Bibliothèque de Travail et de Recherches au n° 15 de L'EDUCATEUR 20 Juin 77 Participations de : |
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Après la publication de la B.T.R. 18-19
« Dans les traces du tâtonnement expérimental »
Participations écrites à la Rencontre de Nice 1976
- Des idées, des impressions... Participation à la
Rencontre de Nice
Christian POSLANIEC
- Réflexions théoriques à
partir du journal scolaire
Michel LAUNAY
- Aspects du tâtonnement expérimental
Henri VRILLON
- Le tâtonnement expérimental
des groupes sociaux
Roger FAVRY
- Des questions sur notre
propre tâtonnement de groupe
Xavier NICQUEVERT
- L'essentiel est de se mettre en route
Henri VRILLON
DEUXIEME PARTIE
Autour de la notion d'acte réussi
- Tâtonnement
expérimental et pédagogie de la réussite
Michel BARRE
- Eclairage par la biologie de
la notion d'acte réussi
Christian POSLANIEC
- L'inné et l'acquis ou
l'hérédité et l'apprentissage
Essai de vulgarisation d'un exemple
précis. A partir des livres
d'Henri LABORIT notamment Les
Comportements (Masson et Cie)
1973, et de l'article d'André HOLLEY La
perception des odeurs
(La Recherche n° 58 juillet-août 1975)
Christian POSLANIEC
- Réflexions à partir de
l'article de Michel Barré
Michel LAUNAY
PREMIERE PARTIE
· Après la publication de la B. T.R n° 18/19 : Dans les
traces du tâtonnement expérimental.
· Participations écrites à la rencontre de travail sur le
tâtonnement expérimental (Nice, août 1976).
Vers un dépassement coopératif de la
théorie, de Freinet ? (1)
Jacques CAUX
Voici quelques notes et réflexions suite
à une relecture actuelle de l'EXPERIENCE TATONNEE de C. Freinet, parue en 1948 et à
laquelle est consacrée la B.T.R. 18-19. Ce ne sont que des réflexions, aussi ne
prétendent-elles pas être définitives. Elles peuvent pourtant servir d'ouverture à
discussions.
Si elles pouvaient être les
prolégomènes à un futur dépassement coopératif de la théorie de Freinet, j'en serais
le premier satisfait.
*
Le texte général en reste très
clair ; le souffle y est puissant et constant. Il est limpide et simple ; aussi
a-t-on d'emblée tendance à y souscrire totalement.
Loin de moi l'idée de la rejeter, car
cette cohérence générale m'a permis, pendant des années de voir autrement mon métier,
les enfants qui m'étaient confiés, ma vie même.
Mais c'est un texte philosophique qui me
semble aujourd'hui peu étayé ; génial certes, mais dont la simplicité cache, je
crois, des insuffisances. Qui n'en a pas ?
Ce texte a pu paraître révolutionnaire
en 1948. Je ne crois pas qu'il puisse l'être encore aujourd'hui - sauf sous la forme d'un
credo global.
Il est néanmoins une base d'étude
solide et irremplaçable.
Souvent Freinet dit : « Il
faudra étudier ceci, creuser cela, expérimenter... » Et justement, cette
expérimentation précise, profonde, délicate, n'a pas été menée, ni par Freinet, ni
par nous-mêmes. C'était pourtant à nous qu'elle incombait. Aujourd'hui, en 1976, je
crois que nous avons pris quelque retard. D'autres que nous ont mené cette étude du
comportement : psychologues, neurologues, biologistes, etc. La plupart de leurs
conclusions ne sont d'ailleurs pas en désaccord avec la théorie de Freinet.
( 1) Titre de la rédaction
A nous maintenant de les y intégrer pour
conserver le caractère global et original de la théorie du tâtonnement expérimental,
mais en y apportant les validations, alors nécessairement manquantes mais que Freinet
lui-même demandait.
Nous pouvons prendre un exemple simple,
Freinet dit « Il y aura à examiner le nombre, l'ordre, le rythme
d'acquisitions de ces expériences tâtonnées ».
Mais c'est tout ce qu'il dit, et, dans
les exemples qu'il donne, il ne fait pas référence à des âges précis, au moins à des
périodes.
Or, Piaget et Wallon - pour ne citer
qu'eux - ont mené, avec leurs moyens propres, cette étude des stades du développement.
A nous de les étudier, de les intégrer
dans notre théorie générale pour l'enrichir et la rendre aussi plus crédible.
*
Freinet fustige le spiritualisme - le
primat de l'âme - Théorie encore fort répandue au début du vingtième siècle et
héritage de notre passé chrétien.
Il se pose nettement en
matérialiste ; il postule pour un développement progressif de l'individu. Il montre
bien que l'homme se construit par appropriations successives, par différenciation de plus
en plus poussée. D'être indifférencié à la naissance, uniquement mû par des
décharges, des demandes d'ordre physiologique, il construit peu à peu des réactions de
plus en plus différenciées grâce à et contre l'action de son entourage, qu'il soit
naturel ou humain.
Néanmoins, si l'hypothèse est
scientifiquement posée, la démarche n'est pas menée à son terme de la même manière,
en ce sens qu'il n'appuie pas son argumentation sur une expérience stricte.
Au contraire, il l'appuie seulement sur
des données d'observation (non contrôlées expérimentalement), sur une intuition
géniale, mais où, parfois, transparaissent et se glissent des idées passéistes.
Je ne lui en fais pas grief. Il avait
autre chose à faire. Mais cette philosophie sensible de l'éducation (du devenir humain)
- si nous n'y prenons garde - nous risquons de la prendre telle quelle - comme une
idéologie, un dogme. Il nous faut avoir le courage, aujourd'hui, d'en voir les limites,
les manques. Nous avons le devoir de compléter ce bel édifice que Freinet n'a pu, tout
seul, mener à son terme. Encore une fois, il nous le demande.
Nous n'avons alors que deux démarches
possibles :
- ou bien nous dépassons ces manques par
un prolongement tout aussi philosophique, tout aussi génial et intuitif ;
- ou bien, par une expérimentation
scientifique des points abordés par Freinet valider ce qu'il a avancé ; et aller
plus loin.
*
Freinet, quoi qu'il en dise, n'est pas
totalement dégagé des idées dominantes du 19e siècle bourgeois et libéral.
Si sa démarche est généralement dialectique, il reste parfois dépendant de la notion
de l'hérédité des dons. Il projette sa propre vision de la vie en pensant qu'elle peut
être automatiquement généralisée.
*
Je crois profondément que la plupart des
points avancés par Freinet sont vrais ; mais ils restent souvent par trop
simplistes, mécanistes.
Je crois, tout aussi profondément, que
l'expérience tâtonnée résistera victorieusement
à toute expérimentation - mieux, qu'elle en sortira plus solide. C'est d'ailleurs ce que
nous avons modestement tenté, pour quelques points particuliers, dans la B.T.R. n°16.
Je voudrais maintenant entrer un peu plus
dans le détail.
La vie est
C'est une évidence ; mais aussi un
acte de foi. C'est dire qu'elle ne peut faire avancer que ceux qui y croient, en tant que
donnée dynamique.
Alors, la vision du monde devient
positive ; alors on se met à croire en l'enfant et en l'éducation comme des possibles.
Mais les comparaisons, pour belles
qu'elles soient, me semblent simplistes. Un petit d'homme, un cerveau d'enfant, c'est
tellement et tellement vite, plus complexe qu'un grain de blé ou un torrent qui
coule !
De plus, l'emploi des mots semble souvent
imparfait, manquer de précision. Les tâtonnements de la plante sont bien
prédéterminés, non empreints de la moindre liberté.
Sont-ce encore des tâtonnements ?
Ou alors, peut-on dire que les
tâtonnements de l'enfant soient du même ordre ?
Enfin, la maturation lente et graduelle
(aussi corticale et neurologique) du petit enfant, si elle lui impose un ordre strict, lui
donne aussi justement et très rapidement une marge de liberté dans sa construction
individuelle. Disons une part d'originalité, de singularité (notion qui semble absente
du texte de Freinet).
Les tâtonnements de l'enfant ne restent
pas longtemps aveugles. L'enfant ne reste pas longtemps mû par le simple désir de la
satisfaction de ses besoins élémentaires. Sinon, faudrait-il croire qu'il n'est mû que
par un aveugle élan vital ? Quelle religiosité !
Potentiel
Cette notion de potentiel, apportée par
Freinet, est très importante et positive. Malheureusement elle n'est pas corrigée par
celle de maturation. Or, on sait maintenant que, si une possibilité n'a pas été
essayée, expérimentée à l'époque favorable d'une maturation spécifique, elle ne
pourra plus se développer.
Deuxième Loi
Introduction d'un mode de pensée
nettement dialectique.
Troisième Loi
Encore une idée révolutionnaire en son
temps.
Il n'y a pas d'hérédité psychique.
L'être n'est d'abord que du
physiologique.
Pourtant elle est insuffisamment
étayée.
Car, à la sixième loi, on verra
réapparaître la notion de l'hérédité (il y a des enfants doués et des enfants
non-doués).
Car, si l'enfant n'a que l'aptitude à
tâtonner, on aimerait savoir pourquoi. Si ce tâtonnement est répandu partout et est de
même nature, il n'est pas une spécificité humaine. Alors, qu'est-ce qui fait qu'on
devient homme ?
Ce tâtonnement expérimental est une
notion encore mal explicitée. Il est dit mécanique au départ, puis systématisé, puis
non-anarchique ni hasardeux (à remarquer qu'il n'est jamais dit intelligent).
Freinet dit ce tâtonnement uniquement
motivé par « le complexe fonctionnel ». On ne peut pas être plus flou.
Cinquième Loi
La règle de vie.
Ici, il est nécessaire d'étudier avec
biologistes et autres des notions telles que : trace - mémoire - tendance.
Freinet ne parle pas des expériences
négatives qui deviennent règles de vie (ou alors, il les prend pour des
« perversions »).
Freinet méconnaît les régressions
nécessaires et utiles.
Sixième Loi
Il y a des individus perméables
à l'expérience. D'autres non. Notion dangereuse. Est ici sous-jacente la notion de
l'hérédité des dons. Freinet se pose une question que nous lui avons refusée depuis
longtemps (cf. notre propre sectarisme) : comment mesurer l'intelligence ? Et ne
se montre pas opposé aux tests, loin de là.
Il définit l'intelligence comme une plus
ou moins grande adaptabilité aux leçons des propres expériences de l'individu.
C'est peut-être vrai ; mais cela
reste à démontrer.
De plus, rien n'est dit de la manière
avec laquelle le tâtonnement, de primaire qu'il est au début, devient intelligent ;
quelles sont les étapes, le mécanisme ?
Y a-t-il une différence de nature entre
un tâtonnement primaire et un tâtonnement intelligent -ou une différence de degré ?
En tout cas, Freinet quitte ici son idée
de construction progressive de l'individu. C'est important, il introduit des hiatus
obscurs dans les étapes de ce développement.
Septième Loi
L'acte réussi entraîne automatiquement
sa répétition.
Voici une citation. Devinez
l'auteur !
« ... avec un besoin de répétition, écho de la
répétition des besoins de découverte de cet enfant, comme s'il s'efforçait d'acquérir
des schémas d'action, de les consolider dans un système de réactions circulaires,
activités répétitives aboutissant au maintien ou à la re-découverte d'un résultat
nouveau intéressant... » (Piaget)
L'imitation. Faire pour soi et la
rendre sienne l'expérience réussie d'un autre. L'imitation ne résulte jamais d'un
raisonnement, d'une conscience. L'imitation ne demande pas d'effort.
Je m'étonne que nous n'ayons jamais
relevé cela.
C'est très important, pas du tout
évident, sujet à caution.
On ne voit pas du tout, ainsi, le mobile
de l'imitation.
Pourquoi alors y a-t-il un choix de fait
dans les actes imités ?
Enfin, et il faut bien que je me mette à
en parler, une notion n'est pas encore apparue jusqu'ici et n'apparaîtra quasiment
pas : c'est l'émotion, l'affectivité.
Il y a là un manque très important que
l'on ne peut comprendre qu'en le reliant à la personne même de Freinet.
D'ailleurs, Freinet emploie certains mots
avec un sens imprécis et en contradiction avec le sens commun. Ainsi de la déviation, de
la sublimation, de la compensation, du refoulement.
On note, bien entendu, une
méconnaissance (ou un refus) des théories psychanalytiques, de tout ce qui a trait à la
sexualité, aux pulsions en général (à part le très bergsonien élan vital).
Treizième Loi
Je trouve la théorie de la brèche
expliquée en termes mécanistes. Un comportement, c'est beaucoup plus complexe.
Quatorzième Loi
De la tendance.
Ici, je crois qu'il y a oubli, de
l'existence de notions telles que l'agressivité, la contradiction, le conflit.
Quinzième Loi
Personnellement, je trouve la notion de
recours-barrières très positive. Il n'y a rien à redire. Elle reste d'une grande
originalité et d'une grande utilité éducative.
Dix-septième Loi
Pour Freinet (il y insiste plusieurs
fois) le processus du tâtonnement expérimental est unique et universel. Pourtant on peut
se poser des questions : ce tâtonnement, est-il vraiment le même pour :
- un bébé cherchant à téter,
- un bébé souriant,
- un garçon voulant grimper à un arbre,
- un garçon jouant au foot comme son
grand frère,
- un garçon de 6 ans, 10 ans, 16 ans,
s'interrogeant sur ses origines réelles
- un adolescent résolvant un problème
- un ouvrier devant une tâche nouvelle
- un savant à la recherche d'une
nouvelle théorie.
Dix-huitième Loi
Le torrent de vie.
L'envolée philosophique ne peut nous
empêcher d'y voir la propre projection de Freinet.
« La solution idéale du processus
vital sera donc de devenir chef du peloton... »
Il s'agit vraiment d'une résurgence
provenant de la société libérale bourgeoise du 19e... Etre un chef, solution
idéale ? Et les autres ? »
*
Je trouverai encore plus loin des points
qui me semblent litigieux.
« Avant l'époque décisive du
sevrage, la complexité des problèmes n'a pas encore débordé le milieu réduit du sein
et du berceau ».
Si, car ce serait encore faire fi de
toute la construction du comportement affectif.
Il n'y a pas que la quête de nourriture.
Il y a la quête du plaisir, de la caresse. Il y a la vision, et l'audition, déjà
développées.
Il y a tout cet ensemble complexe, ce
réseau de paroles : le bébé est parlé, nommé, qualifié, etc.
Mais quand Freinet veut chercher
l'explication des étapes du développement à la fois dans la « nature » et
dans le milieu, il a parfaitement raison et il revient à une hypothèse scientifique.
De même pour l'étude rationnelle des
moyens, outils et techniques d'emplois mis en uvre par l'enfant et ceci pour
révéler les processus d'acquisition.
Pourtant, quand Freinet tentera de
définir ces outils, ces comportements, (on dit aujourd'hui les stades), il reste dans le
vague et ne donne jamais de périodes, d'âges. Que la reptation se fasse avant la
quadrupédie, je le comprends. Mais il est un âge où la reptation est acquise, doit
être acquise ; sous peine de ne l'être jamais. Acquise, oui, mais elle continuera
de se perfectionner grâce à d'autres acquisitions postérieures. (On peut revoir, ce
qu'a développé Le Bohec au congrès de Tours).
Il y a des périodes limites dans les
acquisitions, dans les stades. Sur le plan éducatif, c'est quand même important à
savoir.
Mais chaque acquisition ensuite, profite
des autres, s'y enroule en quelque sorte pour s'affiner encore et devenir de plus en plus
complexe.
C'est là justement que la notion
linéaire et simpliste du Tâtonnement Expérimental se trouve pratiquement en défaut.
Il arrive un moment (je reste à dessein
dans le vague, car la discussion est ouverte) où le tâtonnement ne peut plus être
qualifié de tel : par sa rapidité, par sa précision, par sa complexité, et il ne
s'agit plus d'un tâtonnement, mais bien plutôt d'un mode de fonctionnement supérieur,
ce que Piaget appelle le processus opératoire.
OUTILS DE TRANSITION
Le Jeu
Où se placent l'imitation ?
le faire-semblant ?
le jeu symbolique ?
La notion de perservion reste, chez
Freinet, prisonnière d'une vision bourgeoise héritée du christianisme.
Troisième Loi
« L'homme a précipité et
différencié son propre tâtonnement par l'emploi d'outils ». Oui, mais
pourquoi ? Et comment ? Ici, il faut donner sa part à la biologie :
existence d'un cortex qui vient à maturité à un certain âge ; existence d'une
myélinisation tardive.
Septième Loi
« Il est possible de déterminer
les stades ». Oui, c'est fait, pratiquement.
Des stades qui finalement se recoupent
que l'on applique une grille biologique, neurologique, psychologique, etc.
Le 7e jour, le 9e
mois, la 2e année, ça existe.
Dixième Loi
Plus l'individu est apte, plus il est
intelligent.
Mais Freinet, dangereusement, ne parle
pas de l'éducation possible de cette aptitude, de l'influence du milieu sur cette
aptitude. On ne naît pas apte à l'intelligence, on le devient - ou plutôt -on nous le
fait devenir. Sinon, on tombe dans la croyance aux dons, à celle de l'hérédité de
l'intelligence. Je ne livre ici que quelques réflexions. Je suis prêt à changer d'avis.
Je suis prêt à une discussion approfondie, franche et loyale. Comme je suis prêt à
participer à la mise au point de situations expérimentales dans lesquelles il s'agira de
vérifier le bien-fondé de ce qu'a avancé Freinet. C'est ainsi, je crois, que nous
resterons fidèles à sa mémoire.
Jacques CAUX
***
Participation à la rencontre sur le tâtonnement expérimental
Christian POSLANIEC
Ce qui suit n'est pas un texte mais des
idées et des impressions jetées sur le papier en suivant Freinet pas à pas. Cela peut
être repris, trituré, jusqu'à devenir bien commun, exprimé dans un style commun.
Les numéros de page renvoient à la
B.T.R. 18-19.
Impression n° 1 : L'idée du tâtonnement expérimental
est loin d'être une hypothèse dépassée. Surtout à la lumière de la biologie du
système nerveux qui tend et tendra de plus en plus à devenir le lien entre pas mal de
sciences humaines.
Mais certaines formulations ont vieilli
ou basculent presque vers une certaine forme de mysticisme, et nous avons à nous en
défier, de peur de récolter des querelles de mots quand nous atteindrions des débats
d'idées.
Ceci est sensible dès la première loi
où Freinet parle de « but transcendant » (p. 8). Et toute l'explication tend
à accréditer cette idée que le sens de la vie nous dépasse. Freinet décrit l'homme
décrivant la rivière comme si ce dernier était incapable de découvrir les lois qui
font mouvoir l'eau. Or ces lois physiques (la gravité, il le dit quelques pages plus
loin) ne présentent plus guère de mystère. L'exemple mériterait d'être développé
ainsi, d'une façon matérialiste : ainsi en est-il de la vie qui ne reste
inexpliquée que tant qu'on n'a pas découvert les lois. Au lieu de cela, on aboutit
à : « la vie se « sent », mais il est bien délicat d'en
découvrir les règles et les lois » (p. 9). Digression anecdotique : à la
fac, dans une dissertation très sincère, j'avais écrit quasiment la même phrase que la
précédente, à propos de poésie. Le prof avait mis dans la marge : « comme
la moutarde ! » J'ai eu envie d'en faire autant pour Freinet. C'est, à mon
avis, la partie la plus faible de la démonstration et des détracteurs auraient tôt fait
d'y découvrir une transcendance mystique. C'est pourquoi je préfère que ce soit nous
qui tâtillonnions !
Idée n° 1 : A observer les
enfants, Freinet a vraiment découvert des trucs que la biologie découvre, actuellement,
par d'autres voies. En particulier ce qui concerne la dialectique entre la pression des
instincts (qu'on appelle aussi besoins fondamentaux) et le tâtonnement qui conduit à
sélectionner les réponses les plus efficaces pour répondre à cette pression (c'est
aussi le principe d'évolution des espèces !).
Freinet découvre aussi la loi
d'économie de l'effort qui parait essentielle à bien des sciences (physique, chimie,
linguistique, biologie, etc.) sans lui donner, toutefois, l'importance qu'on lui attribue
ailleurs. Il découvre également la mécanisation du comportement efficace sélectionné
au cours du tâtonnement. C'est, déjà, la théorie des trois cerveaux (cf. Eclairage par
la biologie) : le cerveau reptilien (hypothalamus) programmé héréditairement
(besoins fondamentaux) faisant pression sur le comportement ; le cerveau
orbito-frontal (ou néocortex supérieur) tâtonnant, à partir, d'une part, de la
pression des instincts et, d'autre part, des matériaux disponibles, soit parce qu'ils
sont présents dans l'environnement, soit parce qu'ils sont déjà engrangés dans le
cerveau médian (ou système limbique) ; enfin, le système limbique mémorisant,
sous forme de comportement stéréotypé, le comportement efficace sélectionné.
Freinet a même découvert le principe de
gratification qui permet de mémoriser. La seule chose qu'il n'a pas vue complètement (et
pourtant c'est présent, en filigrane, dans la deuxième partie quand il attaque la
scolastique), c'est que les expériences désagréables (nociceptives) peuvent être
intégrées de la même façon que les actes réussis si, au lieu de s'appuyer sur le
plaisir et la gratification, elles s'appuient sur la menace, la coercition et la punition.
En d'autres termes, quand on a le choix entre deux expériences désagréables (apprendre
une leçon ou prendre une râclée, par exemple) on choisit évidemment la moindre. Dans ce cas, Laborit l'explique très
bien quelque part, une éventualité de punition non réalisée équivaut tout à fait à
une récompense. C'est précisément ainsi que s'inscrit, chez l'enfant, toute la morale,
toute l'idéologie reconnues indispensables par une société. * Et c'est seulement en
affinant ce point que Freinet a négligé qu'on
parviendra à définir, si on peut se contenter d'une pédagogie fondée sur le
tâtonnement expérimental ou si l'on doit l'accompagner d'une pédagogie du
déconditionnement.
(*) Freinet se laisse prendre
partiellement au piège, parfois. Cf. la dix-huitième loi (p. 23) et sa référence à la
compétition.
Idée n° 2 :La
sixième loi (p. 14) mérite une discussion approfondie car c'est une définition de
l'intelligence (qu'on retrouve plus loin d'ailleurs). Ce qui me parait important à
discuter ce sont les trois points suivants :
l) On peut dire que c'est le principe
d'adaptation qui est décrit. L'adaptation étant la caractéristique humaine, par
excellence, ou plutôt la capacité à l'adaptation.
2) Or le rôle de l'idéologie qui se
comporte comme un ensemble de lois normales, nécessaires, indispensables même, alors
qu'elle n'est que le principal soutien dun type de société, ce rôle est
important. En effet, un individu peut être parfaitement adapté soit aux lois de
l'espèce, soit aux lois idéologiques. Dans ce dernier cas, on peut très bien obtenir un
arriviste de première grandeur qui deviendra riche, puissant, etc., et s'élèvera au
sommet de la hiérarchie sociale. Est-ce cela que nous voulons ? Le cas s'est déjà
produit concrètement ! Et c'est toute notre conception politique qui est en jeu.
3) Et, paradoxalement, la théorie
accroche à l'autre bout. Si être intelligent c'est être adaptable, cela signifie lutter
contre les éléments qui entravent la satisfaction des besoins fondamentaux. Imaginons la
société utopique (qui nous sert plus ou moins de référence, à tous) dans laquelle
tous les désirs seraient satisfaits sans effort : ce serait une société de crétins, ou
une société qui tournerait ce besoin de lutte vers d'autres domaines : la recherche
scientifique, les arts... etc., qui deviendraient alors des besoins fondamentaux acquis.
En d'autres termes, pour être
intelligent, il faut avoir des besoins et des insatisfactions ! Cf. l'enfant couvé.
Impression n° 2 : La façon dont Freinet décrit l'enfant
en termes énergétiques rejoint curieusement la partie la plus contestée de Reich :
l'orgonomie. Ce serait intéressant d'y aller voir d'un peu plus près.
Idée n° 3 : "En cas de
dégénérescence, de trouble grave ou de détresse, l'individu cesse, provisoirement ou
définitivement, tout tâtonnement nouveau, cause d'insécurité, et se rabat sur les
seuls automatismes primitivement et définitivement acquis" (p. 27).
Je pense que le
« définitivement » est, heureusement, faux. Sinon, cela signifierait que tout
comportement acquis est définitif et, dans ce cas, autant laisser tomber tout de suite la
pédagogie Freinet car les comportements compétitifs acquis par les gosses scolastisés
ne peuvent jamais être défaits !
En fait, il faut insister, je crois, sur
ce cas particulier qui est notre pratique pédagogique : l'insécurisation des
enfants porte justement sur les automatismes précédemment acquis et remis en cause par
nous. Heureusement que pour la plupart on parvient à désagréger les automatismes de
passivité/devoir - leçon/discipline/compétition/individualisme, etc. Cela nécessite
peut-être une explication plus fine. C'est une histoire à trois éléments, en fait. Il
y a l'instinct qui pousse à obtenir, par exemple, son adaptation dans la société (quel
que soit le besoin fondamental à l'uvre là-derrière). Face à ce besoin, il y a
trois réponses possibles : l'échec, la réussite par menace de punition, la
réussite par promesse de plaisir. La plupart du temps, seules les deux premières sont
proposées, et l'automatisme est acquis (puisqu'il y a réussite). Or, nous arrivons
là-dessus, mettons en cause, d'une façon ou d'une autre l'automatisme tout en proposant
une nouvelle possibilité de réussite fondée sur le plaisir (lui-même étayé par
d'autres besoins fondamentaux). Dans ce cas, l'insécurité et son corollaire,
l'agressivité, peuvent se résoudre en action et gratification. On peut donc
déconditionner, à condition de s'appuyer sur les besoins fondamentaux. Bien entendu,
cela doit être regardé de près car ce n'est ni toujours possible, ni avec tout le
monde !
Impression n° 3 : Il manque, à tout le moins, p. 23, une
définition de la perversité. C'est pour le coup que ça vaudrait le coup d'être
étudié en termes énergétiques de déplacements-accumulation, court-circuit, etc. C'est
ce qu'a fait Reich.
Idée n° 4 : La dixième
loi (p. 32) est une définition de l'Homme. Je la commenterais ainsi :
Un homme se caractérise par son
adaptabilité et ses outils d'adaptation que n'ont pas les animaux qui eux, réalisent
d'emblée, héréditairement, les actes nécessaires à la survie de l'espèce (se
nourrir, construire un nid, etc.).
Le principal outil de l'adaptation c'est
le système nerveux complexe de l'homme, système qui comporte, contrairement aux autres
animaux, un troisième étage (en l'occurrence le néocortex orbito-frontal) qui permet le
tâtonnement expérimental, à la recherche de solutions originales. Mais ce troisième
cerveau étant le terme actuel d'une évolution longue et complexe, on comprend qu'il
faille un temps long de maturation pour qu'il devienne utilisable. D'où la longue phase
où le bébé humain n'est pas encore autonome, contrairement aux petits animaux qui sont
autonomes très vite car ils n'ont pas à se construire cet instrument.
Vivre, pour un être humain, c'est
s'adapter sans cesse, tâtonner sans cesse (en automatisant au fur et à mesure). Tout
arrêt de tâtonnement est une mort. L'équilibre, c'est la mort.
Le champ de conscience, l'aptitude à
communiquer, sont directement proportionnels à la durée du tâtonnement possible. En
étudiant les génies précoces on se rendrait peut-être compte qu'il s'agit tout
simplement d'enfants ayant trouvé dans leur milieu de vie la possibilité de commencer
très tôt un tâtonnement dans un domaine donné, ce qui leur a permis d'avoir, dans ce
domaine, un tâtonnement plus long que la moyenne. C'est particulièrement évident pour
les musiciens (créateurs et virtuoses).
A l'opposé, les enfants couvés (que ce
soit par une attitude enveloppante de l'un des parents ou les deux, ou que ce soit par un
milieu de vie particulièrement gratifiant sans efforts) ont un tâtonnement réduit car
pendant de longues années on ne leur permet pas d'avoir assez de besoins non satisfaits
pour qu'ils entreprennent assez de tâtonnements nécessitant un effort.
Ce que Freinet ne dit pas, c'est que
chaque tâtonnement s'automatise en intégrant (synthèse dynamique, composition) les
tâtonnements préalables. Ce ne sont pas simplement des batteries d'outils successifs à
la disposition de l'individu mais une machine de plus en plus complexe et de plus en plus
apte à une adaptation à des conditions complexes. Cela signifie que chaque acquis, au
lieu d'être un plus quelque chose ajouté à l'acquis précédent, provoque une mutation
de l'ensemble telle que le produit est différent de ce qu'il y avait avant. Chaque acquis
transforme l'individu en un autre individu. Il suffirait donc d'accumuler,
quantitativement, suffisamment d'occasions de tâtonnements pour que, qualitativement,
l'individu se transforme sans cesse. C'est important de creuser cette idée car c'est
effectivement ainsi que nous procédons dans la classe sans comprendre ce qui se passe en
fait.
