Bibliothèque de lécole moderne n°6La santé mentale des enfantsEDITIONS DE L'ECOLE MODERNE FRANCAISE - CANNES |
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Le nombre des malades mentaux ne cesse
de croître : en un siècle environ, c'est-à-dire depuis qu'on élabore des statistiques,
il s'est multiplié par dix. Le Docteur Paul J.J. Van de Calseyde, de l'Organisation
Mondiale de la Santé, évalue à deux millions le nombre de personnes traitées dans la
seule Europe. Plus d'un tiers des lits d'hôpitaux sont occupés par des malades mentaux (Informations U.N.E.S.C.O. - 6 avril
1959).
Telle est la triste vérité.
"Les facteurs déterminant la
maladie mentale sont de deux ordres : d'une part des modifications pathologiques du
système nerveux, et, d'autre part, des difficultés d'adaptation de l'homme à son
milieu. La complexité de la vie moderne favorise les perturbations mentales... "
C'est pour essayer de lutter contre
l'aggravation permanente de cette dégénérescence qu'a été prévue, pour 1960 et 1961,
sous l'égide de l'U.N.E.S.C.O., une vaste entreprise de coopération
internationale : " L'Année mondiale de la Santé Mentale".
Dans le cadre de cette compétition,
nous avons signalé aux organisateurs que, à l'origine, et dès leur plus jeune âge, les
enfants étaient les plus directement touchés par les conditions péjoratives du monde
contemporain, et qu'une grande portion des troubles de l'adolescence ou de l'âge mûr ne
sont que l'aggravation implacable des déséquilibres qui ont marqué les premières
années de l'enfance.
Nous avons dénoncé les causes de ces
déséquilibres : mauvaise alimentation, détérioration de la famille, aggravation
des conditions de vie, bruit, machinisme, absence de milieu naturel, cinéma,
télévision...
Nous ne pouvons agir qu'indirectement
contre ces causes mêmes. Nous pouvons, par contre, dans une mesure non négligeable,
moderniser notre Ecole et notre Enseignement de façon que, loin d'aggraver le mal, ils
puissent aider les individus à s'organiser pour faire triompher la vie.
Que cette modernisation soit possible,
les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne en apportent aujourd'hui la preuve.
C'est cette preuve que nous voulons
rendre sensible et démonstrative par les monographies du présent recueil.
Les instituteurs et les institutrices
qui ont réalisé ces monographies n'ont pas eu la prétention de faire pour chaque cas
considéré une étude complète non seulement pédagogique, mais aussi psychologique et
sociale. La chose vaudrait d'être entreprise, mais elle ne peut l'être que par des
spécialistes, ou du moins avec l'aide, que nous souhaitons, de ces spécialistes. Il
serait intéressant en effet, et utile, de détecter quels organismes, quelles voies
secrètes, quelles qualités, ont bénéficié des nouvelles conditions de travail que
nous avons inaugurées.
Les auteurs de ces monographies vous
disent seulement en éducateurs : voilà ce qu'étaient, ce que faisaient, comment se
comportaient les enfants soumis aux pratiques traditionnelles. Voilà ce qu'ils sont
devenus au fur et à mesure qu'ils bénéficiaient du climat nouveau de la classe, des
avantages du travail motivé, de cette libération psychanalytique née du texte libre, du
riche éventail d'activités que permet l'Ecole Moderne.
Il y aurait là, pour chaque cas, deux
tableaux en contraste, qui seraient définitivement convaincants :
Avant : la photo, l'écriture, la bande magnétophonique, les
rédactions de l'enfant examiné : passivité, absence, indisponibilité totale comme si
l'individu était désormais imperméable à toute culture, ou bien excitation, opposition
violente et déséquilibre.
Après : une photo transformée, avec tête droite, regard
franc, décidé et confiant, curiosité pour les éléments de la vie, affectivité,
sociabilité, résurrection.
Car il s'agit bien, en de nombreux cas,
d'une véritable résurrection, dont nous avons entre les mains les éléments : il nous
suffit d'ouvrir les fenêtres de la classe, d'y faire entrer le soleil, de remplacer le
verbiage par le travail vivant, de faire de la classe un milieu normal, moral et digne où
les enfants pourront s'éduquer, à même la vie, pour devenir des hommes.
Les hôpitaux psychiatriques prévoient
maintenant pour leurs malades les méthodes dont nous avons montré la valeur dans nos
classes : expression libre, affectivité, ergothérapie.
Ne croyez-vous pas qu'il serait
préférable de prévenir la détresse mentale par une généralisation dans nos classes, des remèdes dont l'effet
bienfaisant ne fait plus aujourd'hui de doute ?
Patrick était venu dans ma classe,
un soir de juin, conduit par sa maman, une maman inquiète qui tenait à la main une
invitation reçue le matin même : celle de conduire son fils à l'examen d'hygiène
mentale.
- " C'est le médecin des fous,
Monsieur, c'est le médecin des fous !... Ce n'est pas cela que je voulais, Monsieur, ce
n'est pas cela !... J'avais parlé à l'Assistante Sociale de mon fils ! Bien sûr, il ne
travaille pas bien à l'école... mais j'aurais voulu... vous voyez... un internat où il
aurait été observé, où il aurait pu apprendre un métier... Oh ! Monsieur, si vous
pouviez... Je suis sûre qu'il n'est pas bête, j'en suis sûre... si vous saviez !... Si
vous saviez !".
La pauvre mère, qu'il n'était pas
possible de "raisonner", s'en était allée, après quelques paroles banales qui
se voulaient rassurantes, s'en était allée, lourde de sa peine, angoissée aussi par une
maternité prochaine qui ne devait pas être désirée.
C'est ainsi que Patrick, un soir de
juin, alors que l'esprit est vide, alors que les fleurs éclatent par un été tout neuf,
alors qu'il ferait si bon courir près de la rivière, c'est ainsi que Patrick fit
semblant de passer une série de tests, de tests non verbaux, car Patrick était
"muet" ou presque. Il était resté avec un petit voisin de ma classe qu'il
connaissait, il avait joué au jeu des couleurs, au jeu des formes, des figures à
compléter... Il avait corrigé, avec le voisin, à l'aide d'une grille à trous (voyez le
peu de sérieux).
Un soir, deux soirs, il était encore
venu.
Puis ce furent les vacances. Moineau
blessé parmi les oiseaux en cage, il était parti vers la liberté.
J'avais "fait semblant" de
donner une impression écrite à la mère. Certes, je n'avais aucune illusion sur la
valeur des observations faites, mais une mère était à consoler et c'est à elle,
déjà, que j'avais pensé.
Les vacances passèrent. Septembre
arriva. Je retrouvai Patrick. Ma petite enquête n'avait rien donné. Un camarade, Un
copain, Patrick ne semblait pas en avoir dans la classe.
Le dessin de la famille ? Rien de
révélateur.
Un jeu préféré ? Aucun.
Une classe qui lui avait laissé un
bon souvenir ? Un maître dont il avait gardé l'image ? Rien. Patrick avait tout barré.
L'examen de connaissances ? Médiocre, mais sans valeur aucune. L'enfant ayant toujours
attendu (c'est le drame des épreuves collectives) que les enfants aient écrit, pour
voler, de-ci, de-là, quelques réponses.
Et le carnet de dessins restait
vierge.
Et les textes n'arrivaient pas.
Et la beauté de la classe ne le
touchait pas.
Et les manipulations de calcul le
laissaient indifférent; cloué à sa place alors que les autres... (mais passons!).
Patrick subissait l'école, fermé,
imperméable.
Aucune initiative, aucun élan...
Parfois, il marrivait pourtant
de voir dans son regard un éclair fugitif, lumière vite éteinte, geste ébauché,
bientôt enfoui dans une espèce dabîme étrange et insondable.
Mais surtout, Patrick ne parlait pas,
ne mavait encore jamais parlé librement alors que les autres ont tant à raconter.
Sur ordre, il avait récité quelques vers, il avait épelé quelques mots...
Etranger dans la classe, nous étions
tous, pour lui, des étrangers.
Et novembre arrivait... je
commençais à regretter ; si léchec était total ?
Où donc était cette brèche dont
parle Freinet, par où tout doit passer ?
Les collègues consultés ne
mavaient guère éclairé : « Enfant fermé, buté, qui na jamais
fait le moindre effort... ».
Un soir, je gardai ses voisins de
quartier.
- Jouez-vous avec lui ?
- Oh ! non, il paraît
quil shabille toujours en fille...
- Oui, il joue toujours avec les
gamines.
- Mais encore, que
disent-elles ?
- Paraît quil fait du
théâtre.
Du
théâtre, cest pas sûr, ma maman elle ne veut pas que jaille chez lui...
Etrange !
(Combien
il est tentant dévoquer le souvenir de lectures parfois mal digérées).
Je résolus de men tenir à un
fait : Patrick jouait du théâtre, un peu en cachette de tout le monde.
La révélation.
Nous venions de lire, cela faisait
suite à un texte sur la peur, une « histoire de revenant », de F. Mistral.
Des volontaires essayaient de mimer un extrait dialogué.
Ça ne marchait pas.
- Patrick, ne veux-tu pas
essayer ?
Lenfant se lève, participe au
jeu, parle en reproduisant de son mieux les phrases lues quelques instants avant, hésite,
se trompe, recommence... mais sans chaleur, sans briller... puis retourne à sa place
sagement.
A nouveau, cest
lécolier, létranger qui subit, qui écoute, sur lequel tout glisse.
Echec ? Javais mis trop
despoir dans cette idée saugrenue. Pourtant ? Aujourdhui tout était
imposé.. Peut-être...
- Patrick, cest bien, tu sais.
Dis, jai appris que tu fais du théâtre le jeudi. samedi, si tu veux, tu nous
joueras une de tes pièces après la classe, tu choisiras tes acteurs, tu...
Les yeux de Patrick ont brillé.
Signe de tête. Lenfant est daccord.
Quatre jours ont passé. Mes bavards
ne mont rien dit. Mes bavards ne savaient rien.
Seuls Michel, le petit voisin qui
était resté un soir de juin, et Claude, celui qui a une maman-bonne-femme et une
maman-cinéma, devaient être dans le secret...
Samedi (16 heures) : Patrick est
nerveux ; il vient me trouver : où pourra-t-il se cacher ?
- Mais là, dans le garage, tu seras
bien.
- Et ma valise ?
- Quelle valise ?
- Celle des costumes, je lai
cachée à deux heures sous les caisses de la cantine...
Cest donc pour cela que Patrick
était en retard cet après-midi...
17 heures arrivent, la sonnette
annonce la sortie. Personne ne veut partir ce soir, même ceux qui prennent le car pour
aller aux Cités.
Attente dun évènement
extraordinaire...
- Allons Patrick !
Patrick se lève, va parler à
loreille de Michel et de Claude ; oui, javais bien deviné (comment
ont-ils pu tenir leur langue ces deux-là ?). Mes trois gamins sortent.
La classe est vite installée. Trois
coups dans la porte, et nos trois acteurs habillés en femmes : robe, jupon,
souliers, chapeau arrivent.
Tout le monde reste muet.
Et voilà Patrick, Patrick qui ne
parle pas depuis deux mois, Patrick qui annonce, qui présente, qui dirige, qui
interprète « un extrait dopéra » à
« laméricaine », à la « russe », à la
« marseillaise », changeant de voix, essayant de faire rire. Le voilà en
rôle de reine, le voici en grand-mère, en cuisinière faisant la soupe. Le voilà
conseillant, ordonnant, raccrochant quand les réponses narrivent pas assez vite,
improvisant.
Un Patrick inconnu !
La beauté du spectacle, la valeur de
ce qui était joué mimportait peu ce samedi-là. Laction, pour moi, était
ailleurs.
Ce fut une explosion.
On riait, on battait des mains, on
criait.
- Bravo! Bravo!
Patrick!
- On va faire du théâtre avec
toi !
- Tu seras le
« chef » !
- Cest un champion,
Patrick !
Que de bruit ! Un collègue
arrive, sinquiète ; il est au courant des difficultés que tout le monde
rencontre avec cet élève.
- Patrick, tu veux recommencer pour
Monsieur B... ?
Et lenfant recommence !
Patrick traîne dans la classe.
Patrick nous parle, nous livre ses rêves, ses jeux solitaires, lève un peu le voile sur
ce monde imaginaire quil sétait créé et dans lequel il senfermait.
Enfin je vais pouvoir comprendre
Patrick.
Deux mois ont passé...
