisation pédagogique de ces techniques et lesprit de notre enseignement.
Il
nous fallait alors inciter nos lecteurs à reconsidérer un certain nombre de notions et
de pratiques psychologiques, pédagogiques, techniques et sociales quon tient
communément comme admisesdans les milieux
scolaires et que la tradition interdit de mettre en doute parce qu'elles sont les
fondements mêmes de tout l'édifice scolastique.
C'est
une nouvelle gamme des valeurs scolaires que nous voudrions ici nous appliquer à
établir, sans autre parti pris que nos préoccupations de recherche de la vérité, à la
lumière de l'expérience et du bon sens.
Sur
la base de ces principes que nous tiendrons pour invariants, donc inattaquables et sûrs, nous voudrions réaliser
une sorte de Code pédagogique avec :
- feu vert pour les pratiques conformes à ces invariants, dans lesquels les éducateurs peuvent s'engager sans
appréhension parce qu'ils y sont assurés d'une réconfortante réussite ;
- feu rouge pour les pratiques non conformes à ces invariants et
qu'il faut donc proscrire le plus tôt possible ;
- feu orange et clignotant pour les pratiques qui, dans certaines circonstances
peuvent être bénéfiques, mais qui risquent aussi d'être dangereuses, et vers
lesquelles il ne faudra vous avancer qu'avec prudence dans l'espoir de bientôt les
dépasser.
C'est
en fonction de ces indications méthodologiques que nous donnerons alors les conseils plus
spécifiquement techniques qui vous permettront d'aboutir avec un minimum de tâtonnements
et de risques.
Un graphique général vous permettra d'être renseigné sur vous-même. Voici ce que vous en dit Freinet en présentant ce graphique de mise à l'épreuve.
« Si
vous voulez faire le point de votre situation d'enseignant et voir :
-
dans quelle mesure vous avez dominé les obstacles qui s'opposent à votre action.
-
comment vous avez su, aux feux rouges, ne pas vous contenter de stopper, mais essayé de
chercher, par des déviations et des traverses, de franchir l'obstacle pour retrouver plus
loin la voie royale;
-
comment vous vous êtes faufilés à l'occasion des clignotants et des feux orange;
-
comment vous avez franchi à une vitesse accélérée les feux verts libérateurs,
vous
établirez le graphique suivant qui vous incitera à continuer avec nous la lutte pour une
école moderne toujours plus efficiente, plus libre, et plus humaine. »
Invariant |
rouge |
orange |
vert |
n°1 |
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|
|
n°2 |
|
|
|
n°3 |
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n°4 |
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n°5 |
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n°6 |
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n°7 |
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n°8 |
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n°9 |
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n°10 |
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n°11 |
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n°12 |
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|
n°13 |
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n°14 |
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n°15 |
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n°16 |
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|
n°17 |
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|
n°18 |
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n°19 |
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n°20 |
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n°21 |
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n°22 |
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n°23 |
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n°24 |
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n°25 |
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n°26 |
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n°27 |
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n°28 |
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n°29 |
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n°30 |
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On n'aborde pas la pédagogie Freinet
sans se rendre compte qu'elle est un appel incessant vers la culture. Une culture qui ici
a un sens nouveau car elle est fille du travail et du réel et donc qu'elle est à la
portée de tous ceux qui aiment travailler, créer, pour donner un but à leur vie.
Toutes les raisons humaines qui peuvent servir cette culture de masse, Freinet vous les propose dans deux de ses ouvrages les plus décisifs d'une orientation nouvelle de la pensée pédagogique, philosophique et scientifique, Il s'agit de :
L'Education
du Travail,
Essai
de psychologie sensible (Ecole Moderne, Cannes).
Ainsi renseignés sur la voie que vous
aurez choisie, vous irez à votre tour de l'avant, unis à la grande fraternité de vos
camarades d'Ecole Moderne, dans un vaste mouvement international qui est l'honneur et
l'oeuvre de la multitude des praticiens enthousiastes formés par la pensée généreuse
et inlassablement militante de notre guide : Freinet.
E. F.