Documents de lEDUCATEUR 172-173-174 Supplément au n°10 du 15 mars 1983 AH ! VOUS ECRIVEZ ENSEMBLE ! Prat ique dune écriture collective Théor |
|
Paul
LE BOHEC et
Béatrice et Michèle et Daniel et Alain et Martine, Martine, Martine et David et Alain et
Janig et Marie-Jo, Mylène et Michel, Renée, Patrice, Patrick, Annick, Annie et Michel,
MicheIine, Denis, Yvette, Marcelle, Thérèse, Maurice, Danièle, Maryvonne, Georges,
Chantal et Claude et X et Z et Y et lui et sa sur et elle et eux et elles ; Agnès,
Guy et Guy, Gérard et Eugène, Yves, Claire, Françoise, Rosine, Jeannette, Yann,
Paulette, Denise et Raymonde et tous les autres : Pascale et Pascal, Catherine et ses
copines et Ghislaine et Pierrette et Paulette et Paula et Tyra et Armelle et Sétéra... La meilleure façon de lire ceci, c'est le stylo à la main. Et en
groupe. Autrement, on n'en retirera que peu de bénéfices. Certains n'en liront que les
premières pages. Et cela leur suffira car ils auront trouvé, dès le début, le petit
rien qui leur manquait pour aller plus avant. D'autres le liront en entier puis le
jetteront au panier car ils auront compris que, l'essentiel, c'est de se mettre en marche.
D'autres enfin pourront y revenir s'il leur arrivait de se trouver en panne. On pourrait
peut-être, également, y réchauffer sa colère et son désir d'agir... Cet ouvrage est
fait pour toutes ces approches différentes et pour d'autres, encore à inventer. Il est
au service du déblocage de la parole et chacun est libre de s'en servir à son gré. Il
rêve surtout de devenir inutile... Illustrations
: « Désécritures » de Renée LE HERISSÉ sauf ci-contre : Paul Le Bohec et p.
34 : Jérôme. |
|
TABLE DES MATIÈRES I. Introduction |
|
télécharger le texte (RTF compressé) |
J'ai eu
très tôt mon bâton de maréchal puisque, nommé instituteur-adjoint à vingt ans, je
n'ai jamais voulu dépasser ce grade qui m'a toujours parfaitement convenu. Mais si le
profil de ma carrière est resté rigoureusement horizontal, ma vie professionnelle n'en a
pas moins été très agitée. En effet, mon indifférence à la progression hiérarchique
m'a donné toute liberté de poursuivre des recherches. Et, il n'y a pas longtemps encore,
quand on se situait pour cela dans les perspectives de la Pédagogie Freinet, ça ne
manquait pas de produire des remous.
Mais
j'assumais assez tranquillement les divers aléas de mon existence pédagogique, sans
jamais penser à la possibilité d'un avenir différent quand, un certain jour d'août, je
reçus la proposition d'un poste dans un I.U.T. - Carrières Sociales. Ma surprise fut
totale : comment avait-on pu me dénicher dans ma petite école de campagne ?
C'était
vraiment une aventure folle à courir. Mais j'étais suffisamment fou pour accepter de la
tenter. Et c'est sans trop d'hésitation que je répondis positivement à la demande qui
m'était faite.
Dans toute
autre structure de ce type, j'aurais échoué lamentablement : mes forces trop
misérables ne m'auraient pas permis d'assumer cette brusque mutation. Mais, là, ce
n'était pas comme ailleurs. En effet, il s'agissait d'un établissement animé par une
équipe d'enseignants qui s'étaient cooptés dans la foulée de mai 68. Ils étaient
enchantés de toutes les possibilités d'expérimentation pédagogique que semblait leur
offrir cette nouvelle institution. La formation d'animateurs socio-culturels (M.J.C. -
Centres Sociaux - Foyers de Jeunes travailleurs... ) était presque entièrement à
débroussailler : le champ se trouvait donc largement ouvert.
Cependant,
il fallait vraiment être inconscient pour s'embarquer sur ce bateau et accepter de croire
qu'on pouvait s'intégrer à cette équipe et à sa façon de travailler. Heureusement, je
n'ai jamais manqué d'inconscience. Et de plus, je possédais, sans le savoir, un atout
original qui allait faciliter un peu mon adaptation. En effet, dans cette structure de
formation, il ne s'agissait pas de préserver, à tout prix, la sécurité des enseignants
en leur permettant de se placer, en toute liberté, sur les terres de leur savoir pour
qu'ils puissent impunément y perpétrer leur pouvoir. Non, le mot d'ordre :
« Les étudiants d'abord ! » Et lorsqu'ils avaient décidé de se choisir
tel sujet de réflexion, tel secteur de recherche, tel terrain d'approfondissement, on
n'avait pas à les manipuler pour les contraindre à déménager leur objectif sur le
terrain de sécurité ou de domination de tel ou tel enseignant Combien cette idée est
encore neuve ! Et pas qu'en Europe ! Ni dans les centres de formation de tout
poil (E.N. - C.A.E.I. - E.S. - E.P.S. ... enfin ! tous).
Mon atout,
c'était précisément d'être neuf et disponible. Jusque-là, je m'étais contenté de me
bricoler quelques petites réponses provisoires aux questions innombrables que soulève la
polyvalence obligée d'un enseignement du primaire. Et, de ce fait, surtout à ce niveau,
je n'avais aucune possibilité d'utiliser un savoir quelconque comme outil de
sécurisation personnelle. Pendant trente années, j'avais travaillé uniquement avec des
enfants de six à neuf ans. Que pouvais-je donc apporter à des étudiants de dix-huit à
trente-cinq ans ?
Heureusement
pour moi, certains de mes collègues se soucièrent de mon adaptation. L'équipe
enseignante était composée d'un docteur ès Lettres, d'un
philosophe-poète-psychologue-politique-musicien... d'un responsable national des M.J.C.,
d'un ancien responsable national de Peuple et Culture et d'un spécialiste de l'animation,
de l'audiovisuel et du théâtre.
A eux cinq,
ils « couvraient » un vaste domaine qui allait de la psychanalyse à
l'économie politique en passant par la psychosociologie, la peinture, le théâtre,
l'administration, les lettres, etc. Et je me demandais bien en quoi je pouvais leur être
utile puisque leur voiture disposait déjà de cinq excellentes roues.
Pour
m'occuper un peu, je participai à quelques groupes d'études, moins comme enseignant que
comme membre à égalité du groupe. Il faut dire que je me posais souvent des questions
parallèles à celles des étudiants. Comme je n'avais jamais pu effectuer qu'un petit pas
dans tous les domaines, je me trouvais partout et toujours en merveilleuse situation de
progresser. Et de cette façon, dans ma nouvelle position, je pouvais continuer à
mordiller dans tous les gâteaux du Savoir. Cependant, mon activité de militant
pédagogique m'avait tout de même apporté une certaine expérience de la recherche en
groupe ; et je n'étais pas totalement inutile.
Mais mes
coéquipiers n'oubliaient pas de m'aider. D'une curieuse façon. Souvent, au cours de la
réunion hebdomadaire de concertation où nous faisions le point des projets de travail
des étudiants, il s'en trouvait un pour lequel, vraiment, personne ne semblait pouvoir se
rendre disponible. A chaque fois, je me tenais soigneusement coi dans mon coin en
souhaitant ardemment que des épaules plus solides que les miennes acceptent de s'en
charger. Mais non, c'était clair, il ne restait vraiment plus que moi. Je m'esclaffais
régulièrement :
- Mais vous n'y pensez pas : je n'y connais absolument rien.
- Eh bien,
c'est précisément pour cela qu'il faut que ce soit toi qui le prennes en charge !
Que
répondre à ces types qui mettaient en pratique leurs principes et qui se plaçaient de
préférence, sur le terrain de l'insécurité. Il fallait bien que je me mobilise...
Mais,
secrètement, celui qui faisait fonction de directeur des études et qui était l'âme
centrale de l'expérience, avait des idées très précises sur le rôle que je pouvais
jouer. Il voulait que je sois le cheval de Troie de ses idées dans l'équipe et que
j'impulse la créativité des étudiants. Je mis longtemps à m'en apercevoir car c'était
un stratège d'une habileté extrême. Et moi, j'étais extrêmement naïf et entièrement
manipulable : je n'ai jamais été qu'un pantin à peu de ficelles et il suffit d'en
tirer une pour que je me mette aussitôt totalement en mouvement.
Si j'avais
été informé de ses intentions, jamais je ne serais venu à l'I.U.T. sur un tel contrat.
mon expérience en « animation-école » n'impliquait pas automatiquement une
compétence à un niveau plus élevé. Et, de plus, je me serais senti très prétentieux
de vouloir me substituer aux autres enseignants qui avaient, eux, une double expérience
de la création et du travail avec des adultes.
Mais ce
camarade se garda bien de me faire part de ses projets. Il m'avait amené dans cette
structure d'animation et il n'avait plus qu'à attendre tranquillement que la réaction
s'enclenche. il savait que la dynamique d'une équipe se nourrit essentiellement de ses
contradictions. Et, en misant sur moi, il avait joué sur du velours car j'étais
fondamentalement, viscéralement contre.
Cela, je le
perçus dès la première réunion de concertation. Un des enseignants s'était
exclamé :
- Quel
boulot ! Et mon éditeur qui me presse d'achever ma série de poèmes
J'avais
généreusement rigolé de sa blague. mais il ne blaguait pas : il avait réellement
un éditeur ! Ainsi, c'était chez ce genre de mecs que j'étais tombé. Ils
appartenaient à la caste intellectuelle, à la confrérie, comme disait Freinet. Et
pourtant, ils étaient tous d'origine populaire !
Un certain
temps, ma colère resta intérieure. Mais très vite, au cours d'une plénière, elle se
donna libre cours. Et ce fut le premier affrontement entre ce poète et moi. Cependant, je
ne pouvais me contenter de contestations verbales. Il me fallait agir car je ne pouvais
accepter passivement cet accaparement de tout le domaine de l'expression par quelques-uns.
Comme Roger Gentis, et bien avant de l'avoir lu, j'étais persuadé que :
« Des
philosophes professionnels ? Des artistes professionnels ? Qu'est-ce que c'est
cette connerie ? Comme si chacun ne pouvait être son propre artiste, son propre
philosophe. Je réclame le droit pour le dernier des peigne-culs de chanter le monde à sa
façon » (Guérir La Vie - Maspéro)
Je connaissais bien la souffrance de parole. Et j'étais
persuadé que c'était ceux qui avaient été le plus percutés par la vie qui avaient le
moins de possibilités de se faire entendre. Pourquoi ? Parce qu'une maffia de
dominants s'était ingéniée, par tactiques et subterfuges divers, à instaurer à leur
profit un monopole d'expression. Et je me trouvais soudain en face de quelques-uns de ces
affidés.
Ma colère
ne me paraissait pas du tout caractérielle ; au contraire même, il me semblait bien
qu'elle reposait sur une solide réalité. Mais, en ce temps-là surtout, je n'étais pas
de nature à me contenter de bouillir intérieurement : il me fallait nécessairement
passer à l'acte. Car j'ai toujours considéré qu'une colère qui ne se solidifie pas
dans le moule en sable dur d'une action est une sorte de luxe gratuit et inutile.
Oui mais
agir, c'est facile à dire. Mais quelle action entreprendre ? Qu'est-ce que je
pouvais tenter ? Comment fallait-il que je m'y prenne ? Evidemment je n'avais
nul secours à attendre de personne. J'étais même dans l'obligation de tout inventer
puisque je ne pouvais mappuyer sur rien que je connusse déjà. Face à cette
coterie d'intellectuels - qui avaient tout de même l'élégance d'introduire des loups
hirsutes dans leur bergerie peignée - je me trouvais totalement désarmé. Ce n'était
pas la peur qui me retenait car ma colère m'aidait à faire fi de mes petites
susceptibilités et même de mes grosses inquiétudes, c'était mon dénuement extrême
d'expérience.
Alors, dans
la grande incertitude où je me trouvais, je me résolus à tenter plusieurs choses.
J'écrivis d'abord, à tout hasard, une série d'espèces de poèmes de tous genres. Et je
les affichai sur le plus grand panneau qui fût et qui se trouvait « évidemment par
pur hasard » à la porte du poète que je contestais.
Pour un
non-poète, ces textes étaient des plus rassurants : il n'y avait pas de quoi tomber
roide d'admiration. Ils ne planaient pas ; ils marchaient en sabots dans la boue. Ils
visaient surtout à sécuriser, à introduire au désir d'écrire, à susciter la pensée
suivante : « Eh bien, si ce mec ose afficher des trucs pareils alors, pas de
doute, moi je peux y aller aussi de mes petites créations ! »
Voici trois
exemples :
« Ce
n'est pas difficile d'écrire
Il faut
laisser aller sa main
au
départ, il n'est pas besoin
D'avoir
même quelque chose à dire.
« Quand
les Bretonnes se choisissent une peau pour leur visage, elles prennent toujours la taille
en-dessous. Et les fronts lisses se bombent ; et les pommettes saillent ; et les bouches
petites se ferment. »
« Le
doux, le discret, le secret, l'indicible
A basse
et intelligible petite voix
Voilà
ce que je voudrais que vos doigts
Transmutent
en beaucoup d'audible ».
Mais il n'y
eut aucune réaction ; pas même de moquerie. Non, l'indifférence la plus absolue.