Lenfant nest plus un
étranger, la classe nest plus un domaine doù il est absent.
Il a écrit seize ou dix-sept textes
libres au contenu encore étrange, marquant souvent lopposition envers une petite
sur.
Il a fait une enquête sur les prix.
Il nous a apporté toute une série
de flacons dont il a cherché la contenance.
Il a fait des dioramas.
Il a peint le « drame du
barrage ».
Aujourdhui même, il est resté
faire une nature morte alors que la neige appelait tout le monde dehors.
La brèche est faite. Les espoirs sont permis...
Et, faut-il le dire, au début de
janvier, une maman est venue, la maman de Patrick :
- Monsieur, vous mavez rendu
mon garçon.
- Mais non, Madame... et nayez pas trop despoirs, il nous
reste si peu de temps.
- Si, si, Monsieur... je crois
quil faut que je vous dise... ça nexplique pas tout, bien sûr, mais.. oui
Monsieur... mon Patrick avait huit ans, nous étions à G..., mon Patrick a eu deux doigts
cassés à coups de règle...
Si « cela »
nexpliquait pas tout, cest évident, cela permettait de mieux comprendre
lattitude de Patrick au moins à lécole.
Quelques textes de Patrick B. (aucune
correction de style)
LA BAGARRE.
Le matin, quand ma sur Martine
est prête je lui dis :
- Ce nest pas lheure
daller à lécole il fait un peu nuit.
- Si, si et si je vais chercher ma
camarade.
- Non et non !
Alors la bagarre commence. On se tire
les cheveux je lui donne des coups.
- Grosse patate, dents de lapins,
bégayouse !
- Et toi, gros porc.
- Tu nas rien à dire espèce
déléphant ?
- Viens, sanglier.
- Papa, papa, Patrick membête
Papa vient et me jette une claque.
Il y en a eu comme cela six ou sept,
tous mettent en action Patrick et Martine, tous se terminent par : « Je reçois
une claque ».
Quelques textes libres livrent encore
les jeux solitaires de Patrick. Solitaires mais non secrets puisque nous sommes
quelques-uns, maintenant, à les connaître.
LANNIVERSAIRE.
Mardi, jai eu douze ans.
Deux dames qui couchent dans
lhôtel entrent dans la cuisine ainsi quun monsieur, ma grand-mère et mes
parents.
La première dame
mappelle :
- Viens que « je te
dise »... Bon anniversaire, Patrick, je te donne ce livre de Crin Blanc.
La deuxième dame :
- Bon anniversaire, je te donne ce
livre pour ta collection.
Pour finir, maman et ma grande
sur me disent :
- Bon anniversaire ! et elles me
donnent chacune un livre aussi.
Maman a allumé les bougies.
- Souffle fort !
- Prends ton souffle !
Quand le gâteau est soufflé, on
mapplaudit. Les verres sont servis.
- A la tienne et fais bien ton
travail à lécole.
Jai bu quatre verres de
champagne.
Cest là le premier texte qui
semblait dénoter un équilibre, cependant jattends toujours, ce soir de janvier, le
premier écrit spontané qui passera du « je » au « il » de
lacteur, au spectateur, au témoin.
Petits oiseaux mordus par le froid
trop brutal my aiderez-vous ?
R. FINELLE
Montbard (Côte dOr)
Jacques sest suicidé sous le
train électrique. Il avait treize ans. « Personne ne maime ». Pour
vous, cest peut-être, « un récent et dramatique fait divers dont la presse
na que trop parlé.
A juste titre, la loi interdit la
publication des suicides des mineurs. Il sagit déviter les épidémies. Souci
louable.
Pour dautres, cest,
peut-être, « un cas de dysphorie lié à un sentiment de culpabilité et aux
reproches de lentourage, un épisode dépressif chez un enfant émotif, mal adapté
au milieu scolaire ».
Un accident regrettable, mais presque
« normal «.
Pour moi, cest simplement
Jacques, le gentil chef déquipe de la quatrième rangée qui devait avoir sept ou
huit ans : appliqué, silencieux, travailleur, intelligent, volontaire et sensible
sans doute (on ne peut être parfait). Il croyait toujours quil ne travaillait pas
assez bien. Cétait lavis de ses parents.
On peut toujours « mieux
faire », nest-ce pas ?
Chaque fois - et cest souvent -
que je vois, dans le bureau dictatorial, le mauvais élève, tête basse, coincé entre la
majesté du Directeur et le courroux du chef de famille ; chaque fois que je vois
sétablir ainsi « une collaboration étroite entre lEcole et la
Famille », « dans lintérêt bien compris de lélève
évidemment », je ne suis pas rassuré.
« Ce
ne sont pas les méchants qui font mal, ce
sont les naïfs et les maladroits ». (Paul Valéry)
Je ne veux pas connaître davantage
les causes de ce suicide denfant. Je sais seulement que, quelques jours avant le
drame, le professeur avait donné ce devoir : « Racontez un moment heureux de
votre vie », Jacques avait dit, tout de suite : « Quand jétais
dans la classe de M. X.. , on imprimait un journal, on avait un correspondant... ».
Jai relu lintervention du
professeur Mauco (à Nantes en 1957), pris entre de nombreux cas semblables, celui
dun enfant de treize ans :
« ...Il exprimait à des
camarades son découragement devant laccumulation des condamnations de ses
éducateurs. Quelques manifestations dindépendance incompatibles avec la rigidité
de la discipline scolaire avaient entraîné des mesures de renvoi du directeur de
lécole.
« Un
maître surmené lavait pris en grippe.
« Lenfant, après avoir
eu soin de placer son chat à labri et avoir écrit sa tristesse, sasphyxia au
gaz. Les parents en rentrant ne trouvèrent que son cadavre dans la cuisine, où toutes
les ouvertures avaient été bouchées. Officiellement lenfant est mort par
accident. Or, nous lavons dit, il nest pas de semaine qui ne déplore en
France de tel drame, généralement inconnu car la douleur des parents en tait le
mobile ».
Il nest pas de semaine...
Cette phrase ne vous laisse pas
rêveur ?
Comme disait ce brave
directeur : « Faites donc votre classe ! ». Les instituteurs ont
autre chose à faire que de soccuper des enfants. Cest exact.
F.OURY (Paris)
Cette fois, cest décidé: il
sera renvoyé!
Le renvoi dun élève à
lEcole Freinet est toujours un incident grave et attristant. Il nous donne la mesure
de notre impuissance dadultes à saisir lunité profonde de la vie et en tout
premier lieu son fondement biologique sur lequel la personnalité sorganise et qui
peut-être contient tous les secrets dune adaptation au milieu.
- Cette fois, il sera renvoyé !
Le conseil des maîtres qui prend
cette décision, venue après beaucoup de concessions faites au génie chambardeur
dun enfant, juge, délits à lappui, que le jeune Jean X... est
irrécupérable. Les mille patiences conjuguées, les pardons sans cesse renouvelés, les
rigueurs de la règle générale toujours atténuées, laffection prodiguée en pure
perte, et surtout le travail attrayant dans une classe bien organisée doivent rendre
leurs armes.
On ne peut sacrifier la communauté
à un élément dont le déséquilibre engendre à
jet continu des incidents qui ruinent lentente et lefficience au sein de la
grande famille.
Les incidents au demeurant ne sont
pas des pécadilles, mais se situent en fait dans la rubrique des voies de faits,
des insultes, déprédations. Cest vite dit mais bien long à supporter, car
sy ajoutent de la part du délinquant soit larrogance provocante, soit
lironie vindicative, soit, ce qui est pire, la crise nerveuse avec larmes et
désespoirs spectaculaires, qui exigent doigté et grande pitié pour que le drame soit
effacé, oublié.
Le diagnostic est-il totalement
pessimiste ?
Non, bien sûr ! Lâme
dun enfant ne saurait être poussée au noir sans risque de renoncer à la
nécessaire espérance si indispensable à la vocation de léducateur. Il y a
toujours dans la personnalité de lenfant des paysages pleins de fraîcheur où
coule la source claire des heures joyeuses.
Ils nous donneraient, si nous savions
y lire, la clé dun caractère, en apparence résolument fermé, mais qui se
livrerait sana appréhension dans la détente de la joie.
Jean X... justement est riche en
éclaircies où affleurent des paysages lumineux, tissés en filigrane délicate sur une
sensibilité de poète et dartiste. Mais, le plus intuitif de nous tous, -les juges
de lenfant, - peut-il expliquer ces vérités impondérables, qui se révèlent
au-delà des apparences, dans un monde souterrain que hantent aussi les fantômes
dun inconscient barbare ? Qui a touché du doigt le charme dun sourire,
la lumière dun regard, la promesse dun cur qui se donne, lappel
dune intelligence en éveil ? Et que pèsent ces valeurs fugitives dans la
balance dun acte de justice où brusquement le marteau que Jean X... vient de jeter
à la tête dun camarade fait pencher brutalement le plateau des données
négatives, imposant le renvoi de lécole dun inconscient indésirable.
On ne sait jamais jusquoù peut
aller la pitié, cette force damour qui ignore les obstacles, mais sans doute celle
ou celui dentre nous qui, à lheure du grand désespoir a essuyé les larmes
dun enfant, a, du même coup, changé un destin et accompli un acte de grâce.
- Allons, viens boire un peu
deau ! donne-moi ta main ! Ne crie plus ainsi... je vais leur dire que
nous te gardons, au moins quelques jours... pour comprendre que tu es, au fond, un bon
petit garçon qui veut se racheter !
Les quelques jours de trêve sont
devenus en fait presque deux années de compagnonnage, car, chez nous, sur le plan humain,
lapprenti est au même niveau que le maître : celui qui croit savoir a
toujours à apprendre de celui qui, ignorant presque tout, se trouve pourtant être le
plus riche par les élans instinctifs de son être confiant et heureux. Ceci ne veut point
dire que celui qui a de lexpérience nen ait pas usé à bon escient pour
tenter dassagir lenfant sauvage : à onze ans, bien que fils
denseignant, Jean X... ignore les moindres gestes de politesse élémentaire vis à
vis de ses éducateurs. Il interpelle, claironne ses opinions, interrompt qui parle, se
fâche contre le premier venu, monte ses colères jusquau paroxysme, provoquant
souvent dans ces moments dramatiques des réactions en chaîne, chez les quatre ou cinq
caractériels qui ne se sont point encore complètement assagis...
Avant de venir ici, rien na eu
de prise sur lui : ni les coups, tombés brutalement en averse serrée, ni les
lanières qui marquent de rouge le corps endolori, ni le cachot où il ségosille à
crier vengeance... Ni les gâteries dune mère éplorée, prodiguées en
dédommagement des coups nécessaires - du moins, il le semblait - ni les réconciliations
affectueuses dans les instants de calme qui suivaient les tempêtes.
Il faut avoir grand courage et grande
bonté pour prendre en charge un garnement qui, en conséquence dune telle
expérience ici affirma sa nature de forcené ! Cependant, ni le courage, ni la
bonté ne font à eux seuls des miracles. Il y faut lappui dun milieu aidant
qui inlassablement propose lintérêt des activités les plus diverses dans
lesquelles, le cur, lesprit, la curiosité intellectuelle, les mains habiles
aient tout à tour leur part. Cest cet éventail de larges sollicitations au travail
que Jean X... a trouvé chez nous.
Parmi ces activités proposées, il
faut noter par ordre dintérêt et qui répondaient aux données positives de la
personnalité de lenfant :
la
musique et tout spécialement le chant improvisé offert aux camarades pendant les
soirées récréatives ; lenregistrement sur bandes magnétiques pour les
correspondants ; laccordéon et lharmonica ;
- les jeux dramatiques, avec scènes
improvisées ou longtemps préparées avec des camarades dociles ;
- le travail en atelier où Jean
X..., sous leffet dun élan intérieur fort émouvant, acquiert bien vite une
grande habileté manuelle : manipulations scientifiques, constructions
dappareils, modélisme, et surtout céramique. En fin de son séjour, Jean
réussissait avec une patience méticuleuse de plusieurs heurs, des vases au galbe parfait
à rendre jaloux des professionnels ;
- les poèmes qui, dabord
éclos comme par surprise, sous leffet dune inspiration subite, sont devenus
peu à peu chose exigeante, sans cesse repensée, polissée, affinée, avec des
délicatesses surprenantes dans cette nature de chambardeur. Nous donnons ici un poème
longuement travaillé, à lEcole de Neige, un matin où, ébloui par la féerie
blanche, Jean sattardait à rêver devant les carreaux givrés.
