BEM
L'EDUCATION MORALE ET CIVIQUE
par C. FREINET
BIBLITOHEQUE DE L'ECOLE MODERNE |
TABLE DES
MATIERES LA FORMATION MORALE
ET CIVIQUE DANS LA MORALE
NE S'ENSEIGNE PAS, ELLE SE PRATIQUE ..............
15 CHANGER LE MILIEU ........................................................................ 19 L'ENFANT NE SE FORME
POINT DE L'EXTERIEUR ....................
27 AFFECTIVITE ET
BONHEUR ............................................................ 30 L'EDUCATION DU
TRAVAIL ............................................................ 33 LE JOURNAL MURAL
....................................................................... 43 PLANS DE TRAVAIL ET GRAPHIQUES
..........................................
65 EDUCATION CIVIQUE
...................................................................... 69
|
|
La
formation morale |
Le désintérêt de
l'Ecole pour la formation morale et civique des enfants est une incidence toute récente
fille du "scientisme".
|
Les enfants et les hommes y ont cru aussi,
comme à un nouveau dieu, qui fait ses miracles, du seul fait qu'on le croit dieu. Les
leçons de morale en étaient l'évangile et elles nous impressionnaient. Quand on nous
parlait de Socrate buvant la ciguë, nous entrevoyions comme une zone supérieure de la
nature humaine, plus mystérieuse encore et plus exaltante que les sacrifices des Saints
dont l'Eglise nous vantait l'exemple. Les savants honoraient le Devoir et la Science. La
morale signifiait alors quelque chose et les prix de vertu mettaient la larme à l'oeil de
ceux qui les célébraient.
Cette conviction, cet idéal, n'ont pas survécu à la première guerre. Je me
souviens du désarroi de nos maîtres lorsqu'ils nous voyaient revenir des tranchées
avec, dans la bouche, des paroles de doute et de rébellion qu'ils estimaient sacrilèges.
Ils levaient les bras au ciel comme des croyants qui entendaient blasphémer leurs dieux.
Mais nous, combattants, nous vivions la faillite de cette morale et de cette
instruction civique. Nos éducateurs nous avaient certes enseigné avec leur foi et nous
en avions été subjugués. Mais la vie nous disait le mensonge de leurs prêches.
L'horreur des tranchées, le sentiment débilitant de l'inutilité de nos sacrifices,
cette impression qui se dégageait peu à peu de notre tragique expérience "qu'on
croit mourir pour la Patrie, on meurt pour les industriels" selon le mot d'Anatole
France, tout cela nous plaçait devant un drame qui, dépassant les individus, s'imposait
à l'échelle du monde. Nous nous apercevions que ce dieu dont nos maîtres nous avaient
vanté le prestige - la science, l'instruction, la famille, la Patrie - que ce dieu
n'était qu'un faux dieu, sanguinaire et criminel; que cette morale n'était pas la vraie
morale; que cette Patrie nous était trop marâtre pour être notre vraie Patrie.
|
Il n'y a qu'à comparer la période de 1939 à celle de 1914 pour mesurer la portée de ce
déclin. En 1939, les hommes que l'Ecole d'après guerre avait enseignés - et elle
l'avait fait sans doute avec méthode et dévouement - n'avaient plus même conscience de
servir une patrie. Ils n'ont pas défendu comme en 1914 le sol qui tremblait sous leurs
pas; ils s'enfuyaient; ils démissionnaient. C'est peut-être seulement dans la
fraternité des camps de prisonniers et des camps de concentration que se sont à nouveau
forgés les éléments d'une nouvelle morale et d'un nouveau civisme, dont l'Ecole n'a pas
encore su exploiter les promesses. |
Ce ne sont là que des instruments
qui, bien manoeuvrés, peuvent sans conteste servir l'humanité, mais qui peuvent tout
aussi bien, en des mains perverses, lui être irrémédiablement funestes. |
Il nous faut pour
cela redonner à l'homme conscience et prestige. Il nous faut faire vibrer en lui des
cordes que l'Ecole a totalement négligées mais sans lesquelles ne fera que s'accentuer
notre faillite. Au point de vue civique, il nous reste à forger de toutes pièces le
citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs, qui saura jouer un rôle essentiel de
membre actif d'une communauté démocratique. Il nous reste aussi à agir politiquement
pour l'instauration d'un régime au service du peuple, qui sache consacrer aux oeuvres de
vie les milliards sacrifiés aux guerres fratricides. |
La
parole s'est aujourd'hui vulgarisée, les demeures et les rues envahies par les
haut-parleurs, les radios et la télévision; les disques répètent les chansons à la
mode et imposent les slogans. Que devient, face à ce débordement mécanique, la pauvre
parole, pas toujours éloquente, de l'éducateur? Elle est comme un fruit trop commun, qui
nous fait faire la moue, même s'il est délicieux. |
elle se pratique |
La morale est comme la grammaire. On peut en connaître
parfaitement les règles mais être incapable de les appliquer dans la vie courante.