Cela ne faisait pas mon affaire. Alors, j'imaginai de recopier des poèmes d'auteurs
modernes. Mais ce n'était pas encore cela. Puis, j'essayai d'entraîner certains
étudiants dans cette aventure. J'avais repéré ceux qui avaient réagi positivement à
mon agression plénière. Et je réussis à les persuader d'afficher anonymement certains
de leurs poèmes anciens à côté des miens. Peine perdue : la pompe refusait
obstinément de s'amorcer. Aucun poème nouveau ne venait s'ajouter aux nôtres.
Il y eut
cependant une réaction. Un jour, en consultant notre panneau, nous découvrîmes une
plaquette de vers avec la mention suivante : « La poésie, ça s'édite et
ça se vend. S'adresser à la porte 165. »
Cela ne
manqua pas d'ajouter quelques brindilles supplémentaires au feu de ma colère. Mais rien
ne se nouait pour autant : mes poèmes-à-terminer restaient en attente, mes
commencements d'acrostiches séchaient sur pied, mes vers-à-trous ne se remplissaient
pas.
Alors, je
décidai de tenter un grand coup : moi, le nouveau, l'effarouchable, la sixième roue
du carrosse, j'annonçai en plénière devant une cinquantaine d'adultes intimidants,
l'ouverture d'un atelier pour non-poètes, à tel jour, telle heure, tel endroit.
Au jour
prévu, dans une salle un peu retirée, j'attendais sans illusion le résultat de ma
dernière proposition. Evidemment, personne à l'heure dite ! Une fois de plus,
c'était râpé. Il allait encore falloir que j'invente autre chose. Malheureusement, mon
imagination commençait à être au bout de son rouleau.
Mais,
soudain, un pas se fit entendre à l'entrée du couloir. Encore quelqu'un qui s'était
perdu ! Mais non, c'était bien pour moi. Un garçon se glissa dans la salle. Et nous
restâmes là un moment, tous les deux, gênés par notre silence. Mais presque aussitôt,
un couple arriva. Puis des isolés. Si bien qu'assez rapidement, on se trouva à dix
autour d'une grande table. C'était plus qu'il n'en fallait pour commencer. Cependant, je
continuais à me taire. Je n'y comprenais rien : j'étais comme paralysé. Mais
qu'est-ce que j'attendais donc pour démarrer puisque l'initiative devait venir de
moi ? C'est sans doute que je n'arrivais pas à y croire suffisamment. Ils étaient
pourtant là, présents, vivants, sous mes yeux. Mais ce n'était pas possible ! Il y
avait quelque chose de faussé dans le système. Il était évident que seule une
curiosité malsaine pouvait être à l'origine de leur démarche. Oui, ils étaient
simplement curieux de voir de plus près ce mec, cet opposant aux installés. Et, en
outre, ils devaient avoir le secret espoir de le « voir se casser la gueule en
beauté. »
Oui mais,
si je me trompais ? S'ils ruisselaient intérieurement de bonne volonté et d'attente
vraie ? Alors j'étais dans de beaux draps car tous mes ruisseaux de réponse
étaient à sec. Je ne savais absolument pas par quel bout prendre la chose. Après tant
d'échecs, je n'avais pas dû croire à la possibilité d'un succès de cette dernière
tentative. Une fois de plus, plein d'insouciance infantile, j'avais dû me dire :
« On verra bien sur place ». Et j'étais sur place ; et je ne voyais
rien. Je me trouvais au pied du mur, le cerveau vide, démuni.
Heureusement,
alors que mon esprit en panique commençait à chercher fébrilement une issue dans le
labyrinthe obscur de mon cerveau une lueur apparut soudainement. Et l'on put enfin
démarrer. Je venais en effet de me souvenir, juste à temps, d'une expérience que
j'avais tentée en mai 68 avec une équipe sécurisante de camarades très fortement unis
par des liens politiques, syndicaux, sportifs et pédagogiques, dans cette atmosphère
d'explosion de tous les possibles.
Aussi, dans
l'indigence extrême de toute solution où je me trouvais, je me précipitai sur mon idée
de mai. Elle était d'ailleurs d'une très grande simplicité : puisqu'il fallait, à tout
prix, empêcher les gens de retomber dans l'antique ornière de la peur des jugements, il
était indispensable d'éviter les productions individuelles. Tout devait rester collectif
pour que personne ne puisse se sentir repérable, donc responsable et donc, naturellement,
coupable.
Je proposai :
« On
prend une feuille et on y écrit un mot, n'importe lequel, le premier qui nous passe par
la tête. Et on donne la feuillle au voisin de droite, qui écrit à son tour un mot et
qui passe au voisin de droite, etc. On s'arrêtera quand les feuilles auront fait un
tour... ».
Et chose
curieuse, cela marcha. Le rapprochement inattendu de certains mots éveilla même quelques
légers sourires. C'était gagné. Personne n'avait été traumatisé par cette première
expérience. Et un soupçon de gaieté avait même flotté. Sans perdre une seconde, je
proposai :
- Si vous
voulez, on va essayer de recommencer. mais avec plusieurs mots cette fois-ci.
Ils voulurent bien. Et ce fut le départ définitif.
J'ai tenu à évoquer l'atmosphère d'incertitude du début de cette aventure d'écriture pour souligner la difficulté de la levée de la parole et comment il a fallu un certain concours de circonstances et un hasard heureux pour qu'on découvre une porte de sortie.
Si le lecteur était animé d'un souci identique de déblocage de
la parole des autres et de la sienne propre -
il pourrait s'intéresser aux tactiques et aux techniques que les étudiants de
l'I.U.T.Carrières Sociales de Rennes et moi, nous avons mises au point au fil des
années. Mais il faut qu'il sache également qu'on peut prendre avec bonheur d'autres
chemins que les nôtres. Cependant il se peut - mais comment le savoir vraiment ? -
que nos pratiques aient une valeur générale. Personnellement, j'ai pu tester la
valabilité au cours de 800 séances de trois heures que j'ai animées dans les milieux
les plus divers. En outre, beaucoup d'animateurs et d'enseignants ont pu vérifier sur le
terrain, la justesse de certaines de nos solutions. Ce texte est également pour eux. Il
pourrait leur donner le désir de reprendre le bâton de pèlerin de la parole libre. Car
il n'est pas possible de s'arrêter à un seul type d'expérience : l'oppression de
la parole est si généralisée qu'il faudrait que nous soyions une multitude à nous
mettre en marche pour en soulever la chappe... Et pour transformer cette affreuse
réalité de l'incommunication qui fait tant souffrir les êtres. Ce document n'est pas un
condensé de tout ce qu'il faut savoir mais une provocation à poursuivre l'aventure et à
en multiplier les effets de façon buissonnante. Il ne cherche pas à faire de
littérature mais à en généraliser l'expérience. Il se veut pratique ou, plutôt,
prat... théor..., prat... théor... ique.
(La séance initiatique ?)
L'une de
nos principales découvertes, c'est que l'on avait presque tout découvert le premier
jour. Et maintenant encore, plus de huit années après, nos « séances
initiales » débutent par les mêmes formules.
Pour armer
immédiatement le lecteur et lui permettre de passer rapidement à la pratique, je vais
décrire en détail le déroulement de « notre »» première séance car elle
pourrait être une excellente introduction à une aventure passionnante. Mais même si son
destin était de rester unique, elle forme un tout suffisamment complet pour apaiser
déjà certaines faims, à défaut d'en susciter d'autres...
Donc, on a
déjà très bien saisi que le danger des dangers pour les participants, c'est qu'un
enième échec ne les bloque définitivement et ne les fasse se retirer pour toujours des
terres de l'écrit. Alors, le problème est très simple : comment se créer le plus
de chances de réussir la première séance, quelles que soient les circonstances, la
personnalité des participants, le style de l'animateur, etc. ?
Evidemment,
il ne saurait y avoir de réponse infaillible. Cependant, en y réfléchissant longuement
avec les étudiants et à partir de nos propres expériences, on peut déjà fournir
quelques éléments intéressants.
On pourrait
commencer par dire qu'un nombre de dix à quinze personnes est optimal ; que la
pièce doit être petite, à l'écart, pas trop éclairée ; que les participants
doivent être assis assez près les uns des autres pour faciliter la création d'une
atmosphère de groupe. Mais, en réalité, il y a trop d'impondérables pour que l'on
puisse décréter que tel ou tel élément est indispensable. A vrai dire, on n'en sait
trop rien. C'est d'ailleurs accessoire ; l'essentiel n'étant pas là. En fait, il
n'y a qu'une précaution à prendre : que personne ne puisse jamais se sentir en
situation d'être jugé sur sa production. Il faut donc éviter toute création
individuelle repérable et donc critiquable. C'est pour cette raison que nous restons,
autant qu'il est nécessaire, au niveau collectif. Et souvent même, nous nous y enfermons
définitivement car, la plupart du temps, on ne songe plus à s'en écarter quand on
en a vraiment découvert les plaisirs.
Voici donc,
d'une façon détaillée, comment l'animateur que je suis construit toutes ses premières
séances :
Le mot tournant
Nous sommes
assis autour d'une table devant une feuille blanche. Je donne la première consigne :
- On écrit un mot sur une feuille.
- Un mot ? mais quel genre de mot ?
- N'importe
lequel, le premier qui vous vient à l'esprit. On est libre... Et on passe la feuille au
voisin qui écrit un second mot et qui passe au voisin ; et ainsi de suite.
Quand les
feuilles ont fait un tour - si on est moins de huit, il vaut mieux en faire deux pour que
le texte soit suffisamment long - chacun lit le « poème » qu'il a devant lui.
- Mais
celui qui lit le premier est désigné par le sort : on fait tourner un stylo à
bille sur la table et la pointe indique quel sera le premier lecteur.
Nous avions
commencé ce truc par fantaisie. Mais nous l'avons conservé parce qu'il introduit une
rupture entre le temps de l'écriture et celui de la lecture. Il provoque un certain
déclic, comme l'éclair qui précède la pluie.
Et de plus,
et surtout, il établit une égalité entre les participants. Le premier lecteur n'est pas
l'animateur ou quelqu'un qu'il désigne - un préféré ? Une bête noire ? -
non, non, c'est vraiment le hasard qui en décide.
Ça a l'air
d'un détail. Mais il ne faut jamais perdre de vue que les gens sont prompts à s'effrayer
d'un rien. Ils sont naturellement enclins à percevoir une hiérarchie dans le groupe. Et
comme le pessimisme de soi est presque automatique, c'est toujours au bas de l'échelle
qu'ils ont toujours tendance à se situer. Alors, il faut supprimer l'échelle dès le
départ pour dissiper les nuages de méfiance qui sont prêts à s'amonceler.
Voici, au hasard, un exemple de ce que ça peut donner :
« -
Soleil - ciel - mer - oiseaux - la tristesse souci - je passe - zizi encombrant
cache-toi - j'ai peur - mon désir est fou - rutabaga. »
- Oh !
mais, à « la tristesse », il y a deux mots. Et on avait
pourtant dit qu'on ne devait en mettre qu'un.
- Ça n'a
pas d'importance, on est toujours libre de dépasser la consigne. On est même libre de
faire des fautes d'orthographe. Ici, l'orthographe ne compte pas. »
Je ne me
souviens plus très bien, mais c'est sans doute moi qui avait écrit : « zizi
encombrant ». En effet, je sentais que c'était mal parti : on s'incrustait dans
une banalité démobilisante. Et la mayonnaise de l'expression risquait de ne pas prendre.
Il fallait absolument rompre le cercle maléfique. Et, pour cela, on ne fait jamais appel
en vain à la sexualité ou au délire. Il se produit alors un ébranlement : les couches
profondes de l'être commencent à se mouvoir. Le groupe renonce un peu plus, alors, aux
mots prudents, aux mots neutres, aux mots inoffensifs. Et on fait un tout premier pas vers
le desserrement.
Evidemment,
en ce début, on peut constater que ça ne va pas très loin. Et pourtant la lecture des
mots rapprochés par hasard n'en déclenche pas moins, très souvent, quelques petits
rires provoqués par l'impression de déraison. Et ces premiers petits rires, c'est déjà
un bon petit commencement. Je demande :
- Ca
va ? Vous tenez le coup ? Vous n'êtes pas traumatisés ? On peut tenter un
deuxième truc ?
Et sans attendre de réponse, je propose la deuxième
consigne :
La phrase tournante
« On
recommence comme précédemment à écrire et à donner sa feuille au suivant qui écrit
à son tour et qui passe au suivant... Mais au lieu d'un mot, on en écrit trois ou
quatre.
- Trois ou quatre ?
- Ou deux
ou cinq. On est libre.
- Il faut
lire ce qui précède.
- Pas nécessairement, on est libre.
- Ce sont des mots séparés ou ça doit faire des phrases ?
- Comme on
veut. Ce qui vous passe par la tête. On est libre. N'essayez pas d'avoir l'air
intelligent, vous n'y arriverez pas. D'ailleurs, plus c'est con, mieux c'est. On n'est
surtout pas là pour s'emmerder. »
On le
voit : je parle relâché pour favoriser le relâchement des paroles. Dès le
départ, il faut que je brise mon image de prof-au-dessus, ou d'animateur sérieux. Pour
cela, je parle moins tenu que les participants, je me laisse aller, je leur offre un
contre-modèle. Tout ce qui peut contribuer à provoquer une détente est bon.