Il me semble qu'on peut trouver trois
types d'individus dans la société actuelle :
l) Ceux qui tâtonnent en permanence et
continuent à gravir l'escalier de Freinet. Ceux-là font des adaptations au fur et à
mesure et quasiment sans douleur (cela nécessite une aptitude à supporter la légère
insécurité permanente que produit ce mode de vie. Chercher du côté de l'éducation
première ou des conditions de vie premières).
2) Ceux qui tâtonnent seulement quand le
déséquilibre est si fort que ça devient le seul moyen de survivre. Fonctionnement à
coups de crises (dépressions nerveuses, crises de mysticisme, périodes d'exaltations,
etc.) C'est là qu'on trouve les dogmatiques (quel que soit le dogme !) qui pendant
toute une période se réfèreront exclusivement à leur dogme jusqu'au moment où les
conditions extérieures auront accumulé de telles contre-preuves à ce dogme que
l'insécurité l'emportera sur la sécurité d'où crise, angoisse et désespoir,
recherche désespérée et tâtonnante d'une autre plate-forme sécurisante. Ce sont des
personnes incapables de supporter l'insécurité quotidienne.
3) Ceux qui ne tâtonnent plus, qui sont
figés en un point quelconque et sont devenus incapables de tâtonner. Ce sont des
morts-vivants que rien ne peut atteindre sauf un bouleversement de leur milieu de vie. Ils
présentent, à un autre niveau, toutes les caractéristiques des autistiques. Ils sont
légion. Ce sont probablement ceux à qui on n'a pas permis de tâtonner dans leur prime
jeunesse (soit en les couvant, soit à coups d'interdits). Ceux-là ne sont jamais des
individus mais des pantins animés, des images ou copies-conformes d'êtres idéologiques.
Il faudrait envisager une régression complète avec eux (dans le cadre d'une
psychanalyse) mais ce sont précisément ceux qui n'y auront jamais recours parce qu'ils
n'ont aucune crise d'insécurité.
Conclusion : Il y a plein d'autres points qui me
paraissent intéressants dans les théories de Freinet, mais ce n'est pas un catalogue que
je fais. Aussi, les mots-clés des débats à creuser, à mon avis, c'est :
idéologie et son mode de fonctionnement ; déconditionnement et automatismes ;
tâtonnement expérimental et orgonomie ; tâtonnement expérimental et biologie du
cerveau ; synthèse dynamique des acquis précédents ; y a-t-il une loi qui lie la durée
du tâtonnement expérimental à l'intelligence (capacité d'adaptation) ?
Christian POSLANIEC
***
Réflexions théoriques à partir du journal scolaire
Michel LAUNAY
De
l'application de certaines techniques pédagogiques, comme le journal de classe, à la
découverte des rapports entre l'éducation publique et les contradictions de la
société, on voit qu'il n'y a qu'un pas. Il reste peut-être à en franchir encore
un : la formulation des principes théoriques et scientifiques impliqués par notre
pratique. La meilleure manière de franchir ce pas est peut-être de relire, à partir de
nos comptes rendus d'expériences, le livre Linguistique et enseignement du français, et
de dialoguer avec leurs auteurs, Emile Genouvrier et Jean Peytard, et avec Jean-Claude
Chevalier qui écrivit la préface du livre. La préface de Jean-Claude Chevalier a
précisément pour axe une réflexion critique sur la pédagogie Freinet. Chevalier
commence par reprendre à son compte la critique de la scolastique développée par
Freinet : « On veut libre expression et créativité. Comment ne pas se
réjouir de voir tant de maîtres, se réclamant de Freinet et de quelques autres, abattre
les murs de l'école pour découvrir à l'élève la vie ? Comment ne pas se joindre
à eux ? ». Puis il y regarde d'un peu plus près et s'inquiète :
« Si l'éloquente protestation de Célestin Freinet a été un des moments
importants des débats pédagogiques contemporains, s'il fallait que quelqu'un vînt pour
rappeler que l'école est faite pour les enfants et non l'inverse, s'il fallait que
quelqu'un jette à la face des tenants d'une école impérialiste le grand défi de la
créativité, de la liberté et du bonheur, on s'inquiète lorsque cette grande voix de
contestation devient parole dominante ».
A vrai dire
il ne semble pas que cette dernière éventualité (la voix de Freinet comme parole
dominante dans l'enseignement français) corresponde à la situation de 1970 et à
l'évolution des années 1970-1975. L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne évalue à
un maximum de 10 % le nombre des enseignants français qui pratiquent les techniques
Freinet, ajoutant seulement que l'activité de ces enseignants développe autour d'eux une
« audience » plus large : mais le rapport des forces entre
« l'école traditionnelle » et « l'école moderne » reste encore
de beaucoup en faveur de la première, à la fois à cause du poids de la hiérarchie
officielle et à cause de la lenteur habituelle des mutations dans les murs et les
attitudes. Mais la remarque de Chevalier est peut-être le reflet de sa situation de
linguiste en 1970, qui lui a peut-être fait percevoir les dangers de toute parole
dominante, fût-ce celle de Freinet. Et comme Freinet lui-même est un adversaire résolu
de toute parole dominante, fût-ce la sienne, et de toute domination de la parole, comme
le texte libre a précisément pour but de faire passer les enseignants et les enseignés
du rapport dominant-dominé à un rapport coopératif, je crois qu'on peut passer outre,
d'autant plus que de nombreux enseignants qui tentent de faire une synthèse personnelle
entre la tradition et la modernité (notamment en suivant d'autres courants d'école
nouvelle, comme le G.F.E.N.) arrivent à poser le problème en d'autres termes que ceux de
rapports de force. Sur deux points les critiques, réserves ou inquiétudes de Chevalier,
Genouvrier et Peytard, à l'égard de la pédagogie Freinet telle qu'elle existe
actuellement, nous semblent justes : il serait étonnant qu'une pédagogie mettant
l'accent sur le tâtonnement expérimental et sur le développement de l'esprit critique,
ne soit pas susceptible d'être l'objet de critiques, et ne soit pas capable de tirer
profit de ces critiques.
1) Il me
paraît très utile d'assimiler la leçon de Bachelard, c'est-à-dire de se libérer de
toute idéologie empiriste, et il me semble que Freinet et le mouvement pédagogique qu'il
a créé n'en sont pas complètement libérés. Il faut soigneusement distinguer le
« tâtonnement expérimental », démarche qui pourrait être celle des
premiers âges de l'humanité et de chaque individu et une indéfinie confiance en une
« nature » humaine abandonnée à elle-même, indéfinie confiance en la
« vie », confiance qui est le simple reflet
d'une idéologie vitaliste et empiriste. Chevalier a raison de poser la question :
« Quelle résignation à un ordre naturel qui n'est peut-être qu'une
fiction ? » et de répondre avec une phrase de Bachelard tirée de La Formation
de l'esprit scientifique : « Mieux vaudrait une ignorance complète qu'une
connaissance privée de son principe fondamental ». A un certain point du
développement de l'individu, c'est le tâtonnement expérimental lui-même qui se
transforme en pratique théorique, consciente d'elle-même. Dans tout tâtonnement
expérimental, le point de départ est l'initiative de l'individu qui tâtonne, initiative
qui est le germe des hypothèses et des théories scientifiques. Au sein même du
mouvement Freinet, un groupe d'enseignants est en train de redonner toute sa force à la
recherche scientifique et de réhabiliter le travail théorique, en commençant à
produire des fascicules d'une « ibliothèque de Travail et de Recherches »
B.T.R.). Ce groupe n'aura pas tort de continuer à se méfier des faux savants et
notamment des faiseurs de thèses, prêts à monnayer la libre recherche en kilos de
papier donnant des titres universitaires ;mais parmi les universitaires il y a aussi
de vrais savants ou plutôt de vrais chercheurs qui, comme Henri Wallon du temps même de
Freinet, sont des interlocuteurs utiles pour la vérification et le développement des
hypothèses nées du tâtonnement expérimental. Dans cette perspective, c'est peut-être
l'ouvrage de Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, qui trace le meilleur
cadre de recherche. Mais pour opérer cette jonction profonde entre praticiens et
théoriciens, il convient que les premiers se libèrent de l'idéologie empiriste, et que
les seconds ne prétendent pas ériger les tâtonnements des sciences humaines (y compris
de la linguistique et des sciences de l'éducation) en acquis définitifs ; il
convient surtout que les théoriciens, universitaires ou non, soient aussi des praticiens,
et vérifient si ce qu'ils observent ou étudient « de haut » ou « du
dehors » dans l'enseignement élémentaire, n'est pas également valable ou
applicable dans l'enseignement universitaire, compte tenu des différences d'âge ou de
fonction.
2) Jean-Claude Chevalier a également
raison de nous mettre en garde contre les « modèles obscurs » qui
sous-tendent inconsciemment bien des « expériences libres » :
« L'enfant contemporain vit dans un monde hanté par le jeu provocant des signes,
dont il est comme envahi. C'est en ce monde même qu'il lui faut apprendre à
s'orienter » (ouvrage cité, page 4). Chevalier peut même ajouter que ce ne sont
pas seulement les enfants, mais aussi les enseignants (y compris les enseignants des
universités) qui ont besoin d'apprendre à s'orienter dans le monde des signes
contemporains.
Michel LAUNAY
Extrait de la revue « Littérature »
d'octobre 1975
***
Aspects du tâtonnement expérimental (1)
Henri VRILLON
Pour pallier les défauts de la
pédagogie traditionnelle, Freinet a découvert un ensemble de techniques provoquant une
activité plus grande et plus féconde chez l'enfant. Conséquent avec lui-même il a
cherché à donner une explication psychologique (Psychologie sensible) et une explication
philosophique (Fondements philosophiques de la P.F.) montrant que l'activité et la
pensée humaines font partie d'un cosmos, d'un ensemble organisé dont les éléments sont
reliés entre eux d'une manière logique. Or on constate aujourd'hui que sa pédagogie a
une audience internationale alors que sa psychologie ne déborde pas le Mouvement (2).
Pourquoi ?
Plusieurs raisons se présentent à
l'esprit.
l) La terminologie de Freinet est
différente de celle des laboratoires. Voulant être compris de la masse il emploie des
mots simples au contenu un peu flou.
2) Il adopte une logique simple pour
assurer la sécurité de sa théorie et adopte comme fil conducteur : la puissance de
vie de l'individu.
--------
(1) Titre de la rédaction
(2) Certains contestent cette analyse. Le
Tâtonnement Expérimental conçu et affiné, précéderait selon eux, dans le temps, la
majeure partie des techniques de la pédagogie Freinet.
---------
3) Enfin, dans son souci profond de
rester toujours en contact avec le réel il voit dans le Tâtonnement Expérimental une
démarche universelle vers la formation et l'épanouissement de la pensée.
Pour situer le Tâtonnement
Expérimental, il est nécessaire de replacer l'ensemble des réactions de l'individu dans
le contexte de son environnement. Toutes les réactions ne sont pas tâtonnement, il
semble bien que celui-ci ne joue qu'à partir du moment où il y a un embryon d'intention,
une volonté d'aboutir à un but. Pour simplifier on pourrait dire que ce sont les
réactions de l'individu ayant une part de conscience en face du milieu.
Freinet avait d'abord vu ce tâtonnement
comme l'élément essentiel de l'apprentissage. Or à l'usage on s'aperçoit que la
théorie fait appel à la totalité de l'individu, à son histoire passée et à son
espérance d'avenir. Pour être complet il faudrait donc en référer à tout ce qui
intéresse le devenir de l'homme : tâche irréalisable. Pour être pratiques nous
devons nous limiter et ramener l'étude à quelques points.
Voici ceux que je propose, ils sont
déjà immenses.
a) L'aspect psychologique individuel
(philosophie, empirisme, observations scientifiques)
b) L'aspect sociologique
c) L'aspect physiologique et biologique
LE
TATONNEMENT EXPERIMENTAL, ETUDE PSYCHOLOGIQUE ET EMPIRIQUE AVEC REFERENCES
Le tâtonnement est une théorie très
ancienne, voici comment la présente Piaget :
« "Comment se comporte le
sujet en présence de circonstances nouvelles ? Des infusoires de Jennings, jusqu'à
l'homme (et au savant lui-même en face de l'imprévu), il tâtonne. Ce tâtonnement peut
être purement sensori-moteur ou s'intérioriser sous forme « d'essais » de la
pensée seule mais sa fonction est toujours la même : inventer des solutions que
l'expérience sélectionnera après coup ».
« L'acte complet d'intelligence
suppose ainsi trois moments essentiels : la question qui oriente la recherche,
l'hypothèse qui anticipe les solutions et le contrôle qui les sélectionne. Seulement
on peut distinguer deux formes d'intelligence l'une pratique (ou empirique) et l'autre
réfléchie. Dans la première la question se présente sous la forme d'un simple besoin,
l'hypothèse, d'un tâtonnement sensori-moteur et le contrôle d'une pure suite, d'échecs
ou de réussites. C'est dans la seconde que le besoin se réfléchit en question, que le
tâtonnement s'intériorise en recherches d'hypothèses et que le contrôle anticipe la
sanction de l'expérience par le « moyen d'une conscience des relations »
suffisant à écarter les hypothèses fausses et à retenir les bonnes ».
PSYCHOLOGIE DE L'INTELLIGENCE page 115
A ce point du raisonnement Claparède qui
étudia de très près le tâtonnement nuance ainsi son attitude :
« Mécaniquement, c'est-à-dire
dans l'hypothèse d'un simple frayage, les erreurs devraient se reproduire autant que les
essais couronnés de succès. Si tel n'est pas le cas, c'est-à-dire si la « loi de
l'effet » joue, c'est que lors des répétitions le sujet anticipe ses échecs et
ses réussites. Autrement dit, chaque essai agit sur le suivant non pas comme un canal
ouvrant la voie à de nouveaux mouvements, mais comme un schème permettant d'attribuer
des significations aux essais ultérieurs. Le tâtonnement n'exclut donc nullement
l'assimilation ».
PSYCHOLOGIE DE L'INTELLIGENCE page 118
Maintenant
suivons Piaget dans ses explications.
Les
répétitions premières de l'enfant n'ont qu'un rapport lointain avec le tâtonnement. Il
prend le sein et suce par un geste inné. Après le repas l'exercice de succion continue
à vide ou sur son doigt ou sur un hochet. Si on le change régulièrement avant le repas,
l'exercice de succion apparaît durant cette opération.
Le schème
réflexe du début, (buccal) s'enrichit progressivement en s'appliquant surtout à son
corps, à des postures, à des objets. Ce sont les premières habitudes, mais on ne
saurait parler d'intelligence, les sensations kinesthésiques s'affinent.
Le premier
fait donnant une preuve de la cohérence de l'organisation mentale est la coordination
vision-préhension appelée « réaction circulaire » et décrite par Baldwin.
Par un geste de hasard l'enfant ébranle son landau en tirant sur un cordon, surpris de
l'effet produit il recommence. Il n'en comprend pas la cause, mais l'effet produit
l'incite à recommencer, puis à donner à ce cordon un pouvoir qu'il n'a pas. Il tire
encore pour agir sur les objets et les personnes à distance. Il généralise sans voir le
manque de l'articulation. Dès cette période il y a une sorte de fusion des espaces :
buccal, tactile, visuel.
L'intention
de l'action apparaît lorsqu'il veut retrouver un jouet personnel caché derrière un
écran, il enlève l'écran.
Puis
l'action se diversifie sur les objets, les distances, les anticipations. Il lancera les
objets en changeant de points de départ et en prévoyant des points de chute ou en sens
contraire il les attirera à lui au moyen d'un bâton, d'une corde ou d'un tapis. Dans ce
dernier cas, le tâtonnement ne joue que sur le moyen (tapis) et non sur la situation
d'ensemble qui est comprise.
Au cours de
la deuxième année il arrive à intérioriser ses tâtonnements sans avoir besoin de les
reproduire matériellement. Dépassant l'intelligence sensori-motrice il commence à se
servir de sa représentation imagée. Il devient capable d'une imitation différée après
la disparition du modèle (geste, mouvement, action) et à la même époque apparaît le
jeu symbolique (faire semblant de dormir alors qu'il est éveillé).
Notons que
ces divers progrès se font en passant par des niveaux de maturation, de perception, de
circuits complexes successifs. Enfant couché, assis, debout dans le parc, marchant,
grimpant sur une chaise, dans l'escalier, constituent autant d'étapes où les schèmes
antérieurs doivent s'assurer à nouveau en habitudes par de nouveaux tâtonnements. La
zone d'action grandit à chaque fois et l'enfant structure l'espace à la mesure de ses
mouvements en aboutissant enfin à la notion d'objet, à sa conservation qui permet des
opérations mentales plus élaborées.
*
Puisons
maintenant chez Wallon la liaison entre l'acte et l'effet.
Après
avoir comparé les réactions sensori-motrices de l'enfant aux premiers mois à celle des
animaux, il en arrive à la partie intentionnelle où la prévision, le feed-back entrent
en jeu entraînés par toute la partie affective de l'individu.
« Ce
qui est essentiel, c'est que l'acte ait accompli son cycle et que l'attente ait trouvé
son objet. Une impression pénible, une souffrance peut, aussi bien qu'un plaisir la
combler, lui donner une signification importante. Elle peut être l'indice de ce que nous
cherchons ou de ce que nous voulons éviter. A ce titre, elle est même souvent guettée.
Elle est intégrée à beaucoup de nos actions comme un stimulant, comme un avertissement,
comme un ingrédient nécessaire et habituel, dont nous prend parfois le besoin de
vérifier à tout prix l'existence. La souffrance est un effet parmi beaucoup d'autres sur
lesquels notre activité se règle et qui servent à en fixer les résultats ».
EVOLUTION PSYCHOLOGIQUE DE L'ENFANT page .55
La règle du renforcement trouvée par
Skinner va dans le même sens.
LE TATONNEMENT EXPERIMENTAL DE FREINET
Sans doute
imprégné par les considérations précédentes et enrichi par son intuition personnelle
Freinet a lancé l'idée du TATONNEMENT EXPERIMENTAL en s'appuyant sur le « bon
sens ».
Tout
d'abord il a vu là un remède aux défauts de l'enseignement magistral traditionnel et
comme Rousseau il a voulu mettre l'enfant au contact de la nature et du monde, avec cette
différence majeure, c'est qu'au lieu d'abandonner l'enfant à un laisser-faire
anarchique, il lui donne une technique d'investigation et de réflexion : le
tâtonnement Expérimental.
Au passage
il critique le « renforcement » de Skinner qu'il considère comme un ersatz de
l'acte réussi et il a raison car le système appliqué dans la machine à enseigner
devient mécanique.
A première
vue le frayage continu et linéaire du Tâtonnement Expérimental s'apparente à l'idée
de Skinner, avec d'abord choix entre plusieurs solutions puis montée étape par étape
vers une maîtrise plus grande de l'objet étudié. La supériorité du Tâtonnement
Expérimental vient du fait que pour Freinet, l'homme, l'enfant, ne copient pas un
tâtonnement, ils le construisent.
Il pense
même que le Tâtonnement Expérimental contribue à édifier toute l'intelligence de
l'individu et assure que les différences qui existent ne proviennent que de la
sensibilité et de la perméabilité à l'expérience. Au cours de sa démonstration il
laisse trop de côté l'affectivité et attribue les différentes vitesses d'acquisition
à l'intuition. Il ne tient pas compte non plus des phénomènes de maturation pour fixer
les étapes du raisonnement.
Enfin le
frayage rectiligne ne donne aucun aperçu de toutes les opérations complexes qui
accompagnent la formation de la pensée. A son sens elles sont sans doute contenues en
bloc dans une poussée vitale valable pour tous et que nous allons essayer
d'expliquer :
Freinet
voit la continuité du comportement de l'individu dans une « chaîne
personnelle » : (rôle du système nerveux central qui coordonne, structure,
relie les excitations externes aux pulsions internes et lui permet une conduite. Il voit
dans la dualité excitation-inhibition « le besoin de puissance au service de
l'universel instinct de vie ».
On pourrait
schématiser les deux sens opposés de cette activité sous la forme d'une courbe à deux
pentes :
Le terme expérimental
est ambigu. Est-ce le tâtonnement intellectuel logique avec le développement de la
pensée ou le tâtonnement scientifique avec hypothèse et contrôle ? Difficile de
se prononcer.
Le
Tâtonnement Expérimental semble s'inscrire dans le mouvement de la philosophie moderne
qu'on pourrait résumer ainsi : il n'existe pas de vérité absolue qui contrôle tout, ce
sont seulement les faits observés et expérimentés qui font reculer les limites de la
vérité d'une époque en la précisant, en l'ajustant.
Cette vue
globale, voisine de la psychologie de la forme considère l'individu dans sa totalité. En
cas de difficulté Freinet a recours à l'instinct qui venu des profondeurs de l'être le
rééquilibre en lui apportant toujours une valeur positive de puissance.
Freinet
critique le béhaviorisme qui ne table que sur les réponses observables, la psychologie
introspective pour l'absence de contrôle, et la psychologie scientifique parce que trop
atomisée, trop sectorielle.
Freinet
affirme que le Tâtonnement Expérimental permet la volonté, l'intention libre de faire
une chose bonne, il ne croit pas à la valeur d'un acte déterminé par un stimulus
provoqué ou par une réaction de l'inconscient. Comme dans une démarche scientifique il
prévoit les phases suivantes : inventaire, délibération, choix et enfin
réalisation.
*
Après ce
tour d'horizon rapide marqué de quelques réserves sur le Tâtonnement Expérimental on
peut donc rester perplexe sur sa valeur de vérité et sur son universalité, cependant il
existe, on l'utilise et on en vit : il faut donc en tenir compte et si nos
connaissances ne sont pas suffisantes pour se prononcer clairement sur le fonds rien
n'empêche d'étudier les conditions de son développement.
EXEMPLE
DE TATONNEMENT ADULTE
Et comme transition voici un exemple
réel et vécu.
- J. viens-tu au congrès Freinet ?
Moi j'y vais !
L'annonce de cette nouvelle tombe dans la
quiétude d'une veillée d'hiver. La proposition vient de moi. L'objet : retrouver
des camarades que l'on n'a pas revus depuis un temps long est toujours un événement.
J'ai l'impression d'avoir provoqué une mini-explosion, que je représente par un croquis
plus bas.
La rumination dure plusieurs semaines,
c'est une sorte de tâtonnement mesurant les pulsions, les arguments intellectuels, les
conditions matérielles. Nous sommes très loin de l'escalier de Freinet. En réalité la
pensée tourne autour d'un centre en donnant à chaque secteur des valeurs de plaisir de
réalisation ou de crainte et d'inhibition et dans ce halo plus ou moins confus où les
feed-back sont légion on sent peu à peu une partie positive émerger qui emporte la
décision.
CONDITIONS DU TATONNEMENT
On peut
dire en gros que le champ total de la conscience se présente sous deux aspects :
l) Une
structure perceptive et intellectuelle minutieusement décrite par Piaget.
2) Une
structure dynamique et affective à laquelle la théorie freudienne accorde beaucoup
d'importance.
Notons les
nombreuses passerelles entre les deux.
Spitz
soutient que la perception du jeune enfant est l'intervention de l'émotion. D'autre part
la situation socio-économique joue sur l'enfant à travers la mère, les parents,
l'école.
Essayons de
voir tout ce qui intervient dans la qualité du tâtonnement sur un petit tableau que
j'avais établi avant la discussion du Projet d'Education Populaire.
a)
Eléments externes : le milieu, la
société, les parents
favorisants :
famille normale, société aidante, milieu aisé, objets et situations à la mesure
de la motricité et de la perception en quantité suffisante ;
inhibants : déséquilibre familial, misère, milieu
stérile, vide, hospitalisme
b)
Eléments internes
favorisants : équilibre émotif, la santé, la force
physique et nerveuse, la réussite rapide, la joie, l'activité
inhibants : la grande émotion ou l'absence d'émotion, la rumination, l'hérédité, la contrainte, certains stades : l'dipe, la puberté, l'accès à la situation d'adulte, la vieillesse.
Le caractère
a une certaine importance car le tâtonnement demande une mobilisation de l'intelligence
aussi complète que possible.
1) les
actifs tâtonnent avec efficacité, ils sont perméables
2) les
émotifs ont besoin d'être guidés, soutenus car la multiplicité et la force de leurs
impressions perturbent leur logique. Freinet les trouvent sensibles à l'expérience
3) sans
reprendre la classification de Le Senne on peut dire que les non-actifs et les
non-émotifs montrent peu de ressources dans le tâtonnement. Freinet dirait qu'ils sont
peu sensibles et peu perméables, il faut valoriser les seules directions qu'ils peuvent
suivre.
La forme
d'intelligence a également son importance et elle n'est pas forcément déterminée par
la situation économique.
On peut
distinguer :
a)
l'intelligence concrète qui réussit dans le tâtonnement perceptif musculaire, tactile,
visuel, auditif.
b)
l'intelligence imaginative tâtonne avec les images, les évocations de sentiments, joue
avec le subconscient.
c)
l'intelligence verbo-conceptuelle qui tâtonne dans l'abstrait, qui échafaude des
hypothèses dont les mots deviennent le substitut de l'expérience concrète. En principe
les chefs appartiennent souvent à cette dernière catégorie.
L'ACTE REUSSI DANS LE TATONNEMENT (à
relier avec la 2de partie, p. 38...)
Réussir :
combien de magie dans ce mot !
Jouir d'une
situation meilleure que la précédente, être plus intelligent, plus instruit, plus
riche, être sorti d'une difficulté, d'un péril.
Qui
l'apprécie ?
Soi-même ! Attention au narcissisme !
Les autres ! Objectivité tempérée ! Que
désirent-ils obtenir de vous ?
Veulent-ils
vous aider ou vous abaisser ? La chose qui paraissait simple au départ devient
confuse.
*
LActe
réussi étant le moteur du Tâtonnement Expérimental examinons ses diverses utilisations
dans la société.
D'abord ne
pas échouer.
La Fontaine
nous offre de nombreux exemples, modèles ou recettes où les animaux, images des hommes,
se débrouillent en tenant plus à la réussite qu'à la morale. Le bonhomme construit
ainsi pour ses semblables un garde-fou en séparant de la sorte les choses à faire des
choses à éviter pour les soustraire aux expériences malheureuses. Est-ce dans l'esprit
freinétique ? Non ! Et pourtant certains réussissent de cette manière.
Nous avons
aussi les illusionnistes de la réussite, avec les manipulateurs du narcissisme qui vont
de la presse du cur aux orateurs politiques en passant par les réclames, ou les
conseils techniques de Ménie Grégoire et de Mme Soleil.
La
radiesthésie aide à découvrir les éléments de la réussite mais est-ce bien
sûr ?
La
croyance, la prière recommandée par l'église préparent selon elle la réussite dans
l'avenir et dans l'au-delà. Remarquons en passant, qu'actuellement, le divorce,
l'avortement et le mariage des prêtres l'oblige à régler son tir beaucoup plus près.
Là elle tâtonne avec le dogme. Est-ce permis ? La réussite de l'église, celle des
fidèles et celle des prêtres sont des choses fort différentes.
En
général, l'institution, la société, la profession sélectionnent l'acte réussi par
examen, concours ou autre chose face à l'échec des autres. Elles donnent à
l'intéressé le moyen de gagner plus d'argent tout en diminuant sa valeur d'homme de
diverses façons :
a) Il
devient chef et empêche les rivaux d'accéder à sa place.
b) Il
devient grand patron et exploite le travail des autres.
c) Il
utilise des habiletés commerciales plus rusées qu'honnêtes.
d) Enfin au
bout du rouleau, les vols réussis, provoquent la considération des malfaiteurs et
forment les chefs de bandes.
Dans la
carrière artistique, il y a ceux qui vendent et ceux qui ne vendent pas. Il faut
distinguer la réussite du peintre, celle du marchand et celle du client avec un élément
commun : l'argent. S'il est facteur de réussite est-il facteur de création au
moment où l'originalité est en prise avec la mode, avec la réclame, avec le snobisme,
avec la spéculation ? Combien d'artistes ont échoué après une uvre
réussie !
Nous sommes
sortis du niveau enfant, néanmoins certaines réussites enfantines préparent des
conduites d'adultes. Il y a donc lieu d'être attentif sur leur nature.
La
réussite en parcelles pratiquée par Skinner fait penser aux carottes découpées en
rondelles ou aux morceaux de sucre des chevaux de courses. Là tout est bien canalisé,
aucun danger de déviation, Freinet la rejette tout de même car il trouve que c'est
plutôt du dressage que de l'éducation.
