BEM n° 46 à 49

 

Rapport de la commission ICEM - pédagogie Freinet
sous la direction de J.Lèmery

 

La culture

Introduction par des textes de Célestin Freinet

 

Bibliothèque de l'école moderne - 1967

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TABLE DES MATIÈRES

 

 

AVANT-PROPOS

 La grande supériorité qu'a l'enfant sur l'adulte, c'est d'in­tégrer, en permanence, sa culture à sa vie: elles sont, l'une et l'autre, de plein mou­vement et de plein vent.

 La vie d'enfance, par ses émo­tions, ses impulsions, ses dé­sirs, ses rêves a signification de culture. Comment appré­hender et retenir cet assem­blage d'apparences fugitives qu'il faut saisir au vol pour en pressentir le message encore brut et le redonner au foyer de chaleur humaine qui, un instant, l'a libéré ?

 C'est ce message cependant qui doit être raccordé à la vie des hommes, à la trace pathétique laissée par eux dans le passé, à leur inquiétude du présent et à leur invincible espérance dans l'avenir.

 Vaste et angoissant problème qui retient ici, sous les auspi­ces de la pensée de Freinet, quelques-uns de nos cama­rades du primaire et du se­condaire et qui justifie quelques lâchers d'oiseaux de l'âme adolescente.

 

 

UNE VRAIE CULTURE

 

C. FREINET

 

A la recherche d'une culture profonde, fille du réel et du milieu. Quelles sont les causes véritables des déviations d'une science et d'une culture qui ont trahi notre humanité?

 - Nous « instruisons » !... Voilà !...

 Tout dépend de ce que vous entendez par instruction. S'il s'agit de cette caricature de science dont vous inculquez les principes formels et froids, des rudiments d'une histoire exclusivement à des fins politiques et partisanes, d'un calcul abstrait qui est comme une jonglerie de foire, alors, je reconnais que l'école a su, en effet, perfectionner ses méthodes. Vous m'excuserez, mais je voudrais savoir, moi, dans quelle mesure cet acquis scolaire sert à l'enfant qui entre dans la vie, l'aide à mieux comprendre et à mieux dominer les événements, à réagir vigoureusement et sainement en face des difficultés qui surgissent, à mieux aimer le travail, à se forger aussi, à même la vie, une culture et une philosophie susceptibles d'illuminer l'effort.

 Je crois malheureusement que, dans ce domaine, votre école n'a pas encore abordé son ABC... Elle a fait comme ce paysan orgueilleux qui, en retard pour ses semailles, gratte à peine la terre pour ensevelir le grain et pour que ses champs prennent, comme ceux des voisins, cette teinte humide et grasse, prometteuse des récoltes à venir. Mais on ne ruse pas avec la nature et la maturité saura confondre et sanctionner cette culture hâtive et superficielle qui n'aura fait qu'un instant illusion. Pas sans dommage, hélas !

 Aux parents qui, sans elle, et avant elle, paraient, du moins empiriquement, à l'initiation élémentaire de leurs enfants, l'Ecole a fait croire qu'elle se chargeait de cette préparation à la vie, de cette généreuse semaille qui les rendrait plus riches et plus forts. Nous avons quelques raisons de n'être point satisfaits de vos offices.

 Ce que nous donnons, direz-vous, est pourtant mieux que rien ! Comme si, avant l'école populaire, il n'y avait ni initiation, ni formation, ni préparation à la vie !

 Bien sûr, quand on gratte seulement la croûte du champ, on va vite en besogne et la tâche semble prestement terminée. Nous sommes habitués, nous, à mieux creuser nos sillons, et nous voudrions, pour nos enfants aussi, moins de clinquant superficiel et un peu plus de cette culture profonde qui emplit les greniers d'un froment gonflé et nourri, éclatant de vitalité.

 Les hommes des générations passées étaient certes moins instruits que ceux que vous formez, mais ils étaient incontestablement plus habitués à regarder autour d'eux, à examiner la nature et ses changements au gré des jours et des saisons, à réfléchir sur les événements normaux ou fortuits. Ce qui ne veut point dire que je préconise simplement la disparition de l'école et le retour à l'empirisme de la tradition. On peut, avec des outils mieux étudiés, avec un examen plus attentif, plus intelligent du terrain et une force décuplée, obtenir tout à la fois dans notre champ et la culture profonde et la rapidité du travail pour l'extension fructueuse des semailles. Cela c'est le vrai progrès, la nécessaire ligne d'action pour les efforts humains que nous voulons toujours plus efficients,

 

L'Education du Travail

Ed. Delachaux et Niestlé, p. 61 

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Instruction et connaissance ne sont que des outils - qu'on aurait tort de négliger d'ailleurs. Mais leur emploi nécessite une direction avisée qui suppose la culture profonde de la personnalité.

 L'instruction et les techniques qui la servent ne sont bien que des outils, des véhicules, des moyens. Elles peuvent servir le progrès humain ou le contrarier. A nous donc de domestiquer ces outils, de diriger ce pouvoir en puissance, et de détourner les tendances maléfiques.

 - Et pourtant, cette connaissance, cette instruction, qui répondent si bien à un besoin inné des individus, n'apportent-elles pas, graduellement, les éléments d'une compréhension beaucoup plus rationnelle de la vie ? Nous jetons des ponts par-dessus les trous béants des mystères de la nature; nous allons élargissant le royaume de l'homme, à mesure que recule, en conséquence, la puissance de l'erreur, de la magie, de la religion.

 - Mais comme on ne fait en définitive que reculer le mystère, l'homme se retrouve pour finir sur l'autre bord du trou béant pour contempler, avec la même frayeur inquiète, d'autres trous béants. Vous faites effectivement reculer une erreur, ou la magie, ou la religion, mais pour buter avec autant de violence contre d'autres erreurs, contre les modernes magies au poison subtil... Mirages que tout cela !

 Non, voyez-vous, le problème éducatif, comme le problème social, mérite d'être examiné sans faux amour propre, sans parti pris, avec le souci constant de découvrir les vraies forces, de rejoindre la hiérarchie des puissances.

 Je ne dis pas que l'outil de la connaissance doive être négligé. Je pense - je vous l'ai déjà dit - qu'on ne lui a pas accordé, dans le processus de la formation et de la culture, la place malgré tout éminente qui lui revient, mais instruction et connaissance ont besoin d'être dirigées, pliées aux nécessités supérieures de l'individu et du groupe, Pour cela, l'essentiel reste aujourd'hui comme autrefois de renforcer cette direction, de fortifier la personnalité, de retrouver et d'animer en elle le sens de la vie et de l'équilibre.

 Disons, si vous voulez, que l'instruction, que l'accumulation des connaissances, comme tant d'autres inventions humaines, pourraient être un élément décisif du vrai progrès... Comme la langue : la meilleure et la pire des choses !...

 - Il faudrait que nous en fassions la meilleure des choses !….

 - L'outil vaut d'ordinaire ce que vaut l'ouvrier, Vous avez cru qu'on pouvait renverser le propos et que le perfectionnement de l'outil perfectionnerait l'ouvrier. Il en a fait trop souvent l'esclave. Là réside le grand drame de notre civilisation capitaliste.

 Sous le flot sans cesse grandissant des connaissances, l'homme déchoit parce que tout, autour de lui, l'arrache à lui-même et contribue à le détacher de ses pensées intimes. Comme si le centre du monde devenait la connaissance et les réalisations qu'elle suscite. Quant à regarder en lui, à réfléchir sur la nature et le devenir de ses actes, à faire peser sa pensée personnelle sur les destinées auxquelles il participe, quant à diriger sa propre vie, il s'y essaye de moins en moins.

 Et l'école a sa grave responsabilité dans cette « superficialisation » de la nature humaine ; elle a sa révolution à accomplir, dans le cadre des réalités ambiantes, si elle veut vraiment marcher, comme elle le prétend, vers la vérité et la lumière.

 L'Education du Travail

Ed. Delachaux et Niestlé, p. 81 

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On peut comprendre ainsi la naissance et la démarche du progrès en fonction exclusive de l'outil au service du besoin d'élévation et de recherche qui caractérise l'homme en face de la nature.

 Que ce soit l'outil qui ait fait la civilisation, cela nous parait incontestable. Et il nous parait normal de marquer les étapes du progrès non par l'évolution d'une quelconque pensée abstraite, par la magie d'une idée, mais par la lente et expérimentale perfection des outils : la pierre taillée, la hache, la pierre polie, le travail de l'os, l'élevage du renne, l'utilisation du bronze, du fer, de l'étain ou de l'or, l'attelage, la navigation, l'emploi du verre, de l'eau, de la vapeur, de l'électricité : c'est tout cela qui forge effectivement la lente évolution de la civilisation, qui permet à l'homme de s'élever toujours plus haut, en parcourant à une vitesse sans cesse accrue l'étape de nécessaire initiation, en accélérant le tâtonnement, en en systématisant les conclusions pratiques et les enseignements.

 La pensée de l'homme n'est que le faisceau des relations qui se sont nouées autour de lui et en lui, à la suite des innombrables expériences tâtonnées, par la reproduction systématique des expériences réussies. Il n'y a pas trace en cela de produit mystérieux de la pensée, d'hypothétique chimie ou de mécanique strictement cérébrale. Supprimez à l'enfant cette expérience tâtonnée qui débute à la naissance, isolez-le dans un réduit sans possibilité d'expérience, et vous verrez ce que deviendront et sa pensée et sa pure spiritualité. La culture et les signes complexes par lesquels elle se manifeste ne sont qu'une systématisation extraordinairement différenciée de cette lente et longue et subtile expérience.

 Seulement le processus a perdu de sa raideur ma­térielle et technique à la découverte, et par l'utilisation toujours plus poussée, de ces autres outils que sont la mimique, la parole et l'écriture - moyens qui accélèrent jusqu'à l'excès le processus du tâtonnement. 

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Mais une telle évolution ne se fait pas sans risque. Ils sont de diverses sortes.

 L'outil, instrument spécifique du progrès et de la civilisation, n'a comme fonction, nous l'avons vu, que d'accélérer l'expérience tâtonnée pour une plus rapide réussite dans l'adaptation des actes essentiels à la vie.

 Autrement dit, chaque individu n'en doit pas moins construire lui-même cet édifice symbolique qui est l'image de sa propre vie. Et le construire lentement, péniblement, au rythme de son espèce s'il doit refaire toutes les expé­riences tâtonnées de ses ascendants. Il ira d'autant plus vite dans cette construction qu'il aura des outils plus perfectionnés qui lui permettront de franchir à une allure accélérée les étapes de la nécessaire, de l'indispensable expérience.

 Essai de Psychologie Sensible

Ed. Ecole Moderne Française

1950, p. 243 et 244 

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 Ainsi en va-t-il de l'éducation des enfants et des hommes. Nous n'avons plus le droit, ni la possibilité de poursuivre aujourd'hui un illusoire encyclopédisme. Nous n'engagerons pas l'enfant à construire sa vie en exigeant qu'il utilise simultanément et concurremment, tous les matériaux ou toutes les techniques, fruits de la longue science des hommes, qu'il fasse dans la vie une salade de pseudo-sciences, de physique, de chimie, de littérature, de calcul et d'art. Nous mettrons à sa disposition la plus grande richesse possible de matériaux, avec les techniques appropriées, et les outils essentiels qui les permettent. Puis nous le laisserons choisir les matériaux, les techniques et les outils qui lui conviennent le mieux, qui, à l'usage, lui paraissent les mieux adaptés à ses possibilités physiologiques, intellectuelles, familiales et sociales. L'un avancera ainsi sa construction par le biais de la littérature, tel autre par celui des sciences, tels autres encore par celui de l'histoire, de la géographie, ou de l'art.

 L'essentiel est qu'ils parviennent au sommet de la construction, qu'ils y trouvent sécurité et puissance, qu'ils incorporent à leurs réactions fonctionnelles vitales le processus de montée qui les a fait accéder aux étages supérieurs où réside la culture, qu'ils s'assimilent non pas la forme ni les tabous et les idoles de cette culture, mais ce qu'elle porte en elle, ce qu'elle doit porter de vivifiant dans son idéale humanité.

 Que cette diversité ne vous épouvante point. Elle est tout simplement la loi de la vie ; il est inconcevable que l'Ecole ne s'en soit point encore avisée et qu'elle continue à pousser les enfants selon des méthodes uniformes, par une nourriture faussement standardisée, vers une destinée uniforme aussi, comme si tous les individus étaient appelés à jouer le même rôle. L'Ecole les abandonne à 13, 14 ou 15 ans, et, en vertu de cette même expérience tâtonnée que nous rencontrons partout, l'un devient commerçant, l'autre commis-voyageur, d'autres paysans, écrivains, prêtres ou instituteurs. Et ils peuvent parfaitement exceller chacun dans sa spécialité, et devenir des hommes malgré leur spécialisation. « Il faut de tout pour faire un monde. »

 Il suffit d'éviter la fausse, dangereuse et prématurée spécialisation qui n'est que limitation et rétrécissement. Bien sûr, si l'enfant est arbitrairement confiné dans un milieu familial, social ou scolaire qui lui impose une seule activité, avec un matériau unique pour construire sa personnalité, s'il n'a pas le loisir de tâtonner pour adapter lentement la réalité à ses besoins, alors il ignore ce qui se fait à côté de sa spécialisation. Vous l'aurez acculé à monter sa maison en bois, qu'elle lui convienne ou non. Il sera persuadé qu'on ne peut monter les maisons qu'en bois. Il aura tendance à se confiner dans cette croyance étiquetée qui se fixera en règle et en technique de vie faussement spécialisée.

 Mais s'il est mêlé de bonne heure à un milieu où chaque individu évolue, selon les méthodes qui lui sont propres, pour parvenir, par d'autres voies que lui, avec d'autres matériaux et des outils différents, à la même harmonie adaptée à sa nature particulière, il prend cons­cience, par la pratique, de cette complexité de la vie, de cette diversité de voies qui mènent à la culture. Il pourra d'ailleurs s'y essayer si ça lui chante. Mais, bien souvent, il lui suffira de sentir que chacun autour de lui, bien qu'avec des matériaux et des outils différents, élève sa propre construction selon les mêmes lois générales et profondes, qui sont les lois de la vie, et que cette diversité est indis­pensable à l'harmonie sociale et cosmique comme la di­versité des voix du chœur en fonction de la perfection dans l'hymne commun.

 C. F.

 Essai de Psychologie Sensible

Ed. Ecole Moderne Française

1950, p. 269 

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CULTURE, PARTAGE AVEC L'UNIVERS

 J. BERTRAND

 « Le patrimoine héréditaire de l'homme est en danger », dit Jean Rostand.

 Ce cri d'alarme, cette mise en garde terriblement précise et dépouillée que lance le biologiste, ne manque pas d'éveiller chez moi de profondes résonances.

 Je pense soudain à cette étrange dépossession de l'homme par l'homme, à cette marche lente et inexorable et dévorante de l'esprit, dépassé peut-être par son propre génie. Je pense à toutes ces civilisations prestigieuses arrivées à leur sommet de progrès et anéanties tout à coup, englouties... à cet éternel et tâtonnant recommencement de l'homme.

 Je pense aussi à cette seule terre immuable, inchangeable. A la seule terre nue et découverte, reçue par l'homme comme seul bien, comme seule réalité.

 A chaque fois, l'être humain s'y laisse prendre, il en fait sa chose, la partage, la possède, la vend, la façonne, la remanie, l'habille d'étrange sorte, la couvre de béton et d'acier, s'en croit le maître !

 Il suffit d'un rien pourtant, un volcan, un cyclone, une secousse, pour que la terre se délivre du joug et retrouve sa suprême royauté, sa farouche indépendance.

 Mais l'homme oublie, recommence, repart et essaye dans sa passion de donner à la terre ses propres dimensions, son propre génie, de l'assujettir à ses seuls besoins, de la trans­former à son seul usage.

 Et je me demande soudain avec la même angoisse que Rostand ce que l'homme de l'an 2000 transmettra à son enfant de ce patrimoine-terre reçu à l'origine comme seul bien valable, comme seule réalité, comme seule vérité.