Cette fois
encore, quand les feuilles ont fait un tour complet, c'est-à-dire quand on retrouve la
feuille qu'on avait lancée, on lit les poèmes ainsi constitués, après un nouveau
tirage au sort par stylo tournant. Et, déjà, née de la cocasserie des rapprochements,
l'ambiance de rire s'installe fortement ou se prolonge. Et des choses commencent à se
dire.
Exemple de
phrase tournante :
« Le
ciel est bleu - Les arbres sont verts - La porte est fermée - Je vois une hirondelle - Le
petit chat est mort - Le gros chien est vivant - Moi, j'aime les nouilles-- Un plaisir de
citrouille - Une douleur de cinq trouilles - Un parfum de liberté - Une abeille de retard
- Ils sont cinglés ces mecs - Ils sont mecqués ces singles Oh ! mais je ne
peux pas vous suivre - Pourtant, nous cinglons vers la Mecque - Alors,
attendez-moi. »
Comme on
peut le constater, il y a une certaine résistance à se laisser aller au délire. La
règle morale qui veut qu'on ne doive parler que pour signifier est encore très présente
à l'esprit de certains. Mais, déjà, quelques-uns s'en libèrent. Et ils vont entraîner
les autres. C'est ainsi qu'après une série de notations extérieures et banales, il est
brusquement question de la mort du petit chat. Cette référence culturelle insolite
semble déclencher une sorte de réaction en chaîne qui libère une énergie de
fantaisie. Et cela se produit tout naturellement car il est tout naturel et normal à homo
- sapiens - démens de délirer par moments, de se laisser aller, de se détendre un
peu, de ne plus surveiller avec une si fatigante tension d'esprit tout ce que son être
exprime.
- Et
puisque, ça semble être la règle du jeu dans ce groupe il faut bien que je me mette au
diapason, sinon je ne vais pas être comme les autres. Il faut bien obéir,
non ? »
L'histoire
tournante
Puisqu'on
est si bien parti, on peut essayer un troisième truc :
CONSIGNE
On écrit
la première ligne d'une histoire qu'on invente et on donne la feuille au suivant qui
écrit une ligne à son tour. Et l'on continue à faire tourner les feuilles.
- Est-ce
que l'histoire doit se tenir ? Doit-on suivre l'histoire du précédent ?
- On est
libre. On lit ce qui précède, si l'on veut ou bien on ne lit que la dernière ligne.
L'animateur
veille à ce que ça ne traîne pas trop. Il propose en cours de route :
- Vous
pouvez naturellement tout lire. mais si les feuilles s'accumulent près de vous en
attendant votre participation, il vaudrait mieux ne lire que la dernière ligne.
Il faut
veiller à ce qu'il n'y ait pas de blocage. Si quelqu'un bute et semble avoir besoin d'un
peu plus de temps, on fait signe à son suivant de le court-circuiter en prenant une des
feuilles en attente. Et on conseille :
- Surtout,
ne vous fatiguez pas. Prenez la première idée qui vous passe par la tête. Parlez de
votre bagnole, de votre boulot, de Vercingétorix, du purgatoire...
Jusqu'ici,
l'histoire tournante n'a jamais manqué son but. En effet, avec le mot et la phrase chacun
a déjà pu vérifier qu'il y a réellement dissolution de tout jugement dans la création
collective. Alors, il n'hésite plus à desserrer sa censure et à déboutonner sa
fantaisie. Et le rire atteint aussitôt presque toute sa dimension.
Je
ne donne qu'un exemple choisi entre mille :
« La
balançoire était accrochée aux dents du grand-père. Alors, l'enfant mit dans son
panier son petit ragoût de chat et trois oeufs crus dont il se promettait de faire un
usage magique quand il franchirait les portes de l'église. il se dit :
-
Je vais le faire rire.
C'est
alors que le chat se tordit les boyaux dans un virage et on ne vit plus que les ailes
diaphanes des beaux de nuit. Revenons au départ - Où est le chat ? - il se tord les
boyaux dans le ragoût suspendu aux dents du grand-père. Mais le ragoût qui aime la
liberté aime aussi l'évanescente monelle aux corneilles amusées. Voilà, vous avez
toutes les données en mains. Cherchez la suite de l'histoire. Bonne chance ! Il
suffisait de casser les trois oeufs et d'ajouter un peu de E241 émulsifiant.
- Merde,
les dents du grand-père tremblent, Attention n'ajoutez plus rien sur la
balançoire !
Alors
pour plus de sûreté la balançoire s'accrocha aux dents de l'enfant. Et le grand-père
se suspendit par les dents aux dents de la balançoire. »
Je ne sais
si un tel texte peut amuser le lecteur trop extérieur à l'événement. Mais j'ai encore
trop présentes aux oreilles les clameurs hennissantes qui accompagnaient les lectures
successives pour ne pas continuer de me réjouir de cette intense production de joie. Le
rire ayant essentiellement pour origine l'inattendu et le flirt avec les interdits, il
suffit de proposer ces feuilles tournantes qui font se juxtaposer des choses
hétéroclites pour que le rire se déclenche rapidement. Ici, l'interdit qui est
grignoté c'est celui du non-sens, de la folie. Cela fait régulièrement se déployer les
gorges au plus large de leur spi. A cela, s'ajoute parfois le voisinage de personnalités
opposées. par exemple, on devine bien que « l'évanescente monelle aux corneilles
amusées » et « les ailes diaphanes des beaux de nuit » appartiennent au
même type de personne. Et les suivants sont bien obligés de faire face à ce dévoiement
surprenant. Ils s'en sortent en revenant à la réalité : « Revenons au
départ » ou « Voilà, vous avez toutes les données en mains. »
Cette
disparité des tonalités personnelles ajoute à l'incohérence, ce qui est excellent.
Pour ma part, moi, l'animateur, je participe au dérèglement en introduisant des jeux de
mots - les pires sont les meilleurs et moi, je suis le meilleur pour les pires - des
idées farfelues, des contre-pieds, des faux-sens, des contresens, des retournements...
qui contaminent plusieurs personnes qui peuvent, alors, déchaîner leur génie de
l'absurde si longuement retenu.
Mais il
faut consolider la position ; il faut se hâter de transformer l'essai. Aussi, je
m'empresse de proposer, à la suite, une technique qui est d'invention récente mais qui
donne invariablement de si bons résultats que je l'ai installée définitivement dans le
canevas de démarrage. Il s'agît essentiellement de faire craquer le corset de la
politesse.
-
Précisons qu'il ne s'agit pas d'amener les gens à franchir, à tout prix, leurs limites.
Il ne faut pas les forcer ; ils y parviendront d'eux-mêmes, s'ils en ont
suffisamment envie. Et qui n'a pas considérablement envie, ne serait-ce qu'une seule fois
de briser les cordes qui enserrent si étroitement et depuis si longtemps la parole ?
il n'y a aucune contrainte à exercer, il suffit d'avoir confiance. Dans tout groupe, il
existe au moins une personne prête à faire un pas de plus. Et son audace, involontaire
ou non, se révélera certainement très contagieuse car la pulsion de dire des insanités
est forte en chacun. Et la censure qui la jugule ne résiste généralement pas au premier
coup de canif que l'on donne dans le contrat de la bienséance obligée.
L'injure
tournante
CONSIGNE
On écrit
une injure sur une feuille et on la donne au voisin qui fait de même - c'est toujours le
même procédé - On écrit des injures classiques, ou bien on en invente. Si vous n'êtes
pas très inspiré : pensez à quelqu'un. Profitez-en !
Généralement,
ça démarre assez faiblement. Mais cela peut déjà fournir l'occasion à ceux qui n'ont
jamais pu dire « merde » de leur vie - ils existent, je les ai rencontrés -
de le faire une bonne fois pour toutes. Mais ça s'emballe assez rapidement car les
audaces font boule de neige. Ceux qui vous précèdent vous donnent également des idées.
Et, soudain, vous vous découvrez beaucoup plus riche que vous ne le croyez dans ce
domaine.
Voici un
exemplaire de ce que ça peut donner.
- Fesse
de religieuse croupie dans l'eau bénite.
- Mon
pauvre vieux, tu es bien obligé maintenant de te contenter de tes vieux souvenirs.
-
Tu vois loin, mais tu voles bas...
- Mets
ta main devant ta bouche quand tu bailles, on voit ton slip.
-
Ah ! Si ta mère avait pu connaître la contraception.
- Dix
centimètres et encore, en tirant fort.
-
Poitrine de vélo. Député.
- Si tes
lèvres n'avaient pas l'odeur de la saucisse de Strasbourg.
-Enfant
d'homosexuelles.
-
Mais non, tu es assez belle pour essuyer le gaz.
-
Tu souris comme la fermeture-éclair d'une braguette de cardinal coincée...
- Je
vais secouer la terrine de riz au lait qui te sert de tronche et ça va faire des
grumeaux.
Ceux qui
ont la pratique de cette technique s'étonneront de la faiblesse des insultes que je
m'autorise à reproduire. Chaque groupe peut aller aussi loin - ou aussi peu loin - qu'il
le veut. Cela dépend du consensus qui s'établit implicitement entre les membres du
groupe.
Je dois
signaler, sans aucune honte que je réutilise souvent certaines de ces phrases dans les
groupes nouveaux. Car ce qui compte, ce n'est pas que je témoigne d'une créativité
exceptionnelle dans ce domaine, mais que le but soit atteint. Et presque toujours, grâce
à cet ensemencement, on parvient au rire homérique qui fait disparaître les dernières
contractures.
Cependant,
il y a parfois des résistances. Il faut avouer que, pour certains, le pas est parfois
difficile à franchir. Je me souviens que, dans un stage d'instituteurs, deux dames
lisaient du bout des lèvres, avec une répugnance visible, un certain nombre d'horreurs
qui leur passaient sous les yeux. Et puis, soudain, elles ont éclaté : elles se
sont mises à rire, inextinguiblement, plus fort que tous les autres qui s'étonnaient de
les voir redémarrer inlassablement sur des mots insignifiants. Mais aussitôt après, je
les ai senties beaucoup plus intégrées au groupe qu'elles avaient rejoint en se mettant
à égalité de culpabilité - merveilleusement impunie -du crime de malséance.
Mais, en
cette occurrence, ce qui pousse vraiment au rire, c'est le système de lecture que je
propose. Au lieu de débiter le chapelet d'injures qui figure sur sa feuille, chacun
dialogue avec la personne qui lui fait face. On choisit, si possible, quelqu'un de l'autre
sexe et on modifie les accords, si nécessaire. Ce qui est réjouissant, en la
circonstance, c'est que l'on profère des injures que personne ne peut nous imputer. On a
le plaisir de dire des obscénités et on n'en est pas responsable : 'est uniquement
de la faute des autres. Quel plaisir !
Autre
élément important : orsqu'on dialogue ainsi, on a toute liberté de prendre les
voix que l'on veut : gressive, argotique, écurée, dramatique, puérile,
prétentieuse, sinistre, pleurarde, tendre... Tout un jeu peut alors s'installer, qui
ajoute au comique et qui élargit en même temps la liberté de chacun. On ose
jouer ;on ose se détacher du cadre normalisé de la communication. Et c'est en outre
un premier pas vers la création orale. -Car, est-l besoin de le souligner, l'écrit ne
sera qu'un moment à l'intérieur de tout un ensemble -On conçoit qu'avec tant
d'éléments positifs, on puisse difficilement renoncer à utiliser cette technique des
injures tournantes.
Mais pour
en tirer le profit maximal, il faut se hâter d'introduire dans la foulée :
Le
vers tournant
CONSIGNE
On écrit un vers.
Quoi,
un vers, un alexandrin ?
-On écrit
un vers, un vers de poésie et on donne au suivant qui en écrit un à son tour. Il ne
faut surtout pas se soucier de la rime. La poésie, ce n'est plus automatiquement la rime.
Qu'est-ce qu'un vers ? Disons que c'est simplement une ligne. On écrit une ligne.
Mais, attention, on n'a pas le droit d'utiliser cette phrase « On écrit une
ligne », ce serait trop facile.
Voici deux
exemples pour que l'on voie ce que ça peut donner dans divers registres :
« Dans
l'univers moléculaire
un mec
est surpris
de
découvrir les jouissances de l'amour
C'est un
chinois, il s'est noyé.
Les
libellules à tête chercheuse
ont
suivi le chemin parcouru
par un
spermatozoïde égaré
Vous
chantiez eh bien dansez maintenant
C'est
facile à dire
quand on n'a qu'une queue pour nager
et pas
de bras pour saisir les rives. »
« Si
je me réveille dans le songe de la nuit
Je
me perds dans une immense peur.
J'arrive
à percevoir au fond de cet espace
Un
tragique espoir renaissant de la mort
Dans
ces flammes morbides je me débats
Comme
le loup pris au piège
Mes
efforts seront-ils vains
Je
peux dire ce que je sens
On
ne me prend pas au sérieux
Je
n'inquiète plus personne
Personne
pour moi perd la boussole
Si
je me réveille dans le rêve
Je
me perds dans la peur
De
l'ennui qui me perce
La
vie ressemble à un rêve de glace
Où
je me fonds silencieusement. »
Ca alors,
c'est la surprise générale ! Comment, après les éclats de rire provoqués par les
injures, peut-on aussi brusquement passer à l'opposé et s'engager résolument dans une
expression aussi sérieuse ? Alors, qu'on était simplement venu là pour jouer.