Pour
éviter l'esprit de compétition, Freinet a créé les brevets où l'enfant progresse en
se comparant à lui-même.
La
difficulté commence au moment où l'enfant dirige ses forces d'une part sur l'obstacle à
franchir et d'autre part sur les camarades à dépasser, ou à atteindre tout au moins.
C'est la partie délicate laissant parfois déceptions et découragements, parfois aussi
ouvertures et déblocages. On ne peut l'éviter, et puis cette lutte existe bien dans la
vie, il faut donc y passer. L'art consiste à éviter l'âpreté pour conserver le maximum
de dynamisme à chacun.
Et puis
quel est le meilleur moment d'intégration ?
- celui de
l'effort pour vaincre l'obstacle, l'être en garde tout son sens actif
- ou celui
du succès de la réussite, l'être peut s'endormir sur ses lauriers.
Rappelons-nous
la citation de Wallon à la page 2.
La question
est complexe car la pédagogie Freinet n'a rien d'un évangile.
Au risque
de paraître réactionnaire et traditionnel, je mettrai l'accent sur l'effort, pas
l'effort masochiste qui use et diminue mais l'effort enthousiaste qui dynamise et grandit.
Et
d'ailleurs lorsque Freinet a vu un travail dans l'activité ludique de l'enfant,
n'était-ce pas son intention de laisser de côté la facilité béate et gratuite pour
aller vers une action difficile, voulue, ayant un but ? Toute sa vie est un exemple
continu de luttes contre l'inertie, l'indifférence, l'injustice, l'opposition sociale,
administrative, nationale y compris les risques multiples encourus pour son métier, pour
son idéal et pour sa vie.
« Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent ».
ASPECT SOCIAL DU TATONNEMENT : LA SEXUALITE
M. Barré (cf. « Tâtonnement
Expérimental et pédagogie de la réussite »), parait comparer l'orgasme à un acte
réussi. Est-ce bien sûr ? Cette réaction apparaît généralement dans
l'accouplement normal, dans le viol, dans les habitudes solitaires ou particulières.
Est-ce un acte réussi ou seulement abouti ? C'est fort subtil !
La sexualité est un domaine très
important du tâtonnement et débouche sur des situations fort diverses depuis l'accord,
l'harmonie du couple jusqu'aux situations exacerbées. Le simple fait d'en parler
découvre de la dynamite.
Que l'on examine les attitudes de
l'individu ou de la société il faut reconnaître que l'on a fait des progrès en France
depuis le tome II de Psychologie Sensible. Au lieu de fuir le problème, on l'a
pris de face, les tabous ont reculé et depuis quinze ans l'attitude des parents et des
enfants a changé. Les tâtonnements au lieu d'être conditionnés par la peur, la
culpabilité deviennent plus rationnels, plus réfléchis. Combien de films anciens
paraissent maintenant mièvres, dépassés ou ridicules !
Les difficultés ne sont pourtant pas
toutes résolues. Pour accrocher, les films sexy doivent injecter beaucoup de
violence : encore un aspect à démythifier. Malgré le vote à 18 ans, l'homme
n'acquière une autonomie valable que vers 20 ans. Jusque-là et même après pour
certains on souhaite un tâtonnement socialement protégé.
Comment faire ? Des pays monstrueux
tels la Chine, l'Inde tâtonnent collectivement derrière les grilles de règlements
draconiens. Peut-on même parler de tâtonnement au sens où nous l'entendons quand
l'état impose à chacun l'implacable loi de survie de la nation ? La réussite
collective en ce domaine comme ailleurs paraît se confondre avec une volonté de
domination.
Revenons à nos jeunes.
L'explicitation
scientifique utile est généralement admise. Le tâtonnement verbal avance également,
pour le tâtonnement physique il y a encore un os. Comment le pratiquer, à quel âge,
sous quelle forme ? Autant de questions à résoudre par les camarades de l'I.C.E.M.
qui ne trouveront de solutions durables qu'avec la collaboration des parents en avançant
à leur rythme.
LE TATONNEMENT SOCIAL
Le tâtonnement social existe au même
titre que le tâtonnement individuel, il est plus difficile à déceler à cause de la
multiplicité des circuits qui empêchent de le suivre pas à pas, on note seulement des
étapes moyennes.
Le cas de la paire ou du couple :
Tout comme pour l'individu seul,
l'intellectuel et l'affectif se côtoient, ce dernier dynamise ou inhibe mais les
interférences d'un sujet à l'autre grandissent ou atténuent les effets. Chacun se fait
une image de l'autre, puis l'image que l'autre paraît avoir de lui et ainsi de suite
comme deux miroirs parallèles se renvoient des figures compte tenu tout de même que
chaque va-et-vient modifie l'image précédente et qu'un processus commun mais différent
se développe dans chacune des pensées particulières.
Si l'on a l'habitude de vivre ensemble,
après une exploration générale de début, des habitudes se créent, atténuent
l'acuité perceptive, économisent l'effort de réflexion, beaucoup d'activités se
règlent d'un accord tacite. Le jeu des va-et-vient se réactive dès qu'il y a conflit
d'aspiration, d'intérêt, de situation. Le tâtonnement joue à plein avant de prendre la
décision qui peut être soit une rupture, soit une entente, soit une soumission.
Les problèmes du couple passent par ces
diverses phases avec en plus la sexualité où là, le tâtonnement doit tenir compte d'un
autre élément majeur : le désir.
A l'école :
C'est après la famille, le premier
atelier de socialisation.
A l'école traditionnelle, la classe se
déroule sur le mode dominant-dominé avec un tâtonnement très limité. Remarquons en
passant que le dominant n'est pas toujours le maître et s'il y a conflit le tâtonnement
n'est pas suffisant pour tempérer les excès de la relation et l'on débouche donc sur la
rupture ou la soumission.
Dans la cour par contre les lois du
groupe s'instaurent. Il y a ceux qui se sentent acceptés dans un groupe et tâtonnent
avec plus ou moins d'aisance et ceux qui se sentent rejetés, inhibés : ils n'osent
pas tenter l'effort de relation, ils ruminent et stagnent dans un coin. On pourrait
examiner le cas du leader comme limiteur du tâtonnement, celui du déviant comme forcené
du tâtonnement, et celui des suiveurs qui aiment être dirigés et acceptent qu'on limite
leur initiative. En général les enfants se plaisent dans cette ambiance si les échanges
sont rapides, renouvelés et multiples.
A l'Ecole Moderne, on observe une
liberté de relation dans la classe, différente de celle de la cour de récréation.
Chaque équipe se constitue par affinité pour accomplir une tâche choisie et définie
où l'esprit d'entraide remplace celui de dominance. Là, le tâtonnement devrait jouer
normalement pour chacun.
La famille :
Le modèle ancien du pater familias
n'existe plus guère.
Le modèle actuel s'affranchit des
contraintes religieuses ancestrales, sociales même et fait reculer les tabous. Une plus
grande liberté s'est établie. On pourrait croire que le tâtonnement joue à plein. Pas
forcément.
A la faveur d'un égoïsme, d'une
inertie, d'une démission parentales, tout en gardant des moments d'affection, une sorte
de laisser-aller s'instaure moins favorable à l'activité réfléchie qu'à celle de
caprice. Chacun retient dans l'image de l'autre ce qui favorise son plaisir avec une vague
idée d'abandon et l'on est tout étonné de voir apparaître des pulsions violentes qui
empêchent tout tâtonnement.
Le meilleur équilibre de la famille
semble donc garanti par une règle à la fois simple et difficile : permettre et
savoir tâtonner au maximum.
Le tâtonnement social adulte :
a) L'homme dans la production.
L'ouvrier est pris dans un système où
il doit vendre sa force de travail pour vivre tout comme le contremaître.
L'O.S. qui doit rendre tant de pièces à
l'heure, doit éliminer toute distraction, toute réflexion de sa pensée qui risquerait
de diminuer la cadence. Dès qu'il est formé professionnellement, il doit tendre ses
forces au maximum pour aller plus vite.
Il est dirigé par des chefs plus armés
techniquement et intellectuellement, humains dans la mesure seulement où le rendement
n'en souffre pas.
Le tâtonnement paraît donc fort limité
entre les deux groupes soumis à des techniques savantes de pression et de contrôle.
b) L'activité de loisir.
Là, l'homme retrouve une certaine
indépendance, une liberté d'agir dans la mesure de ses moyens, des possibilités de se
lier, de choisir des sociétés, de s'organiser. Le tâtonnement joue un peu comme dans la
cour de récréation limité tout de même par les phénomènes de dynamique de groupe.
Attention aussi à l'influence des mass media qui déforment et la perception et le
raisonnement.
Dans cette perspective, Freinet
connaissant bien la théorie marxiste du travail aliéné, fut le premier à montrer et à
justifier la valeur du travail choisi. Dépassant les méthodes dites de jeu, intuitives
et actives, sans tomber dans la manière libertaire de Rousseau imprégnée du mythe
non-directif, il est allé vers la tâche comportant un intérêt, un choix, une
initiative, une responsabilité et un souci d'aboutissement dans un cadre largement
humain. Avoir vu là la source d'un tâtonnement inégalable est une des grandes richesses
apportées par Freinet à la pédagogie de l'apprentissage.
C'est en cela qu'il se distingue de
Decroly, Dewey, Cousinet et autres tout en ayant fait une partie de chemin avec eux.
Fin de la vie
L 'homme à la retraite devrait jouir de
toutes les possibilités de tâtonnement. Il n'en est rien.
Combien de retraités de l'enseignement
qui ne comprennent la vie qu'en donnant des leçons ?
Combien essaient de remplir les vides par
des activités engourdissantes : café, ménage, sclérose des habitudes mêmes les
rituelles sorties auto, sans oublier la télé.
Heureusement beaucoup d'autres
s'orientent vers des activités tâtonnantes : jardin, art, commerce, politique,
philosophie, etc.
Le tâtonnement est un long entraînement
qu'il ne faut jamais lâcher, sinon on risque de tomber dans la rumination où l'être
tourne en rond comme l'écureuil dans une cage.
Même plus tard dans la vie, le
tâtonnement peut prendre la forme d'une lutte tenace devant une grosse difficulté :
des grands parents obligés d'élever leurs petits enfants, rivalité pour un poste
politique ou l'acquisition d'une propriété et brusquement la chute de l'obstacle enlève
le sens de la vie aux intéressés qui retrouvent alors leur rumination.
Au congrès
J'ai connu des congrès où l'on suivait
des vedettes que l'on copiait un peu d'ailleurs, d'autres où l'on s'ennuyait, où les
à-côtés de la pédagogie avaient beaucoup d'importance.
A Clermont rien de tout cela, la formule
des modules permet un choix énorme de points de chute pour tous les camarades. Moi-même
n'appartenant à aucun module j'ai pu assister à une douzaine de réunions où je prenais
part si cela me convenait y compris les réunions sur le Tâtonnement Expérimental.
On tâtonnait pour choisir, pour
s'orienter, pour comparer, participer. Dans chaque salle presque tous les présents
écoutaient, questionnaient, répondaient. Beaucoup d'actifs, peu de passifs. Une pointe
de passion contre la répression et pour la politique.
Bref, dans ce vaste congrès beaucoup de
gens tâtonnaient et s'il faut porter un jugement, je pencherais pour la réussite.
L'ASPECT PHYSIOLOGIQUE ET BIOLOGIQUE
J'en arrive au dernier point de mon
étude, qui est le plus court à cause de mon ignorance. Je me borne à citer quelques
approches intéressantes des 25 dernières années :
-Précisions plus grandes dans les
réactions chimiques des synapses ;
-Les travaux multiples sur les fonctions
de l'hypophyse, de l'hypothalamus, des autres glandes avec leurs répercussions sur les
facultés de perception, de compréhension, de décision ;
-Une distinction de plus en plus subtile
entre l'inné et l'acquis. On a parlé de gènes à l'animal, à l'humain le caractère de
dominant ou de dominé. Nous venons de lire le compte rendu de travaux cités par C.
Poslaniec sur le plaisir et la punition ;
-L'électricité pénètre les opacités
du cerveau.
Electrodes aux extrémités d'un seul
neurone avec découverte de potentialités, puis de courants avec les autres neurones
qu'on arrive à localiser, à mesurer, à visualiser, par les diverses
encéphalographies ;
-Citons le récent scanner qui par le
croisement des rayons X arrive il produire des coupes colorées du cerveau ;
-L'action du soma sur le psychisme et
vice versa se précise par des techniques spécialisées ;
-Et l'inconscient, quelles sont ses
limites ? On mesure maintenant l'activité du cerveau au repos, du cerveau rêvant, du
cerveau éveillé, les moments d'émotion intense ou d'indifférence, les moments
d'authenticité, de déséquilibre. Quel progrès et pourtant on est loin encore de
connaître le contenu !
-La chirurgie du cerveau a atteint un
progrès inouï, on opère l'hypophyse, on arrive à vivre avec un lobe de cerveau en
moins.
P.S. : On aurait pu ajouter d'autres
chapitres à cette recherche : la philosophie, la linguistique, la cybernétique,
l'éthologie morale et animale etc. à quoi bon se disperser, concentrons-nous d'abord
pour obtenir une efficacité.
CONCLUSION
Dans le tâtonnement social je n'ai pas
mentionné l'Institution car cette application va en sens inverse d'une progression
naturelle, ordinairement. On veut plaquer en tous lieux et pour toute population un
modèle qui ne réussit déjà pas dans son pays d'origine : exemple : l'école
traditionnelle française conçue en 1887 puis transportée dans les pays aussi
différents que l'Afrique ou l'Amérique du sud avec comme idéal privilégié le
fonctionnaire à col blanc de 1976 sans tenir compte des besoins primordiaux de ces
populations.
Même en ce qui concerne notre milieu,
les Techniques Freinet ne peuvent s'appliquer de la même manière dans une école de
village et dans une école-caserne, et là l'importation institutionnelle vient du village
pour aller vers la ville. Le jour où l'on rendra le texte libre obligatoire dans toutes
les classes, la pédagogie Freinet sera fichue. On l'a bien vu pour les classes de
transition lancées sur des modèles pris chez nous.
Le Tâtonnement Expérimental de Freinet
bien que flou dans ses limites et sa définition a quelque chose de beaucoup plus profond,
il part des besoins de l'enfant pour le faire tâtonner dans son milieu actuel et par
« besoins de l'enfant », il faut entendre besoins authentiques en harmonie
avec ceux des adultes qui l'entourent. Cela pose donc le problème politique de satisfaire
les besoins du plus grand nombre, d'où la conséquence : pratiquer la pédagogie
demandée par une société arrivée à un stade donné en lui donnant les institutions
correspondantes.
Et pour pratiquer cette pédagogie, le
Tâtonnement Expérimental paraît être un outil solide en vue d'aborder l'inconnu du
présent et celui de l'avenir. La Chine en renvoyant ses lettrés travailler chez les
paysans peut paraître retardataire, n'empêche qu'avec cette conception tout le monde
tâtonne.
Essayons du raisonnable.
Le Tâtonnement Expérimental paraît
utilisable et exportable en tous lieux, cependant une remise en question perpétuelle des
objets, des méthodes, des institutions nous conduirait à une agitation aussi vaine que
la stagnation. Admettons donc comme pour les sciences une progression par bonds avec des
zones de stabilité correspondant aux nécessités d'un moment. On peut voir ainsi les
marches de l'escalier de Freinet gravir les étapes de la connaissance du monde.
Par-delà l'inconscient individuel et
social, nous aurions avec le Tâtonnement Expérimental une base générale
d'enrichissement comparable à celle du travail libre défini par le marxisme.
H. VRILLON
Roger FAVRY
Cette recherche est volontairement en
suspens. Si vous avez des remarques à formuler faites-les par écrit. Si vous jugez bon
ici ou là de faire un débat sur ce problème je vous demande de l'enregistrer sur
cassette, de me communiquer cette dernière que je vous renverrai après dépouillement.
La seconde esquisse devrait aborder des notions comme information et pouvoir, les
techniques douces de la révolution, la non-violence, entropie et tâtonnement des
groupes. Tout ceci pour dire que ce n'est qu'un début d'une part mais que d'autre part
sauf imprévu je ne souhaite pas- donner à cette étude une ampleur trop grande :
cette première esquisse comporte douze pages. A priori mais j'ai peut-être tort
l'essentiel doit pouvoir être dit en 36 ou 48 pages. Il est évident que tous les
camarades qui m'auront aidé seront cités dans la plaquette définitive avec mention de
leur apport.
Roger FAVRY
2 rue H. Poincaré
82000 Montauban
Module de recherche
« Tâtonnement expérimental des
groupes »
*
Dans sa 17e loi de
« l'Expérience tâtonnée » (1948 réédité en 1976 supplément au numéro
12 de l'Educateur du 20 avril) Freinet écrit : « Dans sa recherche obstinée
de la puissance, l'individu qui ne peut victorieusement affronter la vie, utilise
systématiquement la brèche ouverte par une tendance évoluant en règle de vie ».
etc. Cette notion de « puissance » revient fréquemment sous sa plume (le
potentiel de vie tend à) « acquérir un maximum de puissance, à s'épanouir et à
se transmettre à d'autres êtres qui en seront le prolongement » (1ère
loi), « besoin de puissance au service de l'exaltation de la vie » (2ème
loi) « appel de puissance » (5ème
loi), « sentiment de puissance et de triomphe » (8ème loi),
11ème loi, 12ème loi, « L'individu veut acquérir le maximum
de puissance... avec un minimum de dépense d'énergie » (13ème loi, loi
de l'économie).
QUE PEUT SIGNIFIER CETTE NOTION DE PUISSANCE ?
·
L'être humain naît
à la conscience, machine cybernétique réfléchissant à sa propre existence, à sa
propre programmation, à sa liberté d'initiative, à sa finalité. Son existence le
satisfait profondément, notamment s'il se rend compte qu'il est aussi bien pourvu que les
machines cybernétiques, les autres hommes, qui l'entourent. Il cherche donc à la
poursuivre, à lui donner des prolongements ; la machine cybernétique se rend compte
alors que sa finalité est précisément là, se prolonger le plus possible.Toutes
les capacités vont alors s'orienter vers ce but.
Ce n'est pas toujours possible. D'autres
machines cybernétiques - notamment en groupant leurs capacités - peuvent empêcher cette
machine individuelle de remplir son projet comme elle l'entend. Le projet est entravé
mais il existe potentiellement. Il existe mais il ne sera peut-être jamais exécuté.
Selon les époques on a appelé ces machines « esclaves »,
« misérables » ou « prolétaires ».
Pour les autres le programme sera plus ou
moins bien rempli. Les hommes verront une ou plusieurs possibilités de se
prolonger : les enfants, une maison, une uvre d'art que l'on crée, une
invention que l'on met au point, l'action politique ou militaire, la gloire, le souci de
rester dans la mémoire des hommes. Une aspiration à l'immortalité plus ou moins nette
selon les époques. Ainsi une tradition constante occidentale, tradition qui remonte à
l'Antiquité et fleurit à la Renaissance, veut que le poète immortalise ceux qu'il
chante. Sans doute s'immortalise-t-il au passage... La notion n'est pas caduque, surtout
quand on la présente comme scandaleuse : « Il est inadmissible qu'un
homme laisse une trace de son passage sur cette terre » écrit André Breton qui a
pourtant bien uvré pour son propre compte et laisser cette trace qu'il dénie aux
autres.
Cette tendance à se prolonger peut
prendre des formes extrêmes : la véritable immortalité, le véritable prolongement
ne peuvent être promis que par les croyances religieuses. Aussi canalise-t-on les
énergies en fonction de ce but ; aussi les saints et les chrétiens fervents
peuvent-ils espérer gagner sur plusieurs tableaux à la fois : dans la mémoire des
hommes et dans la gloire de Dieu ? Tout orgueil mis à part, qui peut nier la force
de cette double motivation chez les fondateurs d'ordres religieux que l'Eglise honore
fréquemment et plaçait, il y a peu encore, sur ses autels ?
LA PUISSANCE ET LE PLAISIR
Mais la machine cybernétique humaine est
programmée d'une manière telle qu'elle cherche constamment son plaisir. Elle peut
fonctionner sans plaisir mais il faut alors l'y contraindre. La tendance à se prolonger
lui procure du plaisir comme le fait de se savoir humainement limitée par la mort, le lui
enlève. D'où évidemment les différentes manières de tourner la mort, en se
prolongeant sous d'autres formes, en la trompant. Construire sa maison pour la faire durer
au-delà de sa propre vie humaine, construire de ses mains un objet qui durera plus
longtemps que soi produit un plaisir spécifique. Certains objets, certains bâtiments
excèdent les possibilités d'un seul homme et naturellement c'est un groupe d'hommes qui
vont se lancer dans une entreprise dont la gloire - même anonyme - retombera Sur chacun
d'eux : « On ne le sait pas, mais moi, j'ai participé à telle entreprise, et
j'en suis fier ».
La pensée du Moyen Age, semble-t-il
assez méprisante à l'égard du travail manuel, ne voyait une possibilité de plaisir, de
« concupiscence » que dans trois ordres d'activités : l'amour, la
connaissance, le pouvoir. Il fallait pratiquer l'une et l'autre de ses activités avec
modération sous peine d'oublier Dieu, en s'y consacrant exagérément. Le plaisir
excessif pris dans l'amour, la connaissance ou le pouvoir risquait de compromettre le
prolongement absolu, l'immortalité en Dieu ?
En effet ces trois activités illustrent
bien la notion de puissance car avant d'être des activités, elles sont des pulsions, des
désirs : désir de l'amour, désir du savoir, désir du pouvoir. Dans l'ordre de
l'activité humaine elles ont la même prééminence, la même exigence. Mais l'une ou
l'autre peut l'emporter et au besoin même réduire l'activité d'une des deux pulsions
voisines ou même les deux à la fois. Comme ces pulsions peuvent entrer en concurrence
avec l'immortalité en Dieu il arrive qu'il faille sacrifier les trois pulsions à la fois
pour mieux assurer l'objectif ultime. Pendant des siècles l'Eglise proposa ce modèle
inaccessible à ses fidèles, glorifiant ceux qui s'en rapprochaient. On conçoit que peu
y parvinrent puisque cela supposait l'anéantissement des trois plaisirs concupiscents,
immédiatement sensibles, au profit du plaisir ultime et accessible après la mort de
l'immortalité en Dieu.
CHAMP D'ACTION DE LA PUISSANCE
On voit donc se dessiner une sorte de
champ d'action, assez fortement hiérarchisé :
·
se prolonger dans
l'immortalité divine
·
prendre du plaisir dans
l'amour le savoir le pouvoir
·
se prolonger dans une
création. immortalité humaine
·
pourvoir aux besoins
essentiels : manger - boire - dormir - déféquer.
C'est volontairement que cette étude
prend le contre-pied des idées reçues actuelles ; car il est évident que sous
l'action notamment du freudisme, l'amour fait partie des besoins essentiels ; que
sous l'action du matérialisme dialectique le pouvoir est autre chose qu'un plaisir ?
que sous l'action enfin de notre activité scientifique le savoir va bien au-delà du
plaisir. Par ailleurs nous avons appris à dissocier dans l'amour : le plaisir et la
reproduction, et nous savons désormais par les moyens contraceptifs privilégier le
premier aux dépens de la seconde.
D'où la rectification qui s'impose pour
mieux adapter ce champ d'action à nos préoccupations :
·
(se prolonger dans
l'immortalité divine) ;
·
se prolonger dans l'amour : reproduction
plaisir sexuel
le savoir : science plaisir d'apprendre
le pouvoir : institutions plaisir de
commander
·
se prolonger dans une
création concrète : travail matériel incluant une part de savoir plus ou moins
importante - plaisir de créer ;
·
survivre avant de se
prolonger : pourvoir aux besoins essentiels manger - boire dormir - déféquer - faire
l'amour.
Pour avancer dans la réflexion, capter
la bienveillance du lecteur, il ne faut retenir que les notions sur lesquelles un accord
est possible ; aussi se prolonger dans l'immortalité divine est-il mis entre
parenthèses car il se peut que ce prolongement soit absolument fictif, un produit de
l'imagination.
Mais la bienveillance elle-même, ce
mouvement vers l'autre, si nous essayons de l'intégrer dans ce champ d'action, nous
voyons que nous avons de la peine à le faire ; elle semble appartenir à la fois à
l'ordre de l'amour (sans composante sexuelle, l'agapè des Grecs) et à celui du savoir,
(plaisir d'échanger). En fait nous sommes déjà dans le sujet lui-même avec l'idée de
faire du bien pour qu'on m'en fasse, d'un échange de bons procédés, indispensable à
la survie des groupes sociaux.
LA VOLONTE DE PUISSANCE INDIVIDUELLE ET LE GROUPE
C'est avec ce faisceau d'aspirations aux
immortalités et aux plaisirs que l'individu évolue dans les groupes sociaux qu'il
fréquente pour les satisfaire. La cohésion sociale n'a pas d'autre motif. Il faut des
intérêts puissants pour que la machine cybernétique humaine rejoigne ses
semblables ; si elle pouvait les satisfaire seule elle éviterait cette rencontre de
machines cybernétiques programmées différemment, dont elle ne partage pas exactement le
même langage et dont la fréquentation va exiger d'elle de longs, fréquents et pénibles
ajustements.
Mais la simple survie de la machine
cybernétique en dépend : elle ne peut prétendre trouver seule sa nourriture, sa
boisson, trouver un endroit pour s'abriter et dormir, et enfin rencontrer une autre
machine cybernétique pour assouvir un besoin de tendresse. Ce besoin de tendresse et
d'affection, cette soif d'être reconnu pour soi, étant bien proche quand on y regarde
bien de la bienveillance du paragraphe précédent.
Mais le groupe des machines
cybernétiques humaines ne peut garantir la survie à chacune d'elles qu'au prix d'une
cohésion élémentaire ; et si les aspirations aux immortalités, aux plaisirs et
aux besoins sont constamment contrecarrées, la révolte saisit chacune des machines
humaines : mieux vaut à tout prendre la solitude ! Mieux vaut la révolte
surtout - puisque la solitude est impossible et la tentative de recréer un autre groupe
plus satisfaisant et dont on espère, dont chaque machine cybernétique espère qu'il
garantira le plus possible la réalisation de sa triple aspiration.
Mais la satisfaction totale reste de
l'utopie. Il faut donc que quelque part, soit chez une machine cybernétique, soit dans un
groupe de machines s'impose l'idée d'une clarification des aspirations à satisfaire.
Depuis longtemps déjà cette clarification est faite. La hiérarchie est la
suivante :
·
d'abord satisfaire les
besoins fondamentaux : les pays développés y ont pratiquement pourvu pour leur
propre compte, mais les autres ne connaissent pas encore ce stade ;
·
ensuite satisfaire les
plaisirs ;
·
enfin satisfaire les
immortalités.
Mais là encore cette clarification n'est
qu'apparente. Les besoins fondamentaux ne sont pas discutables dans leur priorité. Mais
il y a une rivalité permanente entre les deux autres. Traditionnellement la satisfaction
de l'aspiration aux immortalités n'est destinée, qu'aux élites ; les masses,
elles, se satisferont du stade des plaisirs. Encore seront-ils soigneusement réduits aux
seuls plaisirs qui ne gênent pas l'élite. Aussi les machines cybernétiques humaines
sont-elles constamment en conflit, les masses tenant confusément mais opiniâtrement à
satisfaire progressivement toutes leurs aspirations. Ce conflit permanent est appelé
couramment « luttes de classes » et ne prendra fin qu'avec la satisfaction de
toutes les aspirations de toutes les machines cybernétiques humaines. Depuis longtemps
déjà, l'ensemble du combat se traduit dans le langage des machines cybernétiques par
des termes qui l'expriment globalement d'une manière économique : c'est la lutte pour la
« dignité », pour « l'honneur ».
FORMES DES LUTTES DES MACHINES CYBERNETIQUES HUMAINES
Quand leur déception est la plus forte,
les machines cybernétiques humaines remettent en cause, en même temps et radicalement,
tous les groupes sociaux auxquels elles appartiennent. Mais le plus souvent chaque machine
cybernétique humaine lutte spécifiquement dans les groupes sociaux dont elle estime
avoir à se plaindre : elle en choisira fort peu, deux ou trois car elle est limitée
par le temps et le combat sature vite ses circuits. Pour un certain nombre de machines
c'est le double combat syndical et politique qui est le plus familier. D'autres machines
vont combattre sur d'autres terrains : écologie, parents d'élèves, associations de
locataires... Naturellement ces terrains sont liés au terrain politique et syndical. Une
autre catégorie va limiter son action à un seul terrain mais y mener le combat avec la
dernière énergie. D'autres machines vont limiter leurs ambitions (« Moi, monsieur,
je ne fais pas de politique ») se contentant de quelques plaisirs et de quelques
prolongements (les enfants, la maison).