FOUGERE DE GIVRE
Fougère de givre brodée sur la
vitre
Tu attends avec impatience
Que ta fleur éclose dans le silence
Du matin.
Tu étales ta palme de fête aux
Premiers rayons du soleil tu deviens
Fée à la robe dentelée
Brodée dor et dargent
Au beau chapeau aux trois plumes
Rouges de loiseau fantastique
Qui fait la neige et le beau
Temps.
Jean
- les textes libres, bien enlevés et
qui nétaient quun aspect de son penchant poétique ;
- les conférences. Jean parlait avec
un certain brio et suppléait à ses manques par des improvisations savoureuses dans
lesquelles il mettait toute sa verve de méridional ;
- les textes dauteur, lus avec
expression le matin, et quil préparait à lavance pour avoir le plaisir de
les bien dire ;
- la lecture silencieuse des B.T.
dont il connaissait un grand nombre de numéros ;
- le travail à
limprimerie : composition, impression et surtout illustration des textes par
linos, dessins au limographe rehaussés ;
- les activités marquées
dobligations scolaires dont il avait eu une indigestion lont rebuté
longtemps. Il a toujours eu du mal à remplir son plan de travail dans toutes les
disciplines, qui lui rappelaient le passé ! Cependant, en fin dannée, même
dans ce domaine où leffort est nécessaire lorsquon est un raté, Jean marqua
des points. Voici, à titre de renseignements précis, le rapport qui le concerne au
dernier trimestre 1958 :
Impression générale : - Jean a continué à marquer des points
sur un redressement amorcé avec sérieux lors de lEcole de Neige. Il a,
semble-t-il, une plus grande ouverture didées, une façon moins puérile
daborder les problèmes et une tendance moins marquée à léparpillement.
Cependant cette maturité est loin encore de correspondre à celle que pourrait donner un
enfant doué comme lest Jean. Il a à la fois une sensibilité exigeante et un
esprit curieux et très logique. Ce ne sont que des erreurs déducation et
certainement aussi des réflexes conditionnés qui poussent sans cesse cet enfant à agir
comme sous leffet dune agressivité qui bien quatténuée est toujours
présente.
Lessentiel est évidemment de
le rendre conscient de ces manques, mais ses prises de conscience qui ne peuvent se faire
quà retardement, car sous le coup de ses impulsions rien ne peut être tenté, ses
prises de conscience restent encore superficielles et toujours limitées par un besoin
invincible de se justifier et de se donner
Il faut voir là, pensons-nous, les
derniers retranchements dune fierté denfant qui a subi trop déchecs et
qui na pas encore assouvi une vengeance encore contenue. Avec la détente, la
confiance, les succès, tout saméliorera et un jour Jean sera lucide et libérera
et son intelligence et son cur des entraves qui encore les paralysent.
Comportement scolaire : - Nous signalions comme un danger un
éparpillement de connaissances jetées au vent comme mauvaises herbes. Jean croit savoir
parce que lui restent dans lesprit quelques bribes de savoir qui lempêchent
daller plus loin. Il sait toujours ce que lon va apprendre, et sur cette pente
de la prétention, il ne peut approfondir sérieusement ses connaissances. Il faut noter
cependant quune certaine facilité dexpression orale et écrite lui donne
maintenant quelques atouts en main et que son travail sen est trouvé amélioré au
cours de ce dernier trimestre. Il est dommage que ces progrès ne soient pas consignés par des cahiers, des
devoirs, des oeuvres propres et bien ordonnées, car le désordre est le défaut foncier
de Jean.
Il est certainement de tous les
enfants celui qui réagit le mieux aux évènements nouveaux de la vie communautaire. Il
senthousiasme vite, il se passionne, il improvise poèmes et musique avec assez de
bonheur. Mais aucune trace ne reste de ces instants fulgurants qui lont élevé plus
haut que les autres. Il faudrait à chaque instant la présence de ladulte pour le
canaliser et soutenir son envol. Ce nest hélas ! pas toujours possible.
En calcul, Jean a fait des progrès.
Son acquis est plus sûr bien quil oublie facilement, mais de suite il retrouve, par
le raisonnement, les choses oubliées. Dans ce domaine surtout, son désordre lui porte
grand tort car les opérations mal posées, les erreurs de calcul lui font perdre un temps
très précieux alors que sa compréhension serait rapide.
Comportement dans la
communauté : - Malgré ses progrès, Jean reste
lun des éléments les plus difficiles de la communauté. Certes ses indisciplines,
ses incorrections sont bien plus rares, mais elles pèsent cependant encore sur le climat
de lécole, et on aimerait croire que Jean en a conscience et ainsi quil le
reconnaît, fera un effort pour se corriger. Mais ce besoin de se justifier à tout prix,
cette désinvolture qui le prive de tout regret ou remords sont un peu inquiétants. Dans
les problèmes que lui pose la vie, peut-être a-t-il été trop souvent victime e-t
dominé par la crainte dune sorte danéantissement contre lequel il se
prémunit davance. Cet état de fait durable doit être suivi de près car sur le
plan moral et civique, il peut avoir de graves conséquences.
Ce manque de hiérarchie des valeurs
morales ne doit pas être pris à la légère. Actuellement les faits divers prouvent que
les mentalités de « durs » mènent loin. Cest pourquoi nous sommes
très sévères contre Jean quand son inconséquence saffirme avec une désinvolture
qui nest certes pas marquée encore de cynisme mais qui peut en être imprégnée au
fur et à mesure que grandit le besoin de puissance. Il faut tout faire pour que ce
sentiment de virilité indispensable à ladolescent se manifeste sur le plan de la
pensée, de lart, du travail pratique utile. Nous navons pu cette année
intégrer Jean à une équipe dArt mais nous nous y emploierons dès la rentrée.
Alors, sans doute nous y verrons plus clair.
En conclusion : - Jean est un enfant attachant par bien
des dispositions de sa nature sensible et raffinée. Il est regrettable que son
incohérence brouille encore les pistes salutaires vers lesquelles nous tâchons de
lorienter.
Linstituteur :
La direction :
Nous ne nous attarderons pas, faute
de place sur les rapports trimestriels qui lannée suivante ont affermi ces
conquêtes soudaines ou progressives dun enfant qui enfin prenait conscience de ses
possibilités et surtout de sa puissance créatrice, de son pouvoir sur le milieu dont il
se sentait partie intégrante. Nous donnerons simplement la lettre que nous écrivait son
père au cours de lannée qui suivit sa sortie de lécole :
Chers amis,
« Nous semblons avoir oublié
lEcole Freinet et pourtant, il ne se passe pas de jour où nous-mêmes, ou Jean ne
vous rappelle à notre bon souvenir.
Nous sommes heureux de vous dire que
tout va bien pour notre garçon. Il est en 6ème où il suivait au début avec quelques
difficultés en calcul. Je fais en sorte quil nait pas de déceptions
scolaires en cette matière en laidant de mon mieux. En français, il réussit bien.
Il sintéresse à son travail et le fait avec sérieux.
A la maison, il est calme et
affectueux et, nous ne vous remercierons jamais assez de nous avoir permis de retrouver la
paix en famille. »
M.S.
Nous avons pris un cas typique qui
compte au nombre des cas les plus graves de notre école qui pourtant souvre chaque
année devant un flot denfants instables qui ne viennent chez nous que parce
quils ne réussissaient pas ailleurs. Pour chacun de ces enfants nous faisons le
même effort de réadaptation au milieu, par cette planche de salut quest
lexpression libre aux mille aspects, par lorganisation technique de la classe,
par le maniement doutils qui amplifient la puissance de lenfant, par la
présence amicale des maîtres-camarades.
Mon prédécesseur mavait
particulièrement recommandé R..., garçon de treize ans et demi peu intelligent,
sournois, paresseux, vicieux, fréquentation irrégulière etc...
Effectivement, en septembre R... ne payait pas de mine : crasseux, regard fuyant. Cependant je me suis efforcé de le considérer comme les autres. Jétais dailleurs très préoccupé par le fonctionnement de ma classe qui ne tournait pas rond ; le matériel me faisant défaut, javais bien du mal à intéresser mes clients, surtout ceux de fin détudes . Le bureau de la Coopérative ne prenait pas son rôle au sérieux ; je devais faire les frais des réunions ; tout cela était factice.
Un beau jour, R... qui ne
mavait pas semblé sintéresser à grandchose à part limprimerie,
demande la parole ; cétait la première fois (en décembre).
Il a hésité longuement, il est
rouge. Cependant, dune seule traite, il accuse les membres du bureau de ne pas faire
leur travail, donne des arguments et demande des élections.
Tout le monde est sidéré. Moi le
premier.
Comment. « ce pelé, ce
galeux » se permet des remontrances ! Les F.E. ricanent. On met sa proposition
aux voix. Le Cours Moyen dont R... fait partie est daccord. On vote.
Lancien bureau, à une unité
près est « balancé » ; R... est nommé président. Je me demande ce que
cela va donner. Je le prends à part pour lui expliquer quun président doit donner
lexemple par sa tenue et son travail ; jajoute que je lui fais confiance.
A la cantine, ma femme constate que
R... devient plus soigné, presque coquet. Ma classe change : R... qui na
jamais fait de textes et qui est incapable décrire trois mots sans faute, compose
son éditorial pour le journal. Il dirige ses réunions avec autorité. Evidemment, le
travail est encore loin dêtre parfait et je dois stimuler mon bonhomme pour lui
faire respecter son plan de travail (mais nest-ce pas là le rôle du
maître ?).
Il y a un mois environ, jai vu
le père de R..., cest un ouvrier
agricole, endurci par le travail. Il ma dit :
- Je ne sais pas ce que vous avez
fait à R..., mais il nest plus le même. Maintenant il ne parle plus que de
lécole, son hygromètre, son installation électrique etc... Lautre jour, sa
mère était malade, je lai gardé, eh bien il nétait pas content.
En effet, lui qui manquait à chaque
instant, au mois de janvier, il est venu tous les jours : dans la neige, il faisait
ses cinq kilomètres à pied et était là à 8 h1/2.
Il y a huit jours, je lui demandais
quand il aurait ses quatorze ans :
- En décembre, ma-t-il
répondu, mais est-ce que je pourrai revenir à la rentére ?
- Bien sûr !
- Si je reste jusquau mois de
juillet je naurai pas mon certificat ?
- Pourquoi pas ! (je ny
crois guère). Tu nas quà bien travailler, faire des fiches, tu peux y
arriver !
Jai cru apercevoir un éclair
dans ses yeux.
Cest tout pour linstant.
Jespère que R... va persévérer dans cette voie, mais nous ne sommes pas encore
partis bien loin.
BOUVIER
André
Tourgeville
par Touques (Calvados)
Il restera certainement
lélève « unique » de ma carrière. Il a été deux ans mon élève,
dans la petite classe dune école géminée à deux classes, en milieu rural,
section de Muret (Haute-Garonne).
- Au C.E. 1ère année :
jignorais les Techniques Freinet.
- Au C.E. 2ème année : Texte
libre - Imprimerie - Correspondance interscolaire.
La différence de son comportement au
cours de la première année et de la deuxième vient très certainement non de moi et de
mon action sur lui, mais très probablement de ce que les techniques Freinet ont supprimé
ces révoltes qui mont si souvent inquiétée la première année !
Jai connu Aimé L... au cours
de sa 9ème année. Il était en C.E. 1ère année, achevait lacquisition de la
lecture courante. Le dixième de la famille, le plus jeune aussi, il navait parlé
quà sept ans. Il venait à lécole depuis deux ans.
Nouvelle venue dans le poste en
octobre, jai tout de suite remarqué son étrange comportement dans la classe.
Poli, doux, affecttueux, il
sisolait très facilement, sévadait en un mystérieux rêve qui le ravissait,
mais où nous navaions pas part ! ...
Je voulais lobliger à suivre
la lecture pendant que ses sept ou huit camarades lisaient ; il rétorquait :
« Mais je lai déjà lu ! ».
Invariablement, le vendredi (ou le
lundi) :
- Tu ne sais pas ton histoire ?
- Non mademoiselle.
- Et pourquoi ?
- Parce que je ne lai pas
étudiée.
- Pourquoi nas-tu pas
étudié ?
- Oh ! parce que je ny ai
pas pensé !... si jy avais pensé, je laurais étudiée !...
En présence de devoirs non
faits :
- Tu nas pas fait tes
devoirs ?
- Non Mademoiselle !
- Et pourquoi ?
- Oh ! parce que jaimais
mieux écouter le vent dans les branches !...