C'est que
la progression a été soigneusement mise au point. On se trouve insensiblement introduit
au plaisir d'écrire. Chacun s'y trouve plongé sans avoir eu à éprouver l'angoisse du
basculement irrémédiable pour le plongeon. Tout se fait en continuité heureuse, sans
qu'il y ait eu, à aucun moment, à franchir un fossé qui aurait pu faire effet de
gouffre aux effarouchables. Tout se passe dans la douceur du liquide amniotique, dans la
complicité fusionnelle du groupe.
C'est comme
une naissance sans violence.
Maintenant,
on peut dire que cette première séance atteint régulièrement son but. En effet à
cette occasion, chacun goûte vraiment à l'expression écrite malgré les humilités
acceptées, les résistances incrustées, les complexes enracinés et les conditionnements
sociaux séculaires. Il faut dire que, jusque-là, la plupart des gens n'avaient guère eu
la possibilité de goûter à l'écriture pour soi. Ils n'avaient jamais écrit que pour
l'autre, en rédigeant des textes imposés, dans des cadres définis par autrui, sur des
sujets qui leur étaient extérieurs, pour recevoir en retour une copie annotée de rouge
et ornée d'une note chiffrée rarement enthousiasmante. Et, évidemment, cela les étonne
au plus haut point de découvrir que l'écriture, ça pourrait être vraiment autre chose.
Mais avant
de parvenir à mettre cette première séance définitivement au point, il nous a fallu
longtemps chercher. Je pense que le récit de nos tâtonnements pourrait permettre au
lecteur de cerner les difficultés qui ne manquent jamais de surgir et de voir comment on
peut y pallier.
En ce qui
concerne les deux premières techniques « le mot » et « la
phrase », nous n'avons pas eu à chercher puisque c'est cela que nous avons trouvé
du premier coup. Par contre, il nous a fallu beaucoup de temps pour mettre à sa juste
place, la troisième : « l'histoire tournante ». Il a fallu d'abord la
détacher de sa sur siamoise : l'histoire à thème initial. Et ça a été une
opération difficile.
C'est parce
que je craignais - trop pessimistement - que les gens n'aient pas assez d'imagination que
j'avais songé à cette technique. Aussi, je leur fournissais de la matière première
pour démarrer. Par exemple, chacun écrivait une première ligne : « le
policier regarda la chaussette rouge de la concierge » ou bien
« Ce jour-là, tout allait de travers » ou encore « Cétait un être né sans os ».
Et, à partir de là, on pouvait délirer librement.
Mais
c'était trop enfermer l'imagination dans le misérabilisme. Et puis, je ne faisais pas
assez confiance ; je sous-stimais les possibilités des gens. Et, en outre, je leur
faisais effectuer un pas en arrière puisque je les remettais à nouveau en situation
d'obéir à une consigne impérative et limitante alors qu'ils venaient à peine
d'entreprendre quelques petits pas vers leur liberté. Mais, comme on en était au tout
commencement, mon audace était très réduite ; je craignais terriblement l'échec.
Je me disais :
-
Jusqu'ici, tel qu'il est, ce canevas de séance a bien rempli sa mission de lancement. Si
je retire cette pierre de la construction, est-ce que tout ne va pas dégringoler.
Mais je
m'aperçus assez rapidement que cette pierre était défectueuse et qu'on pouvait
améliorer l'assise de l'ensemble en recourant directement à l'histoire tournante qui
introduit plus rapidement au plaisir d'écrire.
- Cependant
cette histoire à thème initial pourra ressurgir utilement, plus tard, quand il n'y aura
plus rien à craindre.
Donc, nous
avons disposé très tôt de trois solides techniques. Mais pour atteindre la vitesse de
satellisation nécessaire à la mise définitive sur orbite, il fallait, au moins, une
fusée à cinq étages. J'avais longtemps pensé, à la suite d'expériences assez
réussies, que l'écriture automatique pouvait constituer un quatrième étage efficace.
Et je l'utilisais avec succès jusqu'au jour où l'une des participantes éclata en
sanglots en lisant le texte qu'elle venait de rédiger. Et par sympathie, les vingt-cinq
personnes présentes se mirent également à pleurer. Mais qu'est-ce qui se passait ?
Quelle était cette nouveauté ?
C'était
facile à comprendre : avec ce procédé, nous débouchions beaucoup trot tôt sur
une création individuelle qui pouvait être l'objet d'un jugement. Le changement était
trop brutal. Mais pour que j'en prenne conscience, il avait fallu que s'ajoute à cela une
circonstance particulière : en effet, j'étais tombé sur une personne qui n'avait
jamais été écoutée pendant son enfance. Et voilà que, brusquement, une vingtaine de
personnes se trouvaient prêtes à lui accorder toute leur attention. Ce silence d'attente
positive l'avait saisie : il m'avait fallu ce gros événement pour que je prenne
conscience de la délicatesse d'emploi de l'écriture automatique. - Evidemment, on pourra
toujours me dire que ce n'est pas du tout négatif de pleurer. Peut-être. Mais pour
commencer, moi, je préfère qu'on s'en tienne au rire. C'est plus sûr. Ajoutons que
l'E.A. provoque souvent un affleurement du subconscient. Et cela peut surprendre ceux qui
n'y sont pas préparés. Aussi, est-il préférable de reculer dans le temps l'apparition
de cette précieuse technique d'écriture.
Par chance,
pour ce quatrième étage j'ai pu, assez rapidement, m'appuyer sur le vers tournant. Ça,
c'était du solide. Et, en outre, je le faisais immédiatement suivre du marché de
poèmes ; c'est-à-dire qu'on faisait tourner une seconde fois, les poèmes
collectifs qui venaient d'être rédigés. Et chacun relevait sur une feuille blanche ce
qu'il avait plus particulièrement apprécié. C'était facile comme tout. Et
absolument sans danger.
Eh bien, un
jour, une institutrice refusa tout net de jouer à ce jeu :
-
Ca alors, vous m'étonnez ! Pourquoi refusez-vous ?
-
.
- Mais qu'est-ce que vous
craignez ?
- ......................
..
-
C'est pourtant simple, vous choisissez ce qui vous plaît sur les feuilles qui repassent
devant vous...
-
.
Mais
qu'est-ce qui lui prenait donc à celle-là, de se buter ainsi comme un âne mort ?
Sur le coup, je ne trouvais aucune explication à son attitude. Ce n'est que beaucoup plus
tard, que je compris où gîtait le lièvre. Évidemment, c'était facile : on
choisissait librement les mots. Oui mais, voilà, le choix était individuel, Et, par
conséquent, on pouvait être jugé sur le choix que l'on avait fait !! J'en tombais
des nues. Jamais je n'aurais pu penser que la peur puisse aller jusque-là ! Il
suffisait donc d'une infime possibilité de jugement pour que certains s'en trouvent
paralysés !! Il a donc fallu que je diffère également l'introduction du marché de
poèmes.
Heureusement,
j'ai pu intercaler en numéro quatre, cette histoire des injures tournantes qui est
parfaitement à sa place. En effet, elle donne un tel coup sur le trapèze qu'emporté par
son élan, on crève la toile limitatrice du cirque pour « aller rouler dans les
étoiles. » Alors les antennes en parapluie du vers tournant peuvent se déplier. Et
le satellite de parole rentre enfin en service.
Mais je
sens qu'il faut que j'ouvre ici une parenthèse. En effet, certains lecteurs seront
peut-être choqués par la place faite à ces injures. Alors j'explique ma position :
cet ouvrage se veut polyvalent. Aussi, je suis obligé d'y inclure des techniques dont
lusage ne sera pas nécessairement généralisé. Il est évident que certains
groupes peuvent passer directement au vers tournant car ils sont prêts, sans autre
préambule, à s'inscrire dans une expression très engagée. Cependant, on peut être
sûr que ce qui va d'abord apparaître dans l'expression libérée, c'est la parole
réprimée au cours de l'enfance et de l'adolescence. Et les besoins de rattrapage, de
réparation, de rééquilibration ne sont pas les mêmes pour tous. Aussi faut-il
s'efforcer d'offrir le maximum de pistes de libération à ceux qui en ont besoin. Donc,
que le lecteur se rassure : s'il trouve un peu longuet le temps des allusions à la
sexualité, il faut qu'il sache que si on donne parfois beaucoup d'importance à cette
expression, cela ne dure qu'un certain moment. On débouche assez rapidement sur d'autres
perspectives.
Revenons
maintenant au canevas de la séance initiale. je dois signaler que pour qu'il fonctionne
à plein rendement, il faut rester vigilant. C'est ainsi que, récemment, je me trouvais
dans un stage de formation à l'enseignement des enfants inadaptés. Malheureusement, le
directeur avait demandé à participer à la séance d'écriture avec les stagiaires. Je
n'avais pas osé lui dire non. Aussi, tout en animant la séance, je me posais des
questions : Quelle attitude va-t-il prendre lors des injures ? Faut-il tout de
même les proposer ? Il vaudrait peut-être mieux les remplacer par les compliments
tournants. Et pourtant, ces enseignants vont vivre dans des milieux difficiles. Il
faudrait les préparer...
Tant pis,
après quelques précautions oratoires, je présentais l'exercice. Cet enseignant me
précédait dans la ronde et je guettais sa première production : « C'est
pas parce que t'es moche que tu doives pisser sur tes godasses. » Je respirais.
C'était sauvé ; nous étions entre partenaires.
Cette
question du vêtement social des personnes s'est d'ailleurs souvent posée à moi. Une
certaine fois, je m'étais trouvé en face d'un groupe de professeurs d'expression et de
communication dans les écoles d'ingénieurs, les I.N.S.A., les I.U.T... Il y avait là
des agrégés, des docteurs, un directeur de Supélec... J'avais pareillement hésité. A
tort, car le rire avait été extraordinaire.
Même
situation embarrassante devant des chrétiens de S.O.S.Amitiés que je croyais prudes,
pudiques et pudibonds. Non, là aussi ça avait bien marché. Et c'était une bonne
préparation à recevoir ce qu'ils allaient être amenés à entendre.
Et,
récemment, dans un stage, où il y avait des religieux...
A vrai
dire, je n'ai essuyé qu'un seul refus catégorique de dire des « gros mots. »
C'était dans une formation de travailleurs d'un établissement hospitalier. J'en avais
profité pour faire traiter, par écrit tournant, du problème de la politesse. Le groupe
était composé de personnes âgées de 25 à 50 ans. Les plus fortes résistances se
situaient au niveau des 35 ans. Les autres avaient une expérience ou personnelle ou
familiale du langage vert. Cela avait conduit à une plus grande compréhension, à un
élargissement des acceptations, à une interrogation sur ses propres attitudes et
convictions. Et, là-dessus, s'était greffé un riche débat oral. Et comme il s'agissait
d'un stage d'expression écrite et orale, nous étions restés dans le projet initial.
On pourrait
s'étonner de la difficulté de la libération de la parole au niveau de la classe
ouvrière. Mais on peut en comprendre les raisons. Les travailleurs vivent dans un milieu
dur, au sein d'une violence constamment sous-jacente. Dans notre société économique où
il y a peu de boucs émissaires définis, où chacun peut devenir, arbitrairement, une
victime sacrifiable, il faut se garder de donner prise sur sa parole. Aussi, faut-il
éviter, par-dessus tout, de se distinguer par une parole personnelle. Et on se contente
de véhiculer des paroles toutes faites : « le travail, c'est la
santé ! » « Omo lave plus blanc » « Ouf merci Aspro »
« Quel sale temps » « Tas vu Saint-Etienne » « A la télé,
ils ont dit »... Il existe ainsi une grande quantité de meubles-silences de ce
genre. Faire déboucher les travailleurs sur une parole libre, ce nest pas une
petite affaire. Nous reviendrons probablement sur cette aliénation, sur cette frustration
d'imaginaire.
Complètement
à l'opposé, il faut veiller au danger d'une parole trop libre des adolescents.
Évidemment, ça leur fait du bien. Mais l'environnement scolaire ou social n'est pas
toujours prêt à l'accepter. Aussi faut-il établir préalablement des conventions et
s'entendre sur des limites. Cela n'empêchera d'ailleurs pas que les choses se disent.
Mais elles resteront plus longtemps au niveau du camouflage symbolique, en prenant parfois
le masque de la parole poétique.
Un instant,
j'avais cru trouver une bonne solution en proposant, en lieu et place des injures des
compliments tournants. En voici des exemples :
- Tes chants de grenouille me remplissent l'âme de joie.
- 0 mon
doux bébé, dis : a-re, a-re, à la société.
- Ce que j'aime en toi, c'est ta
voiture, ta maison de campagne et les bijoux de ta mère.
- Quand nos regards se croisent, je voudrais loucher
comme toi pour te voir double.
- 0 mon
gnan-gnan-gnan, mon petit guili-guili.
- Mon
petit poulet mignon.
-
Ma petite crotte.
-
Adorable chérie, je te prendrai dans mes bras, je glisserai mes mains le long de ton
corps, je les remonterai le long de ton cou et, crac ! Je le casserai.
Donc, on le
voit, on peut proposer aussi les compliments qu'on lit également en dialogue. mais le
rire est d'une autre sorte puisqu'il a pour base une régression à l'enfance et la
parfaite inadéquation des mots gentillets et frêles que l'on applique à des personnes
solidement assises, sérieuses, épaisses, adultes...
Sous ce
couvert des compliments, on peut dire des choses agressives : tant pis, c'est que
l'on aura dévié. Mais l'animateur ne pourra être tenu pour responsable de ce
débordement de la consigne. Cela peut le protéger de l'institution et lui éviter des
« affaires ».