Les méthodes elles-mêmes ne font pas
l'unanimité. Violence, non-violence, dialectique de la fin et des moyens. Les machines
cybernétiques humaines ont une propension à réagir radicalement, à aller jusqu'au
bout, d'où les exemples innombrables de férocité individuelle et collective, observés
depuis des millénaires. Mais les moyens techniques ayant progressé, l'extension
quantitative de la violence a laissé pensé que qualitativement la cruauté avait, elle
aussi, augmenté. Pourtant, comme par contrepoids, une pensée non-violente s'est
développée notamment sous l'action de certaines machines particulièrement bien
programmées comme Bouddha, Jésus ou Gandhi. Mais il n'empêche que pour la plupart des
machines, la relation entre la fin et les moyens est quelquefois mal perçue, c'est ainsi
qu'à propos d'un meurtrier beaucoup de machines pensent qu'il faut l'exécuter sans se
demander ce qui est en question, la vengeance ou le retour au calme dans le groupe.
Dans les luttes, douces ou âpres, que
connaissent les machines cybernétiques humaines on remarque souvent un manque de
perspectives. Quand elles regardent vers les structures, les machines font preuve de bon
sens ; elles voient bien les relations mouvantes qui régissent la conduite des
groupes entre eux ; elles sont, ces machines, notamment rompues à distinguer les
différences, beaucoup moins à repérer les ressemblances. Mais enfin à ce niveau la
connaissance est globalement satisfaisante. Mais quand elles portent progressivement leur
regard sur les groupes auxquels elles appartiennent puis sur elles-mêmes, les machines se
révèlent pour ce qu'elles sont, des êtres de passion, ce qui donne à leurs luttes cet
aspect violent, presque hystérique et en tout cas aveugle qui frappe les machines
elles-mêmes.
LES MACHINES CYBERNETIQUES HUMAINES, ETRES DE PASSION
Cette sensibilité, cette possibilité de
passion fait partie du sentiment de puissance des machines cybernétiques humaines. Elle
colore l'action des machines, donne un aspect très spécial à leurs programmations,
amplifie d'une manière quelquefois déraisonnable les actions mais aussi leur donne un
surcroît de puissance, d'efficacité, de précision aussi.
Mais ceci mène à obscurcir le
fonctionnement mental des machines ; d'abord elles se sentent difficilement comme
machines, ce qui est bien normal puisque leur programmation en a fait des machines
réflexives et réfléchissant sur elles-mêmes. Mais elles n'arrivent pas à sentir la
spécificité de leurs groupes de machines. Elles font volontiers de l'anthropomorphisme,
victimes de leur langage « le groupe pense ceci, le groupe pense cela... le
mouvement ne prend pas en compte... le mouvement ne s'est jamais penché sur... ».
Elles raisonnent alors au niveau du groupe en terme de morale, de bien, de mal, attendant
éperdument tout du groupe sans savoir qu'elles sont du groupe et que la passion peut
suffisamment s'éduquer pour se charger de raison.
Mais si la raison ne se charge pas de
passion, rien ne va près des machines cybernétiques humaines qui ont besoin de beaucoup
de tendresse, de beaucoup de bienveillance car elles sont fragiles. Et cette tendresse,
cette bienveillance, cette compréhension seule une machine peut la fournir à une autre.
C'est pourquoi l'une d'elles a dit : « Aimez-vous les uns les autres ».
LE GROUPE REUNI : UNE PERSONNALITE ?
C'est la nécessité qui unit les hommes.
Un groupe se forme parce qu'il prétend fournir une solution à un problème que s'est
posé individuellement chaque membre : une association de pêche est formée de
pêcheurs qui prétendent trouver les moyens de mieux pêcher. Chaque pêcheur vient parce
qu'il cherche personnellement à s'accomplir dans la pêche ; le groupe est donc la
réunion d'individus qui cherchent à acquérir le maximum de puissance dans une direction
donnée. C'est donc la réunion d'intérêts personnels. Passez dans le groupe de
pêcheurs, ils ne vous parleront que de pêche, ils sont là pour cela et lorsque le
groupe va se réunir pour dégager des idées communes, ce seront des idées de pêcheurs
qui se dégageront. La personnalité du groupe est dans cette identité de vues, dans ce
consensus.
Si un pêcheur en même temps chasseur,
prétend apporter le point de vue d'un chasseur, on va l'écouter mais sans bien
comprendre. S'il parle en tant que chasseur, sa place est plutôt avec les chasseurs et il
est donc momentanément - tant qu'il parle en chasseur - hors groupe des pêcheurs. Mais
il se peut aussi qu'il parle parce que sa double expérience lui a montré que pêcheurs
et chasseurs vivaient une situation commune, par exemple une situation écologique.
Brusquement il élargit les perspectives du groupe (les chasseurs sont comme nous) tout en
les approfondissant (il y a un niveau d'analyse que nous n'avions pas vu). Si ses
arguments paraissent pertinents, l'identité de vues se prolonge, le consensus devient
plus fort. On remarque qu'il s'approfondit dans un sens politique, l'identité
d'intérêts de deux groupes sociaux étant semble-t-il toujours de nature politique.
C'est pourquoi on peut avoir une action politique en s'occupant exclusivement du
fonctionnement d'un seul groupe social.
Peut-on dire que le groupe a une
personnalité ? Oui et non. Juridiquement c'est une « personne morale »
d'après la loi et il faut se garder d'aller plus loin, en disant par exemple « le
groupe pense que... ». Si on le fait, on risque pas mal de déboires car on
s'adresse au groupe comme s'il avait l'unité organique d'un être humain. On le voit dans
les interventions publiques : un membre se lève, pose une question au groupe en tant
que groupe, ne reçoit évidemment aucune réponse et se rassoit écuré. Il pose
évidemment sa question parce qu'elle est neuve, qu'elle est chargée d'information,
qu'elle met en cause le groupe, lequel réfléchira sur elle (mais par quelles
méthodes ?) et que sur le champ personne ne peut répondre au nom du groupe. Au
surplus la question peut être parfaitement comprise et n'être pas prise en charge
« Il faudrait y penser... » Oui mais qui ? pas le groupe en tout cas qui
est un être abstrait quoique réel. Il est réel parce qu'il existe ; il est
abstrait parce qu'il n'est pas saisissable directement, comme un être concret. Mais lors
d'une Assemblée Générale le groupe reste un abstrait car pour prendre quelque chose du
concret il faudrait que tout le monde soit là (les absents et les membres potentiels du
groupe !) et encore cela ne suffirait pas : si le groupe n'a pas ses attributs
on ne peut pas dégager concrètement sa spécificité ; pour une association de
pêcheurs à la ligne, ce sera la ligne de pêche ou le calicot portant le titre de
l'association. Mais ce sont des signes d'une relation abstraite.
Aucun groupe ne subsisterait dans cet
état. Aussi va-t-il créer un être abstrait réel très particulier qui est la
présidence, la chefferie, l'équipe de responsables, etc. c'est-à-dire une délégation
de pouvoirs. Au niveau le plus élémentaire c'est un mélange de force et d'intelligence
qui fait le chef : le meilleur des pêcheurs sera chef des pêcheurs. Ce sont ses
exploits qui le désignent. Cela se fera par acclamations, par votes aussi. Quand le
travail envisagé parait trop complexe on crée une responsabilité commune : le
bureau avec des gradations savantes. Ainsi on élit un conseil d'administration qui
lui-même choisira en son sein un bureau qui, lui-même, choisira un responsable
général. On s'imagine des procédures variées. Mais on arrive toujours à dégager un
responsable qui représente le groupe. Et pour interroger le groupe on interrogera le
responsable. C'est ainsi que se perpétue l'erreur. Il suffit que le responsable parle
pour que l'on dise que le groupe pense ce que le responsable dit. Alors que le groupe vit
sur des activités communes et un consensus déjà fixé et n'a pas de prises de position
sur autre chose.
LE POUVOIR DU RESPONSABLE
La mythologie populaire installe le
responsable dans son fauteuil présidentiel et le fait vaticiner : il voit l'avenir
et donne des consignes pour y conduire, c'est le leader, le Führer, le Caudillo, le Duce,
le Guide etc. Il a comme on dit le pouvoir. Mais le pouvoir ce n'est pas la possibilité
de donner des ordres. Cela chacun peut le faire. Le pouvoir c'est de donner des ordres qui
soient effectivement suivis d'effets. Et ici on arrive à deux considérations :
·
c'est le groupe qui a
le pouvoir ;
·
déblayer le terrain.
Si le groupe n'accomplit pas la tâche
que lui demande son responsable, il est clair que celui-ci n'a pas de pouvoir pour faire
accomplir cette tâche. Cela ne veut pas dire d'ailleurs qu'il soit désavoué, du moins
pour l'instant. Si le groupe accomplit l'ordre, cela ne veut pas dire davantage que le
responsable soit obéi. Simplement la consigne donnée correspondait à ce que pouvait
faire et admettre le groupe. Ceci est confirmé ou au moins semble confirmé par deux
exemples pris l'un à la littérature, l'autre à la polémologie.
On admet que chansons de gestes,
épopées, romances, fabliaux sont des créations collectives parce que les créateurs se
soumettaient au goût du public pour assurer leurs revenus et donc éliminaient ou
remaniaient leurs productions. Gaston Bouthoul, fondateur de la polémologie, l'étude du
phénomène guerre explique comment la guerre éclate parce que la collectivité la veut.
La Boétie, l'ami de Montaigne, ne disait pas autre chose quand il écrivait que c'était
par une « servitude volontaire » que les peuples supportaient les tyrans. On
connaît l'imagerie populaire faisant d'Hitler un fou qui aurait abusé tout un peuple. Il
a suffi pour cela de mettre en relief les preuves patentes de déséquilibre. Mais on peut
être déséquilibré et intelligent. Les solutions proposées dans Mein Kampf allaient
tout à fait dans le sens d'une large fraction de la population allemande dont la
responsabilité en tant que groupe social reste engagée pour tous ceux qui pendant
l'ascension d'Hitler l'ont soutenu et vivent encore.
Il ne faut pas se leurrer. Quand dans un
groupe social l'équilibre des forces est à 50 contre 50 et qu'un conflit pour le pouvoir
éclate, pendant tout le temps du conflit, une fraction des masses, peut-être 10%,
oscille, recueille des informations, les pèse. Si elles sont fausses la décision qui en
sortira sera faussée, certes, mais ce sera une décision. Or un écart de 10 % compte
double puisque ce que gagne l'un, l'autre le perd. On arrive à 60 contre 40 puis la
machine se bloque, les verrous sont mis et la dictature installée.
La responsabilité des chefs du camp
perdant est toujours engagée. Ce n'est pas le meilleur qui gagne, mais le moins mauvais,
celui qui a commis le moins d'erreur, celui qui a su comprendre moins maladroitement que
l'autre les passions des machines cybernétiques humaines indécises, leur offrir un
schéma d'explication et d'action où elles se sont reconnues.
Car une analyse neuve d'un responsable
n'est pas ressentie comme une invention heureuse, tout au plus comme une trouvaille, une
découverte. On n'invente rien en matière sociale, on découvre, c'est-à-dire qu'on ôte
un voile qui masquait une réalité. Cette réalité, la masse la sentait confusément et
le rôle du responsable est d'ôter le voile pour que la masse voit la situation. Mais il
y a des voiles superposés et le plus crédible est celui qui ôte le maximum de voiles
dans la limite de ce que peut supporter la masse. Car ce qu'elle peut supporter à un
moment donné fait aussi partie de la réalité. Lénine le disait sous une autre forme
quand il posait comme règle de faire un pas en avant des masses mais pas deux.
ILLUSIONS DES MACHINES CYBERNETIQUES HUMAINES
Les machines cybernétiques humaines ont
reçu et se sont transmis depuis des siècles une programmation spécifique touchant au
pouvoir. La première c'est que le responsable commande ; nous venons de voir que
c'est faux.
La seconde c'est qu'on peut mettre un
groupe en esclavage : c'est vrai des sous-groupes dominés, c'est faux du groupe qui
domine sauf naturellement s'il a le sentiment qu'il est lui-même dominé et s'il n'a pas
d'outils pour se dégager de cette idée.
La troisième c'est que ce pouvoir est
hiérarchisé. En fait le pouvoir réel ne l'est pas. Dans un organigramme ministériel
tel bureau d'études peut être au bas de l'échelle et avoir plus de pouvoir que le
ministre : il suffit qu'il fasse preuve d'imagination et colle au réel pour faire
des propositions réalisables. Si le ministre les reprend à son compte, c'est le succès
dont il se glorifie naturellement mais il sait bien qu'il n'a eu que les apparences du
pouvoir. S'il ne les reprend pas à son compte et que son inertie le fait renvoyer, il n'a
même plus les apparences du pouvoir. Mais le bureau d'études reste en place. Mais le
ministre peut lui-même faire preuve d'imagination et de réalisme : mais là encore
il n'a fait que traduire ce que voulaient les masses.
En somme le responsable est un
interprète, un traducteur, un truchement des masses qu'il est censé conduire. Il ne faut
pas se laisser abuser par les journaux quand ils disent qu'il y a un conflit entre les
responsables et les masses : s'il y a vraiment conflit le responsable s'en va. S'il
ne s'en va pas c'est que soit il a bloqué la situation par un système dictatorial facile
à vérifier, soit qu'en réalité il répond en profondeur aux aspirations des
masses.Généralement c'est le cas.
Le pouvoir n'est donc pas vertical :
il sourd des masses et il est horizontal ; simplement on en masque les modalités
pour lui donner les apparences de la verticalité.
La quatrième illusion touche à la
nature même du fonctionnement des groupes. Les machines cybernétiques humaines vivent
sur le postulat qu'il suffit d'être réuni pour posséder par là même les informations
théoriques qui permettront au groupe de fonctionner. On admet généralement parmi elles
que les mécanismes démocratiques ont fait des progrès. Et il est vrai que la pratique
des votes à bulletins secrets après débats, les explications de vote, la conférence
des présidents fixant un ordre du jour à voter... bref les mécanismes parlementaires
courants constituent un progrès sensible par rapport à certains mécanismes antiques où
une responsabilité était désignée par tirage au sort.
Mais ici il faut faire deux
remarques :
·
d'une part des
mécanismes sont mal connus concrètement, à preuve simplement la pratique courante du
vote à main levée qui en permettant les pressions immédiates masquent la réalité de
l'opinion du groupe. A preuve encore les votes sans nuances par oui ou par non qui
traduisent très grossièrement la réalité de l'opinion.
·
d'autre part quand
chacun des membres possède intimement toutes les informations de contenu et de méthode,
il importe peu que ce soit l'un ou l'autre qui traduise comme responsable les aspirations
de la masse : il peut donc être désigné par tirage au sort !
On voit donc que le fonctionnement du
groupe dépend de l'information de chacun de ses membres non seulement en ce qui concerne
le contenu mais surtout en ce qui concerne la méthode. Le problème est de savoir comment
augmenter le niveau d'information de ce côté.
La cinquième illusion enfin est que le
discours vaut acte. C'est vrai quand ce discours offre une quantité importante
d'informations touchant à l'explication et aux pistes de travail. C'est faux dans tous
les autres cas. Là non plus, les machines cybernétiques humaines ne sont pas formées à
décoder un discours pour en tirer les éléments fondamentaux et utiles. Le langage ayant
une fonction esthétique et étant par essence discursif comme la musique ceci entraîne
une série de conséquences :
·
les machines se
laissent bercer par la musique du discours et retiendront les belles phrases non les
bonnes phrases.
·
les machines écoutent
ou lisent un texte une fois, rarement deux ou trois : d'ailleurs lorsqu'on leur donne
un texte bref et dense, à lire plusieurs fois, elles s'étonnent et le trouvent
difficile.
·
il se produit donc pour
elles dans l'ordre intellectuel ce qui se produit dans l'ordre de la nourriture : les
principes nutritifs doivent être noyés dans un bol alimentaire avant de se diffuser dans
l'organisme. Mais l'organisme sait ensuite dégager ces principes puis évacuer sous forme
de déchets ce qui ne lui sert pas. La plupart des machines cybernétiques humaines ne
savent pas d'elles-mêmes faire ce tri dans l'ordre des informations. Certaines le font
très bien mais elles sont assez rares et généralement assez vieilles.
LA NAISSANCE DES TRACES DANS LE GROUPE
On voit donc que lorsqu'un groupe est
réuni pour faire un travail, au départ une série peu encourageante d'obstacles
méthodologiques vont entraver ses activités. On n'en a naturellement pas conscience et
ce n'est que progressivement que les manques vont apparaître sous des formes diverses,
quelquefois surprenantes, qui les feront mal reconnaître.
On prend le groupe à sa naissance, quand
se réunissant, il prend brusquement conscience de son unité, de son existence. Or se
réunir c'est parler, non agir ; c'est interrompre l'action pour faire le point sur
elle. On sait que cela ne peut pas durer longtemps : c'est un équilibre qui dure une
heure pour une classe, deux jours pour une session d'études, quatre jours pour un
congrès, quelques semaines pour une session parlementaire.
Aussi faut-il que cette réunion, cette
Assemblée générale ou restreinte offre des qualités telles qu'elle augmente
sensiblement le niveau d'informations portant sur le contenu, sur la méthode et sur les
travaux à faire.
C'est alors que naissent les traces. Dans
l'acte individuel la trace c'est ce qui s'inscrit sur la cire molle, c'est la première
expérience fugitive mais marquante, antérieure à l'acte réussi. « La trace,
l'acte réussi, l'automatisme sont les éléments du tâtonnement expérimental qui, de
palier en palier, monte vers le tâtonnement intelligent. C'est un phénomène complexe
forcément marqué d'affectivité ».
Ce qu'Elise Freinet explique à propos de
la trace dans le tâtonnement individuel s'applique au tâtonnement du groupe. Les
phénomènes sont plus complexes certes mais ils restent identifiables. Il est probable
d'ailleurs qu'une approche correcte du tâtonnement expérimental des groupes permettra de
mieux comprendre en retour le tâtonnement expérimental individuel.
Ainsi qu'appelle-t-on trace dans cette
nouvelle situation ? Dans le cas du groupe prenant son identité au cours d'une
assemblée générale ce peut être une intervention, une piste de travail envisagée qui
va retentir soit sur le groupe, soit sur un membre du groupe, soit encore sur le locuteur
lui-même. Dans le premier cas la prise de conscience peut être éphémère sauf si un
leader d'opinion reprend l'idée pour la développer, renforcer la trace. Dans le second
cas, il semble que l'intervention tombe à plat mais quelque part dans le groupe, un
interlocuteur la recueille pour soi ; elle va germer sous une autre forme puis
éclore bien plus tard. Le troisième cas paraît le plus paradoxal, mais il est le plus
courant et le plus dynamique. Car parler c'est soumettre au groupe une piste de travail
quelquefois informulée comme telle. C'est bien souvent chercher plus ou moins
consciemment une caution. Dire « Il faudrait faire cela » devrait être
toujours traduit : « Je suis prêt à faire cela si on m'aide, si mon action
est utile et prend forme dans un travail commun ». Il faut donc à la fois que le
groupe écoute et qu'une série de conditions objectives liées à cette écoute soient
réunies pour que le projet mûrisse et aboutisse.
Ces traces verbales sont très
importantes car elles tissent des relations de bienveillance entre les participants.
« Oui, ton idée est bonne. Il va falloir la poursuivre. Que peux-tu faire, toi,
pour la poursuivre ? Que peux-tu offrir ? ». Voilà la réponse sensible
quoique muette que le groupe devrait pouvoir offrir à l'intervenant. Mais les machines
cybernétiques humaines sont souvent programmées d'une manière très réflexives sur
elles-mêmes. Quand elles n'ont pas la capacité d'écoute mutuelle, les traces verbales
sont mal reçues surtout si les intervenants sont peu ou pas connus.
Ceci n'a pas échappé aux
psycho-sociologues et le Phillip 6 x 6 a pour but précisément de favoriser la
multiplication des traces et leur impact.
Mais il y a aussi des traces d'action.
C'est l'acte réussi d'un individu ou d'un groupe restreint, présenté en groupe
élargi. La trace verbale est simplement encourageante. La trace d'action est, elle,
dynamisante. Elle offre un triple avantage :
·
elle est
concrète : elle présente à la fois une hypothèse, une réalisation, un résultat.
Par certains côtés, elle est répétitive. On peut la refaire.
·
elle est porteuse de
méthode : un individu, un groupe s'attaque à un problème restreint, lui apporte
une solution. Cette victoire s'insère dans un combat plus général, à condition qu'on
voie la place qu'elle y occupe.
·
elle est
publiable : elle peut être diffusée sur l'extérieur. Née dans le groupe, elle
porte à l'extérieur témoignage du groupe qui se sent affermi vis-à-vis des autres
groupes sociaux.
L'ACTE REUSSI D'UN INDIVIDU : COMMENT IL EST VU DU GROUPE
L'acte réussi individuel peut
apparaître au groupe comme un acte déviant. Et déviant de deux manières : soit
parce qu'il tombe en dehors du champ d'action du groupe soit parce que trop neuf, il ne
peut être reconnu par le groupe. L'individu, génie méconnu, a raison trop tôt.
Dans les groupes jeunes, jeunes
d'histoire, on admet plus facilement semble-t-il, l'acte réussi individuel parce que
d'abord on n'a pas le temps d'être trop difficile et qu'un groupe jeune étant peu
nombreux la cohésion se fait plus facilement : l'acte réussi a plus de chance de
tomber dans le champ du groupe.
Au contraire dans les groupes dont
l'histoire est déjà longue, une certaine inertie due à l'orthodoxie se fait jour.
L'expérience tombe-t-elle dans le champ du groupe ? Il se trouve quelqu'un pour dire
que c'est du déjà vu. Certes c'est du déjà vu pour les plus anciens mais pour les
nouveaux : il faut aussi songer à eux. L'expérience tombe-t-elle hors du champ
reconnu ? On évoque la fidélité à la tradition du groupe ! Ce qui permet
d'éliminer à la fois l'expérience hors champ du groupe et l'expérience prophétique.
Et ainsi l'orthodoxie entraîne la sclérose.
Cette orthodoxie sclérosante s'exerce
non seulement envers l'acte réussi individuel mais aussi envers la personnalité qui
présente son expérience. S'il n'est pas connu, dans les groupes à histoire ancienne, on
se méfie de lui. On accueille plus favorablement une expérience moins dynamique
peut-être mais qui est présentée par quelqu'un que l'on connaît. Des liens de copinage
vont jouer d'une manière occulte, notamment si le groupe - appelé alors mouvement - n'a
pas de structures de fonctionnement très nettes. Déçu, le nouveau venu s'éloigne avec
d'autres de sa génération, ce qui accélère le processus de vieillissement du groupe.
LES GROUPES SOCIAUX VIEILLISSENT-ILS ?
Et meurent-ils ? Peut-on ajouter. La
réponse est : oui.
A la suite d'historiens comme Toynbee on
peut effectivement dire que les groupes sociaux, les civilisations naissent, vivent et
meurent comme les humains. Et les descriptions d'aller bon train. Mais ceci n'a rien
d'inéluctable : comme mouvement religieux le christianisme ou le bouddhisme ont
derrière eux une longue histoire et probablement encore un assez long avenir, notamment
le bouddhisme. Un groupe social meurt à deux conditions liées entre elles :
·
s'il a le sentiment de
son inutilité : il est alors miné de l'intérieur
·
s'il est effectivement
inutile : il est alors grignoté de l'extérieur.
Etre inutile, cela veut dire n'avoir plus
de lien avec d'autres groupes sociaux, ne plus s'insérer dans un ensemble, être
complètement déphasé.
Mais ceci n'a rien d'inéluctable. Un
groupe social peut être amené à modifier sa route ; il peut connaître des crises,
des tempêtes. Mais il peut reprendre une jeunesse nouvelle, une nouvelle route, un nouvel
équilibre sans forcément se renier, si les objectifs qu'il s'était donné au départ
étaient suffisamment stables et généraux.
Comme il est évident qu'ici
l'exemple-guide de l'analyse est celui de l'Ecole Moderne on peut avancer en abordant une
nouvelle question. L'Ecole Moderne est née d'une volonté collective groupée autour d'un
homme, d'un couple aussi, qui lui a donné son nom : Freinet. Le mouvement pouvait
mourir avec son fondateur. Trois faits ont assuré sa survie :
·
une pensée théorique
susceptible d'être approfondie et prolongée
·
des équipes et des
individus au travail
·
une maison d'édition,
support logistique du travail coopératif.
Quand après la mort du fondateur il a
fallu trouver un nouvel équilibre, le mouvement a dû parer au plus pressé. Survivre.
Aujourd'hui nous savons qu'il faut aller plus loin, faire en sorte que le mouvement prouve
le mouvement en marchant et continue à être un laboratoire d'expérimentation sociale.
Que l'Ecole Moderne ait un passé importe assez peu ; l'essentiel ait qu'elle ait un
avenir et que son avenir comme groupe social se construise à partir d'une pensée solide,
parce que issue du bon sens. Les groupes sociaux peuvent vieillir, peuvent mourir mais ce
n'est une fatalité que quand ils jugent bon de disparaître, faute de mission sociale.
DE LACTE REUSSI AU TATONNEMENT EXPERIMENTAL
Des milliers de fois nous avons eu dans
nos classes des réussites. Des milliers de fois nous avons connu des échecs. Soit par
nécessité, soit par une hâte excessive, très souvent nous ne respectons pas le
tâtonnement expérimental des enfants, ni le nôtre. Nous sommes trop pressés. Un clou
chasse l'autre. C'est bien pire encore dans d'autres groupes sociaux tendus vers la
taylorisation et la rentabilité. Avons-nous suffisamment les moyens de saisir notre
mouvement collectif de recherche ? Pas encore. Nous n'avons que cinquante ans mais
fût-ce empiriquement nous sentons le besoin d'observer notre marche. Freinet éprouvait
déjà ce besoin et en janvier 1966, quelques mois avant sa mort il écrivait :
« Il ne faut pas créer avec la masse, vous n'en aurez que des déboires. Il faut
vous constituer en équipes de travail qui chercheront et expérimenteront librement. Ce
sont ces équipes que nous voulons aider à constituer ».
L'acte réussi d'un individu n'est jamais
perdu pour l'individu lui-même car il en garde le souvenir sensible, à la fois
intellectuel et affectif. Mais cet acte réussi peut être perdu pour le groupe qui n'est
pas armé de la même manière, qui n'a pas de mémoire. Il faut donc créer une mémoire
au groupe et le mouvement y a pourvu abondamment par ses dossiers pédagogiques, ses B.
T.R., etc.
Mais ceci n'est pas suffisant. Car il
s'agit là de mémoires mortes. Il faut que ces mémoires soient réactivables en
permanence pour que les actes réussis se succèdent, s'accélèrent au niveau du groupe
et aient une chance de déboucher sur un tâtonnement expérimental collectif. Les
mémoires mortes peuvent devenir des mémoires vives quand des groupes de travail
reprennent les recherches antérieures sur tels sujets et s'appuyant sur les acquis
anciens qu'ils invitent à relire ou à lire poursuivent eux-mêmes leurs propres
recherches et mettent à jour les connaissances du mouvement tout entier. Ceci est
d'ailleurs commun à tous les groupes sociaux dont la méditation sur leur propre histoire
est très souvent peu avancée. On connaît l'avertissement tragique :
« Malheur à ceux qui ne se souviennent pas du passé. Ils sont condamnés à le
revivre ». Ceci est valable pour tous les groupes sociaux, de la famille nucléaire
(le père, la mère, les enfants) aux nations en passant par les mouvements politiques,
syndicaux ou pédagogiques.
C'est pourquoi sur le thème des
« modules de recherche » un important mouvement s'amorce à l'intérieur de
l'Ecole Moderne pour profiter au maximum des acquis antérieurs et les faire fructifier. A
travers l'évolution de ces « modules de recherches » on verra mieux se
développer le tâtonnement expérimental de notre mouvement et il est probable que des
leçons de conduite générale des groupes pourront être dégagées.
Quand l'idée de « module de
recherche » s'est répandue on a assisté à un mouvement de curiosité puis
d'intérêt. Il s'est produit un saut qualitatif. On a franchi un palier. Et il est bon
d'analyser comment le palier a été franchi.
DU TATONNEMENT EXPERIMENTAL AU
TATONNEMENT INTELLIGENT
Tout d'abord à l'intérieur du mouvement
s'est dégagé ici et là un mouvement d'inquiétude : où allions-nous ? Chacun
voyait autour de soi se perdre des efforts ? On tournait en rond selon une sorte de
mouvement brownien. Le tâtonnement se faisait - tant pis pour le jeu de mots - à
tâtons, semblable à ces machines cybernétiques capables de placer un cube parmi
d'autres cubes mais en les écartant par secousses désordonnées ; on tapait un peu
partout, pédagogie Freinet, dynamique de groupes, Freud, Reich, on s'ouvrait largement à
l'extérieur : linguistique, docimologie. Mais les résultats étaient longs et
aléatoires et on n'en percevait pas la finalité tout en gaspillant beaucoup d'énergie.