Mieux: la connaissance de ces règles est, dans la phase d'apprentissage du moins,
dangereuse car elle laisse croire aux élèves, et aux maîtres aussi, qu'ils ont
progressé normalement parce qu'ils ont étudié ces règles, et qu'ils n'ont donc à
faire aucun autre effort particulier pour intégrer ces règles à leur comportement
vital. Ils masqueront éventuellement leurs fautes derrière un verbiage moral qui est la
plus hypocrite des solutions.
- Ceux qui, par déficience
naturelle ou par erreur d'éducation ne voient pas le problème tel qu'il est posé, qui
n'essaient donc pas de l'analyser et de l'approfondir pour trouver des solutions
répondant au mieux aux circonstances toujours particulières qui l'ont suscité, et qui
se réfèrent seulement aux règles apprises, toujours insuffisamment adaptées aux
circonstances. Ils agissent comme qui dirait automatiquement, tels que vous les avez
montés, et risquent de ce fait les plus graves bévues. La vie en effet, ne répond
jamais avec des théorèmes. Elle nécessite de l'individu une longue habitude dans
l'examen méthodique ou intuitif des situations, beaucoup de bon sens et une intelligente
souplesse.
Mais
elle suppose alors que vous vous évertuez à faire vivre l'enfant dans un milieu normal
et riche - pédagogiquement parlant- un milieu à la mesure de celui où il aura à
résoudre plus tard les problèmes urgents, et non dans un milieu spécial : l'Ecole, qui
a ses habitudes et ses lois, non valables pour la vie, qu'elle ne saurait donc préparer. |
Si
nous voulons aborder avec le souci naturel d'aboutir le problème de la morale, il nous
faut donc, obligatoirement, reconsidérer aujourd'hui le milieu scolastique.
-
L'enfant est contraint d'obéir inconditionnellement, et ce dressage est l'annihilation
même de tout enseignement moral. L'individu s'habitue à penser selon les normes de
l'Ecole; il exécute les ordres mais perd de ce fait toute personnalité, ce qui est
exactement à l'opposé de la formation souhaitable. "Donner à des enfants un
enseignement exclusivement magistral, disait R.Steiner (1) aurait pour conséquence de les
paralyser plus tard dans leur vie intérieure. Dressés uniquement à écouter ou à
regarder, ils deviennent plus tard des êtres passifs. En face du monde, ils sont sans
ressort".
- Il
ne sert à rien de parler à l'enfant de libre arbitre- et c'est même immoral - quand,
tout comme un oiseau en cage, il n'a point sa liberté d'action; de lui dire : respecte
les adultes, quand ceux-ci ne le respectent point; de lui enseigner la générosité quand
il n'en bénéficie pas lui-même. |
La plupart
du temps, comme en face de toute autorité, il réagit par la bande, en cachette, par
ruse, indirectement et à retardement. Un tel comportement est moralement plus dangereux
encore que l'opposition ouverte car il prépare à la duplicité et au mensonge qui
deviennent des règles de vie parfois indélébiles.
- Toute la
technique scolaire - de discipline et de travail - pousse à l'égoïsme, à la recherche
d'avantages plus ou moins moraux, par compétition permanente - notes, classements,
examens - dont les conséquences sont toujours regrettables.
Alors
que la morale devrait évoluer de nos jours vers l'entr'aide et la coopération, l'Ecole
interdit et sanctionne toute collaboration : défense de souffler, défense de copier,
conquête immorale des places, orgueil maladif des uns, découragement des autres sont
autant d'éléments d'immoralité qu'il nous
faut condamner sans rémission et dépasser. |
Mais
qui changera le milieu, si ce n'est nous et les hommes que nous aurons formés, à qui
nous aurons donné cette indispensable conscience de leur rôle d'hommes et de citoyens,
que nous aurons entraînés à la lutte pour un monde nouveau? Besogne ingrate certes
parce que contrariée sans cesse par le milieu, annihilée par les tares que nous
combattons, mais indispensable au progrès.
Travailler à
libérer l'Ecole sans essayer d'agir sur le milieu risque de faire naître des illusions
dangereuses. (1) Editions Oliven - Paris |
"Et sur les
indications du diable, on créa l'Ecole.