Ce récit
de la lente mise au point de la première séance nous a fait toucher du doigt certaines
difficultés de l'entreprise. Mais il en est une qui réside dans l'animateur lui-même...
Dans ce
début, son principal souci doit être une attention continue aux fragiles, aux
effarouchables qu'il faut aider à se dépouiller de leur peau de chrysalide hérissée,
trop étroite pour leur rêve de papillon libre. Il faut les soutenir dans leurs premiers
pas parce qu'ils n'ont pas encore découvert qu'ils n'ont rien à craindre. Il faut
parfois leur souffler un mot pour qu'ils ne butent pas, sinon ils se butent.
-
Je n'ai pas d'inspiration.
- Tu écris
ça : « Je n'ai pas d'inspiration »
- Vous
êtes trop forts pour moi.
- Tu écris
ça. Ou bien : « temps pourri », « vipère silencieuse » ou
« colonne penchée » n'importe quoi, tout ce qui te passe par la tête.
D'ailleurs, plus c'est con et mieux c'est.
En
réalité, on a rarement à se faire du souci : le rire, la confirmation grandissante
de la sécurité et la confiance montante dans le groupe opèrent d'eux-mêmes la
métamorphose. Généralement, rassurés par la promesse de sécurité donnée, ils ont
vraiment choisi de participer à ces « jeux écrits ». Et ils peuvent se
donner à croire qu'ils pourront se retirer du jeu quand ils le voudront - ce qui est
d'ailleurs exact - mais ils ignorent qu'ils portent en eux un grand désir secret d'aller
plus loin. Ils ne savent pas qu'ils ont un moteur intérieur très puissant. Mais ils ne
sauront qu'ils avaient des ailes dans leur dos que lorsqu'elles auront commencé à se
déplier.
Il faut
veiller au grain car l'échec de l'un pourrait être l'échec de tous. La première
précaution à prendre, c'est de démolir l'image du pouvoir scolaire. L'animateur ne doit
jamais être un manipulateur extérieur et, encore moins un observateur-interprétateur.
Non, il participe au groupe ; il se fond dans le groupe ; on ne doit pas pouvoir
distinguer sa participation.
Dans ces
conditions, ça marche à chaque fois. Seulement, voilà, il faut prendre au départ le
parti d'être directif. Et, dans l'idéologie non-dialectique du tout ou rien actuelle,
cela peut poser des problèmes à certains. La solution est d'ailleurs très vite
trouvée : les groupes qui refusent toute animation initiale s'effondrent dès
le départ. Pour moi, les choses sont claires : je dois prendre mes responsabilités.
Je suis là pour le « forçage de la liberté » ; pour aider de premiers
petits pas dans un possible nouveau palais. Puis, peu à peu, je m'effacerai. D'autres
proposeront des techniques ; on acceptera les incidents, on réinvestira les
incompréhensions. Mon souci principal sera alors de protéger toute expression, toute
invention formelle sans que jamais celui qui propose puisse être mal accueilli.
-
Essayons ! On ne sait jamais par avance ce que cela peut donner.
Et c'est
vraiment vrai qu'on ne peut savoir par avance. Mais, cela, il faut le savoir
d'avance ; il faut déjà avoir osé y croire.
Personnellement,
mon véritable désir, c'est d'abandonner le plus tôt possible mon animation pour me
dissoudre dans le groupe et vivre son aventure dans toute son imprévisibilité.
Seulement, la vie est contrariante : « Quand on veut une chose, on ne l'a pas.
Et quand on ne la veut plus, on l'a ! ».
Moi, dans
la suite de 68, j'avais des rêves d'autogestion. Et je voulais très vite abandonner, ou
tout au moins partager, mon pouvoir de proposition. Mais il n'intéressait pas les
étudiants. Parce que je le leur octroyais. Et il n'est de véritable plaisir que de le
conquérir.
Alors, j'en
ai pris mon parti : maintenant, je continue de proposer sans plus me poser de
questions, jusqu'au moment où quelqu'un s'exclame :
- Je ne
comprends pas comment vous pouvez ainsi obéir à Paul et faire toujours tout ce qu'il
dit !
Je
m'empresse de sauter sur l'occasion.
- C'est
vrai ! Qu'est-ce que tu proposes
- Eh bien, on pourrait...
Alors, là,
il faut marcher à fond. Il faut tout faire pour que ça réussisse. Et, peu à peu, le
groupe devient également créateur de formes nouvelles.
Mais il est
long le chemin qui conduit de la consommation reposante à la co-animation responsable.
Rien dans la vie ne prépare à cela. Alors, au départ, il faut prendre les gens comme
ils sont. Dans leurs comportements habituels. Sans vouloir forcer les choses. Mais il ne
faut pas moins garder constamment à l'esprit, son « projet »»
« politique » afin de se précipiter pour favoriser la moindre contestation du
pouvoir. Ou la moindre proposition spontanée.
On devine
bien que tous ces « jeux » de départ sont sous-tendus par un projet non dit.
Mais il n'y aura pas à imposer quoi que ce soit pour le réaliser : les personnes
seront seules maîtresses de ce qu'elles désireront développer.
Je voudrais
insister sur un autre point : l'acceptation de ce qui se passe. Par exemple, le
rendement du vers tournant est variable avec les groupes. La plupart du temps, on passe
sans transition des injures à une expression engagée de soi. Mais il reste parfois, chez
l'un ou chez l'autre, un parfum du rire précédent. On pourrait s'en agacer. Il vaut
mieux pas : c'est que tout le monde n'est pas dans la même disposition d'esprit en
même temps. Certains ont encore besoin de se maintenir dans la dérision, en tournant
tout à la blague. Il suffît alors, parfois, que quelques-uns se maintiennent fermement
dans leur nouvel engagement pour qu'on bascule tous dans une plus grande implication.
Mais, quelquefois, on reste entre les deux. Ce n'est pas plus mal. Là encore, il faut
accepter ce qui se présente, car beaucoup de choses peuvent s'exprimer sous le manteau de
la plaisanterie. Et le cocktail de l'engagé et du distancié est souvent riche de
répercussions profondes. Et il ouvre plus largement le champ des possibles.
Enfin, il
me semble qu'il faut signaler une erreur à éviter à tout prix. Dans le vers tournant,
on sent que les choses commencent à se dire. Et qui ne sont pas repérables parce
qu'elles sont diffuses et inconscientes. Au début de mon expérience, je proposais de les
repérer. Après le vers tournant, on faisait à nouveau circuler les feuilles. Et chacun
relevait tout ce qu'il avait écrit. C'était : « faire son marché de
poèmes. » Mais je me suis très vite interdit cette pratique parce qu'elle pourrait
placer certaines personnes devant des constantes de leur expression. Ce qui risquait de
leur faire se poser des questions inopportunes.
Les gens ne
doivent pas avoir à se méfier. Ils sont là sur un contrat de plaisir à éprouver et
pas pour autre chose. Il faut qu'ils se sentent en totale sécurité.
Certains
étudiants, désireux de jouir tout de même de leur récent « supposé
savoir » ont voulu parfois transgresser cette règle dans leurs propres structures
d'animation. Mais ils ont vite compris qu'elle était intangible. Si on veut sincèrement
aider à la libération de la parole, il ne faut pas l'effrayer. D'ailleurs, si on ne joue
pas sincèrement le jeu, le jeu ne se joue pas. Aussi, il faut se garder de faire des
commentaires sous quelque forme que ce soit. Il faut même éviter les compliments
individuels : les autres les prendraient pour un désaveu de leur personne. Il faut
même parfois déchirer les feuilles en fin de séance ou les laisser emporter par les
participants. Sinon, quelqu'un pourrait se mettre à penser : - « Ouais, il
ramasse les feuilles. Il va étudier notre production chez lui. Et il va y découvrir des
trucs. Faut se méfier de lui. C'est peut-être un psycho-schtroumpf. »
Mais de
toute façon, il faut veiller à ce que les feuilles ne traînent pas trop. Car
l'institution pourrait s'y intéresser.
Pour résumer tout ce qui a été dit de l'attitude de
l'animateur on peut songer aux mots : responsabilité, acceptation, facilitation et
neutralité. C'est évidemment,. à la portée de tout le monde. Donc, tout le monde peut
réussir une première séance.
Cette
question m'a souvent été posée : est-il également possible de programmer aussi
positivement une seconde séance ? Cela paraît très difficile. Et il semble bien
que, seul, le canevas de la première séance puisse avoir valeur générale. En effet, à
cette occasion, on a toujours affaire à des groupes qui se trouvent dans une même
situation de départ, dans un identique état d'indifférenciation. Mais, à l'arrivée,
les choses sont toujours différentes. Car il est évident que chaque groupe constitue une
communauté distincte avec des personnes singulières, à des moments particuliers de leur
vie, sur des trajectoires spécifiques et dans la circonstance spéciale qui les a
réunies. On conçoit aisément qu'un même canevas initial posé sur des substrats
différents donne nécessairement des résultats variables. Si bien qu'avant d'entamer une
seconde séance, il faut bien réfléchir à la situation et l'analyser pour essayer de
déterminer la technique qui convient le mieux en cette nouvelle occurrence.
C'est du
moins ce que je pensais, il y a encore peu de temps. Mais j'ai été récemment amené à
revenir sur cette opinion. En effet, la vie a voulu que j'ai eu à animer, successivement,
trois stages de trois, cinq et quatre jours avec des responsables éclaireurs, des
éducateurs judiciaires et des enseignants Freinet. Et, en faisant un retour sur cette
triple pratique, je me suis aperçu que j'avais utilisé, pour chacune des secondes
séances, la même formule, à savoir : « Ce que vous voulez » « Le
vers tournant » « Le marché de poèmes » et « La
définition ».
Et j'ai eu
la surprise de constater que contrairement à ce que je m'imaginais, ça marchait aussi
bien que lorsque je m'efforçais de me construire toute une attitude de colossale finesse
et subtilité pour essayer de manuvrer au plus serré. Alors, il est peut-être
possible d'envisager également une seconde séance type. Cette perspective serait
d'ailleurs très intéressante car elle dispenserait les animateurs de l'acquisition d'une
longue expérience.
Mais
puisque j'ai parlé de ces techniques, il faut que je les décrive :
Ce
que vous voulez
Au cours de
ces trois stages, je me suis aperçu qu'au début de chaque seconde séance, le risque
d'échec était très réduit. A la limite, je pouvais proposer n'importe quoi. Car
c'était déjà gagné : les participants étaient suffisamment entrés dans
l'expérience pour ne plus être tentés de fuir à la première ombre. Cependant, il
fallait que j'essaie de consolider cet acquis. Mais j'étais dans l'incertitude : que
fallait-il proposer ? Dans la foulée de la première séance, j'aurais facilement
trouvé parce que j'aurais senti le groupe. Mais nous étions le lendemain et
« ils » étaient changés. Depuis, ils avaient participé à diverses
activités orales, corporelles, musicales, culinaires, communautaires.... ils avaient
également dormi et rêvé peut-être. A quoi chacun était-il prêt, secrètement,
inconsciemment ? A quoi le groupe - qui est plus que la somme de ses parties
était-il prêt ? Je n'avais aucun moyen de le savoir. Alors je me suis lancé :
- On écrit
n'importe quoi, l'idée que vous avez en tête en ce moment ou les mots qui veulent bien
rouler sous votre bille. On va bien voir ce qui va émerger de cet ensemble. Mais défense
d'utiliser les mots « n'importe et « quoi » car c'est trop facile. Et,
surtout, Ça nourrit mal le groupe.
Parfois de
cette façon on peut découvrir les intentions dominantes du groupe : continuer à
rire ; communiquer profondément ; exprimer ses réactions face à une réalité
prégnante ; régler un problème d'ordre institutionnel... mais souvent, la plupart
des personnes ont simplement à se débarrasser, dans ce premier temps, d'un petit
événement post-sommeil qui les encombre. Après, elles se sentent plus disponibles, plus
présentes aux autres. Et le groupe devient également plus apte à voir se dessiner une
tendance précise et solidement fondée.
Je voudrais
insister un peu sur ce surprenant travail en ouverture. Chacun se trouve au centre de son
propre départ. L'espace est ouvert à 360°. Tout est envisageable. mais il est tellement
inhabituel de ne pas avoir de point obligé dans l'avenir qu'on ne se saisit pas
immédiatement de la possibilité qui s'offre. Quelquefois, sans le savoir, on est tous
habités par une seule et même idée. C'est ainsi qu'un certain matin, nous n'étions que
trois. - Qu'est-ce qu'on fait ?
-
Eh bien, on écrit une ou deux lignes, on verra bien.
Voici
les trois textes initiaux.
1. Merveille - Mer morte - mercure - immersion - mercenaire -
Marcel - morceau - Murcie.
2. Moi,
je n'ai pas envie d'écrire. Et, pourtant, c'est curieux, j'ai écrit ça.
3. Un
panel à trois, ça s'est jamais fait. Vingt-deux, on en invente un. Devinez le thème que
j'ai en tête ?
Etait-il
possible d'avoir trois textes de départ aussi dissemblables ? Comme à l'habitude,
on a fait tourner les feuilles. Moi, j'étais vraiment curieux de ce qui allait se passer.
Quelle tendance allait l'emporter ce matin-là, avec ces trois garçons-là ? Quelque
chose allait peut-être se construire sur l'un des textes, Ou résulter de la combinaison
de deux textes. Ou naître de l'amalgame des trois. En l'occurrence, le groupe a hésité.