Ceci a été perçu par beaucoup de machines cybernétiques humaines du mouvement qui ont
commencé à orienter lentement leur propre programmation dans cette direction de travail.
Or pour avoir une chance de trouver quelque chose il faut se poser des questions. Dans dipe-Roi,
Sophocle fait dire à l'oracle de Delphes par la bouche de Créon : « Ce qu'on
recherche, on peut le découvrir ; ce qu'on néglige échappe ». De ce point de
vue on peut dire que l'acte non-réussi (j'évite l'expression « d'acte
manqué » auquel, après Freud, on a donné un autre sens) est aussi informatif que
l'acte réussi. Il l'est même plus. L'acte réussi invite à recommencer et inscrit donc
par la répétition un apprentissage durable qui une fois terminé va inciter à un saut
qualitatif pour franchir un palier. Mais l'acte non-réussi oriente une recherche, aide à
déblayer le terrain, oriente le regard du, et ici des, chercheurs.
De ce point de vue un récent débat
télévisé sur les cerveaux artificiels (« Les ordinateurs peuvent-ils devenir
intelligents » 26 janvier 1976) apporte une confirmation saisissante. La seconde
génération de machines cybernétiques ne place plus ses cubes d'une manière
désordonnée : la machine fait une analyse de situation, écarte les cubes qui la
gênent et pose ensuite son cube dans l'espace ainsi ouvert. Seymour Papert qui a obtenu
ce beau résultat à l'Institut de Technologie du Massachusetts indique qu'il a beaucoup
observé les enfants en bas âge et qu'il suit leur développement pour éclairer sa
propre recherche cybernétique. Nous sommes là dans le tâtonnement expérimental qui
consiste pour l'essentiel à retourner après échec à sa propre mémoire pour confronter
la situation d'échec avec l'ensemble des informations que l'on possède et par
comparaison à franchir le saut, le fameux saut qualitatif.
Collectivement la même démarche s'est
produite. Le problème de la perte des expériences devenait urgent. Certains le sentaient
crucial. Et à partir du même nombre d'informations essentielles, avec la même méthode
de travail inspirée par Freinet, avec la même idéologie, ces praticiens qui ne
s'étaient pas concertés sont arrivés à des résultats tout à fait similaires mais
sous des termes différents. Naturellement il y a eu un moment de flottement à la
confrontation : était-ce la même réalité (signifié) que recouvraient des mots
différents (signifiants). On aurait pu alors se livrer à une belle bataille formelle
pour expliquer que les groupes de travail étaient différents des modules de recherche.
Mais alors une seconde fois l'idéologie commune, la méthode de travail commune a permis
dans un esprit coopératif de comprendre que c'était la même chose, que sous des
signifiants différents se trouvait le même signifié. Les groupes de travail et les
modules recouvraient la même réalité.
Or à ce niveau nous ne sommes plus dans
le tâtonnement expérimental qui implique une recherche ordonnée mais encore un peu
aveugle. Il y a un recul, la saisie d'une situation, un oubli de sa propre recherche pour
savoir où elle se situe par rapport à des recherches parallèles. Nous sommes là dans
le tâtonnement intelligent où la réflexion l'emporte temporairement sur l'action. Pour
la relancer bien sûr. Il y aurait donc ensuite une dialectique constante entre le
tâtonnement expérimental et le tâtonnement intelligent, quelque chose de similaire au
va-et-vient entre la pratique et la théorisation.
POURQUOI LA FORTUNE DU TERME « MODULE DE RECHERCHE ? »
Le « groupe de travail » met
l'action d'une part sur la réunion des énergies et d'autre part sur la notion de
travail, d'activité. Le terme « module de recherche » introduit des
harmoniques différentes : « la recherche » est un travail mais elle a
quelque chose de prospectif et d'aventureux. Or la prospective et l'aventure sont des
moteurs importants de l'action : aller vers l'inconnu pour y trouver du nouveau
constitue un programme dynamique. Le mot « module » de son côté évoque
quelque chose de carré, d'empilable. En architecture c'est une unité de mesure adoptée
pour déterminer les proportions : il y a donc l'idée d'une construction à partir
d'éléments comparables par leur importance.
J'ai proposé que le module soit la plus
petite unité de recherche du mouvement. Une série de modules constitue une séquence.
Une commission ou un chantier est fait de plusieurs séquences ou d'une seule. Il y a
l'idée à la fois d'un développement libre et en même temps concerté puisque les
modules peuvent travailler entre eux.
Il y a donc le sentiment d'être à la
fois unique et lié aux autres. Comment peut-on être lié aux autres ? D'une part
par la communauté d'intérêts et d'autre part par des liaisons nouvelles possibles dont
l'établissement correspond à un modèle mathématisable.
Il faut s'arrêter un peu sur ces deux
notions :
-
savoir qu'on n'est pas
seul, que des recherches proches des siennes propres se poursuivent ailleurs et savoir où
elles se poursuivent et qui les poursuit constitue un appel dynamique à l'action.
-
le modèle
mathématique et l'instrument qui en est issu (l'organigramme par séquences modulaires)
permet de déhiérarchiser la recherche et ceci est un facteur important dans le
tâtonnement expérimental des groupes. Car la hiérarchie stérilise l'activité en
l'orientant a priori dans un sens donné. Sans doute est-il bon quelquefois qu'un effort
collectif massif se porte sur un domaine précis mais cet effort doit se porter par la
nature des choses et non par une série d'ordres, fussent-ils souhaités.
-
lorganigramme par
séquences modulaires permet à chaque groupe de situer sa recherche dans un
ensemble ; or la connaissance des ensembles est une information essentielle dans la
conduite autogérée des groupes humains. Et ceci parait tellement neuf qu'il faut
admettre que ce type de connaissance a longtemps été caché à la masse alors que les
dirigeants, des responsables, des cadres travaillent essentiellement sur ces notions et
les confisquent à leur profit. Il est quasi certain que le développement de cette
connaissance conduira les groupes humains à un saut qualitatif de leur
tâtonnement : c'est un palier à franchir.
Au moment où cette conscience collective
des modules de recherche commençait à se développer, on s'est rendu compte qu'un nombre
important de modules étaient réduits à un individu ; c'était des
modules-singletons. Sur le coup la découverte fut désagréable car elle semblait
contredire la notion d'effort collectif. Un examen plus attentif montra au contraire que
cette situation était normale et conforme au tâtonnement expérimental des groupes. Et
nous devons creuser un peu cette idée.
MODULE-SINGLETON ET RECHERCHE TATONNEE DES GROUPES
Montesquieu fait remarquer qu'une idée
nouvelle ne peut éclore avant le temps où elle éclôt effectivement parce que les
conditions de son éclosion ne sont rassemblées qu'à ce moment-là. On peut dire que
quand les conditions sont presque réunies, l'idée est presque prête à naître. Très
souvent cette idée se forme sous l'apparence d'une question la question se formule
entraînant des réponses fragmentaires qu'il faut ensuite approfondir. C'est un travail
difficile mais passionnant, procurant beaucoup de plaisir et qui appartient à la pulsion
du savoir et aussi à celle du pouvoir : on sait ce que les autres ne savent pas
encore et dans la mesure où l'idée coïncide avec la réalité on a, avant les autres,
prise sur la réalité. De là à préserver le secret de la découverte et faire passer
la pulsion du pouvoir avant la soif de connaissance il n'y a qu'un pas que la recherche
officielle des grandes puissances franchit tous les jours : une découverte
fondamentale devient automatiquement secret d'état. En vain du reste, une autre puissance
étant elle aussi sur la piste ! Pourquoi est-elle sur la piste ?
Un exemple historique nous le fera mieux
comprendre. Lorsque Lavoisier décrit son expérience de 1774 sur la décomposition de
l'air il note incidemment « Cet air que nous avons découvert presque en même
temps, M.Priesley, M.Scheele et moi, a été nommé air vital ou oxygène ».
C'est-à-dire que chacun des trois chercheurs disposant séparément des mêmes
informations du point de vue du contenu et de la méthode était amené à découvrir en
même temps que les deux autres la même chose. Sans doute être coiffé sur le poteau
engendre-t-il quelque dépit mais aucune surprise. C'est ce qui s'est passé pour la
naissance ou plutôt la découverte des modules de recherche dont l'idée flottait à
l'intérieur du mouvement depuis longtemps déjà : on la voyait naître au détour
des conversations sous forme de question difficile à formuler et qui était :
« Comment ne pas perdre nos recherches ? »
Il en est ainsi pour toute activité
humaine. Croit-on que Freinet aurait pu rassembler aussi rapidement des travailleurs si
ces derniers ne s'étaient posé obscurément les mêmes questions ? Le
module-singleton, c'est-à-dire la recherche d'un camarade isolé, entre donc dans un
champ d'interrogations latentes qu'il formule correctement le premier et qui vont ensuite
provoquer un afflux de camarades. Il arrive naturellement que la question soit inadéquate
au réel : il ne se passe rien alors, la recherche reste individuelle et tombe. A
moins que le chercheur obstiné poursuive seul sa piste de travail, la faisant petit à
petit coïncider avec le réel et gagnant finalement, quelquefois après sa mort. Mais
pour lui, ceci importe peu, sa découverte dont il est sûr, lui assurant cette
immortalité après laquelle tout être humain court, d'une manière ou d'une autre.
Le chercheur isolé joue donc, par
rapport au groupe, le rôle de catalyseur. Sa trouvaille va provoquer un flux brutal
d'informations que chaque membre du groupe concerné va recevoir parce que le terrain est
prêt. Pour chacun de ces membres, ceci sera l'occasion d'un palier dans son propre
tâtonnement expérimental, synchrone par rapport au tâtonnement expérimental du groupe.
UNE CONCLUSION PROVISOIRE
Au moment d'entamer un nouveau
paragraphe, j'ai senti que j'avais pour l'instant tout dit, du moins tout dit de
l'essentiel. Je souhaite que cette recherche ait un prolongement.
Roger FAVRY
Des questions sur notre propre tâtonnement
de groupe (1)
Xavier NICQUEVERT
Quelques réflexions à propos de la
rencontre Tâtonnement Expérimental et le papier de Roger Favry sur le tâtonnement des groupes
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la
contribution écrite de Roger Favry à la rencontre et, bien que je ne me sente pas
tellement à l'aise dans son style « évangélico-cybernéticien », j'y trouve
des idées qui m'ont apporté personnellement, d'autres qui me paraissent importantes pour
notre approche d'une régulation de la vie du Mouvement. Ça m'a permis aussi de mieux
appréhender ce qu'il met sous ce terme de « Tâtonnement expérimental des
groupes ».
Seulement, je voudrais essayer de dire ce
qui m'a gêné, ce qui me gêne pour le lire :
1) je ne vois pas bien quelle en est la
destination : à qui ? pour quoi ?
2) se pose pour moi un problème de
culture sur lequel je voudrais revenir plus en détail par la suite : je n'ai pas
moi-même la culture nécessaire pour critiquer sérieusement un certain nombre des
affirmations historico-sociologiques de Favry qui, en dehors de quelques références
bibliques ou à Montesquieu, ne se situe guère par rapport aux courants actuels de la
sociologie, sinon par l'emploi de son modèle de la machine cybernétique humaine.
3) il s'ensuit que je vois mal ce que
viennent faire ses considérations d'ordre général sur l'organisation des groupes
sociaux, et politiques au sens le plus large, par rapport au problème qui nous préoccupe
en premier :la structuration d'un groupe-classe ou au moins d'un groupe d'enfants,
d'adolescents ou d'adultes ayant le pouvoir ou la possibilité de s'organiser.
En effet, ces considérations d'ordre
général ne me semblent pas faire partie de notre « patrimoine » : c'est
un langage, sinon des idées, qui ne nous sont pas habituels. Même si Freinet utilisait
le modèle cybernétique, il le faisait toujours en référence à des exemples plus
concrets.
C'est pourquoi je reviens à ma première
et à ma deuxième question : à qui s'adresse ce texte, à quoi est-il destiné,
autrement dit faut-il faire partie du cercle (assez restreint) des gens invités à la
rencontre (et encore pas tous, à moins qu'il y ait eu erreur à m'avoir invité ?)
pour être capable de comprendre et d'en discuter ?
Ceci ne signifiant aucunement pour moi
qu'il faille s'interdire un tâtonnement intelligent et encore moins un effort de
réflexion théorique. Mais il me semble que Freinet nous a toujours permis cette
réflexion grâce à ses formulations simples et imagées et en référence à des
situations ou des problèmes dans lesquels les gens se sentent impliqués.
( 1) Titre de la rédaction.
Nous rejoignons aussi, me semble-t-il, le
problème de la parole du Mouvement qui est d'ailleurs posé par Roger à propos de la
personnalité du groupe et du pouvoir du responsable. On peut faire aisément l'hypothèse
que s'il nous propose ce travail c'est parce qu'il désire le faire prendre en compte par
le Mouvement : il faut donc que celui-ci s'y reconnaisse. Peut-être s'agit-il
seulement d'un essai pour vérifier s'il est bien « un interprète, un traducteur,
un truchement des masses » et qu'il ne fait qu'exprimer par avance ce qui n'était
qu'à l'état latent chez bon nombre.
Pour ma part, après cette première
lecture, je suis donc plutôt intéressé par le contenu, mais accroché par la forme,
encore que je n'adhère pas il s'en doutera certainement à son apologie du système
modulaire et à l'assimilation schématique qu'il fait entre module et groupe de
travail : je pense au contraire que nous avons, intérêt, pour notre propre
tâtonnement intelligent, à clarifier les différences que lui-même exprime d'ailleurs
par son image du rangement des cubes.
Je me dis aussi que je me trouve devant
un projet assez immense qui peut difficilement entrer dans les limites de 36 à 48 pages
si l'on veut éviter de rester schématique ou de survoler les choses sans les expliquer
car si l'on envisage l'ouvrage de la manière qui apparaît ici, il me semble difficile de
ne pas développer tous les points qui sont abordés et de les regarder qu'à travers le
seul point de vue cybernétique, fût-il sensible : si c'est un travail théorique
qui est envisagé, il sera lu par des théoriciens qui ne se contenteront pas de ce qui
est simplement noté ici et qui passeront ça aux peignes fins des dernières théories de
socio-psychanalyse ou de psycho-socio- je ne sais trop quoi. Mais alors, et nous,
là-dedans ?
Et une fois de plus je bute sur ma
première question et j'hésite à poursuivre plus loin ma critique.
Ce n'est d'ailleurs pas tellement utile
car je sais d'expérience (tâtonnement expérimental des groupes) que lorsque quelqu'un
n'est pas présent physiquement à une rencontre, son apport écrit n'est pas pris en
compte par le groupe à moins d'être porté et défendu par l'un des présents qui
s'arrangera pour l'introduire, le verser en appui de ses propres opinions. Je voudrais
dire, cependant, avant de terminer, que mon attention a surtout été retenue par les
derniers points, ceux qui (faut-il s'en étonner) s'appuient davantage sur le langage de
Freinet : « de l'acte réussi au tâtonnement expérimental » et
« du tâtonnement expérimental au tâtonnement intelligent »
Notre propre tâtonnement
Je crois que la rencontre Tâtonnement
Expérimental aura sérieusement avancé le chantier si elle nous trace avec précision
des pistes de travail. Moi je me demande si nous pourrons continuer encore longtemps à
produire des B.T.R. et des documents théoriques si nous nous contentons des seules
observations amassées au petit bonheur par les acteurs eux-mêmes dans les moments où
ils ne sont pas suffisamment impliqués pour penser à prendre des notes ou quand ils
s'obligent à consigner par écrit ce qui en est resté dans leur mémoire.
Mais j'attaque là le problème de B.T.R.
Il me souvient que René proposait d'ouvrir le débat sur la méthodologie. Il n'a pas pu
y parvenir. Peut-être était-ce prématuré ? En tout cas c'est une question qui ne
se pose pas que pour B.T.R., mais il serait tout de même important qu'on avance au moins
pour ce lieu de recherche qui prétend, me semble-t-il être notre lieu de théorisation
et de dialogue avec les autres chercheurs en « science de
l'éducation » : quel crédit peut-on accorder à une description, une relation
d'expérience qui ont pour auteur et commentateur le seul « expérimentateur »
lui-même. Il me paraît important de bien préciser le rôle du témoin et que cette
place soit effectivement occupée pour chacune de nos productions, dès la première
édition. Je ne souhaite pas développer ce point ici car, contrairement à Roger Favry,
j'ai plutôt besoin d'échange oral avant d'être capable de formaliser quelque chose et
je suis loin d'avoir les idées suffisamment claires pour le faire. Ce sera l'une des
raisons qui me feront regretter de ne pouvoir profiter de cette rencontre, dont je ne
doute pas qu'elle sera déjà pour le moins profitable à ceux qui y participeront.
Xavier NICQUEVERT
Le Tâtonnement Expérimental des groupes
sociaux Réflexions inspirées par le travail de Roger Favry
Afin d'observer objectivement une action,
un processus, il est prudent de rester en dehors. Roger Favry réalise ce tour de force de
deux manières, il voit l'homme comme une machine cybernétique et il cherche les formes
du tâtonnement individuel à travers celui du groupe. Comme méthode il divise la tâche
en tranches exploitées et étudiées par des modules. Cette partie cartésienne de la
démarche parait bonne à la condition que chaque élément sente bien qu'il appartient à
un ensemble, braqué vers une perspective générale, claire et propulsé par un dynamisme
commun.
Pages 1 et 2 :
Quelles sont les bases de départ ?
La première : l'homme, une machine
cybernétique.
Perception, mémoire, décision
présentent bien un réseau ultra-complexe de communications, de contrôles ;
jusque-là la comparaison se défend. Continuons cependant : notre homme est une
machine consciente de son mécanisme, même du pouvoir de son instinct, de son inconscient
tellement vaste qu'aucune machine n'arrivera à le programmer. La machine construite avec
des éléments apportés se détermine avec une probabilité de 99 % alors que l'homme
même avec tous les éléments analysés et reconnus, garde une part de hasard
considérable, dans la prévision de l'action. Naturellement si l'on se place après
l'action c'est tout une autre affaire, les parties cachées se découvrent, la philosophie
s'en mêle et tout s'explique ou paraît s'expliquer à partir de la solution.
Voyons maintenant la seconde
manière : l'analogie entre l'activité de l'homme et celle du groupe. Les groupes
peuvent être conçus en fonction du besoin, naissent, vivent et meurent. La comparaison
peut s'admettre encore que la conception donnerait lieu à des remarques :
(décision, choix).
Sur le fonctionnement la situation
diverge. L'homme est fait d'organes différents dont la cohésion est assurée
physiologiquement et psychologiquement par des moyens qui lui sont propres (sang,
hormones) qui concourent à maintenir une unité que le groupe ne peut atteindre avec les
courants de besoin, de désir, de haine, d'affectivité qui le structurent.
De plus l'étude de Roger Favry
s'applique surtout à des formations dépassant le cadre de la famille ou du petit groupe.
A cette échelle la dynamique inter-individuelle joue très peu, cela tient davantage de
la houle qui conduit l'homme jouet.
Quels sont les mobiles d'activité ?
1) L'amour :
Que voilà un joli mot aux contours
indécis où l'on fait entrer beaucoup de choses allant en des sens opposés. Au fait la
sexualité est-elle un produit de l'amour ou l'inverse ? Enumérons : l'amour pour
soi (très répandu), l'amour pour les autres avec ses nuances dévouement, sacrifice,
masochisme, sadisme, reproduction etc. l'amour pour qu'on en parle sorte d'exhibitionnisme
(littérature, cinéma) et hélas l'amour pour gagner de l'argent ou en perdre.
2) La connaissance :
La recherche de la vérité anime tous
les hommes et se présente comme une disposition très saine, très sereine en provoquant
l'échange avec les autres hommes.
Toutefois le mobile est rarement
désintéressé. On veut satisfaire un besoin, on veut accaparer un bien, on veut surtout
acquérir un pouvoir, une force dont dépendent les autres hommes et nous voilà déjà
rendus sur le troisième volet.
3) Le pouvoir :
Nous arrivons à la chose convoitée par
tout le monde, la plus déterminée par la situation, la plus conditionnante à la fois
pour le commandeur et le commandé par suite des rapports de supérieur à subordonné qui
les lient bon gré mal gré et où chacun cherche à exercer sa puissance sur l'autre.
(1) Titre de la rédaction
Ajoutons à cette loi générale toutes
les spécificités individuelles qui colorent la relation' le désir de commander, de
diriger, de soumettre, de se grandir, avec à l'opposé celles d'être dirigé, d'être
soumis voire diminué.
Ces grandes forces dominant l'homme sont
empruntées au fond culturel du Moyen Age, elles sont reprises philosophiquement par Roger
Favry, en y incorporant les besoins essentiels. Cela conduit à un renversement de la
hiérarchie des valeurs de sorte que l'on voit l'homme lutter d'abord pour la satisfaction
de ses besoins. Ensuite j'ai mis l'accent sur les aspects psychologiques de ces éléments
pour montrer que les structures humaines sont tellement variées que le déterminisme de
l'individu se nuance à l'infini.
Remarques page par page.
Page 3 :
Les aspirations aux immortalités varient
certes avec les groupes sociaux, cependant l'âge importe également et il présente des
différences très grandes qui se répercutent sur les groupes.
Page 4 :
Je ne suis pas bien Roger Favry quand il
affirme que les machines cybernétiques humaines douées de passion deviennent aveugles et
communiquent la cécité à leurs groupes qui deviennent incapables de bon sens. Les
mythes, les religions ont souvent conduit les peuples à des combats n'ayant pas de sens
parce qu'ils étaient manipulés par des malins soucieux de leurs propres intérêts, bien
rationnels, ceux-là. C'est aux individus d'abord, aux groupes ensuite de prendre
conscience de ces manuvres pour éviter de tels errements, et la conscience de
classe est un facteur important de cette clarification absolument nécessaire pour
accéder à la puissance.
Page 5 :
Chose curieuse, quand Roger Favry passe
à la personnalité du groupe, il en voit surtout le côté philosophique formel
abstrait et oublie toute la dynamique affective qui constitue sa chair.
Quant au responsable omnipotent,
c'est l'image du père protecteur toujours recherché par le peuple plus ou moins
adolescent. Voilà bien encore une tare que nous portons, que nous entretenons avec les
divers cultes de personnalité qui surgissent de-ci, de-là, et l'on s'aperçoit que trois
facteurs contribuent à construire cette image force : l'ambition de l'intéressé,
la platitude des suiveurs, et l'intérêt de minorités fortes qui délèguent leur
puissance en restant dans l'ombre.
Page 6 :
Roger Favry envisage surtout les grandes
collectivités, à ce stade la dynamique de groupe joue peu, et la masse par économie de
l'effort, par lâcheté cherche un porte-parole responsable, une sorte de parapluie et
ouvre la voie au dictateur, qui leur donne l'illusion de traduire leurs aspirations alors
qu'il ne représente que les forces qui les dominent.
Page 7 :
La véritable démocratie est encore une
vue de l'esprit qui ne sera probablement jamais du domaine des hommes quels que soient
l'information, la méthode, le contenu. Il faudrait, il faudrait... un champ étendu de
connaissances, une ouverture permanente sur les autres et un narcissisme réduit au
maximum. Cette forme idéale de société apparaît plutôt comme un repère dont on se
rapproche ou dont on s'éloigne suivant les nécessités.
La trace laissée dans le groupe
est fugitive, s'oublie vite. Il faut des secousses affreuses telles l'exode, la torture,
l'oppression féroce pour que le souvenir dure. Rappelez-vous les promesses des hommes
politiques non tenues, leurs bavures, leurs scandales, autant en emporte le vent. Il faut
que des gens avisés les rappellent pour obtenir un effet.
Même entre nous : regardez ce qui
reste des réunions de travail en commun si un compte rendu ordonné n'est pas fait et lu.
Je crois que les traces collectives
agissent beaucoup moins que les impressions individuelles gardées de la petite enfance,
de la famille, de l'école, du métier, de la permanente contrainte sociale. Ce sont ces
ressemblances regroupées en faisceaux qui sensibilisent une ambiance collective et lui
donnent une grande amplitude de vibration. En fait de trace, c'est surtout la part
d'inconscient collectif qui surgit et se renforce.
Page 8 :
L'acte réussi n'est déviant que
si l'auteur est déviant. Prenez un exemple où l'auteur est accepté par le groupe, son
acte sera admiré par le groupe. Ce n'est pas une question d'âge, les jeunes peuvent
être plus ouverts, les vieux plus circonspects ; la règle reste la même.
Page 9 :
J'apprécie beaucoup le paragraphe
« Les groupes sociaux vieillissent-ils ? » Aux arguments justifiant la
survie de l'Ecole Moderne que je trouve vrais, j'ajouterai celui-ci :
-Une envie intense de faire vivre l'Ecole
Moderne pour les animateurs qui y intègrent leur propre vie (Que de vies, c'est à mourir
de rire), ce qui n'a aucun rapport avec la masse moutonnière sans valeur pour Freinet.
Page 10 :
Aussi je trouve juste le passage
« mémoires mortes et mémoires vives » et les modules constituent bien un
outil de tâtonnement collectif. Pas tout à fait d'accord avec le tâtonnement des
ordinateurs. Eux tâtonnent d'après un programme établi par l'homme, même s'il y a
tâtonnement de tâtonnement ; alors que l'individu tâtonne avec tout son psychisme et la
fantaisie des évocations fait qu'on ne peut comparer les paliers.
Par contre je suis d'accord avec la fin
du paragraphe qui reprend la dimension humaine en précisant bien ce que les signifiants
Tâtonnement Expérimental et Tâtonnement Intelligent éveillent en nous de signifié.
Page 11 :
L'explication de Roger Favry sur la
prospective des modules, tout en étant idéale et pleine de poésie, m'enthousiasme quand
il arrive à inclure l'individu dans le collectif par le singleton.
Page 12 :
D'accord avec la « question à se
poser » qui est l'expression du doute nécessaire au progrès et devient à la fois
l'aiguillon et le modérateur de la connaissance acquise.
En ce qui nous concerne cette situation
est apparue clairement après le départ de Freinet. Avant nous étions imprégnés d'une
ambiance mythique à la fois directrice et protectrice qui retenait parfois l'essor des
attitudes particulières dans un réseau uni et feutré et par là même empêchait la
« remise en question » de l'individu se voulant Educateur et du mouvement
aspirant à l'autonomie adulte.
CONCLUSION :
Tout en ayant l'intention d'aller vers le
vrai, j'émets des remarques qui sont peut-être fausses. Elles traduisent une première
impression d'avoir lu une sorte de thèse, ouvrant le champ à des réflexions efficaces
sur le social sans percevoir son utilité immédiate dans la conception du tâtonnement
individuel. Peu importe, que l'on mette l'accent sur l'individuel comme Freud ou sur le
social comme Wallon, l'essentiel est de se mettre en marche, et le souci de Roger Favry a
été d'enclencher la machine.
Henri VRILLON
Autour de la notion d'acte réussi.
Tâtonnement expérimental et pédagogie de la réussite
Michel BARRE
La dernière année de sa vie, Freinet
avait réédité chez Delachaux et Niestlé la première moitié de son « Essai
de Psychologie sensible ». Dans la préface il annonçait une suite qui serait,
non pas la fin de la première édition (à mon avis celle qui a le plus vieilli et qui a
été rééditée en 1971 comme tome II : « Rééducation des techniques de
vie-ersatz »), mais une étude sur le tâtonnement expérimental mise en chantier
dans le numéro 1 des Documents de l'Institut et que sa mort a laissée inachevée.
Pendant des années personne n'a voulu, en poursuivant ce travail difficile, encourir le
reproche de déformer ou de trahir les intentions de Freinet. Il nous faut pourtant
prendre ce risque si nous ne voulons pas endosser celui beaucoup plus grave de stériliser
en son état de 1966 une recherche que Freinet lui-même estimait inachevée.
Pour cela, il ne faut pas considérer
l'ouvrage de Freinet comme un monolithe immuable mais le relire tel qu'il nous l'a
proposé, comme un « essai de psychologie sensible appliquée à
l'éducation ».
En effet, ce qui surprend le lecteur
c'est que l'Essai de psychologie ne se déchiffre pas avec les clefs habituelles des
ouvrages de psychologie et c'est ce qui explique qu'il déconcerte même, et peut-être
spécialement, ceux qui ont fait des études psychologiques conventionnelles.
Freinet se propose comme but de
rechercher les mécanismes psychologiques qui aident à comprendre et à renforcer
l'action éducative, d'où l'importance qu'il donne à la question « comment
s'intègrent les expériences ? ». Et même si les réponses qu'il propose ne
nous satisfont pas totalement, l'important c'est qu'il pose cette question fondamentale en
éducation.