Ainsi
diparut l'Ecole que le diable avait si savamment imaginée". |
point de l'extérieur |
Pourtant, nous objecte-t-on souvent, il faut bien enseigner aux
enfants, d'autorité, certaines choses qu'ils ne voudront pas acquérir par eux-mêmes et
qui n'en sont pas moins indispensables... Il faut bien tout de même les habituer à
obéir!... |
AFFECTIVITE ET BONHEUR |
On se rend compte
aujourd'hui que les évènements qui marquent le plus la vie enfantine, les faits et les
acquisitions les plus indélébiles sont toujours ceux qui sont les plus teintés
d'affectivité. |
Il
ne s'agit certes pas ici d'une affectivité mièvre et maladive mais de la liaison intime
et profonde avec les sources naturelles du comportement, élément d'équilibre et de
bonheur.
L'autorité
formelle est défaillante. Les sanctions sont désormais sans effet. Il nous faut trouver
d'autres solutions. (1) Georges Pire : Stoïcisme et
Pédagogie - Vrin, éd. |
L'INDIVIDU doit se construire de l'intérieur. Mais où
puisera-t-il la force et la motivation , selon quels processus, et pour quels buts?
Devrons-nous faire appel comme tant de nos prédécesseurs, et pour la définition d'une
loi morale, à la notion de devoir, aux exigences sociales, à la tradition, à la
religion? Aurons-nous recours au jeu, dont la civilisation contemporaine a tellement
diversifié et perverti les formes, ou tout simplement à l'image, cet ersatz de la vie
qui donne une illusion de puissance susceptible de masquer les impératifs de notre
commune destinée.
Nous
avons fait un pas de plus, qui pourrait bien être décisif avec l'Education du
Travail.
Parce que l'Ecole avait cru résoudre
par la théorie, les leçons et le verbiage les problèmes divers d'éducation, elle
n'avait apporté que des solutions erronées, insuffisantes et souvent trompeuses aux
questions qui dominent aujourd'hui la pédagogie :
- Compétition entre les élèves
eux-mêmes;
- Pratique des devoirs et des leçons;
- Classement.
Nous
ne reprendrons pas ici le détail de nos techniques qui ont été longuement étudiées
dans les diverses éditions de l'Ecole Moderne (*). Nous allons seulement mentionner
brièvement l'apport nouveau de ces techniques pour ce qui concerne l'éducation morale et
civique, et les résultats aujourd'hui incontestables obtenus dans des milliers d'Ecoles
travaillant selon nos techniques et qui justifient la voie dans laquelle nous conseillons
aux éducateurs de s'engager. (1) Demander le catalogue de l'Ecole moderne à
C.E.L. Cannes. |
Ce seul fait est
d'une telle portée sur le comportement conscient et psychique des enfants qu'il
mériterait une étude spéciale qui sera publiée d'autre part.
L'Ecole
avait coupé les enfants de leurs racines. Il s'en trouvait parmi eux qui mieux armés
pour l'adaptation ou la défense s'accommodaient des racines adjacentes dont on les
munissait artificiellement et qui poussaient et fructifiaient. Mais pour la plupart de ces
enfants cette opération mutilante était catastrophique. Pour eux, l'éducation n'était
point une continuité vivante mais une meurtrissure qui les atteignait jusqu'au plus
profond d'eux-mêmes. |
2°.
Par l'imprimerie à l'Ecole, le journal et la correspondance interscolaire, nous mettons
en permanence, techniquement, nos enfants en relation de travail et de vie avec d'autres
enfants dans d'autres milieux. Le travail est désormais motivé, et cette motivation,
outre qu'elle ennoblit celui qui en bénéficie, entraîne naturellement la prise de
conscience des responsabilités individuelles, sociales et morales.
La
culture de la loyauté, si elle ne doit pas rester dangereusement théorique, passe par la
loyauté des rapports de collaboration et de travail.
Ce
sont ces changements dans les rapports de vie qui sont les plus spectaculaires dans nos
classes parce qu'ils en transforment l'atmosphère, l'affectivité et le tonus.
-
Le
rééquilibre et l'enrichissement que valent nos diverses techniques artistiques :
-
La nouvelle
culture à base de vie née :
4°.
Au système des devoirs et des leçons imposés uniformément à toute la classe nous
substituons :
Cette forme
d'activité incite les enfants à prendre en toutes circonstances leurs responsabilités;
-
les plans de
travail qui organisent pour toute la semaine le travail individuel dans le cadre
du travail de classe et des programmes.
L'enfant
s'habitue à travailler selon les normes adultes, ce qui sera très important pour son
adaptation à venir au complexe du travail moderne;
-
les enquêtes, les expériences et les conférences qui donnent à l'enfant le sentiment
qu'aucune vérité, qu'aucune connaissance ne lui viendra toute faite des livres ou du
maître et qu'il devra nécessairement les passer par " l'étamine de son
entendement".
Nous
cultivons ainsi l'inquiétude sociale et morale, le doute scientifique et humain. Nous
faisons de nos enfants des hommes qui sauront réagir en hommes dans les circonstances de
leur vie à venir.