 Déjà notre enfant des villes ne connaît plus la couleur de sa terre. Il en ignore sa tiédeur au toucher, sa chaleur sous le pas. Etranger, il marche indifférent, habitué à la noirceur du bitume, à la sonorité du béton, au vacarme des grues et des marteaux-piqueurs, à l'odeur de l'essence. Inerte, insensible, il ne lève jamais la tête vers le ciel. Regarder les nuages qui l'habitent lui paraît dénué de toute raison et de tout bon sens.

 Et je pense avec toujours la même indéfinissable angoisse, à ce devenir de nos enfants d'aujourd'hui, à ce qui est déjà leur inertie, leur privation.

 Privation, que cette absence de communication entre le monde et eux, que cette absence d'élan, d'allégresse chaude, de souffrance aussi qui nous tient attentifs, constamment en alerte, prêts à nous sentir en communication avec le monde des êtres et des choses.

 Ce vide, cette désagrégation, cette privation, je ne les ai jamais tant ressentis qu'en cette période où, après bien des années passées avec les « petits », je reprenais contact avec des « grandes » de 12 ans. Un contact tout d'abord terriblement déprimant.

 J'avais les premiers jours, l'impression d'évoluer dans un monde fermé où je ne pouvais établir aucun contact. Retirées derrière le mur des « connaissances », enseignées et apprises, de tout ce qui leur était interdit, de tout ce qui leur était permis, mes filles habitaient un désert gris et uniforme dont rien ne transparaissait, où rien ne pénétrait. Nous n'avions ni le même langage, ni les mêmes yeux, ni les mêmes oreilles et en dehors des apparences de la vie courante, je n'étais pas capable de savoir si elles pensaient, si elles vivaient.

 C'est là que m'est encore revenue, lancinante et obsédante, l'angoisse de Rostand.

 Qu'avons-nous fait de cet enfant de cinq ans, clair d'idée, « clair de langage », de cet enfant « fils-espoir, fleur-miroir, oeil et lune », de cet enfant capable de «parler » le monde, pour qu'à 12 ans, nous n'ayons plus devant nous, qu'un enfant déserté, un enfant de nulle part ?

 Qu'avons-nous fait de ce capital-vie dont nous avions la charge ?

 Et j'ai essayé de revivre les années de ces enfants déjà trop vieillies :

 Oui à 5 ans leur capital-vie était encore intact et l'héritage reçu de leur vieille terre emplissait encore leurs mains. La source pure, l'étincelle révélatrice était encore prête à jaillir, fulgurante, à la mesure même de ce monde qu'elles vivaient. 

Mais, chaque jour, six heures durant, lentement, notre écolier apprend à se séparer de son univers familier. Enfermé dans les mêmes murs, sans attente, sans surprise, le voilà vidé inexorablement de tout ce qui faisait qu'il se sentait heureux, rattaché, libre d'être ce qu'il était - en égalité - en partage avec les autres - en équilibre avec son univers.

 La désespérante monotonie, la grisaille uniforme des jours éteints... et tout se déroule comme tous les jours et tout se succède en dehors de lui et plus rien ne répond à cette attente émerveillée qu'il avait de la vie.

 Le langage, l'écriture, la lecture, le merveilleux brassage des mots, leur musique, l'alchimie secrète des images, des idées et des sons, tout se perd dans le désert aride des deux heures de dictée, de l'heure de grammaire, de l'heure d'analyse. Les moyens ont détruit le but. A 10 ans notre écolier-modèle est devenu un étranger sur la terre qu'il habite, pire même, un indifférent.

 Que dire de celui qui, dans nos classes populaires, occupe les places méprisées des rangs inférieurs ? Nos classes traditionnelles sont le lieu de terribles privilèges et au moment où l'on réclame tant l'égalité de l'enfant devant l'instruction, en y voyant seulement une question de ressources, je me pose la question - « Où est l'égalité de l'enfant face à l'intelligence ? Pourquoi cette différence navrante entre les bons élèves et les autres ? N'ont-ils pas tous les mêmes besoins de vivre, les mêmes besoins de sentir, de penser, quelles que soient la capacité de leur cerveau ou la facilité de leur mémoire ? »

 Pourquoi condamner l'enfant à subir le fardeau des connaissances où nous l'enfermons, - sans espoir de libération pour le « doué » attaché, rivé à sa besogne - sans espoir d'évasion pour « l'incapable » qui se désespère ou se révolte ?

 Oui, je crois qu'il serait temps de réclamer l'égalité de chaque enfant face au problème de son devenir. C'est là que le mot me manque et me blesse. Devrais-je dire face à la connaissance ? C'est un mot pour savant, trop orgueilleux - trop sûr. Peut-être oserais-je dire face à la culture ? Si tant est que culture corresponde à ce grand tournoiement des êtres et des choses, à cet envahissement du présent, au débordement du passé, à cette prescience de l'avenir. Si tant est que ce mot corresponde à cet impérieux besoin de se sentir en partage avec le monde et la terre et les hommes, en communauté avec tout ce qui vit et respire.

 Oui, si pour nos enfants, pour chacun d'eux, nous arrivions à recréer, à redécouvrir le secret de ce partage, de cette compréhension, de cette communication, peut-être alors aurions-nous découvert le moyen d'abattre les barrières qui donnent à nos enfants des numéros comme à des chevaux de course. Peut-être les rendrions-nous tous égaux, tous libres. Peut-être face au monde de la culture, leur transmettrions-nous intact ce capital-vie, ce patrimoine héréditaire auquel ils ont tous droit.

 Peut-être seraient-ils tous alors capables de s'illuminer de la grande lumière dorée et sourde de Rembrandt, peut-être sauraient-ils prendre en charge la grande passion de Baudelaire, le cheminement magnifié de Colette. Peut-être pourraient-ils suivre la grande vague-pensée de Saint-John Perse ou la musique débordée de Debussy ou simplement encore apercevraient-ils le long et blanc alignement des arbres au long de la route, le poudroiement des feuilles dans le vertige de la vitesse. Peut-être pourraient-ils écouter le bruit d'orgue qui allonge le vent dans les forêts de septembre, ou le grand silence peuplé de la foule.

 Oui peut-être se sentiraient-ils frères de tous les hommes, ceux du passé et ceux du présent, peut-être se sentiraient-ils tout à fait vivants ?

 Quant à moi, après bien des années, j'ai retrouvé le seul problème qui m'habitait aux premiers jours de mes débuts donner à ces enfants d'aujourd'hui comme à celles d'hier, à ces enfants délaissées, oubliées, pourquoi ne pas le dire, méprisées, leur donner leur raison de vivre, leur faire retrouver et réapprendre ce rythme intime, ce rythme respiratoire, qui leur permet de redécouvrir ce silence intérieur qui les tient attentives, qui leur fait reconnaître le visage oublié de la longue vie des hommes sur la terre qu'ils habitent.

 Pas à pas, patiemment, nous réapprenons cette lente respiration qui permet à chacune de découvrir et d'identifier son propre univers. Peut-être, elles à qui jusqu'alors, on n'a jamais rien demandé, peut-être pourront-elles en porter témoignage :

 « Le soleil me couvre le visage. En un long soupir, je m'endors sur le sable ».

 « C'était dimanche.

 Les amandiers étaient en fleurs. Tandis que l'auto roulait dans la campagne, je pensais au Japon où fleurissent aussi des amandiers, où peut-être une autre petite fille recevait la même caresse des fleurs sur ses yeux.

 Et je me disais: « Qu'il est doux, dans la campagne provençale, qu'il est doux d'avoir des pensées lointaines. »

 Témoignage aussi, cet effort tâtonnant qui guide ces mains déshabituées à la poursuite de formes, de lignes, de volumes éparpillés dans l'espace, qui les rassemble, à grand labeur, qui les cerne et les étale là, sur la feuille blanche, intacte et vide, de telle sorte qu'elle se vêt lentement, se peuple, s'anime. Témoignage étrange que cette recréation à base de couleurs largement étalées et brassées et mêlées et librement ordonnées.

  Oui, témoignage sûrement que cette intime joie qui en découle, cette allégresse secrète qui les tient «en partage», qui habite chacune de ces enfants reniées et oubliées, les cataloguées, les laissées-pour-compte des listes de fin d'année.

 Peut-être alors ces enfants-parias, mes filles « cow-boys » auront-elles enfin reçu et reconnu leur « héritage-patrimoine »,

 Peut-être pourrai-je alors rester encore le soir, longtemps éveillée à écouter monter de la nuit la longue respiration des hommes endormis.

 J. B.

 

 

 

LES MYSTIFICATIONS DE LA CULTURE

 

 C'est toujours avec inquiétude que j'accepte de parler de culture car je pense que la culture est comme la modestie, il suffit de se l'attribuer pour prouver du même coup qu'on en est démuni.

 Le paradoxe de la culture, c'est que la valeur qu'on lui attribue se retourne aussitôt contre elle-même. Si mon statut d'homme cultivé me donne recul et condescendance vis-à-vis de ceux qui le sont moins, s'il m'isole dans ma supériorité, cette culture cesse d'être humaniste, alors qu'elle devrait au contraire me rapprocher de tous les hommes.

 Il faut dénoncer cette mystification de la culture qui n'est pas sans parenté avec le racisme et l'esprit de caste. Les gens cultivés ont voulu attribuer à la culture une valeur morale qui entérine leur supériorité. A ce titre, le marquis de Sade serait plus moral que la Suzanne de Beaumarchais, les officiers SS, au sortir d'un concert de Bach, supérieurs aux maquisards qu'ils vont torturer tout à l'heure ! Faut-il rappeler que c'est par une monstrueuse aberration que le respect de l'art dépasse le respect de l'homme et que nous y voyons la preuve, d'une décadence de la culture authentique? Si le tyran pleure à la tragédie, il ne s'agit que d'une sensiblerie épidermique dans la mesure où il ne cesse pas d'être le tyran car il n'est de véritable culture que dans ce qui transforme notre nature ; Freinet dirait : ce qui passe en technique de vie.

 Que pouvons-nous alors attendre d'un système scolaire qui cultive une « élite » et où l'ignorance est condamnée ? Le droit à la culture passe par un droit à l'ignorance et un respect, sur le plan des valeurs, de celui qui n'est pas cultivé. Le ghetto dans lequel notre système scolaire enferme les cancres, les débiles mentaux et tous les inadaptés, en dit long sur la valeur humaniste de l'enseignement.

 En parlant d'une culture minimum, on oblige chacun à en être, à posséder cette valeur monnayable. Il suffit de lire les annonces de cours de culture générale par correspondance pour être édifié sur ses buts utilitaires (situation, relations, liaisons sentimentales). La culture n'est plus alors ce qui universalise mais ce qui sélectionne. Aussi, pour faire partie des élus ou des admissibles, faut-il jouer la comédie de culture.

 La culture devient un objet de connivence dont le jargon constitue les mots de passe et dont le snobisme est la philosophie. Cette comédie prend sa forme la plus répandue dans la manie des citations. Alors que c'est notre vie même qui devrait être la citation absolue, la référence continuelle d'une cohabitation spirituelle, les tenants de la fausse culture ont besoin de paravents, de boucliers constitués par la pensée des autres.

 Plus graves encore sont les citations « pour faire bien », ces étiquettes de valise portant le nom d'hôtels fabuleux, ces décalcomanies de pare-brise, mais elles sont souvent des souvenirs de nulle part achetés en seconde main. Alors que la citation aurait pu être une façon de mieux exprimer ce que nous pensons, elle devient l'objet d'un jeu conventionnel. La pensée cabote dans l'archipel des citations sans aborder au continent des oeuvres maîtresses. Méfions-nous de cette tendance générale, même avec les oeuvres de Freinet. Ne nous contentons pas des extraits, revenons aux textes.

 Dans cette course vers le « bon ton », s'interpose, entre l'individu et la culture, l'écran de la convention. La signature prime l’œuvre le moindre brouillon du créateur en vogue surclasse le chef-d’œuvre du petit maître. Les oeuvres les moins contestables sont brouillées par le halo de la célébrité, ce n'est plus la Joconde que nous voyons, mais le mythe de la Joconde et le mépris de la Joconde est lui-même un mythe opposé.

 Aussi lorsque certains se félicitent sans réserve de la large diffusion de la culture par les moyens techniques modernes, ils devraient se demander ce que vaut cette culture octroyée du haut d'une antenne de télévision. Certes les livres de poche, les reproductions toujours plus fidèles de la peinture et de la musique, les bonnes émissions de télévision donnent des possibilités nouvelles. Encore ne faut-il pas se contenter d'élargir le cercle des « happy few » mais s'orienter vers une éducation en profondeur. 

Sans nier l'effet de choc que peut produire l’œuvre forte faisant irruption dans notre vie quotidienne, nous pensons que les conventions et les mythes risquent souvent d'affadir ou de stériliser cet effet et une anecdote vraie pourrait être, à cet égard, instructive.

 Une famille regarde Le Cid à la télévision. Au bout de dix minutes, la grand-mère (72 ans, ouvrière à la filature depuis l'âge de 10 ans) s'écrie

- Mais je connais ça !

 Son fils (ouvrier qualifié, titulaire du CEP) sursaute

 - Allons ! tu connais Le Cid de Corneille ?

 - En tout cas, je sais que le jeune homme va tuer le père de sa fiancée mais ça se terminera bien quand même ; c'est une histoire d'amour.

 La pièce se termine comme l'avait annoncé la grand-mère. - Mais où as-tu connu cette pièce ?

 - Maintenant je me souviens : cet hiver, je n'avais plus rien à lire, j'ai pris les petits livres de Nelly (sous-entendez les classiques).

 Ainsi la grand-mère a lu une tragédie classique en alexandrins avec la même simplicité que le feuilleton de Paris-Normandie, entendant sans doute les répliques cornéliennes avec l'accent cauchois qu'elle partage peut-être avec l'auteur. Elle y a reconnu une belle histoire d'amour.

 Peut-on dire que l’œuvre de Corneille ait été accueillie de la même manière par l'un qui a appris que « Racine peint les hommes tels qu'ils sont et Corneille tels qu'ils devraient être », l'autre qui possède le respect dû à ce qui est vénérable et cette grand-mère qui a conservé une naïveté d'écoute pour laquelle bien des auteurs donneraient tous leurs prix littéraires ?

 Ne croit-on pas que l'absence de culture est parfois préférable à la défloraison prématurée, à ces mines conventionnelles pour recevoir les grandes couvres quand, au fond de soi même, on préférerait le vaudeville ou les jeux télévisés ?

 A une époque où le culturel devient un produit de consommation associé souvent aux loisirs, nous devons souligner le danger de cette culture distribuée dans une société technocratique, cette culture octroyée qui n'est qu'une aliénation de plus.

 Parce que nous fustigeons une fausse culture, on fera peut-être de nous des champions de l'ignorantisme. Freinet ne nous a jamais détournés d'une culture approfondie, bien au contraire, mais il a sans cesse condamné les singeries de la culture, le jeu stérile des confréries. Ce qui caractérise son œuvre, c'est une prise en charge par les enfants de leur culture vivante intégrée en technique de vie.

 

M. B.

 

 

LA CULTURE, STRUCTURATION DU MONDE

  

Pendant de très longues années on a pu se contenter d'une conception traditionnelle de la culture : imprégnation d'un esprit par une œuvre, lectures lentes et savourées, admiration d'un art d'écrire. C'était le temps où l’on pouvait dire avec quelque apparence de vérité et l'effroyable bonne conscience de l’intellectuel qu'elle est «ce qui reste quand on a tout oublié ». Elèves, nous avons été nourris de cette conception. Enseignants, nous la transmettons encore peu ou prou. Même quand nous la récusons. 