La plupart du temps, les psychologues ne
proposent pas aux éducateurs des réponses générales aux questions globales qu'ils se
posent, mais des réponses partielles à des problèmes qu'eux, les psychologues, ont
réussi plus ou moins à cerner. D'où la difficulté de définir une réelle
« pédagogie scientifique » fondée sur les découvertes de la psychologie.
Certains s'y emploient depuis près d'un demi-siècle mais, en dehors de quelques formules
toutes faites, on ne distingue pas avec clarté le projet éducatif qui en découle.
Prétendre fonder une pédagogie scientifique sur les seuls acquis actuels de la science,
c'est chercher sa clef sur le trottoir d'en face parce qu'il y a un lampadaire. Freinet a
le mérite peu courant de la chercher dans la pénombre là où il a quelque chance de la
trouver : c'est pourquoi nous devons poursuivre sa recherche sans nous culpabiliser de
l'accusation d'empirisme qui nous serait faite de l'extérieur mais sans craindre par un
faux respect de remettre en question certaines de ses paroles et de compléter, fut-ce
dans un sens différent, certaines de ses observations.
Il faut reparler du tâtonnement
expérimental non en faisant la paraphrase de ce qu'écrit Freinet (il écrit assez
simplement pour rendre cet exercice stupide, les camarades sont capables de le lire seuls)
mais en poursuivant son questionnement.
Il ne me paraît donc pas iconoclaste
mais, au contraire, fidèle à l'esprit de recherche de Freinet d'examiner quelques points
sur lesquels nous devrions ensemble essayer d'aller plus loin pour éclairer et renforcer
notre pratique éducative.
L'ACTE
REUSSI
On peut dire sans exagération que toute l'uvre pédagogique et psychologique de Freinet s'articule autour du rôle dynamisant qu'il attribue à l'expérience réussie, dans les processus d'acquisition, et dans la construction de la personnalité.
C'est là une notion fondamentale dont nous sommes loin d'avoir fait le tour. Certes, nous avons tous observé que la réussite dans un domaine finit par irradier les domaines parfois très éloignés : un enfant réussit de beaux dessins, il parvient à plonger à la piscine et, soudain, comme si une réussite en suscitait une autre, il surmonte les difficultés qu'il rencontrait jusque-là en lecture ou en calcul. Mais, pouvons-nous aller plus loin que cette observation globale ? Personnellement je crois que nous aurions beaucoup à découvrir de l'observation méthodique des enfants à la conquête d'actes réussis.
LE PROCESSUS DE L'ORGASME
Bien que l'uvre de Reich me
paraisse en bien des points scientifiquement contestable, je pense que ce qu'il dit de
l'orgasme pourrait nous aider à explorer le phénomène de la réussite dans le
tâtonnement.
Disons tout de suite que Freinet aurait
(si nous nous référons au tome II de son Essai de psychologie) refusé de privilégier
la jouissance sexuelle, néanmoins l'approche qu'il fait de l'acte réussi pourrait
englober le sexuel comme cas particulier. Je me demande si l'on ne pourrait pas parler de
la fonction d'orgasme de tout acte réussi. Tout se passe en effet comme si tout
tâtonnement créait une tension qui ne s'achève que par une sorte de décharge
régénératrice au moment où l'acte est réussi. Peut-être des chercheurs pourront-ils
un jour, comme Hubert Montagner pour les concomitances physiologiques de la mère et de
l'enfant, mettre en lumière les décharges hormonales qui accompagnent l'acte réussi
mais il serait intéressant à notre niveau, de systématiser nos observations sur les
autres manifestations de la réussite.
L'EMBOITEMENT DU SEXUEL DANS LA GLOBALITE
Une telle conception de l'acte réussi ne
nierait pas les acquis psychanalytiques mais les engloberait en faisant du sexuel un
simple élément de l'ensemble, fonctionnant selon les mêmes processus. La
survalorisation du sexuel n'étant pas obligatoirement comme semble l'estimer Freinet une
compensation, un ersatz remplaçant d'autres réussites, mais une recherche de victoire
sur les interdits. La masturbation de l'enfant ne peut, étant donné l'immaturation
génitale, accéder au paroxysme, d'où probablement une place relativement mineure dans
l'échelle des actes réussis. Mais, dès lors que s'y attachent des interdits, la
réussite peut tenir moins à la masturbation elle-même qu'au contournement des interdits
qui la réprouvent. Disant cela je n'ai pas la prétention de révéler quelque chose
d'inédit, je veux simplement montrer comment dans le droit fil de la recherche de
Freinet, les acquis du freudisme peuvent s'emboîter comme une partie du tout au lieu de
prétendre le chapeauter comme il arrive souvent.
En effet le principe de plaisir ne peut
suffire à rendre compte des milliers de tâtonnements du jeune enfant, par exemple dans
tous les jeux à atteindre ses limites : jeux à se faire mal à soi-même, à rester
le plus longtemps possible sans respirer, sans uriner, à se faire peur. La réussite
n'est pas que ça fasse, « tellement de bien quand ça s'arrête » (comme
celui qui se donnait des coups de marteaux sur la tête), car les premières bouffées
d'air après un jeu à s'asphyxier, les premières giclées d'urine après s'être retenu
ne sont pas particulièrement génératrices de plaisir.
Non, la réussite tient au fait que
l'enfant vient d'atteindre une limite et, comme le vainqueur d'une course, il mettra un
certain temps à retrouver son souffle normal mais la détente de la réussite viendra
dès qu'il connaîtra le résultat de son effort.
Ceci dit, il nous reste beaucoup à
creuser dans ce domaine.
LA
TENSION VERS UN OBJECTIF
Dans les cas les plus élémentaires, le
tâtonnement est une simple réaction à un stimulus ; une ombre passe, le bébé
tente de la saisir. Mais très vite, y compris dans le tâtonnement animal, l'acte est
dirigé vers un objectif : le bébé cherche à saisir son pied pour le porter à sa
bouche et il est tendu tout entier vers ce but et il suffit de voir la détente de son
expression quand il a réussi pour comprendre que l'objectif était bien précis.
Les animaux supérieurs élaborent aussi
des objectifs précis à certains de leurs actes et l'on ne peut plus parler alors de
simples réactions instinctives à des stimuli car ils sont capables de persister malgré
des stimuli présumés plus forts. Par exemple, le chien qui veut absolument sortir avec
quelqu'un qui s'en va et que l'on cherche en vain à distraire en remuant son écuelle
(stimulus positif) ou à dissuader par la menace ou les coups (stimulus négatif).
A ce niveau, on peut déjà se demander
si un facteur fondamental du tâtonnement expérimental n'est pas la permanence de la
tension vers l'objectif. La maturation physiologique intervient probablement pour une
large part dans ce phénomène. Ce qui frappe, quand on observe un jeune animal jouant,
c'est qu'il passe avec une grande rapidité d'un acte à un autre : un petit chat poursuit
un bouchon ; ayant mal pris un virage il fait un roulé-boulé contre un fauteuil
qu'il se met à attaquer jusqu'à ce que dans un bond il se trouve près de la fenêtre
où une mouche attire son attention, et ainsi de suite. On peut observer les mêmes
phénomènes à une échelle moindre dans l'activité spontanée du tout jeune enfant.
Tout se passe comme si la tension qui oriente l'être vers un objectif tombait très vite,
avant même bien souvent que cet objectif soit atteint. L'influence de la maturation
physiologique nous échappe mais il est possible de favoriser la multiplication de
tâtonnements aboutis en protégeant l'enfant d'un trop grand nombre de stimuli qui, en
venant continuellement le harceler, viendraient disperser son tâtonnement. Intuitivement
les parents savent que le bébé a besoin d'être protégé des agressions mais, au-delà
des premiers mois, n'est-il pas nécessaire de poursuivre cette protection ?
Certaines séquences filmées dans des crèches ou des maternelles me donnent un profond
malaise lorsque je vois qu'aucun enfant ne peut poursuivre une expérience plus de
quelques secondes sans qu'un autre vienne l'interrompre en le sollicitant ou en
l'agressant.
L'adulte joue souvent ce rôle d'agent de
dispersion quand il oblige à interrompre un acte que l'enfant n'a pas encore achevé.
La solution n'est certes pas dans
l'isolement monacal car l'enfant a besoin comme nous allons en parler, de stimulations au
tâtonnement mais un milieu matériellement et socialement riche ne doit pas pour autant
être dispersant.
L'IMITATION
L'imitation joue un grand rôle dans la
suscitation des tâtonnements. Dans les comportements les plus élémentaires, l'imitation
n'est qu'apparente : il s'agit en réalité d'une réaction instinctive à un même
stimulus et l'imitation n'y est pour rien. Le papillon de nuit ne va pas retrouver ses
semblables autour de la lampe, ils sont tous invinciblement attirés par la lumière.
C'est quand il voit picorer sa mère ou un autre poussin que le poussin qui vient de
naître se met à picorer, mais il suffit que l'expérimentateur tapote la table avec un
crayon pour provoquer pour la première fois le geste inné du picorement.
Freinet considère essentiellement
l'imitation comme une mise en harmonie avec l'environnement et comme une économie de
tâtonnement personnel, mais il faut sans doute y regarder de plus près.
Incontestablement il y a des imitations pour se mettre en harmonie :un bébé
gazouille sur un certain ton, sa mère lui répond à plusieurs reprises sur un ton
différent, soudain le bébé change de ton et se met au diapason de sa mère.
Très souvent l'imitation est beaucoup
plus complexe dans ses motivations. Un petit de trois ans observe la posture de son père,
debout les jambes croisées et les mains derrière le dos, puis il s'applique non sans
difficulté, à prendre la même attitude. On peut voir là, assez légitimement sans
doute, un phénomène d'identification mais l'identification est elle-même une
explication trop simpliste. La manifestation spontanée de la haine, du mépris, de la
peur se traduit souvent par l'imitation. On pourrait englober l'ensemble des phénomènes
d'imitation en considérant celle-ci comme fournissant une infinité d'objectifs d'actes
réussis destinés à permettre à l'imitateur d'égaler son modèle : « je
fais comme maman donc je suis pareil que maman » ou « je fais comme le loup
donc je suis aussi fort que le loup et je ne dois plus en avoir aussi peur ».
L'imitation renforce l'être soit dans
son amour, soit dans sa domination sur ce qu'il hait, soit dans les sentiments ambivalents
sans doute fort nombreux.
L'imitation est un réservoir de
situations nouvelles qui vont enrichir le tâtonnement et le faire parfois bifurquer dans
des domaines inexplorés. Prenons une situation que connaissent tous les parents : le
petit veut marcher avec les chaussures de maman. En fait c'est en marchant avec ses
propres chaussures qu'il marche le mieux « comme maman » mais dans son
exploration du monde qui l'entoure, chaque enfant tente un jour cette expérience qui
l'entraîne ensuite dans d'autres directions. Souvent son apparition, juché sur les
chaussures, provoque le fou rire de la famille et une voie nouvelle de réussite s'ouvre
à lui, celle de provoquer à nouveau le rire. Presque toujours c'est la découverte d'une
marche acrobatique dont il ne pouvait avoir conscience en observant les adultes marcher
et, même si maman s'est fâchée de voir ses précieuses chaussures en péril, il y a
gros à parier que l'enfant renouvellera ce type d'expérience.
LE MILIEU EDUCATIF RICHE
On s'aperçoit qu'un milieu éducatif
riche est celui qui suscite un maximum d'expériences surmontables par l'enfant mais qui
lui permet de les mener jusqu'à la réussite sans le disperser. La stimulation s'exerce
par deux biais :
-la diversité des situations que permet
le milieu éducatif
-le compagnonnage avec d'autres :
adultes et enfants dont l'imitation fera découvrir de nouveaux objectifs d'expériences.
Mais par ailleurs cette stimulation ne
doit pas interrompre, par sa violence, des expériences en cours. Les sollicitations
doivent rester douces, c'est-à-dire non perturbantes de ce que chaque enfant est en train
d'expérimenter. Ni les interventions des autres enfants, ni les changements autoritaires
d'activité ne doivent venir rompre fréquemment le tâtonnement personnel de chacun.
TATONNEMENT ET IMITATION COLLECTIVE
Il peut être tentant de faire de
l'apprentissage une somme d'expériences imitées mais l'imitation n'est source de
réussite que si elle est décidée par l'enfant, sinon il est dépossédé de sa
réussite par celui qui la lui a imposée (nous aurons l'occasion d'y revenir).
Et il est exclu que tous les enfants
décident au même moment d'imiter le même adulte, ce qui est très différent de la
stimulation collective d'un apprentissage au sein d'un groupe. Il suffit pour s'en
convaincre d'observer la différence de tonus dans les types de groupes suivants :
-dans le premier, un adulte enseigne à
un groupe d'enfants un geste sportif ou un tour de main, il l'exécute lui-même et
demande à l'ensemble des enfants de le reproduire ;
-dans le second des enfants s'exercent
ensemble à surmonter le même genre de difficulté.
Dans le premier cas ils sont agis par
l'adulte, dans le second chacun agit, stimulé par les autres et les stimulant. Dans la
pratique, il arrive très souvent que ces deux modes d'apprentissage se combinent et que
l'adulte s'illusionne sur son efficacité personnelle : pendant qu'il contrôlait
individuellement chaque enfant, beaucoup d'entre eux se sont exercés mutuellement mais il
aurait été plus économique de favoriser ce deuxième mode d'apprentissage en laissant
les enfants tâtonner ensemble et en leur proposant de se faire contrôler
individuellement par l'adulte quand ils se sentaient au point.
C'est probablement parce que ce mode
d'apprentissage est si peu répandu dans les disciplines intellectuelles que le rendement
en est si lamentable.
LES LIMITES DE L'ACTE IMITE
L'imitation est à elle seule
appauvrissante si elle ne permet pas la multiplication d'autres expériences. Prenons
l'exemple du petit qui veut imiter papa qui lit. Même s'il dit « je lis le
journal », l'état actuel de sa maturation ne lui permet pas de savoir ce que c'est
que lire, il ne va pouvoir imiter que la posture : assis sur le divan, il déplie non
sans difficulté le journal, peut-être, à l'envers, et penche la tête dans l'attitude
du lecteur. Mais si elle s'en tient là, cette imitation peut rester pauvre ; si on ne
permet pas à l'enfant de froisser ou déchirer le « journal-de-papa », si on
ne met pas à sa disposition un album où il pourra à son niveau reconnaître des dessins
et faire acte fonctionnel de lecture, le jeu à « papa qui lit » cessera de
provoquer une réussite car l'enfant percevra très vite intuitivement que la lecture ne
se ramène pas simplement à la posture du lecteur. Si l'écart est trop grand entre ce
que l'enfant voit faire et ce qu'il est capable de faire, l'imitation n'est pas forcément
stimulante.
Même dans les cas où, au départ, elle
est une médiation avec une recherche plus complexe (l'enfant se donne souvent comme
objectif, non pas telle action complexe mais « faire comme » quelqu'un
accomplissant cette action), la réussite n'est que de seconde main et devient très vite
insuffisante. Proposer l'imitation comme objectif permanent, c'est maintenir l'être en
infériorité, même si le modèle est très élevé. Ceci est très sensible dans les
actes créateurs, imiter un modèle peut être utile pour acquérir des réussites
techniques (et de ce fait on ne doit pas refuser aux enfants et aux adolescents
l'imitation volontaire comme marchepied qu'il s'agisse de la copie, du plagiat ou de la
parodie).
Par contre chacun sait que, malgré sa
surprenante habileté à imiter Vermeer, Van Meegeren n'est pas admis comme créateur,
fût-ce comme petit maître.
Réaliser un tableau que des experts
prendront pour un Vermeer n'est pas un objectif à la portée de beaucoup de gens mais la
réussite obtenue n'a pas de commune mesure avec celle d'une véritable création, même
si cette dernière exige beaucoup moins de maîtrise. Il n'est pas indifférent d'être
propriétaire d'une réussite plutôt que de n'en être que le locataire.
LA DETERMINATION D'OBJECTIFS ACCESSIBLES
Le rôle de l'éducateur doit être de
proposer, et jamais d'imposer, des objectifs d'expériences accessibles par l'enfant et ce
sera de plus en plus important lorsque les tâtonnements seront de moins en moins d'ordre
sensori-moteur mais d'ordre intellectuel. Il arrive un stade où l'enfant éprouve des
difficultés à se fixer des objectifs qui ne soient ni trop faciles et peu générateurs
de réussite, ni inaccessibles donc également non générateurs de réussite.
Bien souvent lorsque des enfants
piétinent, la faute n'en revient pas à la méthode naturelle et au tâtonnement
expérimental mais au fait que les enfants sont abandonnés à eux-mêmes et que faute de
savoir définir seuls leurs objectifs, ils tournent en rond.
Par contre, la solution n'est pas de leur
fixer autoritairement des objectifs car l'enfant est alors dépossédé de la réussite
sur laquelle il ne s'est pas volontairement mobilisé et, de même qu'un beau numéro de
dressage marque la réussite du dresseur beaucoup plus que celle de l'animal, certaines
formes de dressage pédagogique, y compris certains types de préparation programmée,
peuvent priver celui qui les subit de toute réussite personnelle. Ce n'est pas un hasard
si l'on fait gloire à certains enseignants de « leur » réussite aux examens
et à certains entraîneurs sportifs de « leurs » performances. A la limite,
si « n'importe qui » avec une certaine méthode parvient au même résultat,
ce n'est pas le sujet qui réussit mais la méthode, et cette remarque n'est pas
négligeable au niveau de l'acte réussi et du renforcement qu'il procure.
REAJUSTEMENT DE L'OBJECTIF
Il est très important pour que chaque
acte soit abouti. On s'en rend compte quand on observe le moment où l'enfant est venu à
bout d'un de ses actes et au contraire ce qui se passe soit quand il a été interrompu,
soit quand de lui-même par impuissance, il doit abandonner. Pour retrouver le tonus que
redonne chaque acte abouti, il n'y a pas d'autre solution que de réajuster en cours de
parcours l'objectif poursuivi. Un exemple m'a particulièrement frappé en voyant un
reportage télévisé sur le Tour de France. La caméra suit un coureur saisi de
défaillance dans une épreuve de montagne. Déjà la voiture-balai le talonne. Il est à
la dérive, prêt à abandonner. Et le suiveur se met à l'encourager :
« Vas-y, Gérard, tu vas y arriver, encore 200 mètres, après, c'est la descente.
Si tu y arrives, tu termines l'étape et si tu termines l'étape, tu finiras le tour.
Allez encore un effort, tu y arrives ». Ce qu'il ne dit pas c'est qu'il y a un peu
plus de 200 mètres et qu'après la descente il y aura une autre montée, mais il faut
vaincre une difficulté à la fois. Et à l'arrivée le coureur dit « Si vous
n'aviez pas été là, je crois que j'aurais abandonné » et il ajoute « En
montagne, si on ne voit pas le sommet, ça va, on dit : je vais jusqu'au groupe de
spectateurs, jusqu'au tournant et puis après jusqu'à l'autre tournant. Mais si on voit
le sommet qui ne se rapproche pas. Ça coupe les jambes ». Je crois que cela
illustre bien cette recharge successive qui s'effectue à chaque objectif partiel atteint.
Combien de fois n'a-t-on pas entendu un
écrivain ou un cinéaste dire que chaque fois qu'il commençait un roman ou un film, il
était convaincu que ce serait le chef-duvre de sa vie mais que dans un
certain nombre de cas, au cours des dernières semaines l'objectif devenait : mettre
le point final et en être débarrassé, rester un moment sans en entendre parler. On a la
sensation que même si plus tard le public fait un mauvais sort au livre ou au film,
l'important a été pour l'auteur de le clore et d'être disponible pour une autre
uvre. Cette sorte de purgation fait partie de son hygiène de la création.
Si nous étions conscients de
l'importance de ces aboutissements, nous veillerions à aider les enfants à réajuster,
si nécessaire, leur objectif et à terminer une entreprise commencée pour être à
nouveau disponible pour une autre.
LA PERCEPTION DE L'ABOUTISSEMENT
L'être a besoin de savoir si son
objectif est ou n'est pas encore atteint pour maintenir sa tension jusqu'à l'achèvement
et pour pouvoir la relâcher aussitôt après. Imaginons un coureur qui tenterait le
record de l'heure en sachant d'avance qu'il n'aura aucun moyen de savoir s'il a roulé une
heure ni combien de tours il a fait. Alors que sa performance est purement individuelle,
on peut être certain que le résultat serait très médiocre, le coureur étant incapable
de mobiliser ses forces sans un cadre de références. Par contre, si, par l'habitude, il
finissait par acquérir intérieurement la durée d'une heure de course, ses résultats
s'amélioreraient. On peut légitimement se demander si une bonne part de l'amélioration
des performances ne tient pas à la perception de plus en plus claire par le sportif des
objectifs à atteindre (mesure des temps intermédiaires, enregistrement au
magnétoscope).
Il y a de nombreux cas où le critère
d'aboutissement est simple : saisir un objet, gravir un obstacle, mettre le point
final à un travail, mais il n'est pas toujours possible de le contrôler.
Par exemple, les enfants sourds
gazouillent comme les autres mais au bout d'un certain temps ce gazouillement disparaît
parce qu'il n'a pas obtenu de réponse. Ce qui se passe habituellement, c'est que l'enfant
perçoit son gazouillement, il lui arrive de sursauter à ses propres cris, il prend
l'habitude de le moduler et se prépare ainsi au langage. Si quelqu'un répond à ses
appels, lui parle, lui chante, il découvre progressivement la valeur communicative de la
voix. Si tout cela ne s'est pas fait, il deviendra muet (il ne l'était pas
congénitalement, il n'était que sourd ou privé de réponse par la séquestration).
L'IMPORTANCE CAPITALE DE LA REPONSE EN ECHO
On peut considérer tout acte comme une
interrogation émise vers l'environnement. Il est indispensable qu'une réponse revienne
en écho pour que l'être puisse poursuivre son cheminement par d'autres actes.
Il n'est pas indispensable que la
réponse soit celle qui était attendue mais il est très important qu'il y ait une
réponse. En ce sens, la contre-épreuve, réponse négative attendue, est tout aussi
importante dans la structuration que la réponse positive. Imaginons un homme dans
l'obscurité totale, il cherche un chemin sans obstacle : les murs, les barrières qu'il
tâte autour de lui, lui apportent des réponses négatives. Il serait très angoissé de
se sentir cerné par des murs sans issue. Mais imaginons-le ne percevant plus autour de
lui aucune limite, ne croit-on pas que cette absence de réponse développerait une
angoisse peut-être encore plus grande, car on peut espérer être délivré lorsqu'on est
enfermé mais que peut-on attendre lorsqu'on est tout seul dans un désert sans
dimension ?
C'est pourquoi l'un des facteurs les plus
importants dans le développement de l'enfant est à mon avis, qu'il reçoive des
réponses (positives ou négatives) intelligibles à chacun de ses actes, afin de pouvoir
réajuster son tâtonnement.
Or, dans bien des cas, il ne peut
interpréter les réponses qu'il reçoit. C'est le cas bien sûr lorsqu'une expérience de
l'enfant se termine par une réaction brutale : nous avons tous connu des cas où un
jeune enfant fait une expérience originale se terminant par une brutale réprimande ou
une fessée. Quoi qu'en pensent les parents, la fessée n'est pas une réponse
intelligible à de telles expériences, d'autant qu'elle est toujours la même et ne
permet aucun réajustement des expériences suivantes.
Ces réactions brutales et
inintelligibles viennent aussi parfois de l'environnement sans que l'enfant sache pourquoi
: le feu qui brûle, les épines qui griffent, les cailloux qui font mal, tout cela
n'apporte pas des réponses utilisables à un jeune enfant livré seul à un monde hostile
et une certaine protection peut seule lui permettre d'analyser certains dangers avant de
les ressentir, c'est sans doute un élément important dans la formation de l'être et il
ne faut pas confondre l'éducation en milieu rustique familial dont a beaucoup parlé
Freinet et l'abandon de l'enfant en milieu sauvage hostile (et il existe des milieux
urbains plus sauvages que la jungle).
Dans d'autres cas l'enfant n'a pas encore
les moyens d'évaluer sa réussite. Je pense au jeune enfant qui plie le linge
« comme maman » mais qui n'est pas en mesure de comparer son pliage à celui
de la maman. Pour percevoir sa réussite il sera obligé de se référer à sa maman. La
réponse : « c'est bien, tu as bien plié le linge de maman » le
satisfera dans un premier temps mais très vite il saura que son pliage n'est pas une
réussite même s'il est toujours incapable de comparer les résultats, simplement si la
mère lui dit : « non aujourd'hui je suis pressée » (donc tu ne dois pas
m'aider en faisant mon travail) ou s'il voit que la maman refait autrement ses pliages.
OBJECTIVATION DE LA REPONSE
Il est très important que l'enfant
puisse évaluer objectivement ses réussites et l'évaluation par l'adulte ne saurait
suffire à tout. Combien d'enfants se trouvent renforcés par la validation de leur
réussite par les autres : les enfants ou l'adulte : « Oh ! Comme
c'est bien ! ». Mais ce type de validation se limite à la confiance faite dans
la compétence à évaluer. Il arrive un moment où l'enfant pense : « oui, je
sais, pour lui c'est toujours bien (ou toujours mal) mais ce n'est pas vrai, il n'y
connaît rien ». Tous ceux qui ont eu souvent l'occasion de stimuler des enfants
marqués par l'échec, savent que si la valorisation est importante, elle est insuffisante
si elle ne recherche pas des références indiscutables. Je crois en avoir dit assez pour
montrer l'importance de l'autocorrection où l'enfant n'est pas confronté avec
l'appréciation du maître qu'il peut interpréter comme subjective mais avec des
résultats pré-établis ; l'importance également des brevets qui ont l'avantage de
fournir à la fois des objectifs et des critères de réussite.
Peut-être cette remarque incitera-t-elle
un certain nombre d'entre nous à poursuivre et à mener à terme les recherches sur les
brevets.
CAS PARTICULIER DES ACTES DE CREATION
Les actes de création sont probablement
les plus difficiles à valider objectivement. Face à une production artistique, par
exemple, le seul critère est celui qu'utilisent ceux qui n'y connaissent rien :
« ça a dû demander beaucoup de travail », quand ce n'est pas
« pourquoi il y a un petit coin qui n'est pas peint ? » On ramène alors
la création à des comparaisons matérielles : le livre le plus lourd, le film le
plus cher, le tableau le plus grand ou celui qui a été réalisé uniquement avec des
timbres, de la fourrure, etc. Tous les autres critères sont affaire d'appréciation. Au
début l'enfant se contente de la réponse de l'éducateur ou de ses camarades. Ceci est
loin d'être négligeable au niveau de la socialisation mais si les actes de création
sont privilégiés pour la communication, ils ne sont pas dans un second temps les
meilleurs vecteurs de la réussite.
En effet au fur et à mesure que s'affine
sa capacité à comparer ses différents niveaux de réussite, il ne peut plus se
contenter de la validation par les familiers. Il arrive un moment où la valorisation
affective ne suffit plus, le créateur a besoin d'être consacré par quelqu'un dont il
reconnaît la compétence. Le petit génie de la famille a besoin de l'avis du
spécialiste, la gloire du pays a besoin de la consécration de Paris ou de l'Amérique.
Mais il arrive que le créateur (l'artiste comme le chercheur) parvienne à un niveau où
seuls quelques-uns de ses pairs peuvent évaluer sa réussite et à la limite, dans la
mesure où il explore un terrain entièrement nouveau, il est obligé de contester toutes
les références habituelles du passé. Le créateur se trouve alors devant l'angoisse de
l'absence de réponses valables. Et personnellement je ne vois pas d'autre explication à
la solitude et à la fragilité de beaucoup de grands créateurs, fragilité qui débouche
parfois sur la folie ou le suicide.
Si je devais tirer de cette remarque une
conclusion éducative, je dirais que si les réussites artistiques sont très positives
pour sortir un enfant de la situation d'échec et pour lui faire retrouver le chemin de la
relation avec autrui, leur caractère subjectif les rendent probablement insuffisantes
pour structurer la personnalité et qu'elles ont besoin d'être étayées par des
réussites d'un autre ordre, plus facilement objectivables.
On pourrait dire aussi que les créateurs
ont besoin de trouver sur d'autres terrains que celui où ils sont en pointe, des
occasions de réussites mineures mais irremplaçables, qui seules peuvent leur éviter de
se détruire dans leur propre création.
LA SUPERPOSITION ET LE CHEVAUCHEMENT DES ACTES REUSSIS
J'ai examiné le fonctionnement de l'acte
réussi comme si chaque être ne poursuivait qu'un seul objectif à la fois, alors que
dans la vie courante les objectifs et les tensions se superposent et se chevauchent
souvent. Mais quelles sont les effets et les limites de ces superpositions. Il y a
sûrement pour chaque être un certain champ, plus ou moins large, de chevauchement de
plusieurs tâtonnements et les différences individuelles interviennent probablement pour
une grande mesure dans la façon d'appréhender le monde extérieur.