Car Aimé aimait passionnément les
arbres, et les arbres le sauvaient de toutes ses misères.
Pendant que ses camarades cherchaient
la solution dun problème auquel il ne sintéressait nullement, il les gênait
ou les dérangeait. Je lenvoyais seul au fond de la classe.
Je le vois, un jour, penché sur son
ardoise, radieux. Espérant quil avait enfin trouvé quelque chose, je
mapproche. Il a dessiné sur son ardoise un magnifique pin parasol incliné... Il
souffle de toutes ses forces :
- Cest le pin parasol du
Château Rouge, et je suis le vent !
Il est doué en orthographe, ne fait
que peu de fautes en dictée, mais nen accepte que peu : « Je ne le
savais pas quil fallait un « t », autrement je laurais
mis ! ».
Lorsque je lui marque un zéro ou un
deux parce quil ny a rien de bon dans son problème, il se révolte :
- Ce nest pas de ma faute si je
lai faux le problème ! Si javais su le faire, je laurais fait
juste !
Revenu à sa place, il barre
dun trait rageur les mauvaises notes de son cahier :
- Je ne suis pas venu à
lécole pour avoir des mauvaises notes, jen voulais des bonnes, moi !...
En fin de mois, je fais un
classement ; ses résultats, bien sûr, sont faibles. Il est plein de bonne volonté
cependant :
- Peut-être que cette fois je
pourrai la tenir la promesse ! (de mieux travailler).
Dautres fois, il se frappe la
tête à grands coups de ses deux poings... « Rentres-y problème...
rentres-y ! ».
Je ne peux rien - ou presque - lui
apprendre en calcul. Je le fais venir au tableau ; nous écrivons des
« dam » en « m ». Il na encore trouvé aucune réponse, je
mimpatiente et avec une insondable résignation, il se tourne vers moi :
- ca mest égal, Mademoiselle,
ça ne mintéresse pas !
Et pourtant, le vendredi ou le lundi
il retourne heureux à lécole, mais lorsque un peu plus tard, jai à le
gronder,il me déclare dun ton plein de mélancolie :
- Et pourtant si vous laviez
vu, le beau tas de bois que jai fait à maman, vous ne me gronderiez pas !...
Sa mère me dit en effet quil
lui dit souvent :
- « Si elle voyait ce bois, le
demoiselle, elle serait contente de moi ! ».
Car en effet, il a beaucoup
travaillé à refendre, scier, empiler...
Lorsquil a bien réussi, il
vient radieux, me regarde du coin de loeil :
- Je vous ai fait plaisir,
hein ?
Un soir de printemps, je lai
gardé après la classe pour copier cette lecture quil ne suivait pas. Il a
véhémentement protesté :
- Jai autre chose à faire
moi !... Il faut que jaille voir ce quil y a dans les nids... et si les
petits sont nés !
Car il grimpe voir les nids et je
pense quil ne doit pas effrayer les oiseaux, il les aime trop ! Il va les
« voir », leur parler aussi sans doute.. Un autre soir, je lavais gardé
pour refaire je ne sais quel devoir ; il partait furieux, me saluant à peine,
lorsque je lentendis parler dune voix que je ne lui connaissais pas.
Intriguée, je mapprochai... Arrêté au milieu du préau, regardant tout en haut,
je lentendis :
- Bonsoir, bonsoir ! petites
hirondelles ! Vous êtes contentes...vous êtes jolies...Vous êtes contentes de moi
aujourdhui ?... Oh ! non, « jai » pas bien travaillé...
Le reste se perdit... Il
séloignait déjà sur la route.
Fin juin, nous faisions une révision
des quatre opérations. Il est au tableau. Péniblement, il a écrit ce que ses camarades
ont soufflé ou trouvé. Il sagit dun multiplicateur à deux chiffres. Il faut
maintenant additionner. Je fais taire les autres :
- Quatre et trois,
- Peut-être vingt !
- Mais non...
- Peut-être douze !
- Non !
- Peut-être cinquante et un !
- Mais non, voyons !
compte-le !
- ça mest égal,
Mademoiselle, vous perdez votre temps !
Je me sens impuissante, désarmée,
devant tant de franchise, de candeur, de logique !
Peu de temps avant les grandes
vacances, javais fait apprendre : « Les petits lapins dans le
bois... ». La copie de son texte bourrée de fautes dorthographe, celle
des autres élèves aussi dailleurs. Je me fâche et ordonne de corriger à
laide du livre. Jannonce même une gifle par faute oubliée.
Tous, sauf Aimé, se mettent au
travail. Je passe pour contrôler. Il na rien modifié :
- Pas d »s » à
petits ? une tape... A lapins ? une autre..
Aimé se révolte :
- Hé bé ! jai la tête
malade moi ! et tu le sais bien que jai la tête malade... Et cest vous
autres qui me rendez malade, avec toutes ces choses que vous voulez my mettre par
force dans la tête... et que je ne les y veux pas moi !... Et ça mest égal
quil y a un « s » à petits, et ça mest égal »que je
ly ai pas » mis !
Tout cela a été débité dun
trait, sans une pause, dun ton plein de colère... Je suis aussi furieuse que lui,
le frappe à nouveau ; il bascule sur son banc, fourre sa tête sous la table,
balance rageusement hors du banc ses longues jambes. Armée dune règle, je veux le
redresser, le frappe sur les mollets :
- Si je lattrape cette règle,
je « te » la casse !
Et il saisit la règle, lappuie
sur le rebord du banc, la brise en deux morceaus ! Interdite, trente paire
dyeux braqués sur moi, dans un silence hostile, jai la respiration coupée...
- Cest du hêtre !...
Il a dit cela dune voix si
radieusement étonnée, que sa colère, envolée en découvrant que la règle cest
du hêtre, a emporté la mienne aussi subitement !... Et cest ainsi que
jappris à reconnaître le bois de hêtre ! Désormais, je ne pourrai voir du
hêtre sans évoquer Aimé !... Un des deux morceaux de la règle brisée est
dailleurs dans mon bureau !
Mais, en fin dannée, je me
sens bien triste devant cet enfant à qui jai bien peu appris !
Certes, il a fait des progrès en
lecture ; il lit très bien maintenant, avec une expression excellente parfois ;
il a fait des progrès en orthographe ; a appris en conjugaison et grammaire et
sindigne lorsquun autre élève se trompe :
- Oh ! Mademoiselle ! il ne
le « sent » pas que cest un adjectif !
Mais en calcul, léchec est
lamentable, et jai beaucoup dinquiétude pour lannée suivante. Que
faire dAimé ?
Je lenvoie à une consultation
de pédo-psychiatrie au dispensaire. Je nen obtiens aucun renseignement pratique.
En Juillet, Freinet vient à
Toulouse : journée de démonstration de Texte Libre - Imprimerie - Correspondance
Interscolaire. Tout cela menchante. Je demande à participer au satge à
Cannes ; jy suis admise.
Jexpose un jour, le cas de mon
Aimé à Freinet :
- Qyest-ce qui
lintéresse ?
- Les arbres !
- Hé bien ! il faut
laccrocher par les arbres !
Dès la rentrée, je lui demande le
nombre darbres quil voit en venant à lécole. Il nen sait rien.
- « Compte-les », dis-je.
Le soir :
- Je ne peux pas, il y en a plus de
dix !
- Eh bien ! après dix,
recommence à un !
- Il y en a dix et quatre !
Jécris quatorze au tableau, et
lui montre dix et trois - dix et cinq. Il a compris ! et dun coup apprend de
dix à vingt ! Il est ravi, moi aussi ! Bientôt : « Je voudrais
savoir compter jusquà mille, Mademoiselle ! », car il sait que mille
cest beaucoup !
Nous avons maintenant en classe, une
imprimerie. Les enfants font des Textes Libres, nous les imprimons, avons un journal, des
correspondants. Aimé mapporte sa lettre pour faire corriger les fautes :
« Je suis un amoureux du vent, des arbres et des fleurs... ».
Cest vrai ! Lhiver
précédent, un jour, pendant le calcul, je lavais encore grondé et il mavait
dit : « A la récréation, je méchapperai ! ». En effet, ses
camarades me préviennent : Aimé est parti !
Je cours à sa poursuite. Nous nous
rencontrons derrière le préau... Il revenait mapporter une tige de carotte sauvage
givrée... la délicate sculpture avait arrêté sa fuite !
Maintenant, il ne réclame plus la
permission daller aux W.C. toutes les cinq minutes, les jours de vent dantan.
Il se lève, va près de la fenêtre, vient parfois me chercher pour admirer avec lui les
vagues sur les flaques... Un regard, un sourire le ramènent à sa place. Bien sûr, il me
demande encore parfois :
- Il faut que le fasse jusquau
bout le devoir, Mademoiselle ?
- Mais oui, pourquoi ?
- Parce que ça membête...
ou : parce que je nen ai pas envie !... ou : parce que
jaimerais mieux faire autre chose !
Nos relations sont beaucoup plus
faciles. Il ne se trouve plus en présence dautant déchecs. Le travail
lintéresse bien plus. Lannée daprès, il sera capable de suivre au
C.M.1 dans lautre classe. Encore faible en calcul, il a cependant fait
dénormens progrès !
Je lamène, un dimanche, faire
une sortie pédestre avec le Touring-Club. Il est ravi : « Mademoiselle, je
vous dois le jour le plus heureux de ma vie ! ». A un moment, nous entrons dans
un bois de chênes, il sextasie, exulte : « Mademoiselle, je vous dois le
plus grand bonheur de ma vie ! ». Il a tant de sincérité dans la voix, que
tous les promeneurs en sont émus. Tous le connaissent dailleurs ; jai si
souvent parlé de lui !
Une ronce laccroche au passage,
il se baisse délicatement, la décroche de son mollet :
- Eglantine agressive, tu veux me
griffer ?
Il était parti le matin, criant sa
joie à tous les camarades rencontrés. Le lendemain, guettant son arrivée, je
mapprochai et lui demandai : « Tu as raconté à tes camarades ?
Quest-ce quils tont dit ? »
- Oh ! rien, Mademoiselle, ils
nont pas compris !
Dans lautre classe, Aimé se
repliait sur lui. Ma collègue admettait mal son attitude : il retrouvait ses
révoltes... Un jour, nous lapercevons, tenant dans ses bras le tronc de
lamandier. Je vais le voir, interroge :
- Jécoute la sève qui monte
dans larbre !
- Et tu lentends ?
- Oh ! oui, Mademoiselle !
Lorsquil était trop
désagréable, sa maîtresse le renvoyait dans ma classe. Là, il se calmait, refusait mon
aide, faisait son travail, allait le montrer, et un jour, alors quil repartait,
autorisé à retourner dans sa classe, il rouvre la porte :
- Pardon, mademoiselle, jai
oublié de vous dire merci de mavoir remis dans le droit chemin !
En fin dannée, ma collègue
gardait ses élèves pour une intense préparation au C.E.P.. Aimé, lui, finissait un
quelconque travail. Tout à coup :
- Madame, si je vous porte des
carottes sans payer, vous me laissez partir ?
Un moment après, la maîtrese le
renvoie.
Le lendemain matin, il apporte un
joli paquet de carottes fraîches. Madame, occupée en classe, lenvoie les apporter
chez elle. Monsieur les reçoit : « Je te dois combien ? ».
- Oh ! rien, cest convenu
avec Madame !
Mais, à lheure du calcul, sa
maîtresse le gronde, il sindigne :
- Je vous ai apporté des carottes
moi, et je ne vous les ai pas fait payer !
Madame finira dailleurs, par payer les carottes !
En 2ème Année de Fin dEtudes,
il sest un jour, brouillé avec sa maîtresse - il avait plus de quatorze ans - il
quitte lécole !
Partie lannée précédente
dans un autre poste, je ne le revois plus pendant quelques années.
Avant de partir au service militaire,
il vient me saluer dans mon poste actuel. Il mécrit assez souvent de Cahors où il
est affecté dabord, puis de Toulouse. Il vient me voir parfois. Il a conservé son
solide bon sens, son inaltérable candeur.
Son père est malade. Il veut aller
le voir, me raconte-t-il : « Vous savez bien mon adjudant, que si vous ne me la
donnez pas cette permission, je partirai quand même ! ».
Il a terminé son service militaire,
caporal en Algérie.
Rentré en décembre 1959, il est
venu me rapporter « un souvenir » qui vous fera plaisir !
Cest en effet avec beaucoup de
plaisir que je retrouve cet ancien élève, le plus extraordinaire de ma carrière, le
plus attachant peut-être aussi !