Les insuffisances de cette culture sont senties par l'ado­lescent. Il en a une conscience à la fois aiguë et diffuse. Aiguë parce qu'il vit de l'intérieur la contradiction entre une culture insipide et la vie. Diffuse parce que fâcheusement influencé ici par les adultes - il pense que ces contradictions sont au fond le fait de l'âge. D'où ces réflexions toujours déconcertan­tes : « Nous avons des problèmes mais les adultes en ont bien plus que nous »... ou : « Il ne faut pas nous plaindre, nous sommes au bel âge. » ou : « Pour l'instant ça nous paraît inutile mais nous vous croyons sur parole ; nous savons que cela servira plus tard. Nous vous faisons confiance. D'ailleurs nous ne pouvons pas faire autrement... » Ainsi l'adolescent vit-il ces contradictions tout en les masquant. Personne n'ose lui dire qu'il vit une pé­riode calamiteuse de la vie : on aurait trop peur qu'il se rende intéressant. 

Qu'attend-il de nous? Une définition claire du domaine culturel ? On se gardera bien de la donner en songeant que l'intelligence de Gargantua se révèle à la découverte d'un torchecul, que Montaigne dit que l'on s'instruit « de la sottise d'une page », qu'Emile vérifie l'aimantation chez les bateleurs. Peut-être est-ce le monde entier et nous avec. En tout cas l'attitude de l'adolescent est double, contradictoire et complémentaire comme il sied à cet âge. D'un côté il aimerait « tout » savoir, semblable à l'adolescent Troîlus que nous présente Giraudoux dans La guerre de Troie n'aura pas lieu. (Il aimerait tout savoir... je m'entends, quand il s'agit d'adolescents normaux et non de ces produits soumis et avilis que nous livrent à la chaîne l'enseignement primaire et le premier cycle - et que nous rendons hélas ! encore plus soumis, encore plus avilis... bref prêts à être exploités.) D'un autre côté, il aimerait comprendre ce qui se passe.

 Ce qui se passe est clair. C'est une inflation délirante de l'information tant orale qu'écrite, non tant d'ailleurs de l'information elle-même que de ses «échos»... Elle circule, perpétuellement repensée, transformée, apparaissant ici et là sous de nouveaux déguisements mais en fait la même... Mais l'adulte s'y retrouve mal, ne sachant pas distinguer l'os de la moelle.

 Aussi le problème n'est plus celui de l'emmagasinement mais du tri. Tant que nous avons procédé à l'accumulation du savoir d'une manière presque arithmétique, les problèmes n'étaient pas cruciaux. Pendant longtemps les éditions furent « revues et augmentées » ; on écrivait des « Introduction à... » (complétez par la science qui vous plaira) en 600 pages et en toute innocence, subodorant qu'il y aurait une suite... en 6 000 pages peut-être alors que l'ouvrage était exhaustif dans son projet général. Or, au moment où paraissaient de tels monuments de l'érudition et de la réflexion, le savoir s'accumulait en exponentielle... Il y eut là un moment terrible - que nous vivons encore - où des spécialistes comme Oppenheimer avouèrent qu'ils ne pouvaient même plus avoir la prétention de suivre des sciences annexes aux leurs (conférence du 1er janvier 1953 à Princeton. Citée par Baudouy-Moussay. Civilisation contemporaine. Hatier).

 A moins d'en arriver à une « babélisation » du savoir, il faudra bien prendre des mesures énergiques. Déjà le groupe Bourbaki, à propos de la réédition d'un de ses célèbres fascicules, l'a intitulée « édition revue et diminuée ». Déjà des fiches de mise au point telles que la remarquable Encyclopédie du Monde Actuel (EDMA Ed. Rencontre. Lausanne) offrent des cadres de réflexion à l'aide de résumés d'une qualité telle qu'ils supposent une réflexion approfondie sur le langage. Nous allons bientôt revenir à la grande leçon du XVIlle siècle qui avec Fontenelle et Diderot avait élevé la vulgarisation à la hauteur d'un art. Il faudra que la vulgarisation devienne au XXe siècle une science. Nous avons besoin de ces relais parce que nous ne savons pas tout, que, voudrions-nous tout savoir, nous ne le pourrions pas puisque l'ensemble des connaissances actuelles comportant selon des estimations récentes 10 000 milliards de mots, il faudrait dix ans à un homme lisant cent mots à la minute pour en lire la millième partie... Nous avons moins besoin de connaître les choses que de saisir les relations entre les choses ; car en saisissant ces relations nous pouvons parvenir aux choses elles-mêmes. Peut-être est-ce le sens qu'il faut donner au structuralisme : « Dégager dans la réalité étudiée des structures, c'est-à-dire des ensembles dont les parties agissent les unes sur les autres et dont la signification globale ne peut être fournie par une simple addition. » (EDMA fiche no 1222 du 29-6-1966).

 Cette double postulation de l'adolescent normal, tout savoir en même temps que comprendre, n'est pas aisée à satisfaire. Car un troisième élément, régulièrement négligé, intervient tout aussi régulièrement dans l'acquisition d'une culture : la sensibilité. Ou pour mieux dire la sensibilisation à un problème, et dont le texte libre est l'une des voles et par certains côtés la seule : je n'aime que ce que j'écris.

 Dans cette sensibilisation, des siècles de «culture d'ornement » nous portent un tort considérable. La bourgeoisie, en laissant entendre qu'il est aisé d'accéder à la culture, laisserait volontiers entendre qu'elle est réservée à quelques-uns. « S'ennuyer à Racine » apparaît comme un blasphème et qui le profère est évidemment indigne des biens culturels. Cela permet de décourager immédiatement une bonne partie des adolescents qui n'ont pas cette imprégnation culturelle que donne sans y songer - et presque sans l'ouvrir - une bonne bibliothèque familiale corollaire d'un « bon » milieu. Véritable duperie que de masquer l'ennui profond que procure à un non-initié l'accès à l’œuvre culturelle. Car celle-ci est, au départ profondément rebutante. C'est ce que dit Marcel Proust : « Toute nouveauté ayant pour condition l'élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. » (A l'ombre des jeunes filles en fleurs.) Proust faisait allusion à l'art contemporain, mais tout est nouveau pour nos adolescents issus des classes modestes. Pour eux l'accès à l’œuvre culturelle se fera quelquefois par le biais du snobisme et de l'ambition. Il y a d'autres voies d'accès. Mais l'enseignement traditionnel les ignore puisqu'il part du postulat qu'on ne s'ennuie pas à Racine! 

Mais pour peu que cette sensibilisation à l’œuvre soit faite - et le texte libre ici est souverain - le mécanisme d'appropriation se met en marche très lentement d'abord, puis s'accélère et au bout de quelques années fonctionne à plein régime. Alors l'adolescent est à demi-sauvé. Tout deviendra objet d'appropriation culturelle y compris les sentiments, surtout les sentiments car à partir d'eux se déclencheront d'autres mécanismes d'appropriation qui interféreront avec lès premiers pour former un tout, toujours en mouvement, se nourrissant de tout... et se structurant à mesure en fonction de ses buts, et oubliant à mesure, car il faut oublier pour mieux apprendre et pour mieux se souvenir. (Rien à voir naturellement avec la formule : « La culture c'est... », voir plus haut). Il y a là un processus d'expérience tâtonnée dont nous ne connaissons encore presque rien.

 Il faut donc que ce savoir se structure en fonction des buts de l'individu qui l'acquiert. Buts changeants. Structures changeantes. Culture changeante. Nous entrons dans des « communications de masse » avec des perspectives qu'il faut connaître : après l'an 2000 les journaux s'imprimeront à domicile. Nos élèves auront 50 ans. On se refait difficilement à cet âge. C'est Friedman qui, à propos de la radio-télévision, parlait d'une mosaïque d'informations, marquant par là leur discontinu puisque leur seul lien est leur concomitance. Un suicide de metteur en scène... une guerre au Vietnam, «et toujours le même Président » marque ironiquement mais très justement une chanson récente... d'où cette impression «qu'on nous cache tout, qu'on ne nous dit rien » ainsi que le clame Jacques Dutronc. En fait on ne nous cache rien, mais les informations nous parviennent dans le désordre. Il nous faut donc forger des cadres personnels qui piègent l'information intéressante, la restituent presque spontanément dans un contexte, brisent la mosaïque pour la recomposer et rejettent dans un oubli toujours relatif l'information sans signification. Le Hit-Parade peut être source de culture. Et il doit l'être puisqu'on nous l'impose.

 Cette besogne est urgente. Tout d'abord parce que le flux d'informations est le même pour tous ou à peu près, la télévision étant ici un puissant facteur d'uniformisation. Les mêmes problèmes de possession du monde se posent pour tous dans des termes très voisins. Ensuite parce que l'Université exige de ses desservants ces cadres de pensée, surtout lorsqu'elle se refuse à les leur apprendre. On voit tenter d'arriver en faculté des autodidactes, de valeur quelquefois, mais qui sont finalement refusés faute de posséder à un degré suffisant cette cohérence intérieure qui leur permettrait d'imiter cette autre cohérence qu'exige habituellement l'Alma mater et qui souvent n'est qu'un vernis. Il faut donc que nous armions nos élèves d'une cohérence intérieure qui, quelles que soient les circonstances (et actuellement celles-ci sont défavorables aux classes ouvrière et paysanne) leur permettra de continuer leur formation. L'Education permanente sera une duperie si elle ne permet pas aux plus capables et aux plus conscients de nos élèves d'accéder en nombre grandissant aux postes de commande. Et notre travail de militant syndical ou politique n'a pas grand sens si nous ne sommes pas convaincus de cette réalité-là et si nous ne travaillons pas avec acharnement pour nous y plier. Nous y plier pour mieux la dominer. La révolution passe par l'éducation.

 Cette nécessité d'une structuration du réel, qui sera le plus possible la structuration personnelle de l'élève, s'impose très vite lorsqu'on s'attaque aux problèmes de la programmation en littérature. Car toute étude programmée pose invinciblement le problème du quoi et du pour quoi. Du quoi car il faut s'interroger sur le contenu du programme, de la bande enseignante. Du pour quoi car le travail écrit de l'élève indique clairement ce que l'on voulait atteindre. Mes premières inquiétudes en ce domaine datent d'un incident révélateur : ayant décidé un très mauvais élève, pêcheur et chasseur expert (donc un bon soubassement culturel) à lire Frankenstein à l'aide d'une bande enseignante, j'eus la surprise de l'entendre me dire qu'il ne pensait pas qu'« un livre pût contenir tant de choses ». C'était un élève de première... Déclaration intéressante certes mais ambiguë : ce livre contenait beaucoup de « choses » mais les lignes de forces ne sont pas des « choses ». Ainsi cette bande « saveur de la littérature » faisait aimer mais non comprendre (prendre-avec-soi). Il fallait passer à des bandes « compréhension de la littérature » : ce fut un véritable soulagement pour la majorité des élèves que de voir introduire un ordre, une cohérence à l'intérieur d'une oeuvre, cohérence simple généralement mais satisfaisante pour l'esprit dans une large part. La vie n'était plus « cette histoire, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien » dont parle Shakespeare dans Macbeth. Elle s'ordonnait, au moins provisoirement, dans l'instant, selon une loi de composition interne dégagée soit collectivement soit par la bande enseignante.

 Ceci suppose évidemment que l’œuvre soit abordée globalement et non par petits fragments de vingt lignes. C'est globalement que le réel m'investit de toutes parts et que je dois faire face, semblable en cela à l'enfant qui rencontre globalement le monde. Ce qui ne signifie pas la condamnation du texte expliqué, car un grand texte peut offrir en un raccourci saisissant la complexité de la vie, et c'est précisément pourquoi c'est un grand texte !

 Ce qui attendra nos élèves c'est une complexité croissante des problèmes, la nécessité pour les individus de s'informer, de se regrouper, de se défendre. En dernière analyse, d'être capables, d'être compétents pour affronter le « spécialiste » qui leur rit au nez, trop confiant dans la complexité de sa discipline qui lui sert et de forteresse et d'outil d'oppression. Etre cultivé, cela signifiera savoir constituer un dossier, l'instruire, le plaider. Le syndicaliste et le citoyen doivent être des têtes bien faites. Les mieux faites possible. Et dans un monde en mouvement où dominera la reconversion « la fonction essentielle de l'éducation est d'apprendre à apprendre » : on le dit de tous côtés mais si nous ne créons pas les nouveaux instruments nécessaires au travail de l'adolescent dans cette nouvelle société, nous serons passés à côté de la question pour le plus grand dam de nos élèves et pour le nôtre car on ne voit pas comment les classes laborieuses pourraient défendre des enseignants qui les ont trompées et se sont trompés à ce point. L'aventure pédagogique se ferait alors sans nous.

 Cela va plus loin encore car une fois qu'on tient le bon fil conducteur on ne le lâche plus. Cette nouvelle forme de culture suppose que ces adolescents soient sensibles à l'exploitation accrue dont ils sont et seront de plus en plus les victimes, non seulement dans leur travail mais aussi dans le loisir lui-même puisque par un savant mécanisme ils seront pendant leurs vacances livrés aux marchands de bonheur dont l'une des fonctions, et non la moindre, est la création de l'oubli, l'abolition de la prise de conscience,. Mais la gestion - des vacances des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, suppose encore une fois des esprits éveillés et méthodiques.

   Enfin, dans une civilisation de la consommation où l'exploitation de la jeunesse s'accompagne d'une exploitation du sexe, une information technique suffisamment chargée de sentiment, d'affectivité sur les problèmes de la vie personnelle est nécessaire. Car la culture, c'est aussi la lucidité envers les sentiments et les puisions de soi et des autres. Et il faut croire que cela rentre dans la structuration du monde de l'adolescent puisqu'il suffit d'une amourette affolante pour faire voler en éclats un univers intellectuel apparemment sans problème.

 Ces nécessités n'avaient pas échappé à l'esprit clairvoyant de Freinet. On relira et on méditera avec fruit cette page admirable des Dits de Mathieu

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MES IDÉES SE BOUSCULENT AU PORTILLON

 « Nos idées sont comme nos poules, me dit un jeune ouvrier.

 Chez les uns, elles sont rares, indigentes et lentes, tout juste capables de s'accrocher à la planche branlante qui mène au portillon. Elles s'y engouffrent une à une, sans histoire.

 Chez d'autres, elles arrivent, ordonnées et décidées, caquetant harmonieusement, ou grattant la terre humide. De temps en temps, l'une d'elles lève le bec, tourne la tête comme si elle voulait sentir le vent; elle monte, sûre d'elle-même, s'arrête, un instant pour mesurer sa décision et pénètre comme une princesse en son palais.

 Chez moi, précise t-il, tout se bouscule au portillon. J'ai trop d'idées, comme dans une cour trop populeuse qui ne disposerait que d'une ouverture d'entrée. C'est à qui passera le premier, et pas sans mal, et sans ébouriffement de plumes,

 Si ma culture était plus solide, mes idées seraient échelonnées selon leur nature et leur importance, comme des volailles qui disposent de la richesse des jardins et des champs, et qui n'ont aucune raison de se précipiter vers un rassemblement. Elles profitent des graines qui s'offrent et des rayons de soleil qui s'évanouissent, et s'en reviennent enrichies et assagies.

 Mais qu'un chien menace ou que l'épervier jette son cri de guerre, alors, vous voyez l'armée des poules s'enfuir éperdues, s'engouffrer dans les impasses, se meurtrir aux grillages, et se battre pour pénétrer dans l'abri.

 Ainsi vont mes pensées en bataille. »

 Aidez-nous. Ne restreignez pas arbitrairement le flot de nos idées. N'en surpeuplez cependant pas notre poulailler. Laissez-leur la possibilité de se nourrir et de s'acclimater de façon qu'elles ne soient point en nous comme un aveugle troupeau, mais postées toutes à leur place, aux abords de l'entrée, vives et fraîches, et que nous puissions les appeler d'un geste pour les amener méthodiquement à l'orée de l'intelligence .

 Nos idées ne se bousculeront plus au portillon.

 

R. F.

Lycée Technique de la Fobio

Montauban (T.-et-G)

 

 

LA CULTURE

  •  Vers les voies diverses qui mènent l'adolescent à la culture grâce à la pédagogie Freinet

  •   L'exercice de sa vocation mène à son tour l'éducateur de l'École Moderne à la "culture profonde"

 

J. LEMERY

 Je   crois bien ne m'être posé sereinement ce problème de la culture que depuis peu de mois.