L'idée du panel à trois s'est effacée devant le jeu de mots. Et le plus réticent à
écrire l'a utilisé en le détournant pour exprimer la réalité forte du jour qui était
l'arrivée catastrophique d'une nouvelle autorité institutionnelle. C'est cela qui pesait
sur lui et sur nous ; et qui s'est dégagé immédiatement des productions qui ont suivi.
Alors qu'au départ, nul ne se savait y penser.
Mais dans
les trois derniers stages dont je viens de parler, il ne s'était pas vraiment dégagé de
tendance particulière. Alors, j'en avais profité pour repartir sur mon projet dominant
en proposant, à nouveau, le vers tournant. Car j'ai un projet dominant : j'essaie de
placer le plus tôt possible les gens sur le terrain de la poésie. Du moins, de la
poésie à mon sens qui est celui de la parole libre.
Mais il
faut bien se dire que le vers tournant du second jour est toujours différent de celui de
la veille. En effet, l'atmosphère n'est plus la même. Les paroles, les lectures, les
écoutes du jour précédent ont éveillé mille petites envies de s'exprimer dans les
noyaux des inconscients. D'innombrables petites lumières se sont mises à clignoter en
chacun. Ceux qui avaient déjà fait un premier pas dans l'audace de soi en effectuent
immédiatement un beaucoup plus grand. Et ceux qui étaient restés sur la réserve ont
connu l'audace des autres. Cela les a rassurés. Et ils peuvent alors oser s'engager un
peu plus.
Voici un
exemple de vers tournant :
Le midi au clair de lune sous une
buvette en durex
Les libellules des carex durent
comme des sagittaires
Belles demoiselles vous êtes
légères
Emmenez-moi sur vos ailes
Découvrir ce que l'homme ne sait
pas voir
Dans le crépuscule marin de mes
yeux
Je cherche, je cherche tes désirs
profonds
Je saurai en tirer ce qui nous
unira
J'y verrai se lever une aube
lumineuse
Comme la source fragile de ton
enfance
Je veux y mordre à pleines dents
Et jouir du temps et de l'heure.
Est-ce que je peux retrouver mon
enfance
Elle est en toi et ne se cherche
pas.
La lecture
des vers tournants du second jour surprend généralement ; on est saisi par le
souffle nouveau et puissant qui passe. Mais, sans laisser aux gens le temps de se
ressaisir, je propose :
Le
marché de poèmes
Au début,
nous posions devant nous les poèmes qui venaient d'être réalisés. Nous nous levions et
nous tournions autour de la table pour relever sur un carnet ce qui nous plaisait.
C'était faire son marché en passant d'un étal à l'autre pour y prendre les nourritures
dont on avait besoin.
Maintenant, on reste assis et ce sont les feuilles écrites que
l'on fait tourner une seconde fois comme autant de boîtes de perles où chacun prendrait
de quoi se confectionner son collier personnel. - Le fil du collier étant la feuille
blanche sur laquelle on recueille les éléments de son choix et qu'on garde toujours
devant soi.
Mais nous avons fait un progrès considérable le jour où nous avons convenu qu'on pourrait en outre y ajouter des idées personnelles. L'éventail de la liberté se trouve alors ouvert au maximum. On peut ainsi se contenter de recopier des fragments de textes. Mais on peut aussi, complètement à l'opposé, se contenter de ne recueillir qu'un mot pour s'en servir comme point de départ d'un poème personnel. Entre ces deux extrêmes du tout ou rien recueillir, on peut se maintenir au degré de liberté que l'on veut.
Le plus
curieux, en cette affaire, c'est que lorsqu'on se contente, par paresse ou réserve, de
recopier des fragments de textes, on constate avec bonheur que cette juxtaposition
aléatoire de mots, d'expressions, de phrases... produit à chaque fois une impression de
poème ! Sans doute parce que le choc des images, la rupture du déroulement
linéaire des idées et les échos éveillés dans l'inconscient induisent automatiquement
à la rêverie.
Le
poème construit
Un moment,
je permettais le poème construit. C'est-à-dire qu'au lieu de laisser les mots dans
l'ordre arbitraire de la cueillette, on pouvait procéder à des arrangements.
Evidemment,
on ne saurait l'interdire vraiment. Et certains cénacles pourront utiliser avec beaucoup
de bonheur cette liberté qu'ils s'accorderont. Mais moi, en ce tout début, je me méfie
beaucoup car cela détermine inévitablement des hiérarchies de talents. Certains se
montrent très brillants dans cet exercice. Et cela rallume aussitôt chez les autres un
sentiment d'infériorité qui n'était pas encore tout à fait éteint. On ne prend jamais
assez de précautions pour maintenir en sommeil ce serpent dangereux si prompt à
dérouler ses anneaux à la première odeur de jugement. C'est pourquoi je me garde
d'évoquer cette possibilité d'arrangements et je veille à ne pas laisser trop de temps
disponible.
Généralement,
ceux qui choisissent d'ajouter des idées personnelles dans leur marché de poèmes ne se
soucient guère de beauté poétique. Ils profitent de l'occasion offerte pour s'épancher
un peu. Et cela élève la température du groupe. Ajoutons en passant que la lecture des
poèmes-florilèges donne à chacun l'occasion de constater que des éléments de sa
production ont été retenus. Et, évidemment cela le met en de bonnes dispositions
vis-à-vis des autres.
Voici un
exemple de marché de poèmes :
Je voudrais artisaner ton corps
Pour l'éclatement de nos bêtes
Pour l'enfance revécue à
puissance de jouissance
Le printemps en avance s'installe
sous mes paupières
Des sources inespérées de plaisir
vont naître prochainement
Pour l'éternité des demains
rosissants
Elles sont indéfiniment
renouvelables
Il suffit de briser leur glace
bleue d'opale
Et la barque de ton désir sur une
mer que je déchaîne
Se maintient à jamais sur la
crête de la vague qui vient doucement s'étendre sur la plage de ma vie
Alors le désir s'enfonce
subtilement dans mes entrailles et se faufile au plus caché de mes labyrinthes
Il veut m'emprisonner de sa sangle
Mais je le transforme en tendresse
Je passe derrière la barrière de
tes yeux offerts
J'y pénètre ouvert et passionné
J'y peux naître
Je fais lever dans ta tête une
aube de plaisir
Qui tue les germes de ta peur
Je les brûle et de leurs cendres
Ressuscitent les cellules de ta
confiance
Alors tu m'inscris dans ton
encyclopédie et tu la feuillettes
Pour un bonheur si longtemps
oublié dans ta ville de lumière.
Dès que la
lecture des marchés de poèmes est terminée, je m'empresse de proposer la définition
tournante. Pourquoi ? Parce que je sens qu'il faut créer une rupture. Cette séance
va bientôt se terminer et il va falloir revenir à la vie quotidienne. Et Pégase nous a
entraîné si haut qu'on risque de se faire mal en retombant sur terre. Il vaudrait mieux
adoucir la chute. Et le meilleur parachute, n'est-ce pas encore le rire qui permet de
prendre la distance que l'on veut par rapport à son engagement récent. Et puis, après
une certaine saturation de sérieux et même d'émotion, le temps est sans doute venu de
laisser se combler la frustration de gaieté qui a certainement dû, souterrainement,
commencer à s'établir.
La
définition tournante
CONSIGNE
On écrit
un mot sur une feuille et on le donne à définir au voisin qui écrit à la suite un
autre mot à définir par le voisin qui...
Souvent,
pour que ce soit plus explicite, et pour créer un climat de liberté extavagante, je
donne quelques exemples sélectionnés à la suite de nombreuses séances
Civil
: C.R.S, déguisé.
Ascenseur
: As qui n'a que des frères Carnage : Avant carcoule.
Esotérique
: Mot qui reste à définir
Tombola :
C'est un mec qui a un peu trop bu et qui n'a pas vu qu'il était au milieu du
cimetière. Et il tombe après le sol.
Puritain
Putain qui rit au milieu.
Butiner Manquer
de peu le but.
Savoir :
On a beau savoir qu'on ne saura jamais on veut savoir qu'on ne saura jamais et on ne
saura jamais ce que l'on veut savoir. Celui qui veut savoir n'a qu'à savoir ce qu'il
veut.
Militant
Personne qui ne dort que dans la moitié du lit.
Phallus Flûte
à bec qui ne peut monter que la gamme de femme
Navet
: Paradis
Cucurbitacée
: Fatiguée par les services rendus.
Mari :
Marin sans haine qui ne se marre pas sans elle.
Marabout
: Mare asséchée
Crachat :
Petit mollusque qui se plaît sur les trottoirs.
Vocabulaire : Veau qui a de
l'aérophagie
Ampoule
: Coq transformé
Cruauté
: Opération sadique qui consiste à ne garder que le cuit.
Surenchère
: Se dit d'un prêtre sûr de lui et dominateur.
Oxygéner
: Gêner un mort.
Lucidité :Lucien dit café.
Hausse :
Sur le marché, les squelettes sont en.. .
Poignée :
Appesanteur.
Couillon
:Impératif 1re personne du pluriel du verbe couillir.
Chalumeau
: Dromaludaire à deux lubosses.
Vérolé
: Lombric espagnol.
Descendre
: Un escalier interminable avec deux rampes très basses indique qu'on marche sur
une voie de chemin de fer.
Pilule
: Lule multiplié par 3,14
Hystérique
: C'est Eric en allemand : Das ist Eric.
Tombouctou
: Ta bique rien.
Est-ce que c'est parce qu'il arrive à point nommé que ce truc
des définitions marche à tous les coups ! A chaque fois, c'est un feu d'artifice de
rires, sinon de traits d'esprit. Et on doit être dans d'excellentes dispositions
puisqu'on rit souvent de choses qui n'en valent guère la peine. Si on ne comprend rien,
on rit. Si quelqu'un s'embrouille dans les explications de son jeu de mots, on rit. Si
quelqu'un comprend à retardement, on rit. Si c'est vraiment en-dessous de tout, on rit.
Cette régularité de l'apparition du rire est merveilleuse. Elle permet la redescente en
douceur vers les démarches habituelles de la vie ordinaire. Et chacun peut alors choisir
de maintenir à distance - ou de garder à proximité - l'émotion forte de la phase
précédente.
Nous venons d'examiner successivement
les quatre techniques d'une possible seconde séance. Nous allons les reprendre une par
une pour nous intéresser aux familles auxquelles elles appartiennent.
Les
départs
A propos du
« Ce que vous voulez » on peut poser, dès maintenant, et de façon très
élargie, le problème des départs. Je n'hésite pas à traiter la question dans son
ensemble pour ne plus avoir à y revenir. En fait, elle pourrait se résumer en une seule
formule : « l'essentiel, c'est de partir ». A condition, évidemment
qu'on ne l'applique qu'à partir de la seconde séance, c'est-à-dire quand on a réussi
à franchir le premier pas qui est le plus difficile. A ce moment, on n'a plus à
s'inquiéter : les participants sont prêts à tout accepter, même une animation
directive qu'ils ne savent pas provisoire. Que dis-je: accepter ! Oh ! non, la
plupart du temps, ils demandent intensément qu'on continue à les diriger. Sans cela, ils
sont malheureux comme des enfants perdus.
Bon,
puisqu'il en est ainsi, acceptons provisoirement la situation. Elle présente d'ailleurs
quelques avantages. L'animateur va pouvoir librement conduire sa troupe à la découverte
de sa propre liberté qui de ce fait sera plus vite atteinte.
Donc, pour
démarrer, on peut tout se permettre et même le « Ce que vous voulez ». Je
reviens à cette technique parce qu'elle témoigne vraiment de la confiance qu'on peut
faire au développement spontané du groupe. Voici, par exemple, ce que j'ai pu trouver
« en première ligne » de certaines feuilles
« Les
hirondelles verticales gravitent le matin »
« Maintenant,
je suis prête à ne pas faire grand'chose durant un moment, de façon à me réveiller
progressivement. Peu à peu ça ira mieux ».
« Quand
j'étais chez mon père liberté, apprenti de moi-même. »
« J'ai
pas d'essence et elle a encore augmenté cette nuit »
« Le malheur immense, qu'y
faire ? Toutes ces familles accrochées aux êtres comme mille mains qui emprisonnent
et enserrent ».
« Le
jaune guette le bleu, mais désire l'orange »,
« On
m'a piqué ma boîte à lettres ».
Peut-on
imaginer plus grande diversité de départs :il y a des notations poétiques, des
incitations à poursuivre, des références à l'actualité la plus apte ou des
réflexions engagées.
A partir de
ce premier pas, quelle direction va prendre le groupe ? On ne peut le prévoir ;
tout est possible. Personne ne peut d'ailleurs maîtriser la chose. En effet, chacun a
écrit sa première ligne dans un certain état d'esprit. Et voici qu'il reçoit de son
voisin de gauche une ligne d'une tonalité différente. Va-t-il en tenir compte ou bien
va-t-il continuer sur sa lancée ? Guère le temps de réfléchir car une troisième,
une quatrième, toutes les feuilles arrivent. Et il faut vraiment que l'idée initiale
soit fortement accrochée pour résister à une telle avalanche. Il faut même qu'elle
soit quasi-obsessionnelle. En général, on se trouve déconcerté par ce chaos en cours
de constitution. Toutes les tendances individuelles se diluent, s'amalgament,
s'entrechoquent... Soudain, un ordre commence à se faire jour dans ce désordre. Trois ou
quatre tendances plus fortes semblent pouvoir émerger. Mais, bousculées par les autres,
elles retombent dans le magma confusionnel. Et puis, victorieuse, voilà qu'une tendance
établit provisoirement son pouvoir. Et c'est à cette île-là que le groupe va d'abord
aborder. Va-t-il y rester définitivement ? Rien n'est moins sûr. Il se peut qu'il
choisisse de visiter tout l'archipel... ou de reprendre son errance.