Nous sommes restés les bons amis que
nous étions. Certes, cet enfant, peu banal, demandait à être traité dune
manière spéciale.
Jai fait avec lui, deux
expériences. Je peux affirmer que la deuxième année où, pratiquant le Texte libre,
imprimerie, Correspondance, Aimé sest épanoui et je nai provoqué aucune de
ses révoltes que javais connues lannée précédente où je voulais
absolument le modeler sur ses camarades !
Je regrette de navoir pu
lenregistrer pour appuyer mes dires !
Yvette CAMPO.
Ecole de filles Poret-Recebedou.
P...
Il y a dans ma classe un anormal. Il
bégaye, rit et pleure sans cause apparente. Instable, nerveux, il ne peut pas écrire
trois mots de suite. Ne sintégrant pas à la société de ses camarades, on
loubliait au jeu. Cest P...
Mais P... aime les animaux.
Cahin-caha, il lit la B.T. : Blanchette.
passionnant ! Il en parle sans cesse. Puis il parle de nos quelques troupeaux de
moutons. Je laiguille sur Berrich, mouton dAlgérie, B.T. difficile.
Il la dévore et parle de nos moutons.
Réunion de Coopé : P... parle
des moutons. Je hasarde :
- Et si P... nous parlait un jour de
tout ce quil sait sur les brebis ?
Je leur parle des Brevets :
- Nous lui donnerions un
brevet ! Cela voudrait dire que P... est fort sur les moutons.
P... a été notre pionnier. Pendant
une vingtaine de jours il a travaillé, enquêté fiévreusement, écrit, écrit sans
cesse.
Jai corrigé ; il a
recopié... il a raconté.
Il ne bégayait plus. Les autres
étaient abasourdis. Ils lui ont dit :
- Tu es fort sur les moutons P...,
nous te donnons un brevet.
P... flambait. La société
lacceptait. P... avait fait un bond. Il avait réussi.
Alors il a dit :
- Je vous parlerai des
moustiques !...
Et tous lont écouté.
Maintenant quand P... vient lire un
texte, il ne bégaye plus. Il parle toujours des animaux, passionnément, longuement. On
lécoute. P... (un comble) fait des progrès en orthographe. Cet arriéré
crasseux !
J.P. Jessé (Lot-et-Garonne)
D...
On nous
confie D. en octobre parce quaucune école ne voulait plus se charger de lui :
instable au possible, ne pouvant pas se concentrer plus de quelques minutes, donc
incapable de copier le moindre texte, ni même de dessiner.
En classe,
il ne peut pas rester un instant assis et donc dérange tous ses camarades. Il frappe sur
la table, déchire une feuille, jette un livre.
Tous les
recours habituels sont inefficaces. Il ne sert à rien de le menacer ou de le punir. On
sent quil ne peut pas faire davantage et que des interventions autoritaires ne
feront que compliquer le problème.
Dune
conversation avec la famille, il résulte que le père était autoritaire et ne pouvait
admettre que lenfant essaie de raisonner et critique ses ordres. Comme le père
voulait nous parler en privé, il dit à D. :
- Va donc
jouer avec ton frère !
-
Pourquoi, répond D... jai bien le droit découter. Ça me regarde, non !
Cette
opposition avec le père a certainement aggravé son comportement. D... salit encore son
lit presque régulièrement.
Les deux
premières semaines, il était toujours critiqué de nombreuses fois sur le journal mural,
et il y était très sensible.
Le premier
coup darrêt a été donné par un de ses textes choisis pour limprimerie.
D... a voulu le composer en partie et limprimer, et il a été fier. Il a envoyé
limprimé à ses parents.
Deuxième
évènement : à loccasion dun texte de correspondance, nous parlons des
puits de mine, des chvalements, des machines, du travail des mineurs. D... est de
St-Etienne. Il connaît tout cela car il est intelligent. Il nous explique le travail et
la vie à St-Etienne.
-
Cest bien... Tu devrais nous faire une conférence. Tu vas écrire à tes parents
pour quils tenvoient des documents.
Ce qui fut
fait. Quelques jours après, D... recevait des photos, des dépliants, des cartes. Avec
laide de la maîtresse, il se mettait alors à la préparation dun bel album
pour lequel - nouveauté - il était capable décrire avec la meilleure volonté des
textes intéressants.
Cétait
une grande réussite. Du coup D... cessait dêtre lélément de désordre
contre lequel tout le monde avait à se défendre, parfois violemment. Il avait désormais
sa part de réussite dans sa classe. Il sintéressait au travail commun. Il cessait
du coup dêtre comme un enfant traqué, qui réagissait dailleurs avant
quon lattaque. Ses yeux se redressaient pour regarder en face, brillants
dintelligence.
Il mettait
maintenant son point dhonneur à ne pas être critiqué sur le journal mural ;
il fait son plan, prend des initiatives, fait ses services.
Du coup,
il ne salit plus son lit quaccidentellement.
Le
redressement est à 100%. Il y a eu certes, concurremment avec le redressement scolaire,
social et pour ainsi dire moral, une remontée physiologique, due à notre mode de vie et
à notre thérapeutique (notamment alimentation naturelle et choc froid). Mais
linfluence de nos techniques est évidente et décisive. Sans punition, en aiguisant
ce que lenfant porte en lui de dynamique et dhumain, nous avons remonté une
pente difficile.
Lenfant
a passé quinze jours de vacances chez lui. Il en est revenu calme et équilibré, ce qui
montre que le redressement a été profond et sans doute définitif.
Nous ne
croyons pas quaucune autre méthode, aucun autre mode de vie aurait pu permettre, en
six mois, de tels résultats.
C. FREINET
Bien des
institutrices - chargées de classe et chargées de famille - manquent de temps pour faire
une synthèse de leurs observations.
Nous
navons ni la possibilité, ni la prétention détablir des monographies qui
seraient véritablement des synthèses des différents aspects de la personnalité des
enfants.
Dautres
que nous ont observé et décrit :
-
lenfant dans sa famille aux prises avec les nécessaires difficultés
familiales ;
-
lenfant libre qui joue, surtout quand il na rien dautre à faire ;
-
lécolier au travail - lenfant en cage actionné par le pédagogue.
- Nous
pouvons compléter en décrivant des enfants actifs et libres dans un groupe de travail,
aux prises avec des difficultés, assurant
des responsabilités à leur mesure.
Dautres que nous feront la synthèse et
tireront des conclusions.
Les
« cas » ci-dessous montrent des réussites. Il est important aussi de noter et
de publier des échecs. Il ne sagit pas de propagande mais dune étude des
possibilités et des limites des Techniques Freinet.
JACQUES ET
LA CLASSE
Lorsque
Jacques est arrivé dans cette classe (perfectionnement) il venait dun C.E.2
quil navait pas pu suivre. Incapable dattention soutenue, son retard
scolaire et son attitude asociale (pas de camarades, crainte des contacts extérieurs à
la famille) ne faisaient que saccentuer.
A dix ans,
il narrivait pas à distinguer les quatre opérations, lisait péniblement, et ne
sexprimait, sur son travail de classe, que dune manière élémentaire.
Dautre
part, il naimait pas lécole, ce qui est naturel, étant donné ses échecs.
Il redoutait même souvent dy aller. Maintenant dans cette classe, il sest
transformé. Sa personnalité semble sépanouir, certes avec beaucoup de lenteur.
Mais il a pris goût à son travail, il en parle avec force détails techniques
(imprimerie, cahier de coopérative...), il a pris confiance en lui. Etant chargé de
certaines responsabilités, il les prend très au sérieux, que ce soit sa comptabilité
ou son plan de travail. Il semble que son esprit souvre à la faveur des divers
exercices, à toutes sortes de problèmes dont il prend conscience : nécessité de
faire son travail soi-même, jusquau bout, dappliquer les règles de grammaire
etc...
A la
maison, il se met courageusement à son travail en rentrant. Il rédige avec sincérité
et même parfois avec animation (question, exclamations). Cest le texte libre qui a
ses faveurs. Lorthographe a fait par suite de cet effort quotidien un bond
incroyable, beaucoup de mots ont pris figure et se présentent parfaitement formés.
Jacques a
trouvé le calme, léquilibre, la confiance en lui-même. Malgré sa lenteur à
répondre à une question précise, il est devenu capable de se concentrer sur un sujet
donné ; dautre part, il est devenu accessible à des arguments de raison,
alors que jusquà présent seul le sentiment le guidait. Tout nest pas encore
parfait évidemment, mais ce petit garçon souvent agité, instable, et il faut bien le
dire insupportable, est en passe de devenir un garçon sérieux et réfléchi, ce qui me
redonne espoir pour son avenir.
Jean CAPITAINE
(classe de
perfectionnement)
METHODE
NATURELLE
Marie-Rose :
lésions cérébrales. Mauvaise vue ; hochement de tête pour mieux voir en lisant,
passé en tic. Voix caverneuse, Marie-Rose ne sait pas encore respirer avec ses
abdominaux.
A douze
ans, elle ne lisait pas. Des textes simples, vécus. Un an et demi de travail motivé et
Marie-Rose lit.
Miracle.
Aucun de ses frères ny est parvenu.
Bernadette MOCKEL.
CHRISTOPHE,
MON FILS
Retour de
visite au Salon des expositions de la Défense, son maître lui demande de faire une
conférence sur ce quil a vu et retenu.
Il se met
à rassembler des documents, à dire, à écrire, à expliquer : « Je prépare
ma conférence ».
Je lui
demandais alors :
Il a enfin
un travail sérieux. Il faut quil montre aux autres quil a vu et quil a
compris. Il faut que les autres soient intéressés. (Il ne le formule pas, mais il le
sait).
Enfin il
est « occupé » par un vrai travail, il ne singe plus Rusti et Rintintin, et
pour un temps ne me dit plus :
- Oui mon
capitaine, en saluant.
Je suis heureuse.
B. MOCKEL.
DESSIN
LIBRE ET CONNAISSANCE DE LENFANT
Sans
dispositions artistiques, et sans connaissance approfondie dune technique
particulière pour lenseignement du dessin, on peut se trouver un peu embarrassé en
face des élèves.
Aussi
lutilisation du dessin libre (présentée et justifiée au cours du stage FREINET)
mest apparue dabord comme une solution personnelle très pratique.
Peu douée
pour lenseignement du dessin, je pouvais tout au moins laisser les enfants
sexprimer en dessinant, et cest moi qui apprendrais deux.
Un petit
fait est venu mencourager dans cette voie, me prouvant que le dessin pouvait être
un moyen de mieux connaître mes élèves, et par là, de pouvoir les aider.
Ici se
place lhistoire de Denise : mince brunette de six ans, très émotive,
quon sentait souvent anxieuse.
Son
premier dessin de septembre avait de quoi rendre perplexe : les trois-quarts de la
feuille étaient barbouillés de noir ; dessin suivant : même caractéristique.
-
Quest-ce que cest ce noir ?
-
Cest la mare !
Troisième
dessin : encore noir, et entraînant même interprétation. Cétait encore la
mare.
Cette
persistance pouvait masquer quelque drame enfantin, il fallait se renseigner :
- Es-tu
tombée dans la mare, Denise ?
- Oui
madame !
- Et
depuis, tu as très peur de la mare ?
- Oui
madame !
Sagissait-il
dun évènement réel ? du souvenir dun cauchemar ? ou de la
projection imagée dune angoisse latente ? De toutes façons, une réalité
psychologique sétait manifestée.
Denise
venait justement de déménager. Elle habitait maintenant un lotissement où
lil ne rencontrait aucune mare. Le remède était à portée de la main.
- Dis-moi
Denise, il ny a plus de mare maintenant à X... ?
- Non
madame !
- Mais
alors Denise, cest fini, bien fini, tu ne pourras plus jamais retomber dans la
mare !
Le
résultat, il fallait lattendre jusquà la séance suivante de dessin. Il
nentraîna pas de déception. Plus de noir sur la feuille de Denise, mais du jaune,
du rouge, du vert, du bleu, une riante composition enfantine, et cela dure depuis.
Rien
nempêche de penser que, grâce au dessin libre, le noir a quitté aussi son coin du
cur de Denise où dansent maintenant de plus joyeuses couleurs.
Odette LOUVET
Il a vécu
à la campagne, dans une « métairie » isolée, avec ses grands-parents et un
de leur fils, boiteux.