 Il a fallu que j'assiste au bouillonnement des initiatives créatrices de mes classes de troisième d'il y a deux ans ou de l'an dernier, pour que je m'interroge sur la puissance inépuisable de notre vie intérieure qui
à chaque manifestation de son existence,
à chaque réflexion profonde sur elle-même, jaillies spontanément dans l'acte

d'écrire,
de dire,
de peindre,
d'appréhender le monde

reconsidère toutes les idées acquises ou qu'elle s'était forgées remet en branle le besoin de s'inventer, dans l'instant ou les jours qui suivront, une autre idée plus affinée, un autre acte mieux réussi, plus authentique,

·        Il a fallu que j'assiste à ces lentes ou bouillonnantes libérations des personnalités de mes adolescents, à ces lentes ou bondissantes affirmations de leur être par leurs créations libres et leur exploitation, pour que je m'interroge sur les démarches fondamentales de l'être qui le font monter vers la conquête généreuse de sa personnalité.

·        Il a bien fallu qu'à la lumière de cet empirisme journalier, je me dépouille de cette fausse idée que « la culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié » parce qu'en fait, personne n'a jamais tout possédé personne n'est jamais allé jusqu'au bout de lui-même mais que cette connaissance intuitive, subjective, sensible, vibrante, du milieu qui nous entoure, révélée par l'expression libre de l’être, illuminait l'effort.

·        J'ai bien compris depuis qu' « il ne peut y avoir simplicité et pureté dans la pensée sans un retour à la simplicité et à la pureté de la vie » (L’éducation du Travail) et qu'il était grand temps de réagir contre cette idée que la culture n'est qu'instruction et connaissances, comme s'il y avait un bagage de connaissances garant de culture universelle au siècle de la Relativité. 

·        Certes, on me paye pour enseigner des éléments de connaissance qui armeront mes élèves pour leurs examens, pour la poursuite de leurs études littéraires ; et l'administration vérifie l'efficience de mes méthodes, comme l'enseignement secondaire, l'efficience de mon initiation. Mais cela est secondaire ! 

Qui veille au respect des droits de la Vie et de l’Humanité ?

« Abriter quelqu'un, ce n'est pas le former, ce n'est pas l'éduquer, ce n'est pas le sauver. » (L'éducation du Travail) 

« Et l'essentiel reste aujourd'hui comme autrefois de fortifier la personnalité, de retrouver et d'animer en elle le sens de la vie et de l'équilibre. » (L'éducation du Travail) 

«... Regarder en soi, réfléchir sur la nature et le devenir de ses actes, faire peser sa pensée personnelle sur les destinées dont on participe, diriger sa propre vie... » (L'éducation du Travail) 

voilà délivrée par Freinet dans L'Education du Travail, la culture profonde qui sort de la pratique
du texte libre
de la correspondance du journal
de la coopérative de la peinture libre...
de la recherche libre mathématique ou scientifique... etc.
 

la pratique ouvre à l'esprit des affirmations de son existence, de sa fécondité. 

Nos enfants, nos adolescents ne créent pas pour rien ils créent pour être, pour exister, pour communiquer. 

Nous, nous n'adoptons pas ces techniques nouvelles de création libre comme de simples recettes, mais voyons jaillir d'elles des pensées nouvelles qui, remises à l'épreuve, sont de nouveaux départs pour de nouvelles hypothèses. 

Et ce dynamisme de la pensée profonde qui a étaye cette pratique pédagogique est garant d'une culture humaine, purement et simplement. 

Nous qui faisons de nos jeunes des êtres désireux de lumière, d'exigence et d'élévation, nous n'avons, pour prouver nos dires, qu'à puiser dans la gerbe de leurs créations. 

Elles seront parfois si parfaites dans leur quête affective, d'une texture si subtile qu'elles s'imposeront comme oeuvres de choix. Ce sera toujours le cas des poèmes, tous révélateurs d'une vie intime privilégiée.

·        Voici le premier et le dernier poème de Chantal qui témoignent, à dix mois d'intervalle, d'une quête affinée de communication dans l'amitié dans l'amour

 

LA FILLE QUI N'A PAS D'AMIS 

A qui dit-elle ses pensées
La fille qui n'a pas d'amis
Comment pourrait-elle goûter la vie
Si elle ne peut faire partager ses joies et ses larmes
A un ami ?
Si elle marche sur un sentier ombragé
Et que les ombres deviennent des souvenirs
Si elle ne peut les faire partager Comment pourra-t-elle jamais aimer ?
La fille qui n'a pas d'amis.
Peut-elle aimer le soleil
S'il fait froid en son cœur,
Si elle n'a pas d'amis
Pour lui offrir des fleurs ?
Pourra-t-elle jamais reposer en paix

Dans la nuit
Quand l'ombre recèle un regret ?
Le regret de ne pas avoir d'amie
Pleure sur ton infortune, sur ta solitude
Puisse-t-elle cependant ne pas trop aimer les gens,
Ne pas trop donner de son cœur
Pour ne rien recevoir.
Puisse-t-elle ne pas s'attendrir
Sur la rose fanée,
Sur un serment oublié...
Pleure de ne pouvoir faire écrouler le mur
Que tu frappes de tes deux poings repliés
Le mur de l'indifférence
L'indifférence des honnêtes gens...
A qui dit-elle ses pensées
La fille qui n'a pas d'amis ?

Chantal MOULIN, 3e B

 AMOURS D'ADOLESCENTS

 
Tous ces mots dits au hasard
Mais qui sont compris
Comme ils sont dits
Tous ces mots dits sans y penser
Où l'on se perd
Où l'on se gagne
Où l'on se cherche infiniment

Un sentiment à la dérive
Le vent l'attrape
Et la vague l'emporte
Jusque dans des rêves

A travers l'écran opaque de ces rêves
Je t'imagine
J'ai mes mains sur ton visage
Et tes cheveux dans les miens
Ton regard posé sur mai
Tu n'as pas besoin de paroles
Quand dans le ciel la lune se fige
Amoureuses
Ténébreuses
Langoureuses
Les étoiles se retirent
Les ténèbres pâlissent
Et notre amour s'éteint
Quand je sentira
i le silence décroitre
Il me faudra partir
Une larme roule et glisse sur ta main
Qui s'accroche à mes doigts

Pauvre rose innocemment jetée
Pourras-tu pardonner à mes seize ans ?
Il me l'avait offerte

 Et pour mieux l'oublier
J'ai voulu la détruire
Quand le soleil d'été
Effacera ton visage
Et quand les mots d'amour
Reviendront sur d'autres lèvres

Quand le parfum des roses
Unira nos silences
Alors je sourirai
A un nouvel amour...

Chantal MOULIN

 

·        Deux chansons-poèmes enregistrées par Yves ; l'une composée en janvier 1966, l'autre en novembre 1966, avec ce souci constant d'authenticité vis-à-vis de soi-même, ce désir de l'adolescent qui, parce qu'il sait créer, sait changer le monde.

 CHANSON DE LA FLEUR DU BONHEUR
AU COEUR DE MON COEUR

En secret dans mon coeur,
Je cultive une fleur.
Cette fleur de mon coeur,
C'est la soeur du Bonheur.

Mon Bonheur est une fleur,
Qui fait danser mon coeur.
Jamais il n'est à l'heure,
A l'heure de mon coeur.

Dans ce monde en fureur,
Désintégré par l'heure,
La valeur du Bonheur,
C'est l'imprévu d'mon coeur.

En secret, dans mon coeur,
Je cultive une fleur.
Cette fleur de mon coeur,
C’est la soeur du Bonheur.

Cette fleur du Bonheur
Est un feu dans mon coeur,
Le secret du Bonheur,
C'est une fleur de mon coeur.

Dans cParadis d'l'Horreur,
Qui condamne le Bonheur,
Le Bonheur de mon coeur,
C'est le parfum'd'ma fleur.

En secret dans mon coeur,
Je cultive une fleur.
Cette fleur de mon coeur,
C'est la soeur du Bonheur.

Le secret du Bonheur,
C'est l'imprévu d'mon coeur
La lumière du Bonheur
Est au coeur de mon coeur.

Yves BONNEROT
Clermont-Ferrand

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 LES MOTS POUR VIVRE

On a besoin de mots
Pour vivre,

De grands mots purs et transcendants
On a besoin de mots
Pour vivre,

De grands mots
Que l'on tire du coeur.
Ils sont souvent rares et lointains,

On met du temps à les trouver ;
ils sont souvent déconcertants,
On met du temps à les admettre.
Dans notre fureur de vivre,
D'aller
Plus haut, plus bas, plus vite,
Dans notre fureur de vivre,
Ces mots-là sont
Ecrasés...
 

On a besoin de mots
Pour aimer,
Créer des liens à contre-haine,,
On a besoin de mots
Pour aimer,
Aimer les autres
Sa bien-aimée.
Et ces mots sont tellement beaux,
Qu'on peut
A peine les imaginer

Et ces mots sont tellement beaux
Qu’on peut à peine les balbutier.
  Dans les instants de bonheur,
  Ce sont des mots qui nous reviennent…
  Dans les instants de bonheur
  Ce sont des mots
                  Tout naturels…

On a besoin de mots
Pour crier,
Hurler la peur qu’on a des autres ;
On a besoin de mots
Pour crier,
Faire trépasser les indifférents.
Quand on pense à ces morts-vivants
Qui n’entendent rien
Parce qu’ils ne veulent pas

Quand on pense à ces morts-vivants
On a le cœur trop révolté…
  Le long des plus courtes vies,
  On doit lutter
  Pour exister ;
  Le long des plus courtes vies,
  On a besoin de mots
           Pour vivre… 

  Yves BONNEROT

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 *     A quelques années du beau poème de « La pluie » que j'avais lu au Congrès de Brest, voici deux poèmes de Claude qu'une année d'expression libre avait libéré d'angoisses inhi­bitrices. Il vient de nous les lire, en février 1967, au club d'ex­pression libre des anciens élèves qu'il fréquente lors de ses congés de travailleur. 

« Eux » 

« Diane » (Claude a maintenant 19 ans 1/2 et présente ainsi son poème: « les gens considèrent le problème de l'amour comme tabou ; j'essaie de répondre par une expérience qui m'a profondément bouleversé »).

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Dans leur tête
Carillonnent des chants d'oiseaux
Souvent il y naît
Une fleur
Que mille ans
Ne sauraient flétrir
Et des bouquets

D'azur
Qu'ils offrent
A des princesses
Qu'ils n'ont jamais connues
Ils pleurent
Des perles
Plus douces que la rosée
Et s'en font des colliers
D'ennui

Ils jouent
Dans le matin naissant
Avec des couleurs
Infinies
Que l'aube leur accorde
Et avec les mêmes couleurs
Ils peignent
Sur des toiles d'araignées
Des tableaux
Qu'eux seuls savent voir
Quand le pain leur manque
Ils savent se nourrir
De rayons de lune
Qui mieux que le miel
Apaisent leur Faim.
Leur Faim elle est
Immense et inassouvie
A jamais rassasiés
Ils dégustent
Dans la routine des jours
D'inestimables douceurs
Que les autres n'ont pas trouvées
Ils dorment sur
Des nuages de rêves
Ou ils font des croisières
Dans des pays merveilleux
Pour étancher leur soif
Avec délice
Ils boivent à des sources
Qu'eux seuls connaissent
Parfois pour oublier
Ou pour mieux rêver
Ils s'enivrent
Avec l'alcool maudit
Du désenchantement
Tout au long de leur vie
Tels de pauvres chiens
Ils poursuivent un gibier
Imprenable
Des plus déconcertants
Des plus subtils
Le Bonheur.
Il arrive qu'ils
Meurent
Dans la nuit glaciale
Au coin d'une rue
Les pieds dans la rigole
Où coule la déconvenue
Et leur âme seulette et meurtrie
Quitte un monde hostile
Pour rejoindre un paradis
Qu'ils s'étaient forgé.
 

Claude AYALA

 

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DIANE

Le lac resplendit
L'onde frissonne
Et meurt sur les galets
Le sable chaud embaume
L'air coquet se parfume
Tremble et se meurt
Infini

Tu es là Fragile
Le lac t'illumine
L'onde à toi se donne
Et à travers de toi revit
Le sable chaud qui te grise
L'Air gracile lisse tes cheveux
Mouvants
En d'immenses spires

Tes Yeux dévorants sombres
S'enivrent
Ton Nez narquois sourit
Ta Bouche spirituelle
Aux Lèvres charnues
Ne s'effarouche pas
Et tes Mains fines
Délient leurs longs doigts blancs
Qui parfois s'entrecroisent
Ton Cou fluet
Où glisse le sang bleu
Joue au gré de la brise
Ta Poitrine menue et chaste
Arrondit docilement le corsage
Ta Hanche ronde
Se love dans le sable doux
Qui lui donne une forme troublante.

Longues longues tes Jambes
de Fée s'offrent
A la tiédeur marine
Et ton Pied nacré
Frôle l'onde fraîche

Tout ton corps est là
Baigné de pureté
Irréelle.

Il arrive parfois que mon coeur
A force de trop rêver
Parvienne
Au Délire

Et qu'au plus profond de mon songe
Tu m'apparaisses
Ainsi
Toi que j'ai tant Aimée.

Claude AYALA

·        Puissent ces poèmes stimuler les inquiets qui s'imaginent encore que parce qu'ils n'ont les élèves qu'un an, il serait dangereux d'ouvrir les fenêtres et de laisser pénétrer le soleil. La poésie régénère lêtre. Une année d'expression libre revivifie un tempérament. Il faut oser et aller de l'avant.

 ·        En témoignage de cette montée de l'être vers une expression affinée de soi, je glane encore quelques-uns, plus modestes, des derniers poèmes nés en janvier et février dans mes classes de quatrième alors que nous avions entamé prosaïquement l'année dans l'une, par « la rentrée au port des sardiniers » dans l'autre, par un texte narratif « Oradour-sur-Glane » que nous avions affiné collectivement.

 

LA VIE

La vie c'est un fil
Plus ou moins heureux
Plus ou moins chanceux
La vie c'est un fil
Un fil plus ou moins rugueux
Un fil plus ou moins noueux
La vie c'est un fil.
Fil pur
Ou
Fil impur
La vie c'est un fil.
Le travail l'a usé
Il s'effiloche
Il se râpe

Et puis un jour il craque
Pour l'éternité.
La vie c'est un fil
Aujourd'hui ce fil dort
Dans un jardin de roses
Et au fil des jours
De ces jours moroses
Se tissent d'autres vies.

Jacqueline CHASSORT
et ses camarades de 4e 8

 

L'ENFANT VIETNAMIEN

 L'enfant aimait jouer.
Mais peut-on l'obliger à jouer, à sourire ?

Lorsque son père tendrement l'a embrassé et l'a serré bien fort dans ses bras avant de partir à la guerre pour toujours.

Lorsqu'il a deviné de son petit lit les douloureux pleurs de sa mère pendant les nuits...

Lorsqu'il a frémi au ronflement angoissant des avions bombardiers qui volaient sur sa ville...

Lorsqu'il a aperçu des ombres fugitives qui couraient en tous sens, disparaissaient, semblaient glisser, ou se mouvaient, ou qui criaient dans les ténèbres...

Lorsqu'il a vu de gigantesques flammes qui dévoraient l'immeuble...

Lorsqu'il a frôlé des cadavres dans les rues affligées et désertes...

Lorsqu'il ignore ce que veut dire jouer et qu'il sait par coeur la définition de la peur...

Lorsqu'il est là, seul, innocent, timide et tremblant comme un faible moineau attendant la fin de l'hiver...

Non ! Vraiment, on ne peut pas fermer son coeur à un enfant vietnamien.

Jacqueline CHASSORT
Classe de 4
e B

  

LE VENT

Un vent d'automne, qui souffle d'on ne sait où, erre en rêvant comme une âme folle.