Il convient
de bien saisir l'état de liberté dans lequel chacun va se trouver placé. Tout lui est
possible : au début il peut émettre ce qu'il veut, comme il le veut, dans une
nonchalance, une indifférence extrême. Et sans se soucier aucunement de la forme ou du
fond. Il peut se satisfaire de cette première expulsion et se trouver ainsi disponible
pour emboîter d'autres pas. Ou bien il s'accroche à sa première idée. Il peut y
renoncer puis y revenir et voir une partie du groupe se ranger derrière sa bannière...
Qu'il lâche parce que la bannière d'un autre lui semble plus attirante... Personne ne
peut imposer sa volonté dans une direction d'expression. Mais personne n'en a, non plus,
la responsabilité. On peut dire absolument n'importe quoi sans courir aucun risque de
s'en trouver culpabilisé. Et on a à découvrir que cette situation est merveilleuse à
vivre. Car dans notre société qui nous tend toujours vers un point de l'avenir, c'est un
plaisir sans prix de découvrir qu'on peut se laisser aller ainsi à vivre son moment, tel
qu'il se présente, sans nul compte à rendre, en extrême irresponsabilité. Et sans
jamais avoir à payer ce plaisir !
Je me suis
permis d'insister sur ce travail en totale ouverture parce que c'est la dimension
essentielle de toute notre aventure d'écriture ; c'est le parfum majeur de notre
gerbe de bonheurs.
On peut
même prendre des libertés avec la consigne de ne pas écrire les mots
« n'importe » et
« quoi ».
« Pas
n'importe et quoi mais quelque chose de si petit que même les enfants ne pourraient
s'apercevoir de son approche, un soupçon de présence au creux de la nature, une
vibration à peine perceptible de l'air, quelque chose de si musical qu'on dirait la mer
venant caresser les rochers orgueilleux et imperturbables, mais faibles au fond
d'eux-mêmes. Mais les cellules viscérales de ma tête éclatent de vie. Je ne veux pas
être étouffé par les morsures de ces rochers. Alors, deviens voyage et dispersion,
mutation à peine sensible de l'air. Pas n'importe quoi mais quelque chose de si infini
qu'il est plus fort que tous vos discours, vos défilés et le 14 juillet. C'est ça la
lente montée des troupes » ?
Ainsi, on s'acheminait vers une unité poétique du texte. Mais,
dans ce groupe, il y avait un rupteur. Et sa dernière phrase a provoqué un éclat de
rire. C'est donc qu'on était prêt à cela. On voit comment ça évolue : par
tentacules rampants et tâtonnants. Et soudain, l'un d'eux s'agrippe à un caillou
quelconque. Et tout le corps du poulpe se déplace alors dans une même direction. En
attendant qu'un autre bras reparte en exploration.
Avec même
départ, une autre fois, dans ce groupe ou dans un autre, on aurait pu avoir :
« Pas
n'importe quoi ? Et quoi ? Mais alors quoi ? Quand ? Peu m'importe.
Nimporte quoi. Porte et narquois. Cupidon portait un carquois. Il m'a blessé
dimanche. Ah ! oui, il faut que je vous raconte cela...
Ou
bien
« Pas
n'importe quoi. Nimporte quand. Quelqu'un passait devant ma porte à Caen. Pas
n'importe qui. C'était lui. Je ne l'avais pas encore rencontré. Y s'est approché de moi
et il m'a dit:.. »
Mais le
« ce que vous voulez » peut servir à autre chose. Je l'ai vérifié assez
récemment. En effet, depuis un certain temps, j'anime de plus en plus de groupes de
travailleurs qui se trouvent parachutés dans des stages d'expression orale et écrite, on
ne sait par quel miracle.
Cette
semaine, j'étais avec des employés de commerce. J'ai souffert pendant huit heures pour
essayer de les décoller de leur camouflage de parole. Et au début de la quatrième
séance, un peu désemparé et au bord du renoncement, j'ai proposé à tout hasard, cette
technique du « vous écrivez ce que vous voulez » qui devait enfin me
permettre de savoir ce que désirait profondément le groupe. Mais avant la lecture des
feuilles, j'ai su que c'était gagné car ils écrivaient avec le sourire. Et un velours
de liberté s'était enfin posé sur leur visage. Ils ne se creusaient plus la cervelle
pour essayer de deviner ce qu'il fallait écrire pour plaire au professeur. Ils avaient
enfin compris qu'il ne fallait pas chercher à être de bons élèves bien obéissants.
Ils avaient découvert que c'était leur propre parole qui pouvait le plus plaire au
professeur. Alors ils ont osé écrire ce qui leur venait vraiment à l'esprit. Et le
stage a enfin basculé. Voici trois extraits de leur production.
« J'ai
bien mangé, j'ai bien bu, je vais pouvoir attendre cinq heures. »
« Mon
mari a commencé son travail depuis une demi-heure. J'espère qu'il a tout mangé ce que
je lui avais préparé ce matin. »
« Les
ouvriers qui travaillent à côté vont avoir du boulot avec cette vieille
baraque ».
Ca pourrait
paraître banal, mais ça s'appuyait enfin sur du réel, du personnel. C'était un grand
changement par rapport à ce que l'on avait jusqu'ici cru pouvoir ou devoir dire :
- Il va peut-être faire beau
aujourd'hui.
- L'hiver est une saison triste.
- La rivière serpente dans la prairie.
Moi, de mon
côté j'écrivais :
« Ce
qui me plait, c'est que vous puissiez maintenant écrire tout ce qui vous passe vraiment
par la tête.
- Oui,
maintenant, ça nous vient tout seul. On va bientôt faire un livre. Seulement, il sera
bien farfelu avec les idées de nous tous réunies. Le sommet n'est pas encore atteint;
nous sommes loin d'être des écrivains.
Mais, à
partir de là, des drames oppressants ont pu être exprimés : la mort difficile d'un
mari annoncée par un rêve prémonitoire - l'angoisse d'une mère qui avait trouvé la
plage déserte alors que sa fille et son canot pneumatique auraient dû s'y trouver... Et
des espoirs, des attentes, des difficultés, des agacements, des rêves, des philosophies,
tout ce qui chargeait si fortement leur être et qui les empêchait de respirer plus
large. Comme les autres - et même plus que les autres parce que la vie les avait
davantage chargés - ils avaient à répercuter ce qui les avait percutés si durement.
Et, plus que les autres, c'était précisément eux qui avaient été fortement contraints
de ravaler leur parole. C'est pour cela qu'elle était nouée. Et son dénouement, au
cours de ce stage, fut un moment de clarté heureuse dans leur vie.
Mais j'eus
également la surprise de constater que l'un des participants qui avait pourtant des
difficultés avec l'orthographe, était doté d'un style remarquable de concision,
d'élégance, de poésie... La forme même de lexpresion de ces travailleurs était
aussi à prendre en considération !!!
Autres techniques de départ
On a bien
compris qu'à partir d'un certain état du groupe, tout peut faire départ. Il suffit de
s'embarquer, par exemple, sur la dernière phrase qui vient d'être énoncée :
« Je croyais être en retard » ou « Bon, d'accord » ou
« Je te donnerai la réponse ce soir ». On peut aller écouter une phrase
dans la salle voisine ; saisir au vol une réplique de téléphone ; écouter le
silence; utiliser un message communiqué à un membre du groupe, bref tout peut servir de
catalyseur.
Cette
aptitude à coller à l'instant ce refus des recettes, cette ouverture à l'aléatoire
constitue l'un des aspects les plus riches de cette façon de concevoir le
« travail ». Elle sort les gens des habitudes et des processus consacrés.
Elle les parachute en de nouvelles situations, ce qui les désarçonne parfois
momentanément. Mais c'est seulement en secouant les routines que ce qui nous emplit si
fortement peut trouver ses voies d'écoulement. Il le faut, si on veut sortir des chemins
que l'on a été contraint de suivre et qui nous conviennent rarement. La totale
possibilité de penser par soi-même, d'inventer ses formes d'expression et de traiter
n'importe quel thème doit être utilisée à fond.
On ne sait
vraiment pas ce qui peut arriver. Un certain matin d'avril, dans le prolongement de ce qui
avait été réalisé la semaine précédente, j'avais apporté, à tout hasard, deux
reproductions de peinture. Mais en attendant. l'arrivée de quelques attardés, un
étudiant qui n'avait pas déjeuné se mit à grignoter des petits gâteaux sablés. Puis
il fit touner le paquet pour la distribution. Cela donna une idée :
-
« On écrit une ligne ou deux sur le biscuit et on passe au suivant ». On
s'embarqua immédiatement sur cette idée folle, sans nullement se soucier de savoir ce
qu'elle pourrait permettre. « Allez, on part, on verra bien ». Et à chaque
fois, on voit beaucoup plus que ce que des prudents auraient pu imaginer. Le premier tour
apportera divers développements : la composition du gâteau, sa nationalité
nantaise, sa forme, sa couleur, le texte imprimé, mais surtout des allusions à sa
dégustation. On proposa alors un second tour sur la saveur. Et ce fut suffisamment
savoureux pour que l'on s'attaque, dans la foulée, à la dégustation « des bruits
de bouche broyant un bon biscuit sablé ».
-
Et les reproductions de peinture ?
- Il n'en
était évidemment plus question. On s'était mis en marche sur un chemin, on n'allait pas
se dérouter. »
Mais ce
gâteau n'avait pas encore donné tout son jus. Alors, on termina par une description à
la Ponge. Qui l'eût cru, ce biscuit de rien du tout avait réussi à alimenter toute une
matinée. Et, à midi, une étudiante qui n'avait pas participé à la distribution
initiale sortit de la salle, la bave à la bouche, pour se précipiter dans la première
épicerie venue et y dévorer, séance tenante, un paquet entier de ces terribles biscuits
sucrés.
Et moi,
évidemment, j'avais remporté mes reproductions inutiles. Il faudrait insister sur ce
point important: quand on n'a pas encore assez confiance, on peut préparer des techniques
de recours. Mais il faut apprendre à renoncer très vite à ses projets. Et il est même
préférable de ne pas en avoir. En effet, si on se prémunit ainsi, on sera tenté de
recourir trop vite à ce que l'on a préparé. En fait, on ne pourra pas oublier qu'on l'a
là, sous la main, prêt à servir à la moindre opportunité. Et tout sera trop
facilement jugé opportunité. Non, il vaut mieux avoir confiance et s'offrir le cerveau
nu à l'avenir immédiat. Si l'idée qui se présente n'est pas fameuse, celle qui suivra
le sera car elle se nourrira de la faiblesse de la première. Et puis, on peut avoir une
certitude, celle de l'existence permanente d'une pression d'expression. On peut se fonder
sur sa puissance.
Pour
détendre un peu le lecteur, je lui fournis l'un des textes produit ce matin-là. Non pas
pour qu'il le consomme mais pour susciter en lui le désir de se précipiter, la bave à
la bouche, sur toute faille de liberté.
LE PETIT SABLÉ
« Tu
es prétexte à grignotement. Tu agaces. Tu n'es pas là pour la faim mais pour le
passe-temps. On tue le temps quand on te tue. Tu occupes l'esprit. Comme la cigarette que
l'on doit renouveler, tu peux devenir une drogue. Tu n'es pas /à pour la fin, mais pour
la continuation. Tu emplis trop lentement le sac vide de l'estomac pour qu'on ne soit pas
contraint de s'adresser à la chaîne de tes frères. C'est là ta revanche. Que tu
savoures lentement.
Oh ! cet air emprisonné entre les molécules du
gâteau. C'est ça le piège : il faut s'occuper de l'air et l'éliminer avant
d'avoir accès à la matière vraie. C'est une destruction, une désagrégation, une
désintégration vaine. On détruit, on brise, mais ça s'évanouit en poussière. Ça
manque vraiment de tenue: une infime pression et ça y est, déjà ça cède.
Ce
gâteau a de la longueur. Il ne sert qu'au bruit et qu'au sentiment d'émiettement infini.
Les papilles croient enfin le saisir, mais ce n'est qu'une abstraction de gâteau.
A la fin
de la séance, la langue passe son balai mouillé et ramasse toutes ces poussières
maigres et stériles pour les jeter au trou béant du vide-ordures. Alors, dans une
suprême habileté, l'amas de poussière se libère d'un suffisant souvenir de saveur
sucrée pour que l'être dépossédé des jouissances attendues soit contraint de se
remettre à travailler à la chaîne en attaquant un deuxième gâteau, un troisième...
Et cela dure jusqu'à l'écoeurement...
Techniques
de rattrapage
A propos de
la possibilité d'une seconde séance-type, j'ai élargi la première technique du
« ce que vous voulez » à l'ensemble de la question des départs. Logiquement,
je devrais appliquer le même processus au marché de poèmes qui suivait immédiatement.
Mais quelque chose me retient car je sens qu'on atteindrait alors un niveau qu'il est
actuellement prématuré d'envisager. Je préfère aborder directement la question des
techniques de rattrapage à laquelle appartient la définition tournante.