Je n'ai examiné dans ces pages que le
moteur du tâtonnement qui n'est qu'une petite partie du problème mais ce que j'ai écrit
plus haut aidera à comprendre que j'avais besoin d'une étape à ma propre recherche et
que j'attends une réponse pour me réorienter dans ma progression.
COMMENT ESSAYER D'ALLER PLUS LOIN ?
Je ne prétends surtout pas avoir
épuisé le sujet ni apporter des nouveautés extraordinaires.
Mon but avec ce texte est de proposer une
réflexion critique sur un des aspects de l'uvre de Freinet et ce que j'attends, ce
ne sont pas des jugements de valeur sur ce travail mais une participation des camarades
que cela intéresse.
J'invite tous ceux que la recherche peut
intéresser aussi bien en tant que parents, grands-parents, institutrices maternelles,
instits et profs, de rassembler :
- des observations d'actes aboutis chez
des enfants de tous âges (du nourrisson à l'adolescent)
- des observations du comportement au
moment de la réussite (expression, posture, autres manifestations)
- des réussites en entraînant une autre
dans un domaine très différent
- des évolutions de comportement au fur
et à mesure qu'un enfant marqué par l'échec prend le chemin de la réussite
-tout ce qui pourrait confirmer mais
aussi contredire les différents points que j'avance :
-
rôle de l'imitation
-
la détermination des
objectifs
-
le réajustement des
objectifs
-
la perception de
l'aboutissement
-
l'objectivation de la
réponse
-vos idées sur la définition d'un
milieu éducatif riche
-vos travaux et idées sur les brevets.
Eclairage par la biologie de la notion d'acte réussi
Christian POSLANIEC
L'ACTE REUSSI
Tout se passe comme si, dans la
description que fait Barré de la réussite fécondante d'un enfant, il y avait dans le
cerveau un centre du plaisir et un centre de la punition servant d'intermédiaires entre
les expériences d'apprentissage et leur mémorisation.
Ainsi, l'enseignement traditionnel de la
lecture ou du calcul fonctionnerait selon un schéma de ce genre :
Autrement dit, il n'y aurait qu'une voie
possible déterminée par les expériences préalables. Toute tentative d'invention qui
donne du plaisir) se heurte à l'interdit. Inutile de citer des exemples : nous en
avons tous des dizaines à la mémoire.
Mais d'autres matières (le dessin ou la
piscine...) ne véhiculent pas la même idéologie du sérieux. Au contraire :
matières « secondaires » = matières pas très sérieuses ! Ici,
l'interdit du plaisir ne fonctionne pas, ni la punition. Mais ce n'est pas immédiat. Il
faut tâtonner pour découvrir cette voie nouvelle qui, si elle est laissée ouverte pour
ces matières « secondaires » n'en est pas pour autant favorisée. L'enfant la
découvre donc seul. Mais, dès lors, un second itinéraire se dégage, et qui passe par
le centre du plaisir. Nécessité que cette voie se réenforce pour qu'elle devienne
compétitive avec l'autre voie. Et le réenforcement se fait puisqu'à chaque nouvel essai
il y a production de plaisir. Ensuite, 1'enfant possède deux voies pour répondre aux
expériences de l'apprentissage. Or, l'une de ces voies (celle qui passe par le centre du
plaisir) est gratifiante puisqu'elle apporte du plaisir, d'une part, mais aussi, d'autre
part, répond à des besoins affectifs de confiance en soi. Dès lors, l'enfant aura
tendance à favoriser la voie du plaisir, y compris pour la lecture et le calcul, A
CONDITION que l'institution ne fasse pas peser sur lui une contrainte ou une répression
telles que la punition encourue soit plus forte que le plaisir escompté. Autrement dit,
que la non-punition ne soit pas une gratification plus importante que le plaisir.
Ceci expliquerait :
1) Qu'on ne peut changer la relation de
l'enfant face à des matières « principales » sans faire un détour par des
« matières secondaires » ;
2) Qu'on ne peut faire avec plaisir ces
matières principales, après, que dans un milieu pédagogique favorisant comme la classe
Freinet.
Et il y a des conséquences pédagogiques
certaines à ça.
Or, cette description que je tire d'un
paragraphe de l'article de Barré, cette description correspond bien au schéma de
fonctionnement du cerveau que donne Laborit dans La nouvelle grille :
LEGENDE DE CE SCHEMA :
P.V.S.(Peri Ventricular System) ou
faisceau de la punition.
M.F.B. : (Medial Forebrain Bundle)
ou faisceau de la récompense et du réenforcement.
Ces deux faisceaux, réunissant diverses
régions hypothalamiques, limbiques, et, chez l'animal supérieur, corticales, vont
permettre un fonctionnement efficace de l'ensemble cérébral en vue de l'assouvissement
des pulsions instinctives et de l'évitement des expériences désagréables ou
dangereuses (nociceptives).
Homéostasie : tendance de
l'organisme à maintenir constantes ses caractéristiques biologiques, en particulier
celles de son milieu intérieur.
Hypot. : Hypothalamus: contient
les centres essentiels de la vie végétative.
LE PROCESSUS DE L'ORGASME
Je pense qu'ici la biologie apporte aussi
des réponses. Mais il faut, je crois, distinguer deux aspects du tâtonnement : la
loi de l'effet, d'une part, et les variations énergétiques d'autre part.
La loi de l'effet est ainsi décrite en
biologie :
« Elle a été établie à la suite
des travaux effectués sur les rats. Selon cette loi, au cours de l'apprentissage, il
s'effectue une sorte de sélection des bonnes réponses par élimination progressive des
actes conduisant à des échecs et un renforcement progressif des actes conduisant au
succès. La meilleure illustration du principe de l'effet nous est offerte par le
comportement d'un animal affamé, enfermé dans une boîte problème ou dans un
labyrinthe. Dès qu'il se trouve dans l'une ou l'autre de ces situations, certains
mouvements comme celui de pousser un verrou ou de parcourir certains couloirs du
labyrinthe, peuvent le mettre en présence de nourriture. Après un nombre plus ou moins
grand d'essais, les mouvements efficaces sont retenus tandis que les autres éléments du
comportement fortuit du début sont éliminés. En un mot, les actes ont été appris
grâce à l'effet qu'ils ont produit ».
L. AMOURIQ
Eléments de psychophysiologie.
Comportement.
C.D.D.P. Angers
Cette loi suppose donc une récompense
qui permet de discriminer les « bons » comportements. Dans notre recherche,
dans le cadre de l'apprentissage, il me semble que l'une des principales récompenses
c'est l'amour de l'autre. Je me souviens de cette phrase d'un psychologue américain, Eric
Berne, qui dit en gros que les neurones aussi ont besoin d'être caressés par autrui
sinon ils dégénèrent. Et je songe au texte de Jeannette Le Bohec décrivant le
tâtonnement de ses jeunes élèves en dessin, paru dans un numéro d'Art enfantin. Chaque
fois qu'ils avaient trouvé quelque chose que la maîtresse encourageait (amour en retour
au cadeau du dessin), ils croyaient avoir trouvé LA bonne réponse. Mais quand ils
systématisaient, ils s'apercevaient que « ce n'était pas ça que voulait la
maîtresse ! » Jusqu'au moment où ils ont compris que ce que voulait la
maîtresse, c'est qu'ils s'expriment sans se limiter à un même type de résultat. Dès
lors, ils étaient gratifiés de l'amour de la maîtresse à chaque fois.
Malheureusement, cette loi fonctionne
aussi avec des maîtres traditionnels et, pour gagner leur amour, les enfants se
limiteront à la norme qu'il exige !
*
Les variations énergétiques : le
passage d'une interview de Roger Dadoun (Sexpol n° 7), auteur de Cent fleurs pour
Wilhelm Reich (Payot), confirme l'approche faite par Barré : « Amour, travail
et connaissance sont les sources de notre vie. Ils doivent donc la gouverner »,
C'est par cette trilogie que Reich exprime sa vision globale de l'existence. Trois notions
particulièrement galvaudées, décriées, détournées d'un sens profond qu'il serait bon
de rappeler. On n'imagine plus le travail qu'aliéné, l'amour que dégradé et la
connaissance qu'en tant que savoir oppressif. Définitions toujours négatives, certes
rattachées à la réalité objective mais qu'on finit plus ou moins par accepter comme
inévitables. Reich, au contraire, les chargeait très positivement.
Dadoun : Exactement. Dans la mesure
où il dit « les sources de notre vie ». Le mot « source »
est à prendre au sens fort et en liaison très étroite avec vie ; ce sont des
sources vitales, des expressions énergétiques de la vie.
Le travail : toute réalité vivante
travaille ; elle ne cesse pas de travailler. Mais sur elle se sont greffées les
modalités sociales, culturelles aliénées. Autrement on peut l'observer sur soi-même
lorsqu'on fait un travail qui nous plait, qui aboutit à un certain résultat, on a un
plaisir considérable. C'est une observation banale : le travail qui convient à
l'autonomie, à la liberté et à la capacité du sujet, c'est la joie. Il n'y a qu'à
voir les enfants, lorsqu'ils travaillent librement, comme ils jouissent. A l'école, au
contraire, ils deviennent distraits, cancres, etc.
Cela confirme donc qu'il y a quelque
chose à chercher dans ce sens. Mais on peut affiner la question. Dans la relation
sexuelle avec orgasme, les physiologistes de l'amour ont constaté qu'il y avait une
circulation électrique centrifuge ainsi, d'ailleurs, qu'une vaso-dilatation
périphérique (ce qui explique la rougeur et la chaleur de la peau). Or, dans l'acte de
tâtonnement, il n'est pas sûr qu'il se passe la même chose ! Il faudrait pouvoir
comprendre les facteurs liés à la motivation.
« La motivation, facteur de
l'apprentissage ? C'est une modification de l'organisme qui le met en mouvement,
jusqu'à réduction de cette motivation. Cette définition fait rentrer la motivation dans
le cadre de l'homéostasie, c'est-à-dire le maintien à leur valeur normale des
différentes constantes physiologiques. Dans ce cas, la motivation est envisagée comme un
élément perturbant l'équilibre homéostasique de l'individu et la modification du
comportement a lieu tant que dure l'action du facteur perturbant. C'est un facteur
psychologique conscient ou non, prédisposant l'individu à accomplir certaines actions ou
à tendre vers un but. Le besoin est une tendance (activité spontanée, subconsciente)
consciente, chercher des aliments, respirer, uriner, déféquer, tousser, bouger. La
motivation c'est le processus neuro-humoro-psycho-moteur qui provoque un certain
comportement. C'est un facteur susceptible de modifier le dynamisme neuro-humoral ou
affectif et d'entraîner de ce fait un comportement nouveau de l'organisme psychique et
somatique. La motivation se rapporte à deux questions distinctes :
-Pourquoi un animal est-il actif ?
-Pourquoi cette activité prend-elle une
forme particulière ? »
L. AMOURIQ
op. cité
Et alors, de deux choses l'une :
- Ou bien la motivation est liée à des
facteurs internes et cela signifie, qu'au niveau instinctuel, héréditaire, le besoin
d'expériences, de tâtonnement, est inscrit. Ce ne serait pas si étonnant puisque la
curiosité d'une part, le comportement d'exploration d'autre part, sont liés à des
instincts héréditaires fondamentaux.
- Ou bien la motivation est liée à des
facteurs externes, et cela signifie qu'il y a une pression sociale telle, sur l'enfant, en
matière d'apprentissages sociaux, qu'il y a déséquilibre homéostasique et que
recouvrer l'homéostasie signifie : répondre à cette pression sociale,
c'est-à-dire S'ADAPTER AU MILIEU.
L'EMBOITEMENT DU SEXUEL DANS LA GLOBALITE
Je crois que ce qui caractérise l'homme,
par rapport aux autres espèces, c'est sa plus grande adaptabilité aux milieux divers et
variables qui s'offrent à lui. Dans cette perspective, le tâtonnement aux limites du
possible (se retenir de respirer, d'uriner... j'ajouterai la grève de la faim) est une
exploration tout à fait concevable.
LA TENSION VERS UN OBJECTIF
L'exemple du chien est à revoir. Il n'y
a pas d'échelle absolue hiérarchisant la force des stimuli perceptibles. Par exemple,
dans le texte de Barré, le stimulus de nourriture présumé plus fort que le stimulus de
sortie. En fait, lorsque l'homéostasie n'existe pas, c'est au niveau exact où il y a
déséquilibre que la tension est la plus grande, et c'est à ce niveau-là que les
stimuli seront perçus plus forts tant que l'homéostasie n'est pas recouvrée. La
structure du système nerveux humain le montre bien d'ailleurs. Par exemple, on sait que
les besoins instinctuels et héréditaires de la survie sont enregistrés au niveau de
l'hypothalamus (ou cerveau reptilien). On sait que les différents
« contrôleurs » de la satisfaction de ces besoins vitaux envoient des
« signaux » à l'hypothalamus, de sorte qu'il y a évaluation permanente des
besoins. En revanche, ce qu'on sait depuis peu (voir La recherche numéro 63 de
janvier 1976, p. 36), c'est que l'hypothalamus secrète des hormones qui, elles-mêmes
déterminent ou inhibent la fabrication d'autres hormones dans l'hypophyse qu'on a
longtemps cru le chef d'orchestre du système endrocrinien. L'hypophyse fabrique ainsi
neuf hormones différentes qui contrôlent chacune, spécifiquement, un secteur hormonal.
Ainsi la boucle est bouclée et on comprend mieux comment l'homéostasie peut être
assurée par un système de boucles avec rétro-actions (feed-back).
*
Je pense qu'à partir de ce type de
description biologique, on peut dire qu'une tension subsiste chaque fois que
l'homéostasie est menacée dans un domaine particulier. Ainsi, le chien qui persiste à
vouloir sortir bien qu'on agite son écuelle (stimulus conditionnel associé à la
nourriture) a davantage besoin de sortir (stimulus conditionnel associé au besoin
d'uriner ou au besoin d'accouplement) que de manger, pour retrouver son homéostasie.
Ou alors il s'agit d'une névrose,
c'est-à-dire d'un circuit neuronique si fort que celui qui en est affligé « tourne
en rond » à l'intérieur du circuit sans parvenir à en sortir. C'est un peu ce que
certaines expériences de Delgado, en Amérique du Sud (entre autres) créent
artificiellement. Ainsi le rat auquel on a implanté une électrode dans le cerveau sur
l'aire du plaisir sexuel, et qui a la possibilité d'actionner une manette pour stimuler
l'électrode. Il actionnera la manette des milliers de fois sans plus se préoccuper
d'autre chose, QUITTE A SE LAISSER MOURIR DE FAIM bien qu'on lui présente aussi de la
nourriture !
*
Autre nuance que j'introduirais
volontiers à la lecture du texte de Barré. Il parle du jeu du chaton ou de l'enfant qui
passe rapidement d'un acte à un autre au hasard de stimulations qui s'offrent à lui, et
ne persiste pas dans l'action initiale. Je pense que c'est là qu'on peut faire la
distinction entre l'activité ludique et le travail tel que le définit Freinet (et non la
Bible ou l'idéologie dominante). L'activité ludique serait, à proprement parler, un jeu
gratuit, c'est-à-dire sans tension interne ou externe créée par un déséquilibre de
l'homéostasie. Dans ce cas, le hasard seul préside aux changements d'actions. Le loisir
tel qu'il est proposé par la société me paraît de cette nature et la société, se
substituant au hasard, propose des activités gratuites qui lui rapportent à elle. En
revanche, dans le « travail », il y a comme un vecteur, une tension vitale
telle qu'il y a sélection des stimuli fournis par le hasard (ou l'institution : la
part du maître par exemple), sélection fonction du déséquilibre homéostasique. C'est,
je crois, la seule façon d'expliquer l'effort fourni dans le travail : le bénéfice
escompté est plus fort que le désagrément occasionné par l'effort (fatigue, tension,
etc.). Cela explique aussi l'agressivité ou la colère (décharge d'agressivité), en cas
d'échec puisque la tension accumulée dans l'effort n'a pu se résoudre dans le plaisir
de l'acte réussi (homéostasie recouvrée). Or, c'est un phénomène fréquent que la
colère de l'enfant qui ne parvient pas à ses fins.
Au passage, on peut aussi distinguer le
« travail » tel qu'on le définit en pédagogie Freinet et le travail tel
qu'on le définit traditionnellement. Dans le premier cas il y a un besoin vital à
satisfaire, tandis que dans le second cas le bénéfice escompté est le résultat de la
non-coercition, de la non-punition. Ce qui corrobore d'ailleurs les hypothèses de Laborit
qui explique que le plaisir c'est soit une récompense, soit la non-réalisation d'une
punition possible.
Par ailleurs, ce second type de travail
décrit aussi bien le travail scolaire traditionnel (punition ou non-punition bonne ou
mauvaise note, bon point ou absence de bon point, etc.) que le travail salarié (retenue
de salaire ou non-retenue, augmentation ou non, menace de renvoi réalisée ou non, etc.).
Dans la description de Barré, il y a
encore autre chose. Quand il décrit les crèches où les gosses ne peuvent mener à bien
ce qu'ils ont entrepris parce que d'autres les agressent. Cela me rappelle la sélection
naturelle des individus les plus adaptés dans l'évolution des espèces. En milieu
« naturel », tous les petits humains seraient dans les mêmes conditions
initiales et, par le jeu de ces agressions, une dominance finirait par s'établir, telle
que les plus adaptables (plus forts, plus intelligents, plus capables de supporter, plus
vifs, etc.) l'emporteraient et, seuls ou presque, se reproduiraient. Mais la crèche n'est
pas un milieu naturel car une partie de ces enfants rendus à leur famille continueront à
subir le même type d'agressions soit de leurs parents (au nom de l'idéologie qui veut
que les gosses fichent la paix à leurs parents et leur obéissent) soit de leur fratrie
(familles nombreuses), tandis que d'autres, au contraire, seront dans un milieu favorisant
(parent disponible pour l'écouter et protéger ses jeux ; fratrie restreinte, etc.)
qui leur permettra de dominer ensuite les autres enfants de retour à la crèche. La
crèche apparaît alors comme un milieu de sélection SOCIALE.
L'IMITATION
Je crois que Barré a raison de dire que
c'est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Le premier stade de l'imitation est
certainement lié à une tension externe créée par le milieu auquel l'enfant tente de
s'adapter pour être reconnu, autrement dit pour survivre. Cest ainsi qu'il apprend
à parler par imitation, à manger socialement (avec cuillère, fourchette ou baguettes
selon le lieu), etc. La récompense c'est la reconnaissance par le milieu, l'acceptation,
l'affection. En ce sens la fable du vilain petit canard est fausse et on a vu
effectivement des espèces élever des petits d'une autre espèce pourvu que ceux-ci les
imitent.
Le deuxième stade me paraît bien,
aussi, celui que décrit Barré : « faire comme » pour conjurer les
terreurs, ou ce qui est étranger, différent. N'est-ce pas aussi comme cela qu'on fait
quand on essaie de « se mettre dans la peau de quelqu'un ? » pour le
comprendre. A ce stade on peut d'ailleurs retrouver toutes les conduites magiques dites
primitives.
Et le troisième stade est bien aussi
celui décrit par Barré : la mémorisation de situations qui vont permettre à
l'individu d'inventer, par mise en relation de plusieurs expériences. C'est l'exacte
description que fait Laborit du néo-cortex ou cerveau de l'imaginaire (cf. schéma n°
2), qu'il appelle aussi le mélangeur. Les différentes expériences mémorisées dans le
cerveau médian (système limbique) entrent en relation dans le néo-cortex, et, du choc,
jaillit l'invention. Ainsi : moteur à vapeur + charrette + transformation du
mouvement longitudinal en mouvement circulaire = automobile. L'imitation est nécessaire
à l'invention.
Ainsi, dans les classes dites en échec
scolaire (S.E.S. ou ex-cycle III), pour amener les gosses à inventer des poèmes (et,
au-delà, à s'exprimer personnellement), je commence par les aider à imiter un poème
d'auteur dont la structure est manifeste et qui leur plaît. Dans une classe de S.E.S.,
l'an dernier, on a commencé par imiter La pêche à la baleine de Prévert. Cela a
donné un texte intitulé La chasse à l'éléphant. Ensuite, il a suffi ( ! )
que l'institutrice relance l'intérêt périodiquement et introduise sans cesse de
nouvelles techniques de stimulation (imprimerie, sérigraphie, peinture, etc.) pour que
les gosses parviennent à écrire des textes originaux et à fabriquer leur propre
recueil.
Or, malgré l'importance de l'imitation
dans l'accession à la création originale, beaucoup d'entre nous réagissent mal, encore,
quand ils voient des enfants décalquer par exemple !
Je peux dire aussi que c'est une
direction que j'ai beaucoup explorée et que j'ai constaté que tous les créateurs
passent par une phase d'imitation (consciente ou non), puis par une phase de révolte
apparemment destinée à dépasser l'imitation initiale, avant d'accéder, enfin, à une
création authentique. Je l'ai vérifié chez des poètes et chez des peintres. C'est
d'ailleurs une des choses que je voudrais tenter de montrer dans une B.T.2 en cours
d'élaboration : Comment peut-on être poète ?
LE MILIEU EDUCATIF RICHE
Tout à fait d'accord avec Barré.
J'ajoute simplement que le matériel héréditaire permet à l'enfant de se défendre
contre les agressions puisque les comportements de fuite et de lutte, en réponse à une
agression, sont innés. Cf. Laborit : Action et réaction.. mécanismes bio et
neuro-physiologiques, in Agressologie n° 5 (1974).
LES LIMITES DE L'ACTE IMITE
L'imitation est pauvre, en effet, si elle
en reste là. C'est que, je crois, il n'y a pas de normes absolues valables pour tous les
individus d'une même espèce et c'est d'ailleurs pourquoi les circuits nerveux qui sont
héréditaires quant à leur structure générale, doivent être adaptés en fonction des
expériences vécues (voir là-dessus : L'inné et l'acquis : une théorie de
l'apprentissage, dans La Recherche n° 42 (février 74).
Mais, pour que l'imitation puisse être
dépassée (et son bénéfice utilisé dans une activité qui l'englobe) il faut, me
semble-t-il, que la révolte soit possible. Or, si elle est possible pour un créateur
individuel elle est difficile pour un enfant en situation d'apprentissage. Barré a raison
de dire qu'il faut permettre à l'enfant de froisser le journal et de le détruire. Ce
n'est qu'après que l'enfant pourra réaliser que lire c'est autre chose qu'une posture.
Cependant, en classe, la révolte est interdite, d'une part au nom de l'idéologie de la
hiérarchie, d'autre part au nom de l'idéologie qui réprime toutes les manifestations
d'agressivité. Dans nos classes, il faudrait prendre davantage conscience de ces actes de
révolte. Comment les gosses, dans leurs textes, utilisent l'ironie comme moyen de
révolte par exemple. Et tous ces textes révoltés qui nous posent des problèmes quant
à leur publication dans le journal par exemple.
Cela me rappelle aussi une discussion
qu'on a eue dans notre groupe départemental, sur la possibilité d'aboutir à un groupe
autogéré sur un projet commun. Je proposais, comme hypothèse, que celui ou celle qui
détient des informations sur le thème proposé (en l'occurrence il s'agissait de
techniques d'animation et de créativité), accepte de prendre le pouvoir au début parce
que réellement il possédait une information « supérieure » aux
autres. A un moment donné, le groupe ayant eu accès à cette information, se révolte
contre le pouvoir qui n'est plus garanti par aucune « supériorité »
manifeste. Dans tous les groupes que j'ai animés, cette révolte a eu lieu. Le seul
problème, alors, c'est que l'animateur initial ne s'accroche pas au pouvoir et accepte de
s'intégrer au groupe en tant que simple participant ; et aussi, parallèlement, que
le groupe ne s'accroche pas à l'agressivité suscitée par le pouvoir et accepte
l'ex-animateur comme simple participant. Il me semble que cette hypothèse décrit assez
bien aussi ce qui se passe dans une classe Freinet, quand on a dépassé le stade du
groupe qui se complait dans la relation passive au maître.
Tout le problème se résout par les
gratifications escomptées : est-ce que la gratification apportée par l'exercice du
pouvoir (et renforcée par l'idéologie de la dominance hiérarchique) est plus ou moins
importante que la gratification apportée par la coopération. C'est, bien entendu, au
niveau affectif que ça se joue : être jalousé ou admiré comme chef, ou être
aimé simplement comme égal ?
REAJUSTEMENT DE L'OBJECTIF
C'est une conséquence de l'hypothèse
qui précède. Comme aucun de nous n'est semblable parce qu'aucun de nous n'a vécu les
mêmes expériences, tous les grands objectifs doivent être adaptés par chacun, au prix
de l'imitation initiale de l'objectif commun, de la révolte contre cet objectif
insuffisamment adapté à l'individu, puis de l'invention, par tâtonnement, de l'objectif
précis qui répond au besoin de l'individu.
Christian POSLANIEC.
L'inné et l'acquis ou l'hérédité et
l'apprentissage
Christian POSLANIEC
I- UN EXEMPLE DE PROGRAMMATION
HEREDITAIRE.
Le système olfactif :
1) Réception.. La muqueuse olfactive est
formée de cils sensitifs nombreux reliés à des neurones qui constituent le premier
étage de réception des odeurs. Selon la nature de l'odeur, chaque neurone récepteur
peut réagir de deux façons : être excité ou être inhibé. Il peut également rester
neutre. On ne sait pas encore exactement comment cela fonctionne à ce niveau. On sait
qu'il n'y a pas des parties de muqueuse spécialisées pour telle ou telle substance
chimique (chaque odeur étant, bien sûr, caractérisée par sa composition
physico-chimique). Au contraire, on n'est pas parvenu à trouver deux neurones qui
réagissent exactement de la même façon à une même série d'odeurs.
« Il existe sans nul doute un
certain nombre - encore impossible à préciser - de « réceptivités
élémentaires » ayant pour support matériel autant de macromolécules, très
probablement des protéines, portées par la membrane du dendrite et les cils des
neuro-récepteurs. Les mécanismes de l'excitation et de l'inhibition dépendent en
premier lieu de la liaison relativement faible et non étroitement spécifique de la
molécule odorante à un site récepteur de la macromolécule protéique. Diverses
réceptivités élémentaires distinctes peuvent figurer sur un même neuro-récepteur. De
plus, une même molécule odorante est susceptible d'activer plusieurs sortes de sites
macromoléculaires par plusieurs de ses propriétés stimulantes. Ces deux derniers points
expliquent que les cellules aient un large spectre de réponses et ne se répartissent pas
en catégories tranchées ». (A. Holley)
Si cette hypothèse est vraie, cela
signifie que lorsqu'une odeur A agit sur tous les neuro-récepteurs, une partie en sera
excitée, une autre inhibée tandis que le reste ne sera pas concerné. Avec une odeur B,
même phénomène, mais il y aura des intersections, certains neuro-récepteurs
réagissant pareillement aux deux odeurs, certains autres réagissant différemment. Quand
on sait qu'avec deux neurones seulement, les possibilités de combinaisons mathématiques
en réponse à une seule odeur sont au nombre de neuf, on imagine ce que cela peut donner
pour des centaines de milliers de neuro-récepteurs !
Si l'on tient compte des trois
facteurs : excitation, inhibition, neutralité, on peut dire que chaque odeur
particulière aura une « image » particulière sur la surface totale de la
muqueuse.
Supposons, par exemple, une muqueuse
composée de 12 neurones :
L'odeur A et l'odeur B, bien que
provoquant le même effet sur certains neurones (la ligne médiane par exemple) ont bien,
chacune, une image globale caractéristique. Bien entendu, en réalité, la muqueuse
comprend des centaines de milliers de neurones récepteurs.
2) Transmission.. De chaque
neurone part un « fil électrique » (l'axone) et les axones se réunissent par
paquets de 25 000 environ reliés chacun à quelques cellules du bulbe (ou tubercule)
olfactif (c'est une partie du cerveau moyen ou système limbique), qu'on appelle cellules
mitrales. De chaque cellule mitrale part un seul axone. Il y a donc là un premier étage
d'intégration de l'information reçue puisque l'excitation ou l'inhibition
différentielles des quelques dizaines de cellules mitrales reliées aux 25 000
récepteurs rendra compte de toute l'information reçue. Précisons que ces cellules
mitrales « parallèles » sont également reliées entre elles par deux
systèmes différents de telle sorte qu'elles puissent partiellement se contrôler l'une
l'autre afin de réaliser une intégration cohérente des informations.