Un vent froid sec, cornant Novembre, qui emplit l'air de ses lugubres plaintes.

Un vent sournois qui se tapit à l'horizon, se dresse sou­dain, pour venir fendre l'azur de son long cri de guerre.

Un vent qui entraîne dans sa course de dément, des mor­ceaux de nuages candides, une petite feuille tremblante et une goutte de pluie posée délicatement sur le pétale fané du chrysanthème jaune.

Un vent cruel qui se tasse pour mieux bondir à l'assaut d'un arbre dépouillé et dont la sève se glace à son approche.

Un vent sauvage qui emporte dans ses serres la dernière parcelle du soleil.

Un vent d'enfer qui pousse tout ce qu'il a devant lui aux confins de la terre.

Un vent qui se déchire et se démembre.

Un vent aux souffles lourds et rauques qu'il hurle sur la ville.

Un vent d'horreur qui ronge le monde entre ses dents pointues.

Un vent mystérieux qui psalmodie une mélopée triste et monotone sous les cieux verts.

Un vent anxieux qui s'arrête et se reprend comme l'homme au bord du gouffre.

Un vent irréel, qui passe et repasse en soufflant comme un écho.

Un vent animal qui rampe sur le sol cherchant à atteindre la marche qui l'élèvera toujours, toujours, plus haut.

Un vent de mort et de silence, qui sillonne et qui tue à la hache tous les résistants à son courroux et à sa puissance, laissant derrière lui de longues traînées de sang bleu, le ciel, de sang vert, les feuilles, et de sang transparent, la pluie.

 

Martine RICHARD, 4e B

 

 

L'AME PARTAGÉE

Je ne sais plus
Ce que je veux
Je ne sais plus
Laquelle des deux
Je préférais.
Ce que je sais
C'est que toutes les deux
Paraissent m'attirer.
Elles sont pourtant bien différentes
L'une d'allure sobre et réservée
L'autre à la figure riante
Aux yeux pétillant de gaieté.
Mais moi je ne veux pas
Jouer le double jeu
Oh ! non je ne veux pas
Faire de l'amour un jeu.
Si de l'amour je veux
Recevoir les attraits
Je veux aussi donner
De la sincérité.

René BRUN
Classe de
4e A

 

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S E U L

Il y a des gens
Qui aiment la nuit.
Quand le soir descend,
Dans la triste nuit
Je me sens tout seul,
Et le noir linceul
De la triste nuit
Semble m'étouffer
Et m'envelopper.
Je sens au fond de moi
L'âme mélancolique
Pleine de mon émoi,
Pleine de ma panique
Seul !
Quel malheureux état
Seul !
Rien à côté de moi.
Mais qui arrêtera
Cette affreuse terreur.
Seule l'aube mettra
Fin à l'affreux malheur.

René BRUN
Classe de 4e
A

 

MON AMIE

Où t'en es-tu allée?
Où t'en es-tu partie?
Mon amie !
Tes cheveux raides,
Tes yeux noisette,
Bouche rieuse,
Nez retroussé.
Ah ! Désordre flagrant !
Ah ! Ma soeur !
Blottie dans mon coeur,
Blottie dans ton coeur,
Mes secrets
Pour toi seule connus.
Nous aimant toutes deux, toutes deux,
Deux amies
Parlant
      de blanches écoles,
      de noires étoles,
      de l'espoir brumeux
      des soirs fumeux
Nous comprenant
Unies ensemble
      sous le tremble moiré

sous la voie lactée
Au radieux soleil,
O Merveilles !
A l'unisson vibraient et chantaient
Les fleurs
de nos coeurs

Un sourire, un geste,
Douce fraternité.
Amour, Amour
de toujours,
Bouquet
de bleuets fanés.

Evelyne LAURENT
Classe de 4e B

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·        D'autres textes en prose, d'apparence moins affinée, peuvent cependant vibrer d'une résonance affective particulière et toucher à des problèmes humains fondamentaux.

 ·        Tel celui de Christian, 14 ans, parlant de ses « Souris blanches ». Tout ce qu'il nous confia oralement sur ses bêtes témoignait d'une pénétration intime du problème de la reproduction dont il parlait avec tellement de naturel et de délicatesse.

 

MES SOURIS BLANCHES

 Ces petits animaux à la queue trop longue, aux yeux rouges exorbités, aux pattes minuscules et aux oreilles dentelées, sont pour moi l'objet de beaucoup de tendresse.

 Un jour, une souris grise se prit dans un piège que papa avait posé à la cave. Elle était si mignonne que l'idée d'en acheter une blanche me vint tout de suite à l'esprit. L'après-midi même, je courus au magasin. Maman m'avait bien recommandé de ne pas prendre le couple. Là, je pus voir toutes sortes d'animaux : des oiseaux de différentes espèces, des poissons rouges, des tortues, d'amusants perroquets, des petits chiens et deux grandes cages grouillantes de souris blanches. J'aperçus aussi des hamsters. Des petites bêtes charmantes ! Et j'aurais voulu en acheter un. Mais en regardant mon portemonnaie rempli de pièces de dix et vingt centimes, puis en contemplant l'étiquette du prix de l'une de ces bêtes, je changeai tout de suite d'avis. J'achetai donc une souris qui était beaucoup moins chère.

 C'était une femelle qui allait bientôt faire des petits. Maman ne voulait pas un couple, craignant la reproduction très rapide de ces animaux. En l'achetant, je ne lui ai pas désobéi.

 Je baptisai ma petite bête Cléopâtre.

 Je l'installai dans une vieille cage d'oiseaux. Dans du coton et du papier journal qu'elle eut vite grignotés et déchiquetés, elle fit son nid. Tous les matins, en me réveillant, j'allais la voir. Un jour enfin, au fond du nid, je pus apercevoir des petites bêtes ou plutôt de minuscules boules roses qui se remuaient et qui couraient sans cesse. Mais leur mère les cacha jalousement dans son nid. Je ne pus les apercevoir que trois semaines plus tard. Qu'elles avaient changé ! Elles étaient maintenant toutes blanches. Elles grandirent rapidement et devinrent aussi grosses que leur mère. Il y en avait huit. J'en ai donné et vendu, il m'en resta trois : Cléopâtre, Marie-Antoinette et César.

 Un mois plus tard, les deux femelles firent seize petits. Je séparai mâles et femelles. En deux mois, j'en vendis treize ; il me restait deux mâles et trois femelles. Mais un jour, pendant que je nettoyais leurs cages, mâles et femelles entrèrent dans la même. Ce jour-là, je devais être distrait, je ne m'en aperçus pas. Je ne le vis que deux jours après. C'était trop tard ! Si bien qu'un mois plus tard, le fond du nid grouillait de petits.

 J'ai renoncé à les séparer. J’en ai eu un grand nombre. Un jour j'ai pu les compter: j'en avais quarante-cinq !

 Souvent on peut me voir avec une souris blanche dans ma poche, en général les plus apprivoisées qui me connaissent bien ; ce qui ne manque pas de provoquer certaines réactions dans mon quartier.

 Je n'y fais guère attention, j'aime tant ces animaux si familiers !

 Christian VIALLE et ses camarades de 4e A

 

Préoccupé par la reproduction de ses souris blanches, il entreprit des recherches mathématiques. Pour y voir clair, il analysa la manière dont elles se reproduisaient et découvrit ainsi un moyen puissant de représentation : «l'arbre», qui est, à l'état embryonnaire, un outil qui jouera un grand rôle plus tard dans la grammaire des ensembles, dans la «combinatoire» et aussi dans l'étude des organigrammes.

 Mais il ne s'en tint pas là. Il entreprit aussi le dénombrement en fonction de la génération et mit au point une loi, une formule : il aborda ainsi les « bases », les puissances (premières lois exponentielles)... il approcha aussi les logarithmes.. (voir documents complets p. 95 - 96).

 Quant à Jean-Jacques, il commence à émerger, après trois mois d'expression libre, de ses courses de vélo, de ses visites de mines ou d'usines, et vient d'écrire « Pensées »

  

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 Seul, le soir, ma fenêtre ouverte sur la rue, je pense.

 A quoi ? Peut-être à tout ?

Jessaie de deviner la pensée de chaque passant, de chaque passante. Impossible. Personne ne pense semblablement au même instant. Cet homme qui passe, peut-être penset-il à sa famille ? Celui-ci à cette dure journée de travail enfin terminée ? Et celui-là, il a l'air heureux ! Peut-être est-ce parce qu'il a pu sortir du travail un quart d'heure avant les autres ! Peut-être a-t-il volé cinq minutes ? C'est beaucoup, c'est mal sur une journée passée à ne rien faire. Ou peut-être à tout faire, ce qu'il ne faut pas faire.

 Je pense au monde. Je constate en regardant autour de moi que ce n'est pas aujourd'hui encore que nous aurons la joie d'avoir un monde neuf, sans tache, sans guerre, où tout le monde pourrait vivre heureux. Heureux !

 Comme si nous pouvions toujours vivre heureux ! Non. Mais tout au moins vivre sans crainte, sans haine, dans la paix, dans la liberté. Ce jour, le connaîtrons-nous ? Peut-être, peut-être pas ! S'il ne dépendait qu'à une poignée d'entre nous, qu'à une poignée d'hommes comme nous, qui veulent cette paix, qui luttent pour la compréhension entre les jeunes de tous les pays que nous le connaissions !

 Jean-Jacques

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 Ce monde extérieur qui l'arrachait à lui-même, le détachait de ses pensées intimes, semble maintenant l'amener à repenser ses actes, sa pensée personnelle, à les faire peser sur le destin de l'humanité.

 « L'étincelle a jailli ; « (il) a parlé... » Cela suffit. Cette velléité de vie, il va la reprendre, l'exciter, la canaliser et il triomphera bientôt dans la puissance inlassable de l'oeuvre qu'il a recréée. » (L'éducation du Travail)

 « Vous ferez de même: dès que vous sentirez la vie bouillonner, vous serez aux écoutes mystérieuses de l'explosion qui se prépare ; vous serez pris à votre tour par le dynamisme de votre tâche, comme l'artisan fier de son oeuvre comme le paysan quî éprouve, à contempler la moisson prometteuse, un grandissement qui est à lui seul une raison de vivre. Vous ne ménagerez plus votre peine alors, vous verrez. Les petits accrocs, inévitables dans toute communauté, vous apparaîtront pour ce qu'ils sont, des accidents qui dénotent une faiblesse d'organisation, ou une erreur d'aiguillage, mais qui ne compromettent point la marche vigoureuse de votre école. Et vous vous forgerez vous-mêmes, dans cette atmosphère de travail, une philosophie nouvelle, plus proche de la nature, plus humble, plus compréhensive, plus indulgente, moins prétentieuse, sans inutile verbalisme, qui sera comme l'éclosion mystérieuse sous la poussée d'une sève riche et féconde. » (L'éducation du Travail)

 l faut vivre aussi la joie de l'adolescent dont le texte élu figurera au journal pour la comprendre.

  L'enfant qui compose un texte le sent naître sous sa main; il lui donne une nouvelle vie, il le fait sien. Il n'y a désormais plus d'intermédiaire dans le processus qui conduit de la pensée ébauchée, puis exprimée, au journal qu'on postera pour les correspondants. »

 ...«Cet imprimé qui est comme un épanouissement de nous-mêmes va désormais prendre son envoi et nous en aurons des échos qui s'ajouteront à cette exaltation du travail créateur. » (Le Journal Scolaire - C. Freinet).

 Il aurait fallu voir les visages émus de mes adolescents quand circulait la lettre de félicitations portant l'en-tête de la Sorbonne qu'ils ne connaissaient que par un cours d'histoire...

 ou le petit mot de cette grandmère au bas d'une lettre familiale :

 « J'ai lu avec beaucoup d'intérêt « Joie de vivre ». Chaque composition et illustration a son caractère et depuis « Le feu » jusqu'aux « Mots pour vivre », chacun de ces jeunes élèves libère ce qu'il pense et qu'il aime. On voit bien que rien dans tout cela n'est imposé, c'est pourquoi ce n'est pas banal. »

 ou encore cette belle lettre qui nous disait que Joie de vivre avait le visage de l'Amour : conquête généreuse.

 « Tous les échelons y sont et cette continuité artisanale... corrige ce qu'a d'irrationnel en éducation cette croyance que d'autres peuvent créer pour nous notre propre culture. » (Le Journal Scolaire)

 Et il suffit à chacun de feuilleter nos journaux scolaires pour juger des qualités de goût et d'application, de minutie qui sont la marque noble, dans les gestes et dans l'esprit, des qualités maîtresses de l'homme.

 Nous avons retrouvé le chemin de la vie et avons maintenant besoin dans notre processus de formation et de culture, de l'instruction et des connaissances qui se réintègrent comme des fonctions naturelles.

 L'adolescent qui écrit des poèmes, des textes parlant

de la vie

de l'amour

du bonheur

de l'éducation, des problèmes de la science...

aime à converser avec le poète

l'écrivain

le pédagogue

le savant qui parlent comme lui

de l'amour

du bonheur

de l'éducation, de la poésie, de la science...

 

L'adolescent qui crie dans ses textes sa haine de la guerre, qui sent la souffrance de l'enfant vietnamien

 comprendra que Rabelais ou La Bruyère, ou Eluard, ou Aragon, ou Camus, ou Sartre, ou Oppenheimer, ou Guernica de Picasso n'aient cessé de crier aux hommes du 16e , du 17e ou du 20e siècle, la stupidité et l'horreur de la guerre et le registre de son cri sera comme amplifié, magnifié, dans le cri de l'humanité.

 L'adolescent qui a un correspondant

allemand

anglais

algérien

ou noir,

 et qui a conversé avec lui dans un ample dialogue dynamique est en marche vers une philosophie de l'humanité digne des destinées de l'homme.

 

*

 

Et le maître est en marche avec l'adolescent. La vocation d'éducateur a besoin d'amplitude. A la mesure des appels individuels de chaque être qui vit avec lui, qui monte vers la culture en lui donnant la main, le maître quête partout, « parce que la vie est prodigalité », l'information psychologique, sociologique, artistique, pratique dont il a besoin pour la lui redonner, pour la refaire vivre.

 Il a faim d'informations culturelles pour les réintégrer dans le circuit de vie des intérêts du moment, pour les mettre en action, et s'invente un peu plus chaque jour à la lumière de l'invention créatrice collective.

 Et son adultisation va s'affinant sans cesse.

 Socialement, il a à se réajuster sans cesse à des sociétés fragiles avec lesquelles il fait coopérativement l'apprentissage de la démocratisation.

 Affectivement, dans un milieu régénéré par le travail, grâce à des techniques d'expression et de communication artistiques, il exalte ce qu'il y a de meilleur en lui et atteint une harmonie intérieure qui imprègne sa vie.

 « Il ne s'agit plus seulement pour nous d'une sorte de rééducation professionnelle, mais d'une véritable rééducation spirituelle, d'une conception nouvelle du sens du travail et de la vie... »

 (Education du Travail, p. 275)

 

Avec des yeux hardis et neufs, nous cherchons à voir clair avec nos adolescents, avec nos classes, dans les problèmes multiples de la vie contemporaine,

 sans préjugés,
sans parti-pris dogmatique,
sans hâte, 

en essayant de mettre en lumière les voies simples, de «faire descendre l'idéal au niveau de la vie, haussant l'action quotidienne au niveau de l'idéal pour mettre à (leur) portée les éternelles vérités qui restent, à travers les cataclysmes, comme ces poteaux indicateurs tordus par les éclatements et qui s'obstinent à montrer la route. » (C. Freinet)

 

J.L.

C.E. G. Chamalières

(P.-de-D.)

 

 

LA CULTURE
UNE FACON D'EXISTER

 

Eliise FREINET

 Je crois que pour situer nos démarches dans le monde de la pédagogie et en présenter la portée dans le vaste champ de la culture, il nous faut d'abord préciser à nos yeux ce mot prestigieux qui reste, disons-le tout de suite, à la mesure de nos bonnes volontés.