Guy est
né, me dit-on, dun frère et dune sur... Sa mère qui na que
seize ans à sa naissance, se marie par la suite. Son mari donne son nom à lenfant
mais refuse de le prendre avec eux. Pour toucher les allocations familiales, elle vient me
faire signer les certificats de scolarité.
Un jour
elle me parle de la naissance de Guy et confirme ce que javais appris :
« Je navais que quinze ans, mon frère en avait vingt-cinq... Cest lui
le coupable ! ».
Guy est un
pauvre enfant.
Gros,
presque obèse, il ne vient à lécole quà sept ans. Son
« oncle » laccompagne. Il sintéresse à lui, paraît laimer
beaucoup.
Guy ne
sintéresse pas beaucoup au travail scolaire ; lécriture ne le tente
pas, la lecture guère plus ; le dessin, réduit à des « pommes de
terre » ou des montagnes. On aperçoit parfois les Pyrénées de chez lui.
Par contre
la vie scolaire lintrigue beaucoup. Il se lève pour aller palper, toucher, sentir
même, ce qui létonne ou lintéresse.
Les
premiers jours où le poêle est allumé, il est obsédé par cette découverte
extraordinaire...
Il
sarrête tous les soirs devant latelier du forgeron, sassied, mange le
pain de son goûter, regarde travailler mais ne répond jamais si on lui parle. Les gens,
connaissant ses origines, le croient idiot ou muet.
En classe,
il arrive tous les matins en retard. Il doit traverser la voie ferrée et la rivière, et
tout au long dun trajet de deux kilomètres et demi à travers la campagne, il a
été fort occupé par les divers spectacles de la nature !
Il ne fait
presque rien. Livré à lui-même et non repris, non stimulé, il nécrit dans toute
la journée que la moitié dun « a » !
Aussi, je
vais lui tenir la main pour laider à achever son écriture. « Avec vous, ça
va bien », me dit-il. Souvent, il arrive avec son cahier, débarrasse mon bureau
pour sy faire une place à côté de moi :
- Je viens
« avé » vous !
Près de
moi, il écrit, même seul. Il sait bien que je laime beaucoup et que je laide
toujours, et lorsque je le gronde, il y a toujours dans ses yeux un douloureux
étonnement.
Il me
désespère par la lenteur de ses acquisitions. Dailleurs, il ne rit jamais ou
presque, ne joue que rarement, se contente de regarder les autres.
Lors de la
visite médicale, à lécole, nous constaterons que sa chemise est mouillée
jusquà la ceinture... Je comprends pourquoi il sent toujours si mauvais !
Ses
grands-parents laiment bien mais chaque fois que je les vois, ils me disent :
« Oh ! il ne sera bon à rien, le pauvre petit ! pensez ! ».
Son « oncle » lui apporte de ses sorties quelques gâteries, cest lui
son père.
Je le
conduis un jour à une visite au dispensaire. Je voudrais avoir des conseils sur les
façons de lintéresser, le stimuler. Après lexamen, le docteur et son
assistante se déclarent étonnés que jaie pu « tirer » de cet enfant
tout ce que j'en ai « tiré ».
Ils
pensent que le Texte libre, la Correspondance interscolaire, lImprimerie sont des auxiliaires précieux. Ils me donnent
des conseils que je suivrai dailleurs, et Guy pourra tout de même passer dans
lautre classe, en C.M.1.
Dès le
début, il paraît se plaire et sintéresser au travail mais après trois ou quatre
semaines, sa maîtresse me le renvoie : « Il ne fait rien », dit-elle. En
effet, il reste indifférent à la classe, nécrit rien, ne répond rien, paraît
amorphe, étranger. « Il ne peut pas suivre », dit-elle.
Je
linterroge, le gronde un peu :
- Je
voulais revenir dans cette classe ! me répondit-il.
Je suis
persuadée que si Guy navait eu ni imprimerie, ni correspondance, ni collection de
plantes, dinsectes ou de pierres... il naurait eu à lécole quà
subir dinterminables heures de ... présence !
Je sais
quil y a eu aussi de ces heures lumineuses où « le soleil était entré dans
la classe » et que nous y avons vécu dans la joie d une émotion
partagée.
Il
arrivait confus, cependant, de son retard. Il déposait sur mon bureau une fleur de
« compagnon blanc » avec un si gentil : « Cest pour
vous ! ».
Un matin,
il entra, portant dans ses bras, contre sa poitrine, un bouquet de lilas dont les tiges
trempaient dans une boîte deau, « pour ne pas quil se
fane ! » pendant le trajet.
Lorsque
jai quitté le village, il était dans lautre classe, mais sa maîtresse me
disait régulièrement quil ne faisait rien. Il faut dire quil ny avait
là quune classe traditionnelle !
Lorsquil
a eu quatorze ans, le mari de sa mère la réclamé. Lassistante sociale a
essayé de le faire rester auprès de ses grands-parents où il était aimé et entouré.
Bientôt cependant il partira pour aller aider ses parents dans lexploitation de la
ferme où ils sont employés.
Jai
perdu sa trace et ne sais plus rien de lui.
Yvette CAMPO
Portet-Récébédou
(Haute-Garonne)
R. L...
Je me
propose maintenant de présenter quelques cas précis qui illustreront la valeur
thérapeutique de lEcole Moderne.
Le cadre
nest autre que la classe terminale dune école urbaine, classe dite de fin
détudes primaires, que rien ne différencie de la classe équivalente de
nimporte quelle école publique. Seulement le travail sy effectue dans
latmosphère de coopération qui en imprègne toutes les manifestations.
Lexpression libre y est à lhonneur (texte libre, dessin, peinture, gravure)
motivée par la correspondance et les échanges interscolaires, y compris les bandes
magnétiques. Et surtout, les contacts humains y sont nombreux, faciles et authentiques,
aussi bien entre les élèves quavec le maître.
Depuis
plusieurs années, des pédo-psychiatres, amis de lEcole Moderne, dirigent vers
cette classe de leurs jeunes clients dont ils suivent ensuite lévolution avec
intérêt
R. L... 12
ans, élève de C.M.1 dune importante école du centre de la ville (16 classes),
obtient de si maigres résultats scolaires que son père décide de le faire examiner par
un médecin spécialiste. Celui-ci adresse au maître de la classe de R. L... la note
suivante :
« Lexamen
de votre élève me permet de penser quil nexiste pas chez lui
déléments incompatibles avec un développement des études primaires.
Dun
point de vue intellectuel, R. L... présente aux tests un niveau qui le situe à la
moyenne des enfants de son âge ; il est donc capable de se situer, dans les
classements, à cette moyenne.
Dans les
résultats scolaires de ce garçon, il faut bien tenir compte de son état nerveux qui est
dû à son instabilité, parce que trop réagissant à toutes les sollicitations du milieu
et dautre part, par son type morpho-psychologique dexpansion instinctive qui
lui donne de la force à revendre et ne le porte pas à la concentration intellectuelle.
Très sensible, il a besoin déprouver un attachement affectif pour celui qui exige
de lui la discipline ; autrement dit, cest un enfant qui, plus quun
autre, doit accrocher avec son maître
(souligné dans le texte original).
Signé : Docteur Ch. de M... »
Comme
lenseignement traditionnel ne permet guère cette prise de contact confiante, ni la
naissance dun couple affectif « Maître-Elève », lannée
suivante, linstituteur écrivait au père que L. R... devrait redoubler son C.M.1 et
il ajoutait, à lintention du médecin que le père voulait consulter à
nouveau :
« Enfant en retard en calcul ; commence
seulement à posséder un peu le mécanisme des opérations. Le raisonnement des
problèmes lui échappe encore. Une classe de perfectionnement semble très
indiquée ! ».
Cependant
à la rentrée des classes, le médecin dirige le garçon sur la classe de fin
détudes desprit « Freinet » où il est accepté malgré le
handicap sérieux du niveau C.M.1 faible.
Après une
période dadaptation courte, R. L... travaille avec plaisir pour la première fois.
Il obtient lestime de ses co-équipiers et il « accroche » affectivement
avec son nouveau maître. Textes libres et dessins sont réalisés denthousiasme à
lintention de son correspondant noir de Haute Volta. Sa plus grande satisfaction
consiste à demeurer volontairement en classe, pendant les récréations afin de taper à
la machine, le stencil du Journal de Vie de la
Coopérative.
Elu par
ses camarades en cours dannée scolaire, il devient président de la Coopérative.
Il prend conscience dune valeur quon lui a déniée à lEcole
jusqualors. Pris dune sorte de passion pour la photographie, il participe aux
sorties et aux activités du club de la coopé ; il réussit de bons clichés et des
épreuves de qualité quon expose au tableau mural. Sur le plan des connaissances
scolaires, il rattrape son retard.
Un examen
dorientation professionnelle, après deux ans dans la classe donne les résultats
suivants :
Epreuves
générales ............................... 7/10
Epreuves
verbales ............................... 10/10
Epreuves
numériques ............................
8/10
Epreuves
spatiales ............................ 6/10
Efficience
totale ............................. 9/10
Finalement
R. L... quitte la classe. Il a près de quinze ans certes, mais il est titulaire du
C.E.P.E., il a été admis au difficile concours dentrée au Centre
dapprentissage de la mécanique automobile où la concurrence est très sévère. Au
Centre, malgré un arrêt de plus dun mois, à cause dune délicate
primo-infection, il obtient en fin dannée dapprentissage, une moyenne
supérieure à 14/20, qui le situe exactement parmi ses camarades. Très bon gymnaste, il
a trouvé dans cette activité physique et disciplinée, un exutoire à son besoin
physique
On peut
considérer R.L... comme sauvé. Souvent, depuis le départ de son ancienne classe
coopérative, il revient vers ses camarades plus jeunes et se mêle à leurs travaux du
moment, pendant quelques heures.
PIGEON (Nantes)
PLUSIEURS CAS
MOBAREK (11 ans)
Il
marrivait en mai dernier avec quatre autres plus jeunes ignorant tout du français.
Profitant
de la belle saison, je fis passer beaucoup de temps au jardin à lensemble de la
classe pour familiariser les Arabes et les faire parler.
Mais
après les vacances, passées chez eux sans aucun contact avec les Français, ils me
revinrent au même point quà leur arrivée en France. Et il fallait pourtant ne pas
négliger les Français !... donc passer peu de temps avec les Arabes qui
représentent cependant le quart de leffectif.
Mobarek ne
faisait rien si je ne men occupais pas, restait songeur ou cherchait par moments un
élément de distraction. A la maison, il est lenfant terrible qui nobéit
pas.
Il est
maladroit, ses dessins sont sans intérêt.
Cependant
au mois de décembre, apparaissent des éléments nouveaux : des choses
dAlgérie, des machines qui ne ressemblent plus aux tracteurs vus en France.
Je pose
des questions :
- Ce sont
des autos-chenilles ?
Signe
affirmatif.
- On
faisait des travaux là-bas sans doute ! Une place peut-être !
Pas de
signe, je nai pas très bien saisi. Et dans ce cas, les petits Français ne peuvent
mêtre dun grand secours.
Puis les
dessins se précisent. Voici des images de la guerre. Lenfant dit :
- Un
char !
On voit
des soldats armés de fusils-mitrailleurs, des gens qui se cachent, des barbelés, un
soldat blessé etc...
Oui,
jai bien compris, les yeux brillent. Les autres écoutent :
- Et toi, Mobarek, où étais-tu ?
-
Là !...
Pendant
plusieurs jours le même thème.
Je demande
au père si lenfant a eu peur là-bas. Oui effectivement, il a été malade après
une attaque du village (ils étaient en zone interdite).
Cest
peu de choses, ces petits dessins, dailleurs les commentaires sont obligatoirement
très courts, surtout pour le cas de ces scènes de guerre, mais quel soulagement pour ce
gosse ! Il nest plus le même ! Il fait dautres dessins, les centres
dintérêt sont autour de sa nouvelle vie, lécole lintéresse aussi, il
a grande envie de lire, compter... Ce poids dun passé si lourd, il fallait le
confier à quelquun, ce fut la classe puis le correspondant qui reçut également
quelques-uns de ces dessins.
Il me
semble (mais je suis mauvaise observatrice) que son expression a changé ; il
paraissait renfrogné, maussade, sournois, je le trouve plus franc, plus gai.
CHRISTIAN V... (5 ans)
Lhyper-nerveux
par excellence.
Tous les
gens du village saccordent pour me dire de ne pas le prendre en classe :
« Il crache, jette des cailloux, fait des colères etc... ».
Je propose
à la maman de le prendre seulement laprès-midi.