Cette
pratique serait moins grave si elle n'était, prématurément, asservie à la pire des
disciplines. Les notes elles-mêmes, avec la part d'erreur qu'elles comportent, pourraient
être acceptées dans nos classes si elles n'étaient utilisées pour présenter aux
parents et à l'administration des mesures arbitraires, du travail et des connaissances.
Cette utilisation des notes entraîne naturellement dans les classes la tricherie, le
mensonge, la tromperie dans le travail, l'effort en surface, pour l'examen, toutes tares
qui sont déjà très immorales par elles-mêmes, mais qui sont pour l'avenir les plus
déplorables des exemples, les plus dangereuse des habitudes. Notre pays lui doit
certainement, dans une large mesure, l'habitude si spécifiquement française du système
D.
Une
réaction est d'autant plus urgente que les nécessités actuelles de l'orientation et de
la promotion ont abouti à un emploi plus élargi encore et plus intensif de la pratique
des notes. On en connaît la valeur toute relative; on n'ignore pas que le système
d'établissement de ces notes est rien moins que scientifique et comporte une part
d'erreur de parfois 50%. Mais faute d'avoir cherché et trouvé une autre forme de mesure
et d'examen on a généralisé le procédé qui va devenir hélas! - et c'est une tare
récente - un des principaux obstacles à l'établissement dans nos classes d'un climat
moral acceptable.
Les
classements et les examens complètent hélas ! le tableau péjoratif de ces pratiques
moralement dangereuses. Le classement tel qu'il est pratiqué et utilisé, les examens dont nous connaissons suffisamment les tares sont actuellement les plus perturbants de l'atmosphère scolaire. Nous évitons ces dangers par la
pratique du graphique et par les brevets qui pourraient devenir une des formes
souhaitables de la mesure de l'activité, des connaissances et des aptitudes des enfants.
Or,
la pédagogie traditionnelle cultive l'échec dans tous les domaines. Seuls les élèves
exceptionnellement doués qui constituent les têtes de classe sont gonflés par leur
succès permanents. Les autres échouent impitoyablement. Les punitions soulignent encore
et parfois dramatisent ces échecs. En permettant les succès dans les
zones morales nous évitons les succès que des individus malmenés se taillent à
l'occasion dans des pratiques immorales et anti-sociales. Nous redonnons à la formation
humaine de nouvelles assises. L'organisation coopérative harmonise évolution personnelle et exigences du milieu, et cela nous vaut des personnalités équilibrées non seulement intellectuellement, mais aussi psychiquement et socialement * Mais qui donc a pu prétendre qu'une réalité aussi complexe que la moralité, qui est une formation harmonieuse de l'homme, pouvait naître d'une formule ou d'un simple aménagement des processus scolaires qui ont ostensiblement fait faillite. Ce n'est jamais par des voies de facilité qu'on tourne le dos à l'erreur; ce n'est pas par la privation de liberté qu'on prépare à la liberté; ce n'est pas par la défense et le dressage qu'on habitue les individus à affronter la vie.
La construction de l'homme vaut qu'on passe enfin de la théorie et des
velléités à la réalisation effective dans l'ensemble de nos classes, par une
pédagogie adaptée aux impérieuses exigences de notre siècle.
Nous
n'avons donc pas, pour un meilleur rendement moral de l'Ecole, de recette particulière
dont nous pourrions vous donner le secret. Nous vous disons : modernisez votre pédagogie,
prenez conscience des erreurs et des méfaits de l'Ecole traditionnelle. Ce sont là des
effets de l'immoralité d'un régime que vous devez travailler à transformer et à
humaniser. Soyez des éducateurs et des citoyens dignes de votre éminente fonction. |
Le journal
mural |
Nous avons cependant, dans le complexe de notre pédagogie une
technique particulière que nous recommandons plus spécialement : c'est le journal
mural.
Les
responsables ont lavé la classe de fond en comble puis disposé, dans la grande classe,
les chaises en demi-cercle autour des deux tables où s'installera le bureau de la
Coopérative. Le responsable du magnétophone a préparé son appareil et installé le
micro pour les enregistrements indispensables. Il y a des fleurs sur les tables.
Il
y a des semaines fastes, enthousiasmantes, riches et prometteuses, qui nous donnent une
bonne opinion de nous-mêmes et nous rendent meilleurs.
La réussite individuelle s'incorpore d'ailleurs au succès collectif. Et
tels élèves qui n'ont rien d'efficient à montrer vous vanteront les réalisations de
leurs camarades, comme s'ils y avaient effectivement
participé.
Cette
exposition hebdomadaire est comme le prélude à la séance coopérative qui va suivre.