 Nous ne parlons pas, bien sûr, d'une culture, somme de savoir, dépendante d'une mémoire comblée d'un acquis sans cesse à la portée de toute question, pour honorer des « quitte ou double » devenus à la mode des radios et télévisions.

 Nous ne parlons pas non plus d'une documentation humaine encyclopédique, en liaison permanente avec la personnalité et permettant de trouver dans le passé et le présent une filiation à des créations loyales. Cette culture n'est pas à la portée des humbles primaires que nous sommes. Elle est la marque d'esprits exceptionnels qui dominent les faits d'une hauteur comme un peu visionnaire, celle des génies : savants, artistes ou poètes.

 Nous prenons, nous, le mot culture comme un savoirfaire consommé ; une technique intelligente d'un art, serait-il le plus modeste : celui du berger sculptant les colliers de « brandons », celui de la lavandière coulant sa lessive éblouissante, du faucheur taillant le blé dans le bon biais, de l'enfant ayant affirmé sa facture picturale.

 Ces mille manières d'honorer la création personnelle sont significatives d'un état d'exister. C'est ainsi que l'on peut parier de la culture des Noirs, de celle des Esquimaux ou des Indiens, de tous les peuples appelés sauvages, parce que nourris de forces primordiales.

 Nos pratiques de libre expression ont mis à jour une façon d'exister de l'enfance. C'est un événement gros de conséquences.

 

E. F.

Dessins et peintures d'Enfants

BEM n° 16

 

 

DOCUMENTS

 ·        classes de 4e et 3e

 ·        club d'expression libre des anciens élèves

 C. E. G. Jules-Ferry CHAMALIÈRES (P.-de-D.)

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L'AMOUREUSE ET LA ROUTE

Les boucles blondes
De ses longs cheveux
Dansent sur ses épaul
Ses lèvres humides
Et chaudes
Tremblent.
Ses yeux verts
Fixent la route
Qui se faufile
A travers prés.
La route...
La route
Où chaque jour
Quelqu'un
Passe
Ne laissant
Derrière lui
Qu'un vague
Souvenir.
Cette route
Qui l'entraîne
Trop vite
Celui que la fille
Attend.
Cette route
Qui s'éclaire

A midi
A deux heures,
A sept heures,
Laissant
Dans l'ombre
De longs instants...
 Et la jeune fille

Rêve
Prisonnière
D'une forte
Ivresse...
Elle le voit ...
Elle entend
Son coeur...
Elle le sent près d'elle
Elle voudrait
Lui prendre
La main...
Mais elle n'ose pas.
Elle voudrait
Pouvoir répondre
A son sourire...
La route...
La route
Peut-être
Un jour
Quittera-t-elle
Son manteau
D'ennui
Et de fleurs
Pour recueillir
Deux coeurs
Qui s'aiment
Sans le savoir
En gravant
Sur son goudron
Une traînée
D'amour.

JACQUELINE, 13 ans 1/2

 

 MON BATEAU

Je me débattrais
Je me ferais force
Je lutterais de toute mon âme
Si un jour de mon pays de brume
J'entrevoyais une toute petite lumière
Car je sais déjà que cette lueur
Me dira
Je suis la Liberté.
J'amarrerais un grand bateau
Et à jamais je quitterais
Le port maudit
Où je brûlais sans raison
Toute mon énergie et ma jeunesse.
Et mon bateau et moi
Au milieu des tempêtes
On chanterait notre bonheur
Et tant pis pour l'adversité
Et on naviguerait
Sur des mers infinies
Le vent en poupe.
Et le jour où je verrais
Les mouettes
Nous accueillir
Je saurais que le voyage
Que nous avons accompli
Nous, a menés en terre libre.
Et ce jour-là je pourrais
Mourir
Sûr d'avoir atteint mon but

Et j'aurais tracé la Route !
 

CLAUDE
Club d'expression libre des anciens élèves

 

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 MATIN

Le soleil baise le front du jour en y semant de l'or, de l'azur et de l'ivoire.

L'herbe courbée qui fume se redresse, baignée de pleurs froides. Les fleurs éclatent sur l'arbre.

Le chemin tortueux se dévoile et prend la teinte de ce jour. L'horizon se fend.

Quatre chevaux galopent, la crinière en feu ; leurs naseaux d'argent fument, leurs yeux lancent des éclairs, leurs harnais de diamants se brisent.

Ils inondent les cieux en portant sur leur front trempé de sueur la fureur de vivre du monde.

Ils hennissent, ruent, se dressent et leurs flancs puissants et sanglants tachent le ciel.

Quatre flambeaux descendent des cieux et se posent sur leurs dos musclés. Ils sont prêts à se métamorphoser en quatre cavaliers de l'Apocalypse.

Mais la Vie chante, la Joie triomphe.

Et tous quatre sont emportés sur un ruban de vent qui les disperse sur la planète.

Le soleil les a recouverts de flammes et lis ne laissent derrière eux qu'une traînée de braise pourpre et de joyaux.

Mais que fait la fleur sur sa tige fragile?

Elle défroisse sa robe pour plaire à l'oiseau bleu qui semble l'adorer.

Le papillon endormi dans une fleur d'amandier s'éveille et s'envole sur un pétale.

L'Astre d'or déploie enfin ses rayons et sur un traîneau merveilleux, il commence sa ronde autour du monde en éclaboussant de lumière ce jour.

Martine FERREST et ses camarades de 4e B

 

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MON AMIE

Elle était frivole et insouciante,
Elle aimait rire, jouer,
Elle me grisait de ses idées folles
Mon amie.
Je l'avais perdue sur le sentier de l'école
Plus jamais je ne l'avais revue.
Mais aujourd'hui je l'ai retrouvée.
Elle n'est plus la fillette que j'avais quittée.
Elle est devenue grave, sérieuse.
Elle a changé
Mon amie.

 DANIELE
Classe de
4e A

REVIENS, FILLE DE LA GARRIGUE

Elle sourit pour cacher ses larmes
Celle qui va s'en aller.
Devant elle la route est large et déserte
Le soleil brûlant.
Elle n'ose tourner la tête
De peur de revoir son passé,
Ce passé qu'elle n'oubliera jamais.
Elle essaie de penser à l'avenir,
Son avenir.
Mais son sac devient pesant,
Ses jambes se dérobent,
La peine oppresse son âme,
Non
 ! elle ne peut pas oublier :
Sa petite maison de terre cuite,
Ses amis
Ces airs de guitare timide
Sous les fenêtres sans carreaux,
Ses courses folles dans la garrigue
Les cheveux flottant au vent.
Elle va gagner sa vie
Mais à l'approche de la grand'ville
Elle sent son coeur s'arrêter.
Elle tourne la tête :
Sur une colline au loin
Un village aux masures roussies
Lui tend les bras et l'appelle.
Alors elle court, elle vole, elle a choisi
 :
Elle a choisi ce village accroupi,
Ses oliviers tourmentés,
Ses touffes de thym sombre et de basilic,

L'or de l'herbe vivace,
Les rencontres avec les libellules,
Les grelots des cigales enivrées de soleil.
Elle a choisi de cacher son coeur dans la lavande et les genêts.
 

Catherine LAGUENS et ses camarades de 4e B

 

 

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Dédié à Diane, la Merveilleuse, l'insouciante, la généreuse amie.

DIANE III 

J'étais solitaire
Et tu es venue
Mon coeur déjà sec et froid
Jugeait infaillible telle une mauvaise mécanique
Machine lente et sans espoir
Espoir tranquille et moite et régulier
Mais tu es venue
Et soudain le monde a chaviré
S'est transporté dans ton sillage
Et ce qui fut vrai avant
Ou semblait l'être
S'est renié
Et j'ai basculé dans un. gouffre
Qui n'avait pour seul écho
Et seule fin que toi
Tu as su m'entraîner
Dans des abîmes effrayants
Où auprès de toi j'étais rassuré
Tu m'as forcé à connaître
Des horizons nouveaux
Où tout n'était qu'enchantement
Après enchantement
Et dans les espaces
Que je découvrais
Il n'y avait de place
Que pour toi
Et tu étais l'espace
Tu m'a pris par la main
Et je me suis laissé conduire
Tu m'as pris par le coeur
Et je me suis fondu
Transposé
Et ma tête tournée
Vers les champs d'étoiles
Et mes yeux éblouis
Par tant de quiétude
Ont pu trouver le calme souverain
Ensemble nous avons découvert
Plus forte que les sensations
La tendre mais fragile béatitude
Et ceci qui appartenait
A nous seuls plus jamais ne pourra, être
Conquis
Les formes avaient su
Vaincre le temps
Et la vitesse des jours
Longtemps s'était figée
Avant de reprendre sa course
 

Et tout empreint de toi
Je connaissais l'extase
De la solitude à deux
J'étais là
Et toi aussi
Parfois il me semblait
Que nous étions quatre
Toi
Moi
Toi en moi
Moi en toi
Et par le hasard de notre course vagabonde
Nous étions aussi un
Unique spécimen
D'une race nouvelle
Tu étais la source vivifiante
Je m'abreuvais
J'étais l'azur furtif
Tu te volatilisais en moi
Le monde n'avait plus de consistance
Plus de forme
Car tu avais su anéantir l'inutile
Et je moissonnais l'or

Et tu pétrissais l'avenir 

Tous les deux
Tout le un
Que nous étions
Avaient réinventé
Le bonheur natif et parfait.


CLAUDE, 19 ans ½

 

 

EVASION 

Quand le soleil
Finira sa course ronde
Et que dans un effort suprême
Il saura s'embraser
En une multitude
De couleurs agonisantes
Je partirai
Quand la nuit docile et sûre
Viendra
Je partirai
Par les chemins tracés au clair de lune
Dans l'herbe scintillante de froid
Et j'irai surprendre
Des fleurs dans leur sommeil
Qui me révéleront
Des beautés inconnues
Empreintes d'un charme imperceptible
Et je continuerai ma route
Humide de lune
Mais le coeur tremblant
Prêt à la découverte
Dans la nuit insolite
Tressant des mystères
Je me baignerai Je goûterai enfin le plaisir subtil
D'être seul
Et enfin je pourrai m'endormir
Calme et confiant
Dans le creux d'un fossé.

Claude AYALA

 

Le grand vent me fouette
Et m'apporte un chant troublant
Un chant sans fin
Qui susurre à mon oreille
Des idées nouvelles.
Me parlant de plaisir que je ne connais pas
De plaisir que je ne connais pas
Et dont le nom étrange
Résonne dans ma tête
Alors je suis le vent dans sa course désordonnée
Et tous deux entamons
Un dialogue où les mots n'ont pas cours
Où la parole est inutile
Vent tu es mon ami
Car tu sais me comprendre
Et surtout m'apaiser
Parfois tu m'emmènes
Dans des pays lointains
Où souffle la liberté
Des contrées merveilleuses
Où mon âme tourmentée
Sait redevenir tranquille
Et où il est si facile
De redevenir un petit enfant.

Claude AYALA

 

 

LA FILLE DU PRINTEMPS

Une hirondelle passe
Effleurant de l'aile
Le château de cristal bleu
Où dort une belle inconnue

Une hirondelle passe.
Dans les brumes de l'aurore
La princesse aux yeux dorés
S'est éveillée.
La princesse aux yeux dorés
Court dans les prés.

Une hirondelle passe.
Dans sa robe de lune et de soleil
La princesse aux yeux dorés
Chante le printemps.
Dans le jardin de mousse
Elle embrasse une rose
Et la déplie en bouquet.
Sur le champ fleuri
Elle tresse la couronne
D'églantines qu'elle pose
Sur ses cheveux d'ébène et de feu.
Une hirondelle passe.

Les pêchers sont en fleurs.

Une hirondelle passe.
Elle caresse un oisillon
Qui devient blanche colombe
Et tient au creux de sa main
La perle rose du destin.

Une hirondelle passe,
La princesse aux yeux dorés
A semé le bonheur dans tous les coeurs
Et versé la lumière
Sur la terre.

Martine RICHARD
et ses camarades de la classe de 4e

 

 

 

LA CULTURE MATHÉMATIQUE

 Edmond Lèmery

 

INTRODUCTION

 Partant de « situations » réelles familières, de ses intérêts, de ses questions, mais aussi, parfois d'un monde proprement abstrait, l'adolescent peut aboutir, après une période de création, de recherche, de découverte selon les processus du tâtonnement expérimental, à la construction d'un univers mathématique structuré.

 Ainsi, après qu'ils auront été reconnus dans diverses situations, affinés, mis à l'épreuve par divers essais, soumis à la critique des autres et du maître dans une phase de «socialisation », peuvent naître naturellement des concepts, des notions, des symboles, des représentations - peuvent aussi s'abstraire des structures - qui sont ceux de la « mathématique moderne » à laquelle nous souscrivons d'ailleurs sans réserve car elle répond mieux à nos besoins et semble devoir mieux s'ajuster à des processus plus naturels.

 Voici d'ailleurs un témoignage de cette mathématisation à base de tâtonnement expérimental, cette théorie de l'apprentissage sûre, souple que nous devons à C. Freinet.

 Exemple de la naissance naturelle par tâtonnement expérimental, d'outils mathématiques puissants les représentations qui constituent l'étape précédant la formalisation dans l'évolution vers la culture mathématique

 J'ai choisi, volontairement, les créations successives d'un seul adolescent, classées dans l'ordre chronologique, au moment où il débutait l'étude de l'algèbre à l'entrée de la classe de 4e, enfant assez vivant et actif qui possède quelques aptitudes intéressantes sans plus.

 En « recherche libre mathématique », Christian a choisi de faire une enquête sur les variations de la température et de présenter ses relevés à ses camarades mais il crée, pour cela, des « représentations originales » en ce sens qu'elles sont nouvelles pour « la classe ». (Le « graphique habituel » a été volontairement abandonné... )

 Voici, dans l'ordre chronologique, les diverses étapes de son tâtonnement qui le conduit d'une simple liste de correspondance à des moyens beaucoup plus puissants.

 1. Il établit le relevé suivant

                                    Relevé   des températures

                                  du jeudi 22 au vendredi 30

                                  à 19 h 30

                                   Jeudi 22 .............................................................                                 

                                 Vendredi 23 .......................................................                                        

                                 Samedi 24 .........................................................                                 

                                 Dimanche 25 ......................................................                                 

                                 Lundi 26 ............................................................                                 

                                 Mardi 27 ............................................................                                 

                                 Mercredi 28 ........................................................                                        

                                 Jeudi 29 .............................................................                                 

                                 Vendredi 30 .......................................................                                 

 simple table de correspondance (ou liste de correspondance)

entre chaque élément :

          de l'ensemble des jours                                                                 J

          de l'ensemble des températures                                                     T

où apparaissent ... très naturellement les couples tels que:

                                   D25 à4°­

                                   V23 à 

2. Il organise

 Il fait apparaître les «liens» (1re représentation)

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TABLEAU A DOUBLE ENTRÉE

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 Nous voyons là l'être en marche qui perfectionne, qui affine selon ses besoins et qui, déjà, commence à formaliser... à prendre conscience de sa puissance, de sa fécondité et qui recherchera la confrontation avec les découvertes des autres, celles des adultes, des spécialistes... qu'il intégrera alors si elles vont dans le même sens que les siennes, qu'il fera siennes à ce moment-là.

 C'est dans ces « dépassements » multiples, dans cette « montée » des divers niveaux vers une abstraction de plus en plus grande atteinte naturellement, dans cette référence aux autres, qu'il y aura culture mathématique. 

E. L. 

C.E. G. Chamalières

(P.-de-D.)

 

 

LA CULTURE SCIENTIFIQUE

 R.MESSAGE

 ·        Un exemple de libre recherche en physique

 Guy est élève de la classe de 3e ; il étudie les propriétés du courant électrique, programme de troisième dite expérimentale qui doit le conduire au BEPC.

 La loi d'Ohm : V = IR a été déduite des études précédentes et Guy doit l'utiliser pour la mesure de la résistance d'un conducteur. Mais cette loi n'a pas été « intégrée. » et sa connaissance est bien superficielle, comme va le montrer la suite.