Christian,
ce grand bavard, à limagination débordante est très heureux, à lécole, de
pouvoir raconter ses histoires, les voir dans le journal et les albums, ou écrites au
correspondant. Il est très intéressé par lécole jusquà la période où,
venant toute la journée, et leffectif augmentant, on soccupe moins de lui.
Sa
deuxième année de classe est plus pénible, il lui faut sastreindre à certaines
obligations qui le rebutent : écrire, compter. Si ce nétait sa famille qui
juge les progrès vraiment peu spectaculaires, je ninsisterais pas auprès de lui
pour ces disciplines, car il est en dehors de lécole encore assez remuant. Mais en
classe, les gens sont stupéfaits de le savoir sage, prenant comme récompense le fait
daller à limprimerie, à la peinture, et surtout très heureux de faire
chaque jour des dessins où son imagination se donne libre cours.
PIERROT P... (7 ans)
Lenfant
nul, le cancre de toutes les écoles où il passera ; qui ne bouge pas, ne parle pas.
Même le
texte libre ne réussissait que par hasard à le faire sortir de son mutisme, quand je
pouvais deviner ce quil avait pu voir ou faire chez lui et que, de ses signes de
tête, je tirais un texte pour le journal.
Il se
révéla bon en gymnastique, je lencourageai, mais dès que nous étions en classe,
visage, yeux, tout était fermé.
Jessayai
de différentes façons de lui inculquer un
minimum de connaissances, je fis participer les grands à ces essais, cétait pire,
cela se terminait par des larmes.
Heureusement,
cette année-là, comme je navais pas dautres moyens de communication de
pensée avec les petits Arabes, je fis faire régulièrement des dessins libres à toute
la classe, en particulier aux petits.
Mon
Pierrot a trouvé dans ce système un excellent moyen dexpression, il a commencé
dabord timidement ses dessins, puis il a fait de vrais textes, de belles histoires.
Sa timidité était vaincue. Il sintéressait à la lecture, au calcul, il devenait
le plus compétent de ce Cours préparatoire et je le pensais « sauvé ».
Hélas,
après un mois de maladie, il me revint ignorant tout de ces acquisitions obtenues
précédemment, surtout en calcul : il ne savait plus reconnaître un seul
chiffre !
Je cherche
donc un moyen équivalent au dessin libre comme point de départ dune méthode
individuelle de calcul. Nous faisons bien le calcul vivant dans la mesure des possibilités, mais il y a des acquisitions
qui, si elles ne sont pas obtenues, risquent de faire tomber sur le maître toutes les
foudres de ladministration et des parents.
Je ne les
redoutais dailleurs pas si, apprenant le départ de la famille, je ne craignais pour
cet enfant lattitude bien explicable dailleurs de son futur maître. Et
pourtant il ny a pas dautre méthode avec ce petit que dindividualiser
pour lui lenseignement avant de lintégrer au groupe.
Je le
signalerai bien sûr sur sa fiche daptitudes que jai lhabitude de
communiquer aux nouveaux maîtres de mes élèves qui ici changent fréquemment.
ANGEL M... (11 ans)
Arrivant ici,
il y deux ans, il ne faisait que battre les autres. Le maire du pays, Professeur à la
Faculté de Médecine, me disait lavoir jugé comme un « anormal ».
Lassistante médico-scolaire me faisait remarquer que dans le pays doù
il venait il y en avait un assez grand nombre.
Lenfant
me dit un jour :
- Le
maître était méchant !
La
sur, très bonne élève, affirmait le contraire.
En
réalité, ce garçon de neuf ans à lépoque, avait la force dun enfant de
douze ans et il lui fallait se dépenser.
Il a aussi
le « gros inconvénient » dêtre le jeune dune famille de cinq, on
le laisse faire tout ce quil veut sans jamais intervenir. Récemment le soir
dune réunion politique à onze heures, il fouillait dans les autos, et
quelquun armé dun fouet lui fit si peur quil s évanouit.
Sintégrer
dans une classe unique où règne lauto-discipline, mais avec des éléments variant
chaque année à la Toussaint (métayage) lui fut assez difficile ; il est
lélément perturbateur par excellence, mais tout de même, il travaille ;
toutes les activités lintéressent. Alors que par manque dintérêt, il
faisait à peine un texte libre par mois lan dernier, il en fait plusieurs cette
année.
Malgré sa
maladresse, il est volontaire pour les travaux manuels, le travail denquête etc...
Il soccupe gentiment des petits.
Il est
toujours embarrassé de ses grandes jambes et cest actuellement un des seuls
reproches que lon pourrait lui faire, car étant taquin, il profitera de ce besoin
de se détendre pour ennuyer les autres, ceux qui évidemment le « prennent
mal ».
Ce garçon
a passé un examen « psychique ». Il a répondu à linterrogateur
quil voulait être boxeur.
En
conclusion de cet examen, on pense quil « na quà se
discipliner ».
Je
considère que du « rebuté scolaire » quil était, il sera
lélève moyen qui sera capable non seulement dêtre un bon candidat au
C.E.P., mais davoir un métier répondant à ses aptitudes, simplement parce que
nous lui avons laissé, peut-être pas toujours avec la patience désirable, mais tout de
même dans la limite des possibilités, le temps de sintégrer dans cette petite
société de lécole, parce que nous lui avons donné des responsabilités et la
possibilité de faire son travail écrit au rythme qui lui convient, le plan de travail
étant pour lui un bon stimulant.
PHILIPPE.
Il a été
mon élève à six ans, au cours de ma deuxième année denseignement.
Robert
était un adorable enfant, aussi intelligent et capable que nimporte lequel de mes
autres élèves, mais je ne suis parvenue, tout au long dune année scolaire, à lui
apprendre que quelques rudiments de lecture, écriture ou calcul !
Cependant,
je moccupais beaucoup de lui. Tout mon entourage était à laffût de ses bons
mots... ou de ses inventions ! car je parlais beaucoup de lui.
Ses parents, Parisiens aisés, lavaient eu
tardivement. Son père était un industriel, installé à Toulouse. Lenfant vivait
dans un milieu très aimant, choyé par sa maman, beaucoup aimé par sa jeune bonne. Il
était fils unique.
On le mit
à l école à la rentrée, cela le priva de la piscine, où sa bonne
lavait conduit tous les jours. Aussi, pendant que jexpliquais au C.E. une
leçon dhistoire, Robert, à plat ventre sous sa table, gesticulait :
« Je nage, Mademoiselle ! ». Bien sûr, je ne compris pas et le grondai.
Je lui
tenais la main pour tenter de lui faire écrire les « 6 » quil
navait pas encore appris à dessiner, déclarant :
- Mais
voyons Robert, ce n est pas difficile !
- Pour
vous, Mademoiselle, bien sûr que non... mais pour moi !
Je ny
avais pas pensé !
Comme il ne
travaillait pas, il gênait les autres. Je le faisais venir près de moi pendant que
jexpliquais aux grands du C.E. les leçons dhistoire ou de géographie
(jignorais à cette époque les Techniques Freinet !).
Un jour, il
minterrompt pour me dire :
- Quand
vous maurez renvoyé à ma place, eh bien je causerai encore... comme ça vous me
ferez revenir à côté de vous !
Désormais,
pour le punir, je devrai donc lenvoyer « au piquet », loin, dans un
coin. Aussi il dira chaque fois :
- Pas
là-bas, à côté de vous !
Une autre
fois, après que je venais de le gronder beaucoup : « Il vaudrait mieux que je
ne sois jamais né... pour être toujours fâché avec vous ! », car je
laimais beaucoup et il maimait beaucoup aussi et nous souffrions tous deux de
ce que je devais le gronder.
Au moment
de Noël, il mannonce une belle boîte de chocolats : « Elle coûte 80
francs, mais ... ne le dites pas à papa, parce quil me gronderait ! »
(cétait avant la guerre).
Japprends
par sa maman que la splendide boîte a été choisie par Robert pour « sa petite
maîtresse ».
Mais mon
délicieux Robert napprend toujours presque rien et je reçois des reproches de ma
directrice. Pourtant il est plein dardeur pour dessiner, peindre, causer... mais je
loblige à écrire, compter, se taire ! On na le droit de dessiner ou de
peindre que lorsque le travail écrit est terminé... mais Robert bien sûr, na
jamais fini le sien !
Je suis
navrée davoir eu comme élève, à une époque de ma vie où je pensais que
lautorité du maître était seule valable, cet enfant plein de sensibilité, de
richesse et sans doute de promesses !... Mais Robert na certainement jamais eu
loccasion de laisser ces promesses sépanouir, car jai su, par son
ancienne directrice quil était « incapable » de rien faire de bon.
Je suis
persuadée que dans une classe pratiquant les Techniques Freinet, il se serait beaucoup
intéressé à la classe et aurait trouvé aliment à sa convoitise.
Yvette CAMBO
Portet-Récébédou
(Haute-Garonne)
Bernadette T... (14 ans).
Venant
dune autre école.
Niveau
intellectuel : 7/20 (examen dOrientation Professionnelle).
Malheureusement
elle marrive trop tard pour espérer la conduire au C.E.P..
Mais,
arrivant dans cette classe où tout lui plaisait, elle sest mise à toutes les
techniques avec une bonne volonté rare à cet âge : limprimerie, les
fichiers, la correspondance, les textes libres, même ceux de calcul pour lequel elle est
nulle, les enquêtes etc... Tout cet ensemble a certainement eu une influence heureuse sur
cette fillette qui, dune écriture toute resserrée est passée à une écriture
encore très irrégulière mais beaucoup plus large et aérée. Très nerveuse, très
susceptible également, le type de celles que lon nomme « mauvais
caractère », elle devient beaucoup plus aimable et confiante.
Elle ne
réussit aucun problème, mais écrit cependant à sa correspondante quelle aime le
calcul.
Dun
milieu très arriéré, ayant peu de contacts, elle trouve dans la correspondance un
heureux moyen de compenser ces insuffisances.
Elle fait
partie certainement des meilleurs « coopérateurs ». Je regrette de ne pas la
garder un an de plus, une réussite à un examen serait une récompense pour elle à
lensemble de ses progrès.
LATMOSPHERE dune classe est
faite dimpondérables qui tiennent à la qualité de la présence du maître, à la
spontanéité des enfants, les uns et les autres toujours engagés dans des activités qui
non seulement les occupent, mais les passionnent. Il sensuit une sorte de coude à
coude permanent dans lequel chacun reçoit et donne pour le plus grand bien de tous.
Cest ainsi que sélabore, au feu des créations personnelles ou collectives,
une ambiance de confiance et damitié qui est le secret du bon maître.
Le maître, au demeurant, ne fait pas
tout, si efficiente que soit sa personnalité. Son mérite est certes de prendre des
contacts favorables avec les divers tempéraments denfants mais plus encore de
mettre à leur disposition les moyens dexpression qui répondent à leurs tendances
profondes. Nos techniques dEcole Moderne nous offrent en permanence des planches de
salut qui permettent pour ainsi dire à chacun de se sauver. Il ny a que
lembarras du choix.
Nous voudrions en fin de ces
monographies où nous avons étudié des cas particuliers, proposer à lattention de
nos lecteurs, un cas décole dans laquelle la classe simpose comme une
réalité globale et collective où chacun prend son respir à laise tout en
favorisant léclosion des autres. Il sagit pour la nommer, de lécole de
St-Benoît (Vienne) que dirigent nos excellents camarades Z. et H. Bartot.
Lécole de St-Benoît pratique
toutes les Techniques Freinet dans lesquelles elle excelle. Elles sont dailleurs
toutes exploitées dans un souci permanent de la grande unité de la vie qui sans cesse
leur donne assise et efficience.
Cependant, au feu de
lexpérience, certaines techniques dexpression prennent le pas sur
dautres et cest ainsi, quaprès quelques années le dessin et la
peinture se sont imposés avec, pourrait-on dire une sorte de distinction, de noblesse
étonnantes. Il y a, au sens intégral du mot, une Ecole de
St-Benoît. Tout se passe comme si un maître
duvre avait pris la tête du peloton et dégagé les directives profondes
dune prise de conscience collective orientée vers les formes originales dun
impressionnisme neuf, plus naïf, plus sensible que le grand.
Rien au demeurant ne prédisposait, en
apparence, ces enfants à prendre un tel chemin, mais à y regarder de près, une sorte de
méditation profonde et durable naissait de la douce lumière dune nature nuancée
et riche et, dune autre lumière, plus chaude et plus ténue venue de la présence
dune éducatrice exceptionnelle. La Nature à elle seule ne ferait pas fleurir le
tableau. Léducatrice seule serait impuissante à susciter la féerie. La puissance
daccueil des enfants a permis la conjonction privilégiée des forces favorables à
léclosion dune véritable école dArt qui est présente à toutes les
expositions locales et dont on loue la maîtrise.