Elle contribue beaucoup à en créer le climat. Elle tempère les faiblesses et regonfle
les enthousiasmes défaillants. Et surtout elle est positive et non négative. Elle met
l'accent sur la partie constructive de l'être. Elle aide à monter et à progresser. Cet état d'esprit est très important pour la formation morale. L'Ecole s'est trop longtemps cantonnée dans la critique inhumaine, le contrôle et la sanction. Elle appréciait la réussite et non l'effort de sorte que 80% des enfants étaient handicapés par un permanent sentiment d'échec, contre lequel ils
se défendaient par des techniques plus ou moins recommandables.
L'instant
est solennel et cette atmosphère de solennité, indispensable, doit être préparée et
entretenue. Les adultes sont à la place qui leur a été réservée, dans le rang, car
ils auront évidemment leur rôle, éminent, à jouer. Tous les enfants sont là, car
cette réunion est attendue par tous comme une occasion unique de se situer dans la
communauté, et de s'y situer dynamiquement, non pas en écoliers mais en hommes.
Les
critiques sur le journal des grands sont évidemment plus sérieuses. Nous en donnons de
longues citations pour montrer qu'elles couvrent un large éventail, celui de tous les
soucis et intérêts complexes de la vie enfantine.
-
Critique à
tous ceux qui gardent leur slip muillé après le bain, en particulier Richard qui dit de
ne pas venir manger plutôt que de mettre un slip sec, et Steven et Christian qui ne sont
pas changés (Lenoir-René)
Cette habitude de la
critique sur le journal mural est si bien prise que certains enfants se critiquent
eux-mêmes :
Le
Président lit donc chacune de ces critiques. Au cours de ces discussions, ce sont
tous les secrets de la vie de l'école qui affleurent et qu'on peut ainsi au moins
deviner, parfois même extérioriser, ce qui les prive alors de leur caractéristique
essentielle de secrets. Il arrive que les adultes soient mis en cause. ils doivent se
défendre eux aussi loyalement, en se gardant surtout de faire intervenir leur autorité -
ce qui fausserait irrémédiablement les débats - mais en traitant d'égal à égal avec
les enfants. C'est la condition sine qua non du fonctionnement normal des opérations. |
A
l'issue de notre séance coopérative, nous n'avons jamais, comme on pourrait le croire,
une liste de punis mais seulement des enfants heureux d'avoir discuté de ce qui leur
tenait à coeur, de s'être déchargés parfois de leurs péchés,
d'avoir éclairci et libéré leur conscience. |
Ils
sont tous très émus quand ils sont appelés à s'expliquer. Et, chose importante aussi,
la réunion se termine sans drame : ceux qui ont été sur la sellette se promettent de
faire mieux la semaine suivante. Ceux qui les avaient accusés ne prennent pas pour autant
mine de triomphateurs. Les réunions sont si bien passées dans les moeurs que l'enfant
qui se croit brimé ne dit plus comme autrefois : je vais le dire au maître, mais : je te critique
sur le journal mural. * |
Au début de l'année
scolaire, Paul, nouveau venu à l'Ecole, était excessivement difficile. Chaque journal
mural était garni de critiques contre son comportement peu sociable; critiques contre
lesquelles il se défendait toujours avec obstination. En désespoir de cause,
l'Assemblée générale décida que, jusqu'à ce qu'il se soit amélioré, Paul n'aurait
plus le droit d'inscrire ses critiques sur le journal mural.
-
Je n'ai pas été critiqué cette semaine. Je demande qu'on me redonne le droit de
critique.
Ce
qui fut fait .
Michel
s'explique, mais il hésite à donner des noms. On insiste. Il s'agit de F. et de F., l'un
trésorier, l'autre président de la Coopérative. Maman Freinet, dans son souci de ne
rien dramatiser, essaie d'atténuer la faute :
-
C'est quand même un peu aussi la faute de la cuisinière qui laisse traîner une boîte
de sucre sur la table de la cuisine. Alors, bien sûr, en travaillant à côté, on peut
être tenté de prendre du sucre. Cela suscite des réactions qui ont parfois leur épilogue dans les textes libres que nous citerons au chapitre suivant.
C'est
à ces moments de vérité que la part du maître peut être particulièrement précieuse.
Son
impartialité, son sentiment de justice, l'attention qu'il portera aux problèmes
particuliers, son souci de défendre les faibles contre les forts tout en s'efforçant de
tenir à un haut niveau le tonus de sa classe; tout cela lui vaudra d'être considéré en
permanence comme l'arbitre naturel. Les discussions sont totalement libres, mais les
enfants attendent du maître les décisions définitives.