 Guy mesure l'intensité, la différence de potentiel et le quotient lui donne la valeur de la résistance. Alors, seul, il fait varier l'intensité du courant avec le rhéostat et il constate avec demi-surprise semble-t-il, que la différence de potentiel varie (manifestement, il n'avait pas compris la loi).

 Il imagine alors quelle pourrait bien être la loi de correspondance entre les deux grandeurs physiques (toujours sans lier son hypothèse avec la formule qu'il possède déjà).

 Il double alors l'intensité, puis la divise par 4 ; il lit la différence de potentiel et m'appelle : « il semble qu'il y ait proportionnalité entre les 2 grandeurs ».

 Je lui propose une étude plus complète ; seul il réalise sept mesures (tableau ci-dessous).

 

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Après examen des bandes d'incertitudes il concluera à la confirmation de l'hypothèse.

 Guy fera alors seulement la relation avec la signification mathématique de la loi ; il présentera son travail à ses camarades et concluera : « La relation V = IR est une fonction de la forme y = ax : j'aurais dû me douter qu'il y avait proportionnalité entre la différence de potentiel et l'intensité.

 - Regrettes-tu ton expérience ?

 - Non, sans cela, je crois que je n'aurais pas bien compris. »

 Eh oui, l'expérience lui paraît maintenant indispensable, mais de plus, c'est une expérience décidée librement par l'enfant, une expérience née du besoin de comprendre une notion encore très confuse, une expérience de libre recherche, une création.

 Après avoir écouté presque religieusement l'exposé (parce qu'on respecte un camarade qui parle de son travail), les autres ont demandé la possibilité de faire la même expérience.

 Je leur ai alors proposé la mesure de la résistance électrique du filament d'une ampoule électrique. Et à leur grand désespoir, ça n'a pas marché. Le coefficient R a varié du simple au double, ce qui nous a permis d'introduire le facteur « température du conducteur » jusqu'alors passé sous silence et qui peut-être un jour jaillira d'une libre recherche.

 

*

 

Cette étude n'est sans doute pas spectaculaire, elle n'aura pas par elle-même un grand retentissement ; elle n'aura pas duré, en ce sens qu'elle ne s'est pas échelonnée sur plusieurs jours, qu'elle n'a pas suscité d'autres études très importantes, mais c'est un exemple parmi bien d'autres de création d'enfant, pris dans l'ensemble de la classe du travail.

 C'est un exemple tendant à montrer (peut-être) comment l'enseignement des sciences doit être compris pour permettre à l'enfant d'émettre des hypothèses, de les vérifier, pour lui permettre aussi de douter et de créer.

 Alors l'ensemble de la classe s'imprégnera de culture scientifique, élément de la culture tout court.

 

R. M. 

C.E. G. Bourg-Lastic

(P.-de-D.)

 

 

OU CHERCHER LA CULTURE ?

 

Elise Freinet

 Le bouillonnement des idées et des initiatives que pro­voque ce seul mot de Culture, lancé comme une flèche de dégel dans le champ clos de notre pédagogie moderne, nous prouve que nos milieux primaires sont bien participants de ce réveil des idées qui agite le monde.

 Voilà qui est rassurant.

 Mais voilà aussi qui ne cesse d'être quelque peu inquiétant car ce réveil ne va pas sans une certaine agitation brouillonne qui risque de nous faire perdre parfois les pistes sûres qui nous ont menés jusqu'à cet instant mérité où t'esprit découvre enfin ses exigences. Il pourrait se dessiner, en effet, une menace de rupture entre la pratique pédagogique et une passion d'ap­prendre pour savoir plus, pour acquérir plus, pour emmaga­siner plus, comme si existait une somme de connaissances garante de culture universelle et qui contiendrait tout.

 Qui pourrait affirmer que lire beaucoup est nécessaire ? « J'ai vécu dans les livres, écrit Guéhenno, on n'y gagne pas tout. Il y a toujours eu trop de livres entre le monde et moi. »

 (1)   J. Guéhenno: Ce que je crois (Grasset).

 Un gros ouvrage serait à écrire pour dénoncer la mal­faisance de l'abus des livres. Seraient-ils agréables à lire et en apparence profitables qu'ils n'en seraient pas moins, dans une certaine mesure, nuisibles à notre hygiène mentale si nous ne savions les dominer par la ligne de fond de nos intérêts pro­fonds.

 Lire par passe-temps, sans discernement, c'est s'exposer au bourrage de crâne que ne cessent de dispenser ceux qui ont toujours raison avec les mots.

 Il y a bourrage de crâne chaque fois que la pensée n'est pas étayée par une pratique qui a du large devant elle, grâce à ce jeu naturel du tâtonnement expérimental qui va au-devant de la difficulté pour la vaincre : toujours aller plus loin.

 Il y a bourrage de crâne chaque fois que les écrits des spécialistes de l'esprit s'inscrivent à l'encontre des lois de la vie, celles primordiales de l'instinct, de la santé, du coeur libre, habité de tendresse.

 Il y a bourrage de crâne chaque fois que la pensée abs­traite coupe les ponts avec la vie quotidienne qui, si impérative­ment, nous impose une technique de vie.

 Il y a bourrage de crâne chaque fois que la pensée se fait impersonnelle pour se pétrifier dans une abstraction taboue, s'arrogeant une sorte d'état de perfection et de conclusion définitives qui ne sont qu'illusion et tromperie. L'immense ri­chesse de la vie intérieure est toujours intacte, renouvelée à chaque étonnement, à chaque joie, à chaque peine. Nous n'ar­riverons jamais au bout de nous-mêmes dans un monde inté­rieur habité par une éternelle transgression, dans un univers cosmique énergétiquement instable. Apprendre à penser, c'est d'abord comprendre qu'à l'instant où une réflexion, se met en branle, elle met du coup en péril toutes les idées acquises ou préconçues et tout est à reconsidérer. C'est là le jeu même du dynamisme de la vie et il ne faut pas en sortir.

 Je dirai, quant à moi, ma défiance des philosophes. J'ai perdu beaucoup de temps à essayer de les comprendre,, de les entendre comme des Maîtres à penser. Non pas que la philo­sophie n'ait ses richesses et ses séductions, ses subtilités dialectiques et cette façon souveraine de planer sans battre des ailes, en plein ciel : mais, en dehors d'une Université refermée sur elle comme la spirale d'un coquillage, pour nous, les philosophes servent-ils à autre chose qu'à poser des «colles » aux examens à des étudiants rétifs qui, le parchemin gagné, n'auront cesse de tout oublier ?

J'ai eu grande joie à retrouver, chez Guéhenno, à ce sujet, une opinion plus autorisée que la mienne. « Ils sont (les philosophes) comme les religions, trop nombreux pour qu'aucun puisse prétendre être la vérité... Ils ont tous les mêmes vieilles cartes en mains, le moi et le non-moi, l'âme et le corps, l'esprit et la matière, la conscience et la vie, l'essence et l'existence, etc. Ils les truquent un peu quelquefois et même il arrive que l'une curieusement devienne l'autre. C'est le système qui mène et les mots arrangent tout... »

Je dirai aussi, sans fausse honte, de quel manque à gagner est, pour moi, la psychologie classique, sous-produit de la philosophie. Je suis toujours étonnée de la voir prendre les problèmes d'en haut avec la prétention un peu abusive d'éclairer les faits de la vie au lieu de se laisser éclairer d'abord par la vie même. Il résulte de cette grave inconséquence une littérature comme folle qui contient, certes, des vérités, mais qui est prisonnière d'un vocabulaire fixe, comparable parfois à l'idée fixe - et qui nous accable d'idées dont on ne sait que faire (') ...

(1) Un article de J. Château (L'Ecole Maternelle Française, n° 9,3 avril 1965), est typique de cet état de fait : une manière autoritaire et extravagante d'user d'un vocabulaire tabou, d'y soumettre la vie par raisonnement, de l'enfermer dans la cage des mots-clés et hélas 1 de la briser sans s'en rendre compte...

Derrière les quinconces et la géométrie des jardins à l'anglaise ou à la française se profile le traditionnalisme le plus banal, le plus coriace.

Comme c'est dommage!

Exemple: espace : espace corporel, espace externe, espace graphique, espace mental. 

Il nous faut revenir à plus de simplicité, à plus de naturel, à plus de vérité. Nous sommes bien placés pour témoigner en faveur de la vie authentique et de ses démarches fondamen­tales dont l'enfant, au départ, nous propose, sans fin, le cas individuel. 

Etre primaire a aussi un sens noble d'assise primordiale à. laquelle il nous faut sans cesse revenir. Pour comprendre et honorer la vie dans son immense synthèse, il faudrait la prendre aux limites de la matière, à ce niveau des « nappes vivantes » dont parle Teilhard de Chardin. Alors nous seraient livrées ces infinies potentialités irradiantes et leur montée vers le per­sonnel qui, au premier chef, doit nous retenir, nous, éducateurs. 

Ce faisant, nous retrouverions cet éternel mythe d'Antée qui n'est plus pour la majorité des clercs qu'une simple allé­gorie littéraire. 

La vie ! Etonnant et universel miracle ! Poème « pleinement savoureux » qui ne cesse de s'amplifier par ces richesses de l'humain: le coeur et l'esprit! 

Ce point de départ : la Vie, à la fois simplifie et élargit le problème de la culture. La véritable culture, pour moi, ne devrait réclamer aucun effort, n'exiger aucune contrainte, com­me une oreille qui écoute un chant aimé ou un coeur qui se livre à la tendresse. 

Je crains que les camarades ne se jettent résolument vers l'effort aride de l'étude, visant à retenir des connaissances plus ou moins nécessaires à leur épanouissement personnel. J'ai un peu peur d'un abus de la mémoire, toujours prête à pré­parer la « salade russe » des savoirs emmagasinés, hétéro­clites et arbitraires et qui ne répondent presque jamais à une ligne d'intérêt fondamental. 

Ici, l'autodidacte nous donnerait de précieux enseigne­ments. Et je crois que Freinet aurait eu encore beaucoup à dire. 

Notre métier nous offre, chaque jour, par la présence de l'enfant, les spectacles de la vie dans leur vérité première. Nous avons le privilège de revivre notre enfance avec celle que nous offre le petit d'homme qui, sans cesse, propose ses biens dans une puissance brute qu'il faut aider à éclore. Par lui, nous assistons à une sorte de renaissance de tout notre être, à un éveil de nos propres pensées à ce point initial qui nous fait pressentir comment naissent et se construisent toutes les valeurs de la-vie unitaire. 

A mon avis, c'est de ce point favorable qu'il faut partir notre pratique pédagogique est une immense synthèse des richesses humaines sur le plan physiologique, intellectuel et moral. Qu'avons-nous à faire d'une optique cartésienne quand le petit de la maternelle, dans une spontanéité qui brusquement le libère, nous fait comprendre que l'esprit jaillit comme le jet d'eau qui retombe en cascade irisée ? Le développement par bonds de la dialectique matérialiste nous démontre-t-il mieux les démarches profondes de la Nature ? 

Il est bien regrettable que les physiologues ne se soient pas aperçus que l'enfant, comme l'animal, comme l'univers, se valorise au cours du temps, par les simples forces de la vie. Quand Freinet place à la base de ces forces instructives le tâtonnement expérimental qui concentre en lui, avec le dynamisme d'attaque, le pouvoir de tension et l'imagination, reste-t-il dans le sens de la vie? 

Les constantes qui, à travers les millénaires, demeurent, ont toutes chances d'aboutir à des lois. La Nature n'a pas attendu le jeu des dialectiques pour accomplir ses oeuvres. L'homme est devenu pensant bien avant Platon ou Aristote et les bêtes, les micro-organismes' les plus infimes ont transmis, dès l'aube des temps, les caractères acquis à leur descendance, sans la permission des prophètes de la biologie moderne. S'il n'en était ainsi, ces organismes auraient disparu de la planète, tout spécialement les insectes, qui meurent sans connaître leur progéniture. En face de la vie que rien n'explique, toute éducation est valable qui sert cette vie jusqu'à ses possibilités extrêmes. 

Rassurons-nous, les empiriques que nous sommes n'ont point perdu la partie. Ils sont en passe, de la gagner. 

Il faut surtout ne pas avoir peur et aller de l'avant. 

Nous, qui faisons de nos enfants des êtres de culture, sans cesse désireux de lumière et de dignité, nous sommes, avant la lettre, en pleine culture ; il nous suffit de trouver des points d'appui pour découvrir que l'éducation sera, pour finir, la chose la plus simple et la plus banale, comme le sont les lois de la Nature. 

Ceux qui auront suivi Freinet seront rassurés quand ils auront découvert, selon la propre expression de Teilhard de Chardin que « l'éducation est au moins virtuellement une fonction biologique universelle coextensive à la totalité du monde vivant ». 

Il faut, pour en arriver là, oeuvrer avec grande simplicité. 

Techniques de Vie n° 44-45
15 avril – 1er
 mai 1965 

 

Mon article de Techniques de Vie au sujet de la culture a eu l'avantage de réveiller les esprits « jeunes », ceux qui à tout âge sont curieux, assoiffés d'inconnu et désireux de donner à leur mission pédagogique une ouverture nouvelle qui éclaire la petite plage d'univers qui est la nôtre, qui laisse espérer la lumière de chaque jour comme un pain quotidien qui nourrit et réconforte. 

Je tiens à préciser que je n'ai nulle part mésestimé ni sous-estimé le praticien, par opposition à un esprit qui ne serait que culture thésaurisée. J'ai même dit que nous sommes ap­pelés à parier de culture abusivement parce que nous avons glissé sans nous en apercevoir dans l'ornière où l'on s'embour­be, au lieu de suivre, en toute quiétude et en toute aisance, la belle route pour aller aussi loin que possible vers des buts encore inaccessibles. J'ai constaté qu'il y avait grave danger de se contenter d'un état d'ornières et même d'en tirer avantagé, de se donner raison jusqu'au bout, sans s'apercevoir qu'on a perdu la partie. 

J'ai, je crois, insisté sur notre culture d'espèce déterminée d'avance par notre métier d'éducateurs et que nous sentons menacée du dehors par la malfaisance grandissante du capi­talisme, du dedans par cette part du pauvre à laquelle nous sommes résignés. Ce sont là, me semble-t-il, non des appels aux grands esprits et aux prophètes, mais mots d'ordre de mi­litantisme mobilisant toutes les intelligences pour sauver l'hom­me dans un contexte social limitatif d'initiative et d'invention, mots d'ordre pour nous unir sur le même chemin et pour la même cause, celle qui donne dignité à notre métier et à notre personnalité. Tout de suite, nous dirons que, quoi qu'il arrive, nous devons garder cette confiance en nous-mêmes qui peut être de tous les niveaux. 

Le plus grand mérite de Freinet aura été de nous donner, au départ, l'appui d'une pédagogie de bon sens, apte à servir la vie, à devenir, à l'heure d'une compréhension plus profonde, une sorte d'eau-mère d'où chacun peut renaître. Ce sont là nos chances de vraie culture dans notre milieu prolétarien, dans notre profession, dans notre besoin d'espérance et de lumière. Cette notion de re-naissance par l'exercice de notre métier, il faut la faire nôtre à tous les instants de notre vie enseignante puisque nous avons le privilège de recevoir les dons de « l'innocent aux mains pleines » dont il faudra faire un homme. Et j'en ai la certitude, ce sera dans cet enjeu que se situera notre culture la plus vraie, la plus vaillante, la plus personnelle. 

On peut même dire que face à tous les amateurs de culture ou aux forçats de la Culture, nous jouissons d'une place privilégiée, nous qui sans prétention à la culture nous trouvons sans cesse, grâce à l'enfant, à l'origine d'une culture à relancer, à un recommencement, à une heure de clarté où le présent jauge le passé, renverse les idoles pour servir les droits de la vie. 

Pour dire cela en des termes de totales simplicité et conviction, il faut avoir la pensée dépouillée de Freinet, son contact direct avec l'enfant, son entêtement à se préserver de la culturemémoire, son courage invincible de défricheur : devant lui, un seul Maître, humble et pauvre comme lui : Pestalozzi et son respect général de la vie en chaque enfant qui prend le départ : une pétition de principe immense et qui englobe tout : la vie 1 A chacun de prendre sa part... 