Laissons Mme Bartot nous présenter son
expérience, elle en dit plus et mieux que ne saurait le faire le meilleur critique.
Elise FREINET.
Voici
comment Elise FREINET, après le Congrès de Nantes, qualifiait notre peinture :
« Cet impressionnisme nouveau qui transpose
sur le papier - à défaut de toile - les vibrations de la vie, qui sont plus et mieux que
celles de la lumière, dans une richesse de palette, dans une science dunité qui
sont un défi à linitiation préalable ».
Comment
sommes-nous donc parvenus à une telle maîtrise en sept années dexpérience dans
notre humble école de village ?
Personnellement,
à cette réussite exceptionnelle, je vois de nombreuses raisons.
a) Dabord
et surtout, en dépit de difficultés énormes (dépenses exorbitantes, classe
surchargée, matériel inadapté, malveillance, fatigue, etc...) mon opiniâtreté
inébranlable à maintenir dans ma classe, coûte que coûte, un climat dexpression
libre aussi bien dans le texte libre que dans le dessin et la peinture permettant à
lenfant, selon le processus cher à Freinet de lexpérience tâtonnée, de
vivre dans un éternel dépassement.
b) Un cadre
extraordinaire de douceur et de beauté dans une nature plus que toute autre sensible aux
subtilités saisonnières : prairies en fleurs, rivières limpides, fleuries de
nénuphars, ou dorées de feuilles mortes, peupliers des plus variés, marronniers,
hêtres, acacias, tantôt en fleurs, tantôt dorés ou cuivrés par lautomne,
essences délicates des parcs, insectes, oiseaux, serpents, toutes formes de vie nuancées
et délicates, qui retiennent le regard et plaisent à l âme. Pour qui sait
voir, sentir, écouter, il est impossible d échapper à ces « vibrations
de la vie », à cette féerie de couleurs jaillissant à chaque pas.
La plupart
des enfants vivent parfaitement libres au milieu de cette nature qui constitue pour eux un
exceptionnel décor et le plus merveilleux des recours de joie et de bonheur. Les parents,
asservis par un travail épuisant, qui ne leur laisse aucun répit, ne troublent en rien cette liberté naturelle qui, fatalement, est
fonction dun monde féerique où plus ou moins inconsciemment, se façonnent les
sensibilités.
c) Cest
vraiment une chance pour ces enfants davoir eu à leur disposition cette forme
supérieure et inespérée de langage quest la peinture. Ils se sont, par elle,
exprimés directement, sans avoir recours à la parole ou à lécrit, et cela
pendant 2, 3, 4, 5, 6 années.
d) Mon
tempérament particulièrement exigeant a pesé sans doute sur la facture méticuleuse des
oeuvres de mes élèves. Mais aussi, je nai jamais séparé mon enseignement de la
connaissance de lenfant et la peinture a été dans ma classe un moyen salutaire
déducation, permettant de solutionner au mieux les cas particuliers, et nous
mettant à labri des échecs psychologiques.
Dès le
début de notre expérience, jai pu suivre les démarches de cette extraordinaire
éclosion. Les enfants ont commencé à peindre des arbres toujours associés à leur vie
et ils sont restés fidèles à cette inspiration. Dès 1952, deux ou trois enfants
particulièrement sensibles donnent le départ, et nous pouvons noter de belles
atmosphères automnales qui chantent dans des nuances riches et douces.
En 1953, le
tableau senrichit doiseaux, de rivières ; mais les fonds, en général
dune seule teinte, sont rapidement exécutés.
1954 voit
apparaître quelques beaux paysages avec de beaux ciels, souvent bleus ou gris.
En 1955, le
paysage domine avec de beaux cernes blancs ; mais nous avons encore pas mal de
déchet.
A partir de
1956, le ciel bleu disparaît. Lenfant sattarde de plus en plus à son
oeuvre ; il est capable dy travailler un mois, ce qui représente parfois
quinze ou vingt heures de travail. Les fonds deviennent aussi riches que les principaux
éléments cernés dun noir qui donne à luvre une profondeur
extraordinaire. La couleur a pris le pas sur la forme, qui se perfectionne tout de même
inconsciemment sans perdre de son originalité à mesure que lenfant avance -
témoins ces illustrations de cahier où lenfant
peint magnifiquement en humectant de simples crayons de couleurs.
En 1958,
lenfant est un MAITRE. Toutes ses oeuvres sont valables ; quelques-unes sont de
purs chefs-duvre. Le paysage très riche domine ; les quelques essais de
traits ont beaucoup moins de valeur.
Comment les
enfants sont-ils arrivés à cette réussite ? Quelle a été ma part ?
Certes, le
départ ma demandé beaucoup de travail, de persévérance. Nous nétions pas
riches ; lenfant réalisait sur de petits formats quil fallait agrandir.
Les agrandissements nétaient plus de la création ; ils étaient laborieux et
nintéressaient pas toujours les enfants. Ils nous ont cependant permis davoir
des réussites.
Mon travail
a consisté pendant ces premières années : à préparer une palette très PROPRE,
IMPECCABLE, NUANCEE, avec des tons DOUX, ASSOURDIS, car jai toujours redouté le
criard ; à me plier aux exigences des enfants (il ma fallu depuis trois ans
reneoncer aux couleurs en poudre et nutiliser que la gouache en gros tubes) ;
jai assisté en simple témoin, enthousiaste certes, mais absolument incompétent à
cette montée (je suis incapable de tenir un pinceau). Jai été amenée à
considérer comme technique seule valable, le TATONNEMENT qui conduit à la MAITRISE, puis
à la REUSSITE à jet continu.
Cette
année, à cause dune classe particulièrement chargée, qui groupe les enfants du
C.P. au C.M., jai dû abandonner la table de dessin et laisser les enfants libres de
préparer leurs couleurs. Les peintures y ont gagné en audace et en intensité. Les
enfants ont-ils atteint le plafond de ce crescendo ?
Certes,
latmosphère dune séance de peinture, pour exaltante quelle soit,
nest pas de tout repos ; et si lon veut aller loin, il faut peindre
souvent, presque tous les jours. Lenfant qui crée a besoin de sextérioriser
et cest sans arrêt que je suis prise à témoin :
« Madame ! ».
Et bien
quils soient capables de travailler pendant plusieurs heures, les enfants parlent,
se déplacent et cest très fatigant. Mais comme le dit si justement Delbasty à
propos de la musique : « Il faudra laisser les enfants à cette pagaïe, à
cette anarchie nécessaires, plus apparentes que réelles, car cest dans leur sein
que se prépare lordre véritable ».
Dans ma
classe, cest en tout cas dans un désordre assez tumultueux que saccomplit
cette admirable création.
Les
réussites de lannée dernière étaient, à une ou deux exceptions près, celles de
tous les élèves du C.E.2, cest-à-dire, de ceux que javais depuis le plus
long temps. Restés dans ma classe cette année au C.M., ils sont allés beaucoup plus
loin.
Et voici
quelques exemples de réussite parmi les plus émouvantes :
C... a
maintenant douze ans. Il est arrivé dans ma classe en 1952, handicapé dune
réputation de « crétin ». Chargé dune lourde hérédité (père
alcoolique, deux fois interné, mère travaillant au-dehors) il vit libre, en dehors des
heurs de classe et toujours en pleine nature.
En 1954, il
réussit deux visages de clowns étonnamment tourmentés et démarre en même temps en
textes libres - des rêves en général - témoignant dun esprit déséquilibré.
Après avoir longuement tâtonné, il sest libéré, et ses oeuvres dune
richesse exceptionnelle, sont joyeuses et très équilibrées.
P... est un
enfant intelligent, élevé en dehors de sa famille ; son père et sa mère sont
séparés. Sa grand-mère qui soccupe de lui, est servante dans un restaurant, et
il ne la voit que le soir, au moment de se coucher. Le reste du temps, en dehors de
la classe, il vit chez les bonnes surs. Très fort, très brutal, il cherche partout
et par tous les moyens, à prendre la tête du peloton. Demblée, presque sans
tâtonnement, à peu près toutes ses
oeuvres, dune sensibilité et dune délicatesse étonnantes, se sont placées
en tête et se sont imposées à toute la classe. Un de ses tableaux, un état dâme
remarquable, exécuté en automne, traduit, dans une harmonie de tonalité, la douceur,
presque la tristesse de cette saison. Ses oeuvres sont un symbole de force tranquille.
J 1 a dix
ans et il sait tout juste lire. malgré un bon sens paysan très sûr, il ne
sintéresse pas du tout au travail scolaire. Cependant, il aime les bêtes, le
travail de la ferme et il vit en pleine nature dans une famille attentive à son
développement. Cest un des plus audacieux pour la couleur. Un de ses plus beaux
paysages a été réalisé en hiver, pendant quil neigeait : cest un
paysage de neige, à peu près sans blanc.
Enfin, J2
appartient à un milieu des plus misérables. Je ne connais pas ses parents. En dehors de
la classe, quil ne fréquente pas très régulièrement, il vit librement avec les
camarades. Il est arrivé dans ma classe en 1955, parlant à peu près comme un enfant de
deux ans, prononçant très mal. Pendant les deux premières années de C.P., il ne
ma jamais rien raconté, restant dans son coin, conscient de son infirmité qui le
rendait très timide. Le petit carré disorel quil décora et peignit pour la
Fête des Mères à la fin de lannée dernière, fut pour moi une révélation à
laquelle il fut très sensible. Aussi, à la rentrée de 57-58, sexprima-t-il par la
peinture qui lui permit de dominer cette souffrance de linjustice de son sort. Cinq
peintures magnifiques marquent son tourment. Des formes bizarres dans une tonalité SOBRE,
mais RICHE et SURE, saniment dans un noir qui s éclaircit brusquement et
se termine par des soleils dune très grande originalité, J 2 sest libéré.
maintenant, il parle ; cette année il a appris à lire et chaque matin, il raconte
les détails de sa vie.
Lenfant
parvient-il à un certain âge à un plafond ?
Un jeune
camarade instituteur, peintre lui-même, me disait lannée dernière en admirant nos
peintures, lors de lexposition des Coopératives : « Vos oeuvres sont
dune telle richesse, dune telle hardiesse, que bien des artistes adultes les
envieraient ; mais vous êtes parvenus à un sommet ; il faut vous attendre à
une chute ».
Disait-il
vrai ?
Tous les
ans, en début dannée, javais cette impression. chargée de la deuxième
classe dune école de garçons, javais perdu en fin dannée, les enfants
qui mavaient donné les meilleures réussites. Au bout de deux ou trois séances, je
mapercevais que la relève sétait inconsciemment préparée et que les
nouveaux dépassaient les anciens sur les chemins de la réussite.
Pour des
raisons déquilibre deffectifs, jai dû garder cette année les enfants
un an de plus. Non seulement le hiatus de la douzième année ne sest pas produit,
mais jai assisté à une montée jamais atteinte.
Forte de
cette magnifique expérience de sept années de peinture libre, je puis apporter le
témoignage de la réalité de lART ENFANTIN, pourvu que lenfant soit placé
dans un tel climat de liberté. Cest cette liberté qui lui permet dêtre
lui-même, et partant dexprimer ses angoisses, ses craintes, ses espoirs, son amour
du beau, sa joie de vivre, sa confiance inébranlable dans la possibilité dune
libération indispensable au bonheur de chaque individu.
Z. BARTHOT
St-Benoît
(Vienne)
TABLE
DES MATIERES
AVANT-PROPOS
..................................................................................................... 3
Patrick
......................................................................................................................... 7
Courant...
donc normal
................................................................................................. 15
Jean
.............................................................................................................................. 17
Raoul
............................................................................................................................ 27
Aimé
............................................................................................................................. 30
Pierre
............................................................................................................................ 41
Dédé
............................................................................................................................. 43
Quelques
observations
................................................................................................... 46
Guy
............................................................................................................................... 51
R.
L...
........................................................................................................................... 55
Plusieurs
cas
................................................................................................................ 59
Robert
........................................................................................................................... 65
Cas
dune grande
........................................................................................................... 68
La Voie
royale
............................................................................................................... 69
___________________________________________________________________________
Imprimerie
C.E.L. CANNES - Dépôt légal II. 1961
Le
directeur de la publication : C. FREINET