Nous
n'avons pas dans notre Ecole d'autre technique disciplinaire, si ce n'est, toujours, le
travail, dont nous avons dit les vertus sociales et morales dans notre dernier livre : L'Education du
Travail (1). Nous rappellerons seulement ici, pour
mémoire, que lorsque le travail est bien organisé, quand chacun de nos élèves ou
chacune de nos équipes sont sollicités par un riche éventail d'activités motivées et
à leur mesure, les sanctions quelles qu'elles soient , deviennent inutiles. Nous n'avons
rien à dire qu'à aider et encourager l'élève qui ne parvient pas à opérer son
montage, à donner clous et marteau à celui qui en a besoin, à conseiller l'enfant qui
prépare une conférence; à s'asseoir, ne serait-ce qu'un instant, à côté de celui
qui, à l'orée du bois, écoute le grésillement des pins et le crissement des insectes
pour traduire en poème sensible l'indicible et l'inconnaissable.
L'influence
de ce milieu est flagrante : les jours où le travail n'est pas bien organisé, si nous
n'avons rien trouvé qui emballe nos ouvriers alors il y a désordre, mensonge, tricherie,
bagarres. Il n'y a qu'à voir l'attitude des nouveaux venus, qui ne sont pas habitués à
travailler par eux-mêmes et à détecter leurs propres intérêts. |
Ils
attendent des ordres, non pas tant d'ailleurs
pour les respecter que pour s'en accommoder avec le minimum d'ennuis pour leur propre
comportement. Ils apportent dans la classe toutes les habitudes amorales ou immorales du
milieu qu'ils ont quitté. Ils sont pendant longtemps un élément de déséquilibre et de
désordre parce qu'ils sont dans nos classes dynamiques comme le poulain qu'on a tenu trop
longtemps attaché et qui, libéré de son licol, va anarchiquement, à dr oite et à gauche, sans directives ni raisons.
Ce
sont ces éléments qui, au début de l'année, et parfois longtemps après encore, font
les frais du journal mural jusqu'à ce que le milieu les discipline, les restructure et
les digère. *
Quand
on a terminé la lecture des critiques, on passe aux félicitations qui sont l'autre
pôle, plus optimiste et constructif, de la séance.
Il
y a deux aspects des félicitations :
-
Les enfants félicitent quelques-uns de leurs camarades, ceux qui sont plus
particulièrement gentils et serviables, ceux qui ont fait du beau travail, réussi un
chef-d'oeuvre ou accompli une action méritoire:
-
Je
félicite les moyens et les grands qui ont travaillé à la montgolfière (Eliane
et tous)
Mais
très souvent aussi les enfants se félicitent eux-mêmes, ce qui répond à un certain
besoin de confession candide dont toute vantardise est exclue à cause justement du
jugement publié qui sanctionne la déclaration.
Voici
les petits :
- Je félicite
Patrice qui a fait un beau bateau (Claudine).
Et
les grands :
-
Je me
félicite d'avoir fait un tirage de 160 feuilles (Paul et Evelyne)
Nous
accueillons toujours très sérieusement les félicitations, même les plus anodines, car
elles sont nécessairement l'expression d'un
effort exceptionnel de bonne volonté au service de la communauté.
Pour
les félicitations spectaculaires nous applaudissons tous ou nous faisons un ban. * Le plein rendement d'une telle rubrique dans le journal mural suppose évidemment la reconsidération totale du comportement des maîtres et de leurs rapports avec les élèves.
- On voudrait que
ceux du dortoir des grands mettent moins de temps pour se lever; si ça continue je ne
ferai plus le service (Bernard).
Et
enfin la quatrième rubrique qui complète les précédentes en montrant le caractère
constructif de nos Assemblées et en liant intimement le travail à la vie de la
communauté et aux différents aspects de la discipline. Quand
certains sujets amorcés au cours de ces séances semblent nécessiter une discussion plus
importante, nous organisons un meeting, sur un thème particulier, par exemple : Peut-on
fumer ?
Il
y a un meneur de débat. C'est d'ordinaire le maître qui peut le mieux remplir cet
office. Il laisse s'exprimer longuement les diverses opinions; il organise le débat et il
aide à en tirer les conclusions. |
Correction des plans
de travail
Les graphiques
La séance coopérative
est précédée de la correction des plans de travail et de la préparation du graphique.
Ce
travail a été facilité en cours de semaine par l'examen individuel ou en coopérative
des travaux réalisés et dont l'exposition coopérative apporte témoignage. Notre pédagogie est à base de vie. Tout ce qui sert la vie y a sa
place et c'est au nom de cette vie que nous condamnons si radicalement des méthodes qui
avaient cru construire hors de ses données et de ses réalités inéluctables. |
|
Après tout ce que nous avons dit de l'éducation morale telle que
nous la réalisons dans nos classes, nous nous exposons à bien des redites en traitant de
la formation civique qui lui est si intimement liée. Comment préparons-nous le futur
citoyen ?