Les axones issus des cellules mitrales
quittent le bulbe en formant un important faisceau (le tractus olfactif latéral). A ce
niveau existe, entre les deux bulbes (le gauche et le droit, chacun relié à une narine)
un pont de fibres nerveuses. Ceci afin de faciliter la reconnaissance de la direction de
l'odeur. En effet, la première narine stimulée (quelques millièmes de seconde avant
l'autre), ou bien celle qui reçoit la plus forte stimulation, « envoie » un
« message » inhibiteur à l'autre bulbe olfactif par l'intermédiaire de ce
pont, ce qui renforce l'asymétrie de fonctionnement.
3) Intégration : Les divers
axones du tractus olfactif latéral se répartissent alors dans diverses régions du
cortex olfactif, ou paléo-cortex (la couche corticale du cerveau moyen). Mais, de ces
régions, partent de nouvelles fibres nerveuses qui aboutissent d'une part au néo-cortex,
d'autre part à l'hypothalamus par l'intermédiaire du thalamus. Par ailleurs, de diverses
parties du cerveau, parviendront des fibres nerveuses qui aboutiront dans le bulbe
olfactif (centre d'intégration des informations) où elles peuvent inhiber le
« message ».
L'intégration finale des données
olfactives (leur enregistrement), se fait donc au niveau du système limbique (système
qu'on a longtemps appelé rhinocéphale pour montrer son importance dans l'olfaction). Le
mode d'enregistrement est encore mal connu, mais un certain nombre d'hypothèses ont été
émises. La réception des influx centripètes, pour une odeur donnée, parvient dans le
paléo-cortex, dans un certain nombre de neurones qui, là encore, forment une
configuration originale spécifique de cette odeur. On pourrait penser qu'il se crée,
entre ces neurones, de nouvelles liaisons nerveuses afin de spécifier un mini-système
qui sera la représentation codée du message olfactif reçu. Laborit rejette cette
hypothèse qui, anatomiquement, n'a pu être démontrée.
« Ainsi, écrit-il, nous
sommes portés à penser que l'apprentissage module surtout des contacts préexistants par
la transformation des surfaces de contact intersynaptiques due à la synthèse locale de
glycoprotéines ».
Mais nous arrivons là, déjà, à
l'influence du milieu extérieur sur le système nerveux.
Ce qui est inné, héréditaire, c'est
donc un système d'olfaction pré-câblé, permettant l'enregistrement et la
discrimination des odeurs perçues, et les différents câblages mettant en relation ce
système et d'autres parties du cerveau qui permettent le contrôle de l'olfaction à ses
différents étages d'intégration. Mais la finalité de l'olfaction n'est pas directement
programmée dans ce système, la finalité lui est extérieure.
II- APPRENTISSAGE AU NIVEAU DE L'OLFACTION
1) L'enregistrement passif.. On
peut penser que, dès sa naissance, l'enfant perçoit des odeurs, mais il ne sait pas
encore que ce sont des odeurs et il n'en tire aucun renseignement. Cependant,
l'enregistrement passif de ces odeurs peut s'effectuer, c'est-à-dire que des circuits a,
b, c se déterminent dans le système limbique, en fonction d'odeurs A, B, C sans que ces
odeurs aient une signification ou une coloration affective particulière. C'est un
enregistrement mécanique non informé.
« Comme l'écrivent Ey, Bernard
et Brisset (1967), pour le nouveau-né « il n'y a ni jour ni nuit, ni sommeil, ni
veille, ni objets, ni personnes. Il est tout entier dans l'expérience originelle du
plaisir ». Il est enfermé dans un « moi-tout ». (...) On peut cependant
penser qu'il possède dès cette époque la possibilité d'engrammer ces expériences
sensibles avant même de savoir que c'est lui qui les engramme ». (H. Laborit).
2) Le découpage du champ
olfactif : Il se fait progressivement au fur et à mesure que s'établit le schéma
corporel, au fur et à mesure que l'enfant agit sur l'environnement.
« (...) Le monde extérieur
pénètre l'enfant au début par des canaux sensoriels séparés.. la vue, l'ouïe,
l'odorat, le tact, le goût, etc. Les activités nerveuses que ces différents stimulus
mettent en jeu ne peuvent se réunir que par l'action sur l'objet qui leur donne naissance
et qui permet dès lors l'établissement des relations et des invariances entre les
sensations et l'objet". (H. Laborit).
Autrement dit, l'un des découpages du
champ olfactif se fera par l'établissement, au niveau du système nerveux central, de
nouvelles liaisons entre les circuits qui codent les diverses qualités d'un même objet.
Le processus biologique de cette mise en relation est encore peu connu. On sait seulement
qu'une partie du thalamus, le pulvinar, y joue un rôle prépondérant.
Comme les différentes voies nerveuses
sensibles n'aboutissent pas au même endroit du cerveau, il est probable que de ces divers
sites jusqu'au pulvinar existent des voies nerveuses héréditaires, mais l'établissement
réel des connexions dépend des stimuli en provenance de l'environnement.
Ce découpage du champ olfactif va
aboutir, en quelque sorte, à reconnaître que l'odeur de plastique vanillé, par exemple,
est odeur d'un quelque chose de dur, odeur d'un quelque chose qui fait du bruit quand on
le bouge, odeur d'un quelque chose qui a une forme et une couleur, odeur d'un quelque
chose qui a un goût. Le mot générique « hochet » qui renvoie, dans un
premier temps à ce hochet (plus tard à une abstraction de tous les hochets réduits à
leurs facteurs communs : les sèmes, en sémantique) ne viendra qu'après et dépendra
d'un tout autre processus dans le cerveau.
Cependant, le découpage du champ
olfactif va s'établir aussi d'une autre manière, en fonction d'autres types de stimuli
issus de l'environnement : c'est pour ainsi dire, le début de l'établissement d'un
système de valeurs dépendant des expériences agréables ou désagréables en liaison
avec les odeurs. Par exemple, l'odeur de bouillie va, très vite, se discriminer comme
odeur de bouillie justement, c'est-à-dire de nourriture. Entre la motivation : avoir
faim, la satisfaction du besoin : manger de la bouillie, et les autres
« qualités » sensorielles de la bouillie va s'établir un rapport
conditionné (qui rappelle les expériences de Pavlov) tel que l'odeur de bouillie en
arrivera à signifier la bouillie et que l'enfant s'arrêtera de pleurer ou réclamer dès
qu'il sentira l'odeur alors que, précédemment, il n'arrêtait qu'à la sensation
bucco-musculaire et gustative.
Inversement, l'odeur de ses matières
fécales peut être très vite liée à des sensations désagréables si, chaque fois,
quand il joue avec, l'enfant reçoit une tape sur la main. Je prends cet exemple parce
qu'il est fréquent, mais on peut aussi bien imaginer la même chose avec une odeur de
rose si l'enfant se pique aux épines chaque fois qu'il veut y toucher, ou avec l'odeur du
feu de bois si l'enfant se brûle.
Or, ce nouveau découpage du champ
olfactif dépend, là encore, d'un certain nombre de liaisons entre le système olfactif
et d'autres parties du cerveau. D'abord un lien avec le système limbique qui sert de
chambre d'enregistrement aux expériences vécues ; les expériences agréables
s'enregistrent après passage dans une partie spécifique du cerveau appelée système de
récompense (ou M.F.B. medial forebrain bundle) ; les expériences désagréables
après passage dans le système de punition (ou P.V.S. : periventricular system). Ensuite,
un lien avec l'hypothalamus qui est « le centre essentiel d'intégration des
fonctions végétatives, telles que la soif, la faim, la régulation thermique ; celle du
comportement sexuel, du comportement d'attaque, de défense ou de fuite. Ces régulations
se font soit par voie nerveuse, soit par voie endocrinienne par l'intermédiaire de
l'hypophyse, chef de l'orchestre endocrinien » (H. Laborit).
Remarquons au passage qu'une partie de
l'hypothalamus, les corps mamillaires, constituent une aire importante du M.F.B.
Ainsi, l'hypothalamus envoie le signal de
faim, le système limbique trie, parmi ses informations, celles qui ont rapport à la
satisfaction de ce besoin ainsi, d'ailleurs, que les attitudes à adopter pour obtenir
satisfaction (pleurs et cris, par exemple, ou, plus tard, recherche de nourriture, etc.).
Le système olfactif, averti, sera donc à l'affût des odeurs enregistrées comme odeurs
de nourritures.
Au terme de ce double découpage du champ
olfactif (qui correspond au moment où l'environnement est connu), les odeurs se
classeront donc en quatre catégories :
1) Odeurs identifiées agréables ;
2) Odeurs identifiées désagréables ;
3) Odeurs identifiées indifférentes ;
4) Odeurs non identifiées.
Dès lors, le système des odeurs est
classifié, le comble de cette classification étant le nom qu'on donne à chaque odeur,
nom tel qu'il renvoie à des systèmes de corrélations (connotations) qui, en quelque
sorte, forment une éthique de la vie et ses nécessités. Bien entendu, des liens nerveux
spécifiques existent entre le système olfactif et le néo-cortex dont dépend
l'acquisition du langage.
Ainsi, c'est finalement par l'interaction
entre le milieu extérieur et les circuits nerveux pré-programmés que s'établissent les
circuits nerveux fonctionnels. Cela met en évidence deux questions principales au
moins : la finalité de ces structures et la façon dont léducation module
cette finalité.
On a tendance à dire spontanément qu'il
s'agit pour l'organisme humain de survivre. Cela paraît évident. Mais on se pose
rarement le problème des conditions de cette survie car on a tendance à étudier
l'organisme séparé, alors qu'en fait il n'y a pas de séparation réelle entre
l'organisme et le milieu extérieur. Si le milieu extérieur est permanent, ne présentant
que des variations cycliques, on peut imaginer un organisme entièrement adapté à ce
milieu, auquel cas l'organisme peut être entièrement programmé génétiquement, ou
presque.
C'est le cas de la plupart des espèces
végétales et animales qui sont chacune adaptées à la survie dans un milieu
spécifique. Mais si l'on fait entrer en jeu les lois de l'évolution, et de la
« concurrence » entre certaines espèces, seules les plus adaptées survivent,
et si l'on considère que la meilleure adaptation n'est pas l'adaptation étroitement
spécifique à un milieu étroit mais l'adaptation la plus large possible à différents
milieux, ce qui permet l'expansion de l'espèce, on en arrive à comprendre l'idée de
survie différemment. La survie, dans ce cas, implique la possibilité de s'adapter
constamment aux variations d'un milieu extérieur non prévisible ; ce ne peut donc
être mécanique.
Mais le mot survie est trop général
pour permettre de comprendre réellement ce qui se passe. Laborit parle de maintien d'une
structure complexe. Effectivement, c'est ce qui caractérise un organisme vivant : sa
structure. Or un organisme humain est composé, en fait, de plusieurs étages de
structures de plus en plus spécialisées, depuis les systèmes d'organes jusqu'aux
structures infra cellulaires. Chacun de ces niveaux structuraux contribue, pour son propre
compte, au maintien de sa structure et, par là même, au maintien des niveaux qui
l'englobent
« A l'état physiologique,
c'est-à-dire aussi longtemps que pour un organisme donné les caractéristiques
thermodynamiques du milieu extérieur conservent les valeurs stables auxquelles cet
organisme est adapté, les ajustements de proche en proche des régulations organiques
permettent un maintien facile de la structure. C'est ce qu'on appelle depuis Cannon,
« l'homéostasie », réalisable grâce à des structures cellulaires sensibles
à de faibles variations des valeurs physiobiologiques et fonctionnant grâce à des
rétroactions négatives, le plus souvent donc, en constance " (H. Laborit).
Pour bien faire, il faudrait entrer dans
les détails des régulations organiques, mais cela reviendrait à récrire Les
comportements.
Cependant, deux problèmes se posent
immédiatement, à ce niveau :
- Que se passe-t-il quand les variations
du milieu extérieur sont telles que l'homéostasie ne peut se maintenir ?
-Si l'adaptation au milieu de vie se fait
progressivement, pour l'apprentissage, il doit bien y avoir, quelque part, une sorte de
loi-cadre telle qu'elle permette à l'organisme d'obéir à sa finalité quand il
tâtonne.
l) Les agressions du milieu extérieur
: Bien entendu, le type d'adaptation de l'être humain au milieu extérieur implique
qu'il ait la possibilité de répondre aussi à ces variations brusques.
« La finalité, à savoir le
maintien de la structure de l'organisme, reste bien la même cependant. Mais le programme
pour la réaliser change. Elle se réalise par la fuite ou la lutte, c'est-à-dire, en
définitive, par la suppression de la variation agressive du milieu. Mais cette
suppression résulte alors de l'action de l'organisme sur l'ambiance ; elle nécessite
l'abandon de l'homéostasie interne généralisée au profit de la conservation d'une
homéostasie localisée à certains organes privilégiés. Ceux-ci ne sont privilégiés
que parce qu'ils sont indispensables à l'extériorisation de la boucle sur l'ambiance,
c'est-à-dire au mouvement, à l'action de l'organisme sur le milieu. On peut admettre que
ce changement de programme, ce nouveau comportement, est apparu au cours de l'évolution
phylogénique, du fait de son succès, tout au long des expériences tentées par les
systèmes vivants au cours des siècles ». (H. Laborit).
Ainsi, dans le domaine de l'odorat, la
perception d'odeurs inconnues, non répertoriées, mettra en jeu ce système de
réponse : fuite ou lutte, car l'expérience prouve que ce qui est inconnu peut être
dangereux.
2) Les lois-cadres : On l'a vu
précédemment, elles sont enregistrées au niveau de l'hypothalamus et font partie de
l'héritage génétique. Elles régissent la faim, la soif, et la régulation thermique,
donc motivent certains comportements destinés au maintien de l'homéostasie, ainsi que le
comportement sexuel dont on peut se demander s'il y a là une ouverture vers une structure
plus vaste, l'espèce, dans la mesure où la reproduction assure le maintien de cette
grande structure, ou s'il y a seulement programmation du comportement générateur de
plaisir, nécessaire à l'homéostasie. Remarquons au passage que si la faim, la soif,
etc. sont programmés génétiquement autrement dit s'ils fournissent une motivation à
nos comportements, la façon de les assouvir n'est pas programmée, elle, et résulte d'un
apprentissage, c'est-à-dire d'une interaction avec le milieu extérieur.
Le comportement d'attaque, de défense ou
de fuite est également une loi-cadre héréditaire de l'hypothalamus, ce qui est normal
puisque c'est, en quelque sorte, l'issue de secours quand le milieu devient trop
« agressif ». Autre chose : ce qu'on appelle « l'affectivité » se
construit à partir de ces motivations héréditaires.
« A sa source existe une motivation
que nous dirons primitivement « reptilienne » et intimement liée à l'état
de l'équilibre biophysiologique dans lequel se trouve l'organisme à un instant donné.
Elle exige des systèmes, que l'on admet généralement à l'heure actuelle permettre le
plaisir et qui chercheront à renouveler la récompense tant que la motivation
hypothalamique ne sera pas assouvie, comme éviter la souffrance : ce seront les MF.B. et
P. V.S. Elle exige aussi un moyen d'engrammation des expériences passées, agréables ou
désagréables, et le moyen de les rappeler à la conscience : enregistrement, rétention,
consolidation et réutilisation des souvenirs. Elle exige un mécanisme d'attention
permettant de faire un partage entre les stimulus non signifiants et signifiants. Chez
l'homme enfin, elle mettra en jeu souvent l'imaginaire, la représentation d'une situation
différente de celle fournie par l'environnement et conceptualisée à partir des
expériences passées, mais sans analogie obligatoire, avec elles. Elle exige enfin
l'existence d'un schéma corporel, s'établissant au cours des premières années, qui
permet à l'individu de se réaliser comme tel, c'est-à-dire différent du milieu qui
l'entoure, et, grâce à la mémoire de ce schéma, de se réaliser comme une entité
évoluant dans le temps". (H. Laborit).
Or, l'existence de ces lois-cadres,
génératrices d'affectivité mais telles qu'elles sont modulées par le milieu,
interpelle violemment quant à l'influence de ce milieu.
IV L'IMPACT DU MILIEU SOCIAL
Le fait est que les pulsions
hypothalamiques dont l'assouvissement est nécessaire à l'homéostasie, peuvent être
modulées ou réprimées par l'apprentissage social. Modulées quand on oblige l'enfant à
utiliser une fourchette et un verre pour répondre aux pulsions faim et soif ; réprimées
quand on fait souffrir l'enfant (par des violences ou des privations affectives) parce
qu'il a fait preuve d'agressivité, perturbé par une variation brusque du milieu
extérieur, ou parce qu'il a essayé de satisfaire ses pulsions sexuelles.
Dans ce cas, il y a conflit entre les
pulsions hypothalamiques et les engrammations limbiques des apprentissages. Ou ça craque
(maladies de « civilisation »), ou ça glisse : fuite dans l'imaginaire,
dans la névrose ou la psychose ; sublimation ; insatisfaction latente endémique...
Comment en est-on arrivé là ? Il
semble qu'à un moment donné, l'espèce humaine ayant pris une expansion considérable,
quelque chose s'est passé de telle sorte que des groupes antagonistes se sont formés, comme
s'il s'agissait d'espèces différentes, l'une réduisant l'autre en esclavage. Que ce
soient les sociétés esclavagistes de l'antiquité, les sociétés féodales, les
sociétés capitalistes ou les sociétés technocratiques, on retrouve la même structure
de comportement social, le groupe majoritaire et dominant exploitant le groupe minoritaire
dominé afin de pouvoir satisfaire, et au-delà (prévision ou crainte de l'avenir
accumulation), toutes les pulsions hypothalamiques des individus qui le composent, tandis
que dans le groupe des exploités on ne peut satisfaire que le minimum de pulsions
hypothalamiques réglementées par une idéologie qui s'inscrit, par l'apprentissage,
comme modulations limbiques des pulsions. C'est ce que Marx appelait le renouvellement de
la force de travail.
Or, l'exploitation d'une classe par une
autre est, en fait, hautement favorisée par le mode d'adaptation de l'espèce humaine au
milieu. Il suffit de mettre au point des systèmes d'éducation qui récompensent (M.F.B.)
les comportements « conservateurs » qui punissent (P.V.S.), les comportements
de « rupture » pour pérenniser la société de classes. Ce procédé est
d'autant plus efficace que la finalité de chaque organisme humain est le maintien de sa
propre structure et que, pour y parvenir, l'être humain doit en passer à cause de son
mode d'adaptation au milieu, par le système de valeurs acquis en fonction de la
satisfaction ou l'insatisfaction des stimuli. Et ce, même si, au niveau du néo-cortex,
il conçoit des analyses politiques révolutionnaires.
Tout le problème, alors, se réduit à
la possibilité de désapprendre ces modulations comportementales. Est-ce possible ?
« Les travaux de Krieckaus (1967)
tendent à montrer que les corps mamillaires ont un rôle important à jouer, dans les
espèces les plus évoluées, pour déprimer les réponses primitives, stéréotypées et
permettre de nouveaux comportements plus élaborés ». (H. Laborit)
On conçoit bien, en effet, que
l'adaptabilité au milieu variable étant la clé de voûte de la
« promotion » de l'être humain, aucun comportement ne soit vraiment
irréversible.
Seulement, pour qu'il y ait changement
des comportements, il faut que les nouveaux comportements sollicitent le M.F.B.,
réellement, et non en rêve : il faut changer les façons de vivre pour induire un
changement d'idéologie.
C'est ici que commence le débat
politique et pédagogique, à condition de poser tout de suite le problème de la
finalité, au sens cybernétique du terme, c'est-à-dire, la réalisation de l'efficacité
de l'action.
Christian POSLANIEC
Deux conceptions du tâtonnement expérimental (1)
Michel LAUNAY
Réflexions
à partir de l'article de Michel Barré
« Tâtonnement
expérimental et pédagogie de la réussite ».
Cet article me paraît très important et
j'aimerais en discuter collectivement. Point par point. Un premier point concerne
l'introduction de l'article : « Il faut reparler du tâtonnement expérimental
non en faisant la paraphrase de ce qu'écrit Freinet (il écrit assez simplement pour
rendre cet exercice stupide, les camarades sont capables de le lire seuls) mais en
poursuivant son questionnement ».
(1) Titre de la rédaction.
Ce questionnement me parait passer
nécessairement par la question du choix nécessaire entre deux conceptions du
tâtonnement expérimental :
- une conception empiriste, dépassée et
prisonnière de l'idéologie empiriste et positiviste, selon laquelle
« l'expérience » serait « une donnée de fait », ou une
accumulation de « données » et de « faits ». Je ne suis pas sûr
que Freinet n'ait pas été marqué par cette idéologie empiriste et positiviste, qui a
façonné tout l'enseignement de la IIIe république.
- une conception conforme au
« nouvel esprit scientifique » formulé par Bachelard, et mettant l'accent sur
le point de départ de tout tâtonnement et de toute expérience, c'est-à-dire
l'initiative de l'individu qui tâtonne, initiative qui est le germe des hypothèses et
des théories scientifiques. Dans cette perspective, la notion de « pratique »
et ses développements du côté de la « pratique théorique », pour reprendre
la terminologie d'Althusser, me parait préférable à celle de « tâtonnement
expérimental ». Au minimum, il faudrait savoir si l'on peut relier rigoureusement
la notion de « tâtonnement expérimental » à celle de « pratique
théorique ». (Question déjà posée dans « Fonctions et formes du journal de
classe en seconde et première », Littérature, octobre 1975, p. 95-96).
Je suis donc d'accord avec Michel Barré
lorsqu'il écrit :
« Prétendre fonder une pédagogie
scientifique sur les seuls acquis actuels de la science, c'est chercher sa clef sur le
trottoir d'en face parce qu'il y a un lampadaire. Freinet a le mérite peu courant de la
chercher dans la pénombre là où il a quelque chance de la trouver : c'est pourquoi
nous devons poursuivre sa recherche sans nous culpabiliser de l'accusation d'empirisme qui
nous serait faite de l'extérieur... ».
Mais je crois nécessaire de nous poser
la question de l'intérieur, sans complexe de culpabilité : dans quelle
mesure le projet théorique, implicite ou demi-explicité dans la pratique du mouvement de
l'Ecole Moderne est-il ou non prisonnier de l'idéologie empiriste, et dans quelle mesure
s'en est-il déjà libéré ?
Cette question est radicalement distincte
de l'accusation extérieure, et fausse, concernant l'absence de
« scientificité » de notre démarche : il est à prévoir que ceux qui
reprochent à Freinet son manque de « scientificité » sont le plus souvent
eux-mêmes prisonniers de l'empirisme, du positivisme et d'une fausse conception de la
science.
Michel LAUNAY
B. T.R., chantier et revue de l'I.C.E.M.
Qu'est-ce que c'est ?
Etre éducateur, c'est (ou ça devrait
être) autre chose qu'appliquer des recettes ou des méthodes bien huilées et parfaites,
avec une haute compétence de tâcheron. Les problèmes qui se posent à l'éducateur (non
à l'enseignant) sont en deçà ou au-delà de la méthode pédagogique.
Le pédagogue est un personnage
spécifique dont le rôle est complexe. Il travaille sur une matière première
particulière, constituée d'êtres humains en développement et de relations. Il est donc
un lieu de convergence, un support de projections où l'institutionnel est intimement lié
au subjectif et à l'individuel.
Ni parent, ni psychologue, ni machine à
enseigner, il est, être humain sexué, à l'intersection des composantes qui déterminent
l'individu et son devenir. Il est un élément important dans l'évolution, la stagnation
ou la régression de cet individu, agissant plus sur le milieu de vie qu'est la classe que
sur les individus eux-mêmes. Témoin de la société adulte, vecteur et représentant des
valeurs qu'il induit sans toujours le savoir, ce qu'il fait dans la classe est
déterminant sur le plus important.. ce qui s'y passe. En guise d'aide et de formation, on
l'abreuve souvent de souhaits, de conseils, de méthodes établies par d'autres et
ailleurs, ainsi que de... contrôles
Nous
estimons qu'il a, que nous avons, plutôt besoin d'outils, matériels et conceptuels,
afin de pouvoir gérer ce milieu dont, en définitive, nous nous sentons responsables.
***
L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne est un Mouvement créé voilà 50 ans par Célestin FREINET et qui rassemble tous ceux qui sont soucieux de développer, d'approfondir et de mettre en pratique la pédagogie FREINET.
La Pédagogie FREINET est un ensemble de
techniques, d'outils, d'activités-outils sous-tendus par une théorie et une idéologie,
organisés pour instituer un milieu structurant et permettant l'évolution des individus.
Ce milieu humain, matériel, culturel, est un milieu unique et original dont l'étude ne
peut être menée sérieusement que « du dedans ». Bien sûr, d'autres
situations, d'autres courants de pensées et d'activités, d'autres outils, d'autres
langages, d'autres praticiens peuvent nous aider à y voir plus clair. Mais les
personnages, les outils, les activités, les valeurs qui ont cours dans les classes
FREINET, procèdent d'une autre synthèse que ce qui peut se passer ailleurs (famille,
usine, groupe de thérapie, classes traditionnelles...) Nos théories et nos pratiques ont
toujours été mêlées et en profonde liaison dialectique. La théorisation ne peut être
pour nous qu'une élucidation de ce qui se fait et de ce qui se passe dans les classes
FREINET, pour pouvoir, l'infléchir et le transmettre...
Mais pour cela, nous avons besoin d'aide
et de renforts :
-pour mieux évaluer qualitativement et
quantitativement ce qui se passe,
-pour élaborer des concepts efficaces
(pour le praticien)
-
traduire la réalité
et le vécu,
-
les rendre
transmissibles, communicables,
-
les rendre modifiables.
-pour ne pas nous isoler des sciences qui
sous-tendent l'évolution psychique, physique, intellectuelle et affective des individus
et des groupes. ...
C'est pour cela que nous invitons des
chercheurs, c'est-à-dire des praticiens « d'autre chose que la classe » (qui
a à voir avec cette évolution) d'autres pédagogues, d'autres éducateurs qui
travaillent avec les mêmes idéaux, les mêmes objectifs, la même éthique que nous, à
travailler à l'aide de « médiateurs » qui nous permettront de parler
réciproquement, d'agir, et de nous entendre sur un terrain repérable et repéré.
Ces médiateurs, ce sont nos B.T.R.
L'élaboration et le travail de ces projets de B.T.R qui sont des brochures constituant
des unités d'études et paraissant en supplément à notre revue L'EDUCATEUR, c'est le
travail que nous proposons. Le chantier et la revue B.T.R sont l'outil que se donne
l'I.C.E.M. pour continuer et approfondir l'étude et la mise en pratique :
-du tâtonnement expérimental ;
(notre conception globale de léducation et des apprentissages.)
-des méthodes naturelles ;
-des situations éducatives et du milieu
matériel, humain et culturel qu'ils engendrent dans et par les outils, les techniques et
les activités-outils de la pédagogie FREINET.
Il s'agit, en somme, d'une tentative
d'étude fine de cette mini-société, cette mini-civilisation qu'est la classe FREINET,
de ses rites, de ses conflits, de ses façons de vivre, des individus, des personnages
qu'elle engendre, sans jamais l'isoler, bien sûr, de l'autre société, celle qui
l'englobe.
Ces brochures B.T.R (BIBLIOTHEQUE DE
TRAVAILET DE RECHERCHES) se veulent à la fois ou séparément outils, réflexions,
terrain en friches, témoins, analyseurs ou langage. Comment sont-elles élaborées ? Un
praticien, avec un témoin légèrement décentré, rédige un projet issu de sa pratique.
Un circuit de mise au point de lecture critique, composé de pédagogues et de
non-pédagogues, travaille le projet quant au fond et à la forme, jusqu'à ce qu'il soit
estimé publiable. Cette première édition n'est pas définitive et peut s'améliorer et
se modifier, voire donner lieu à l'élaboration d'autres projets de B.T.R.
Nous vous invitons à entrer en contact
avec nous :
-pour critiquer une B.T.R,
-pour participer à l'élaboration d'un
projet B.T.R,
-pour nous proposer la réalisation d'un
projet B.T.R
-pour mieux nous connaître et nous faire
connaître.
Nous pensons qu'une véritable théorie
pédagogique (c'est-à-dire une pratique théorique) sous-tendue par une idéologie et
utilisable d'une façon efficace par des praticiens, est encore, de nos jours, presque
totalement à élaborer, et ne peut l'être qu'à partir de la pratique et « de ce
qui se passe » sur le terrain. Notre « savoir d'artisans », issu de
notre expérience, nous permet d'entrevoir des solutions efficaces aux problèmes
éducatifs, dans le cadre d'une société non capitaliste, et dont nous pouvons dès à
présent élaborer de nombreux éléments. Nous offrons donc notre savoir et notre travail
en échange d'autres savoirs et d'autres travaux, hors de tout dogmatisme et de toute
hiérarchie, dans le seul souci de servir une pratique, des enfants, une certaine idée de
l'éducation et de la société.