Il n'y a qu'à relire L'Education du travail et Essai de psychologie sensible pour sentir que face aux problèmes de l'enfance, l'éducateur est sans cesse dans un état de culture car la vie est comme un soleil qui envoie ses rayons dans toutes les directions : tout acte d'enseigner est un état de culture profitable au maître autant qu'à l'enfant. Qui sent cela est déjà sauvé. 

LE SENS DE VIVRE 

Si donc nous voulions établir des sortes de niveaux dans lesquels l'esprit peut oeuvrer à sa convenance, nous mettrions tout au départ cette aptitude première à rester attentif aux manifestations de la vie. A se sentir toujours neuf, toujours frais dans l'étonnement du moment, à se faire complice de la vie. C'est là le secret des mères qui sont faites de la même fibre que leur enfant. En elles fleurit toujours une immense tendresse, comme organique et aussi une vigilance de tous les instants, une attente de floraison. 

           Nos éducatrices maternelles me comprennent. Elles savent quelle densité est enclose dans cet acte d'échange qu'elles ont en permanence avec leurs tout petits. Une visite aux stands des maternelles dans nos Congrès et manifestations est une démonstration éloquente d'un état de culture-respect-de-la-vie. 

Les mêmes exigences se retrouvent à l'adolescence, cette seconde naissance de lêtre si émouvante aux yeux qui savent voir : l'éclatement d'une ivresse, une sorte de vertige de vivre. Comment ne pas être présent à cette conscience féérique qui est élargissement, sens global de la création, en un mot, culture qui ne sait dire son nom? 

Quelques exemples, cueillis à même la source d'une inspiration de premier jet, nous situent au coeur du problème : 

MELANCOLIE 

Un pas léger court sur les feuilles
Un baiser chaud court sur ma joue
Oui c'est l'automne qui me prend,
Fossoyeur triste et nonchalant,
Pour mettre en tombe ses feuilles mortes.
Et la nuit me prend comme ami

Moi l'ami des natures mortes !

   Freddo

 

Il est entré
Mon coeur s'est serré
Je n'étais plus libre
De vivre et d'aimer. 

Ma joie s'est envolée
Mon âme s'est attristée
Je me suis sentie
Folle et perdue.

Il est resté
Mon émotion s'est calmée
Il m'a donné sa joie
Sa beauté et sa vie.

Michèle

 

 

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TULIPE

 J'ai dans le coeur une tulipe,
La tulipe de mes amours.
Rouge comme le sang,
Blanche comme la neige,
Sa robe pourpre,
Sa peau si douce, si pure,
Se reflètent au soleil.
Ses vives couleurs
Embaument les jardins et les arbres
D'une odeur exquise.
Battue par les pluies, verts, orages,
Elle meurt feuille à feuille.
Dans mon coeur frileux.
Sa jeunesse, sa vieillesse, sa beauté
Se fanent ainsi
Que mes larmes et mes pleurs. 

Michèle

 Qui, dans cet échange de sentiments et de pensée où l'adulte se fait accueillant à la confidence de l'adolescent, qui est l'éducateur? Et qui l'éduqué? N'insistons pas : l'enfant a choisi la meilleure part. 

Il faudrait écrire un livre pour nous aider à préciser ce qu'est la présence effective, délicate, sensible du maître devant l'enfant, pour nous faire pressentir les mille attitudes, les gestes instinctifs, les intonations de voix, les silences qui nous rendent aptes à aborder la personnalité de l'enfant, à nous sentir accueillis par elle, à libérer les pensées craintives comme on délivre des oiseaux captifs.

Ce n'est pas à vrai dire qu'il y ait un art d'enseigner mais il y a très certainement une aptitude à recevoir et à donner, un état d'enseignant qui est celui des meilleurs d'entre nous et qui donne noblesse et dignité et aussi, dans un certain sens, austérité nécessaire. 

LE TRAVAIL D'HOMME EST CULTURE 

C'est autour de ce foyer de vie intérieure que s'ordonne notre métier qui est aussi notre travail d'homme. 

Il serait curieux et fort instructif de pouvoir revivre les âges les plus reculés de l'Humanité, pour saisir dans quelles circonstances instinctives et éducatives nos plus lointains ancêtres apprenaient à leurs enfants leur métier d'homme aux prises avec les difficultés d'une existence primitive. L'étude des peuplades dites sauvages, vivant en marge de notre civi­lisation atomique, nous prouve qu'il ne s'agit pas d'un exclusif atavisme animal, d'une unique lutte pour la vie, mais bien d'un souci d'efficience, d'une amélioration permanente des moyens de servir la vie, donc, d'abord, d'une éducation technique. 

Parallèlement à la sûreté technique, s'affirmait une confian­ce en soi qui se sentait capable de triompher en certaines cir­constances précises. Au-delà c'était l'insécurité et la peur, d'où les préoccupations religieuses de l'esprit, la croyance à une puissance surhumaine favorable ou maléfique et le recours à une magie occulte propitiatoire devenue sorcellerie, religion, astrologie, aptitude de l'homme à dominer les événements et la nature. Il en est résulté une vision plus ample du monde, une notion d'amélioration, d'enrichissement, de perfection qui est culture manifeste d'un état de vivre. 

Ainsi se sont condensées au cours des millénaires et des siècles ces incantations magistrales qui sont devenues musique, poésie, chants et danses, expression artistique dont le folklore et les corps de métiers garantis par le compagnonnage, nous ont légué la sève culturelle et la verticalité spirituelle. 

Dans tous les pays du monde, sous toutes les latitudes, la culture a suivi les mêmes voies du tâtonnement expérimental, loi fondamentale de la vie. 

LES PREROGATIVES DE L'ESPRIT

 Sans anticiper sur les raisons matérielles, sociales, politiques et morales qui inévitablement conditionnent les divers aspects de la culture à travers les âges et le monde, nous pouvons dire qu'en France la culture a pris délibérément, depuis Descartes et tout le XVIle siècle, un caractère essentiellement intellectuel et dialectique : il importe au premier chef de former l'esprit à la logique qui permet de penser correctement et de créer scientifiquement. Toute l'université depuis la Renaissance est en fait devenue une fabrique d'esprits d'élite, une réserve aristocratique de penseurs et de philosophes, prenant assise sur le doute scientifique de Descartes sans honorer toujours l'esprit critique. Il en est résulté un certain conformisme, j'oserais même dire un snobisme dont nos élites universitaires sont à peine conscientes. Il s'agit en fait d'un esprit de caste qui jusqu'ici n'a pas renié ses prérogatives face à l'université de la pensée, face aux formes diverses eu égard à la vie : le pragmatisme des peuples anglo-saxons, la spiritualité intuitive des Orientaux sont des phénomènes humains marqués à première vue d'aucune infériorité méprisante, et qui peuvent être comparés, sans risque de ridicule, aux étroitesses d'un intellectualisme orgueilleux et exclusif.

 Exclus de cette culture aristocratique, pour nous l'avenir commence aujourd'hui, à cette prise de conscience de notre ignorance qui, si elle ne nous a pas affinés et enrichis, nous a du moins préservés des systèmes de pensée, limitatifs des pouvoirs de l'homme.

 Si nous n'avons aucune philosophie abstraite de notre cru, à offrir aux hommes, du moins nous savons tous que nous sommes là pour aider l'enfant à passer de l'enfance à l'état d'une jeunesse compréhensive et dynamique, apte à vivre un avenir qui à peine se préfigure à travers les audaces de la science. 

On paye très cher les entraîneurs de chevaux qui jouent un rôle à peu près semblable au nôtre pour la gent chevaline. On nous octroie des mensualités dérisoires, on nous ignore, et pourtant nous aimons notre métier.

 

BIEN FAIRE SON METIER EST CULTURE 

Dans le cheminement des scrupules qui chaque jour jugent une journée de travail, les meilleurs d'entre nous ne sont jamais sûrs de savoir faire, sans risques pour eux et pour leurs élèves, le plus difficile des métiers. C'est tout à leur honneur. On n'est jamais tranquille sur le chemin de la culture, car c'est toujours l'au-delà du présent qui compte. 

Si touffu est le problème que je me bornerai à préciser quelques points qui mériteraient discussion mais qui ne sauraient appeler de conclusion exhaustive. 

1. C'est l'attitude de l'enfant qui décide de l'attitude du maître : j'ai pour moi la conviction que l'enfant marche devant le maître et que c'est dans son sillage d'abord que le maître prend sa meilleure part. 

Il semble que par l'expression libre la majorité de nos éducateurs aient compris ce renversement des valeurs pédagogiques mis en honneur par Freinet. 

2. Mais il faut redouter cette vérité abusive se méfier d'un enseignement resté au niveau de l'enfant. 

Toute éducation est ascensionnelle car la vie est ascensionnelle. L'éducateur reste le meneur de jeu. 

3. Les Techniques Freinet, comme toutes techniques, sont un moyen de libération par un travail allégé, aisé, productif. Tout éducateur d'Ecole Moderne arrive par la pratique de ces techniques à une activité pédagogique de meilleur rendement, d'allègement, d'enrichissement. 

4. Si la pratique des techniques n'aboutit qu'à une sécurité, à une sorte de confort intellectuel et moral, elle risque de s'inscrire contre la culture. 

C'est je crois, dans ce domaine qu'il faut mettre en garde nos camarades contre une confiance abusive en les vertus des techniques exclusives sous un angle d'accélération de rendement et même hélas 1 parfois sans souci de rendement. 

C'est dans ce sens que l'on a pu dire que 

5. La technique peut tuer l'esprit. 

Le maniement de l'outil appelle un besoin de rendement l'esprit donc se porte sur la manière de l'employer, sur le résultat immédiat obtenu. Ce faisant, on risque de, laisser inemployé cet univers intérieur qui est la partie noble de l'homme. L'apprentissage tue ['inspiration car il place le savoir-faire avant le savoir-penser, avant le pouvoir d'imaginer.

6. L'imagination est le moteur de la pensée et de l'invention créatrice. 

Pour comprendre cette loi de l'avenir, il faut, dans une certaine mesure, oublier le passé, du moins le passé outrancièrement rationaliste qui immobilise l'homme sur des données matérialistes, sur les exclusifs avantages de l'abstraction, sur la somme de savoir emmagasiné dans les cerveaux. 

Tout notre Art Enfantin est la démonstration la plus pathétique et la plus loyale des pouvoirs de l'imagination à l'état pur, et tout esprit cultivé y verra les signes précurseurs d'une culture devenue naturelle, éveilleuse d'appétit vers un au-delà des choses ; c'est pourquoi il faut noter comme une grande découverte que : 

7. L'enfant a un sens inné de la Culture, sous toutes ses formes : scientifique, poétique, artistique, morale. 

Les écoles mixtes - et notre Ecole Freinet a ce privilège - sont des foyers étonnamment riches d'inspirations, de dynamisme, de changements qualitatifs qui s'accomplissent dans le brassage continuel d'une vie éperdue d'espace, gonflée de féérie. 

Ces vérités que l'on tolère mal sous une plume romantique, on les découvre chaque jour dans l'intimité d'une classe digne de ce nom ; tout spécialement les créations d'art en font la démonstration dans nos expositions que tout public ne se lasse pas d'admirer. Il y a dans ces oeuvres une vision éblouissante de cette propension à la culture montée tout naturellement de l'intrépidité des plus petits à la ferveur des plus grands. Nos petits ne savent pas s'il y a une technique du dessin. Les grands ignorent les propensions du surréalisme et pourtant nous voici au coeur des grandes métamorphoses de la vie, significatives d'un besoin de changement et d'un appétit de culture évidents. 

8. L'enseignement doit être ouvert, doit élargir les vues de l'enfant et les nôtres sur le monde. 

Pour que les choses créées soient maintenues dans leur sève, il faut qu'elles deviennent appétit de connaissance, désir d'élargissement, aussi bien pour l'éducateur que pour l'éduqué. Ce n'est qu'à ce prix. que notre métier est culture, qu'il va chercher des résonances au-delà du présent, au-delà de la mémoire, vers un avenir de plus grande subtilité qui est promesse de réalisations nouvelles. C'est là le chemin même du tâtonnement expérimental. 

Mais le tâtonnement expérimental n'est pas une vision de l'esprit, il est la démarche fondamentale de l'être dans un milieu donné qui conditionne l'être physique et moral. La culture est donc dépendante de conditions économiques et sociales. Il est donc presque fatal que notre culture professionnelle et humaine doive se compléter d'une culture politique et sociale qui est celle du peuple auquel nous appartenons.

En raison de nos propres limitations, en raison des inégalités sociales qui pèsent sur les fils du peuple, il est donc de notre devoir d'accepter de nous engager socialement dans un combat nécessaire contre les forces d'exploitation de l'homme. 

9. Notre culture se double de culture civique et de militantisme civique. 

L'instituteur doit s'intégrer à tous les grands courants de défense des travailleurs, de revendication sociale et surtout .de défense laïque. Par son enseignement, l'instituteur peut nouer des contacts avec la collectivité et en faire surgir les problèmes essentiels : la défense de l'école laïque -est à elle seule un engagement qui oblige nos maîtres à être des militants syndicalistes et politiques. 

Mais dans ce surmenage effréné qu'exigent en même temps dans la vie moderne un métier bien rempli aussi absorbant que le nôtre et un engagement dans la collectivité humaine, quelle responsabilité doit prendre le pas sur l'autre dans les cas graves où la démocratie est menacée ? 

Ce sont là questions graves laissées à la conscience de chacun. 

J'arrête là ces quelques idées qui me sont devenues familières. Elles situent des problèmes qui, en fin de ma carrière, me paraissent essentiels. S'il me fallait proposer de graves chapitres d'activités nouvelles, répondant pour moi à une conception nouvelle de la culture, je délimiterais :

1. Un travail de recherche pour approcher mieux ce que Teilhard appelle : le phénomène humain dans sa signification biologique : la vie et ses pouvoirs; c'est entrer au coeur de la Nature, prendre contact avec cette matière vivante si miraculeuse au coeur de la création. Les aspects de ces problèmes sont passionnants (médecine, culture, naturisme, etc.) 

Il. Liquidation de la culture de papa : recherche de l'homme nouveau aux pouvoirs décuplés par un plus grand éventail d'aptitudes. Un moteur nouveau : l'imagination qui doit être éduquée dès l'enfance. 

III. Les pouvoirs inconnus ou méconnus de l'homme: la subtilité dans la libre expression, les aptitudes supranormales, les yogas et la pensée orientale, etc. 

IV. Vers un nouvel humanisme qui ne peut être, qu'une prise en considération de la sensibilité et de ses pouvoirs pour compenser l'hypertrophie intellectuelle et l'automatisme des robots. 

Je pense que ces problèmes nés dans la simplicité et l'honnêteté de mon métier feront comprendre aux quelques camarades qui me soupçonnaient de militer pour une culture aristocratique, qu'il ne saurait s'agir ici d'une culture contemplative. lis témoignent, ces problèmes, simplement des exigences de l'éducateur dans l'exercice d'une sorte de sacerdoce qui nous demande de voir plus loin et plus haut que la réalité du moment. « Pénétrer l'homme, dit Alain, c'est le prendre au-dessus de ce qu'il se croit. »

 

C'est parce que je termine ma course que j'ai le devoir de placer à bonne hauteur la confiance que je fais à tous les jeunes qui déjà prennent la relève sous nos yeux.

 

E. F. 

L'Educateur 16-17
15 avril - 1
01 mai 1965

 

 

HORS-TEXTE

 C.E.G. de Chamalières

 ·        Clermont, an 2000

 ·        L'atelier d'illustration

 ·        Illustration de Bernard Bourguet

 ·        Adolescents préparant leur dossier de correspondance

 ·        Illustration de Bernard Bourguet

 ·        Christian faisant sa conférence (photo Lèmery)

 Ecole Freinet

  •  Extrait du film Genèse

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