-
Par l'organisation et le fonctionnement de la Coopérative scolaire vivante, au sein de
laquelle les enfants s'entraînent à prendre leurs responsabilités.
- Par l'édition d'un journal scolaire qui initie
les enfants aux processus d'édition des journaux et, de ce fait, détruit en eux le culte
de la chose imprimée qu'exploitent les marchands de papier au service des politiciens.
-
Par les échanges interscolaires nationaux et internationaux qui élargissent l'horizon
des enfants et leur font comprendre ce que
sont, ce que doivent être la solidarité et la fraternité.
-
Par l'organisation de rassemblements d'enfants, sur le plan cantonal, puis départemental,
national et international. Ces rassemblements sont présidés par un bureau d'élèves
élus, et toutes questions portées à l'ordre du jour y sont effectivement discutées
avec un sérieux auquel n'atteignent pas souvent les assemblées d'adultes.
Il
n'y a pas de meilleure préparation au rôle de citoyen que cette pratique effective de la
liberté, de la coopération et de la démocratie.
-
Par les Assemblées générales de la Coopérative et la pratique du journal mural.
-
Par le plan de travail, les fichiers autocorrectifs et les conférences qui les
entraînent à prendre leurs responsabilités pour leur propre culture.
C'est le point d'arrivée qu'il faudrait pouvoir
comparer à ce qu'il est avec les méthodes traditionnelles. Malheureusement les mesures
impartiales sont difficiles à mener, parce que rares sont encore les enfants qui peuvent
bénéficier de l'enseignement nouveau tout au cours de la scolarité, et qu'interviennent
aussi des éléments scolaires (programmes et examens) et extra-scolaires (situation
familiale, santé, milieu) qui compliquent et brouillent les données.
-
Ils savent en toutes occasions prendre leurs responsabilités. Il en résulte qu'ils ne
s'engageront jamais sciemment dans aucune entreprise douteuse qui contredirait leur
dignité, leur souci de conscience et de loyauté.
-
Ils n'attendent jamais que les adultes leur imposent leur conduite ou leur travail. Ils
savent organiser leurs activités, et cela non seulement en raison de leurs tendances
personnelles, mais aussi en fonction de la communauté à laquelle ils sont totalement
intégrés.
-
Ils ont déjà acquis une culture. Ils ont été habitués à réfléchir et à discuter
sur une infinité de problèmes qu'on croyait réservés aux adultes. Nos visiteurs sont
toujours surpris de la maturité exceptionnelle de ces enfants.
Et
des hommes qui seraient du même coup des citoyens dignes de ce nom, capables de s'opposer
avec courage et énergie à toute intervention autoritaire qui prétendrait attenter à
leur dignité, susceptibles de réclamer jusqu'au bout le respect de leurs droits, dans le
cadre de la coopération et de la justice.
Ce
ne sont pas eux qui seront de passifs agneaux, tout prêts à être tondus. Ecoutez
quelques-unes de leurs réactions.
R., qui le critique, n'est pas non plus un de nos anciens, mais
il est depuis assez longtemps chez nous pour comprendre, avec sa vive intelligence quels
sont ses droits et comment il doit les faire respecter.
R.
écrit donc le texte ci-dessous, qui est une première passe d'arme.
On
me critique, on se moque de moi. On me prend pour une marionnette.
Cela
n'a probablement pas arrangé les choses car quinze jours après il écrit le texte
suivant qui est imprimé :
-
Borde-moi, Richard !
RICHARD
L'Ecole
traditionnelle habitue les enfants à obéir servilement et à se taire, à répéter
mécaniquement ce qu'on leur enseigne, à croire aux pages des livres ou à la parole du
maître. Elle prépare ainsi, bien qu'elle s'en défende, les citoyens dociles des
régimes de fascisme et de servitude, et les soldats disciplinés qui s'en iront mourir
pour des causes qui ne sont pas les leurs.
Nous ne rendrons la démocratie possible et
effective que si nous cultivons en nos élèves les qualités morales et civiques qui font
les hommes dignes et les citoyens courageux. |
Une expérience |
UNE INSTITUTION EFFICACE
: VOICI L'OPINION DES ENFANTS :
Voici
aussi quelques résultats sur le plan discipline.
-
Il y a des garçons qui disent qu'on marche à quatre pattes... Mais: "Aucune classe
ne réussit à monter silencieusement", dit le Professeur d'éducation physique. Et
Monsieur le Directeur nous a dit, étonné: "Aucune classe n'aurait été capable de
se mettre au travail comme vous sans personne". "Le perfectionnement n'est pas
la classe des fous comme on disait". - Le premier jour, quand j'ai voulu faire entrer les 15 garçons, 10 ont disparu, les 5 autres se roulaient dans la classe en criant. Et les grands prétendaient fumer en classe...
COMMENT SE PASSE ACTUELLEMENT UNE
SEANCE DU CONSEIL ?
Le
Président de séance a un rôle important : il doit assurer à tous le droit de parole et
pour cela faire régner un ordre et un silence rigoureux. Au début, c'est le maître qui
est Président.
Et
que dit-on ?
-
Beaucoup de choses et variées.
Voyons la séance du 24 mai
1958.
2°.
On se plaint beaucoup de Jacques :
3°.
Gérard et Alain coupent les cornes des escargots avec les ciseaux de la Coopérative :
4°.
Jacques n'a pu obtenir l'autorisation de visiter la fonderie. Il a essayé une parfumerie.
Il y retournera. (Il y est retourné en septembre : nous irons en octobre).
5°.
Une question du maître : "Pourquoi sommes-nous en classe à discuter au lieu d'aller
enquêter chez le fraiseur ? ça ne me gêne pas, nous irons plus tard".
-
Parce que le travail n'est pas fini.
Les
problèmes de discipline deviennent des problèmes d'organisation...
6°.
Jean-Pierre voudrait bien qu'on active le journal pour qu'on puisse faire les assiettes
pour la Fête des Mères. Il propose de copier des poèmes et de les décorer : il en a
trouvé dans une Gerbe qui lui plaisaient. Il serait naïf d'espérer une réunion aussi
riche au bout de quelques mois. |
EVOLUTION DU CONSEIL DE COOPERATIVE
Avant de parler de l'évolution du Conseil, il faut
dire que ces observations, ces conclusions provisoires s'appuient cependant sur neuf ans
d'expérience. Si je parle de mon expérience, ce n'est pas parce qu'elle est unique ou
intéressante, mais seulement parce qu'il vaut mieux parler de ce qu'on connaît.
Moniteur
de colonie de vacances, j'avais 20 garçons de 14 ans, dont quelques rouspéteurs
professionnels qui n'étaient jamais d'accord avec le programme que je proposais; le
programme fut décidé en commun chaque matin : 1/4 d'heure de discussion et aucune autre
discussion dans la journée.
Le
même système a été utilisé deux ans au Patronage Laïque avec des groupes mixtes de 6
à 14 ans, dans une colonie avec 35 garçons et filles de 14 ans, ensuite dans une colonie
maternelle, 33 petits de 4 à 7 ans. |
-
Enfin, depuis trois ans dans une classe de perfectionnement de 15 à 20 débiles légers
de 8 à 14 ans. Vous avez assisté à une des dernières séances.
1°.
Au début, il n'y a rien. Silence : inhibitions personnelles, méfiance, incompréhension
devant cette nouveauté.
Le
remède ?
Il
suffit de refuser de régler les problèmes hors du Conseil:
- On
verra ça au Conseil.
Cela
permet de faire passer le problème (affectif souvent) sur le plan intellectuel : de faire
réfléchir, d'empêcher l'impulsion et le passage à l'acte.
Mais au
Conseil "ça parle". Trop. Trop longtemps. Les séances durent une demi-heure,
trois quarts d'heure; elles sont mortelles. Et le groupe se lasse des histoires
particulières et "on critique ceux qui critiquent". Il suffit d'accélérer le
processus en plaçant immédiatement après le Conseil une séance de ballon par exemple.
Et une proposition se fait : "Il faut laisser de côté ces détails". |
Quand la
moitié des bras se lèveront, l'histoire sera jugée intéressante et l'orateur se taira. 3°.
Enfin apparaît la phase d'efficacité :
- Critiques
précises accompagnées de propositions;
- Projets
d'activité;
- Propositions
concrètes d'organisation ou de réforme. |
DEUX FORMES DE DEGENERESCENCE DU CONSEIL DE COOPERATIVE ONT ETE
OBSERVEES. Ces kapos, ces jeunes gardiens de l'ordre, donnent libre cours à
leur goût de domination. Une bonne classe traditionnelle avec un maître humain est plus
éducative que ces "coopératives". |
L'ACTION
THERAPEUTIQUE DE LA COOPERATIVE
Serge ne
peut plus se mettre en colère sans rire. Chaque jour quand il "piquait sa
crise", il était invité à venir au centre de la classe. Nous observions
scientifiquement les effets de la colère sur l'être humain : l'oeil vif, la coloration
de la peau, le cheveu hérissé... La classe aussi apprenait à se protéger contre le
choc psychologique que produit l'individu en colère. |
Nous avons vu, à Pâques, comment la
classe entière avait aidé Francis à vaincre ses inhibitions et lui avait permis de
parler. |
OURY (Paris) |