Car si on a
l'intention d'entamer une série de séances, il vaut mieux apprendre à les réussir.
Oui mais,
qu'est-ce qu'une séance réussie ?
Eh bien,
pour moi, c'est une séance où l'on a pu essayer les techniques les plus folles, une
séance où l'on a pu s'engager et une séance qui se termine bien. Et le mieux pour cela,
c'est de la faire se terminer dans le rire. Car je pense qu'il faut rester longtemps à
son niveau. C'est peut-être ce qui distingue ma conception de celle de plusieurs autres
techniciens ou responsables d'ateliers. Ils me disent :
-
Ton truc nous paraît superficiel. Il faudrait aller plus loin ».
Comme si
nous n'allions pas plus loin ! Mais en prenant tout notre temps, sans précipiter les
choses. Et cela fait toute la différence ! Et si on ne doit pas aller plus loin,
eh ! bien tant pis ! On n'est obsédé ni de futur, ni de psychothérapie. On se
contente de ce qui arrive. On se préoccupe essentiellement de bien vivre ce présent-là.
Donc nous avons des tactiques de rire pour rattraper et terminer
les séances qui auraient commencé à mal tourner. Elles sont d'ailleurs beaucoup plus
nombreuses qu'on ne saurait le croire. Je vais en présenter quelques-unes pour parer au
plus pressé. Et dans un certain ordre de préférence. Une des plus efficaces c'est,
évidemment, la définition tournante. Celle qui semble suivre immédiatement,
c'est :
Le
proverbe tournant
Chacun
commence comme un proverbe. Puis il donne la feuille au suivant qui continue le proverbe
démarré. Par exemple : « Pierre-qui roule-n'amasse pas... » Et
cela se poursuit jusqu'à ce que quelqu'un de plus inspiré le termine. Tout le monde en a
d'ailleurs le droit à tout moment, à condition qu'il en relance un autre. Types de
débuts de proverbes :
« Tout...
bien... Il faut Celui qui... Partir... Quand.. Qui... On a »
Voici
quelques exemples entre mille :
- Pierre-qui roule-n'amasse
pas-d'allocations familiales.
- Quand
on écorne un escargot, l'éléphant démarre en trompe. Si on avait trois mains, on
ferait beaucoup mieux l'amour. Les apparences et les appâts rances sont les deux images
successives de l'homme.
-
Un rat qui rit s'ouvre le ventre.
- Un
trou plus un trou, égal : un commencement de gruyère.
- Qui
veut reprendre haleine tond son mouton.
-
Indien vaut mieux que deux Iroquois.
-
Avoir Nappe sur table et mourir.
- La
soeur Sicilienne qui Stromboli se retrouve dans celui du curé.
- Qui
veut refaire l'amour ? Vasarely.
- Il
sentait bon le chat bleu chauve.
-Quand
les saucissons sont à Lyon, les saucisses aussi y sont.
- Il
n'est jamais trop tard, To to.
-
Un sexe à pile ne s'use que si l'on s'en sert.
-
Erreur. Un sexe à pile ne s'use que si l'on s'en sert pas.
-
Mourir, c'est pourrir beaucoup.
- Peindre sur soie n'est pas
peindre sur autrui.
- Un homme avisé sera peut-être
loupé.
- Un bon tiers vaut mieux que deux
qui lâchent.
- Quand on veut on pneu sans
réchapper.
-
Qui remonte ses chaussettes se masque la cheville.
- Le
pêcheur qui se repend se loupera pas la deuxième fois.
-
Malheureux en labour, heureux en hersage.
- Chalouper vaut mieux que pas de
chat du tout.
-
Mieux vaut crier zut à tout le monde que de se dire merde à soi tout seul.
- Celui
qui peut plus que celui qui ne peut plus peut encore.
- Père
sévère dure longtemps.
- Le père missionnaire précède
le soldat.
- Au soleil, la nuit est plus
chaude.
-
Rien Nasser de Syrien qu'Israël.
-
Compromis n'est pas contenu.
On peut
difficilement imaginer, à froid, ce que la lecture de tels textes peut produire dans un
groupe car il faut être progressivement chauffé pour se trouver dans les meilleures
conditions d'appréciation. Ce qui contribue à l'extension du rire, c'est le fait que
chacun participe beaucoup à la production. Et il se trouve toujours quelqu'un pour rire
à un moment ou à un autre de l'une de ses plaisanteries. Et, progressivement, cela met
chaque personne en état de reconnaissance et de sympathie : comme elle a compté
pour les autres, comme elle a été appréciée, elle se désangoisse, elle se détend. Et
elle devient disponible aux autres et prête à leur accorder ce qu'elle a elle-même
reçu.
Un
conseil : on se trouvera souvent bien, en présentant cette technique, de lire
quelques-uns des proverbes ci-dessus, pour bien amorcer la pompe.
Venant
immédiatement après ce proverbe tournant et peut-être même avant, il y a l'inventaire
tournant. Mais nous aurons certainement l'occasion d'y revenir. Par contre, je puis vous
faire part dès maintenant de ce que nous avons inventé hier soir et qui nous a si bien
réussi.
La
phrase infinitive
On donne un
verbe à l'infinitif au suivant. Il complète la ligne puis écrit un autre verbe à
l'infinitif qu'il donne au suivant.
Tuer
Pierrre et ça fera une église.
Vivre d'amour
et l'dos rêche.
Changer un
conjoint de baignoire.
Arracher
un menteur dedans.
Engendrer
des brus et des débris de brebis.
Maigrir de
la prostate à vue d'oeil.
Dormir sur
l'amie de ma soeur.
Dérouiller
les vieux pour les assouplir.
Se
tripoter un pull-over.
Griller comme
un cochon qu'on égorge.
Crier comme tu pues, toi.
Bouse culer la vache.
Faire laver celle qui doit
la laver.
Descendre un escalier d'une
seule balle dans la rampe.
Pousser mémère dans les
hosties.
Il faut
maintenant que nous parlions du :
Cadavre
exquis
Il est
très connu. C'est à lui qu'on pense presque immédiatement. Et on serait même tenté de
s'en servir comme nom générique de tout ce que nous faisons parce que, chez nous aussi,
ça tourne. Mais ce n'est, en fait, qu'une petite chose parmi d'autres. Je ne l'utilise
jamais comme une recette mais seulement quand il arrive; à son moment. Profitons-en pour
souligner un point important. Si nous voulions des recettes, nous en trouverions à
foison, ne serait-ce que dans « l'Oulipo » (Ouvroir de Littérature
Potentielle) de Raymond Queneau. Et chez les surréalistes. Mais, avec le temps, je me
suis aperçu que lorsqu'on voulait appliquer de but en blanc quelque chose d'extérieur au
groupe ça marchait rarement. Ça n'a d'ailleurs pas été le moindre de nos étonnements.
Souvent, on croit tenir en main quelque chose qui a vraiment fait ses preuves
ailleurs ; mais ici, ça ne fonctionne pas ! On se demande bien pourquoi. Il
semble que seul ce qui peut s'intégrer à la démarche du groupe soit vraiment efficace.
Evidemment, il n'est pas interdit d'essayer de nouvelles techniques, bien au contraire.
Mais elles ne fonctionnent vraiment que lorsqu'elles sont reprises, adaptées, remises en
situation ; quelquefois au prix d'une légère transformation. C'est comme si le
groupe résistait à l'oppression d'un savoir extérieur; comme s'il lui fallait d'abord
se l'approprier. Quand on plaque trop artificiellement sur le groupe une nouvelle
technique, on tente de s'allumer à une flamme extérieure. Mais le feu ne prend pas
vraiment car ça manque d'aspiration. Il est préférable de nourrir d'éléments divers
un tourbillon pré-existant. Sans ce tourbillon préalable, rien ne se construit
durablement malgré la présence des matériaux parce qu'il manque le principal :
l'élan. Et on reste au niveau très limité du jeu de société.
Revenons au
cadavre exquis. Selon les moments il peut prendre les formes les plus variées. Voici
celle qui revenait souvent chez nous:
Consigne
On écrit
une ligne entière plus un mot à la ligne. On cache la ligne entière en pliant la
feuille en arrière. Le suivant ne voit donc que le mot au début de la ligne. Alors, il
complète de la même façon pour qu'il y ait, à nouveau, une ligne entière plus un mot
à la ligne.
Exemple :
Dans les
steppes de lAsie Centrale
il marchait
sous son parapluie
percé au
coude, cela le gênait
beaucoup
d'enfants qui se marièrent
tous, à
la queue-leu-leu, en file
indienne
sur le sentier de la
guerre du
Tonkin qui mit la République à
mal aux
pieds et au derrière
A bon
chat bon rat. Et à
malin
celui qui peut s'y retrouver
sans penser
à quoi que ce soit.
C'est
curieux, cette technique qui nous réussissait si bien au début de notre expérience a
été peu à peu abandonnée. Elle nous faisait rire parce qu'elle s'attaquait au tabou du
langage délirant. Mais nous avons sans doute trouvé plus efficace. A moins que nous ne
soyons allés plus loin dans l'attaque des interdits.
Pour en
terminer provisoirement avec ces techniques de rire, voici quelques pistes où nous avons
fait quelques pas avec un rendement inégal. Cela dépend de l'atmosphère. Quelquefois,
ça peut marcher excellemment. Je les livre parce qu'elles pourraient s'inscrire dans la
démarche de certains groupes qui sauront les ajuster à leur usage.
Voici,
par exemple :
Titres de livres et
critiques :
On invente
un titre de livre et on le donne au suivant qui en fait la critique et qui fournit à son
tour un nouveau titre à son suivant.
EXEMPLE
Des
abbayes aux édredons :
« Austère étude de la literie dans le clergé à travers les âges, bien documentée sur les couvertures mais les plumes sont traitées un peu légèrement. C'est néanmoins un ouvrage de référence indispensable pour tous ceux qui s'intéressent à la question et Dieu sait s'ils sont peu nombreux ».
Titres
de livres ou de films
Une douairière voyeuse et pure
(Guy des Cars). Une veuve voyeuse d'hier et dure (Guy des Cars). Ne me lâchez pas dans le
désert (Car des Guides). Glissement de terrain dans mon organe. Le petit a disparu dans
le bidet. Comment réparer vous-même votre pancréas ?
Films
et livres pornos
Poil,
tu me perdras
Retiens-toi,
ça peut toujours servir
Le
lustre dans la culotte de ma soeur
Si
t'es pas cap t'as qu'à pas.
Ossements
lubriques
Relève
ta feuille, chérie
Fais
bande à part et présente-toi mou
Comment éviter de b
ou la vie d'un prêtre
Alibi
ou la vie du zizi chez Ali-Baba
Ce
même plaisir de se gratter, les anges l'eurent,
Substitution
de lettres
L'humanité
toute enbière a rabé la bie de la bande à Bonnot. Vrabo dit le victateur qui vriait sur
le volcan de la glace St Borges. Voilà ti pas que son bemme vint souvain très de lui. Et
la vaisselle, dit-elle, avec sureur au victateur. Il sentra seureux et bon fus et bura nom
d'un pétard qu'il ne serait plus slu.
Pastiche
Salopards
qui êtes odieux, que votre fond soit liquéfié. Que votre ruine arrive, que votre
saleté soit faite au water comme au lit. Donnez-vous aujourd'hui votre bain de chaque
jour. Et savourez-vous votre panse comme nous dégueulassons ceux qui sont bien lavés. Ne
vous laissez pas emmerder par la putréfaction. Mais délivrez-nous du sale, Sali soit-il.
Le téléphone tournant.
On écrit une réplique de téléphone, on la cache en pliant la feuille à l'extérieur. Le suivant écrit une autre réplique de téléphone qu'il cache à son tour. Et les rapprochements sont parfois surprenants
Allo, c'est toi, ma petite crotte
Oui, ici c'est le capitaine de gendarmerie A midi, tu mettras les nouilles à cuire
Pouvez-vous passer me prendre après le souper, etc.
Le dialogue tournant
C'est dérivé du précédent. On emploie le même procédé. Seulement, il n'y a plus l'atmosphère un peu tendue du téléphone, on est encore plus libre parce que là, on peut vraiment tout dire. Alors qu'au téléphone on pourrait se croire branché sur table d'écoute. Ce pourrait être un excellent procédé pour construire des dialogues pour le théâtre de l'absurde.
-
Tiens, hier soir, j'ai vu « La Guerre du Feu »
-
Il va falloir que j'achète du fromage
-
Moi, joublie souvent mon starter
-
La bisexualité est une idée fausse
-
Le 1er tu vas être augmenté de 2
%
Il nous est
arrivé également d'écouter les couversations et d'en saisir au vol des lambeaux
-
Hier, je suis allé à la manif
-
On trouve du sucre en poudre partout.
- C'est
un petit peu tard pour aller à l'école.
- Il
faut attendre qu'elle refroidisse un peu.
-
Pour tenter d'y définir la dynamique des contraires.
On peut étendre cela. Par exemple, on peut jouer à la télé en changeant de chaîne à chaque réplique. Aujourd'hui voilà ce que ça donne :
- Le
premier point: il cherche solide.
- Pour
être bien dans sa peau.
- Qui
correspond mieux à un vécu familial.
- Une
citroën, plus qu'une citroën...
- Attachée, elle ne bouge pas.
- Juste
deux minutes, je recharge.
-
Tu t'assois, je vais te dire.
- Comment faire autrement quand on
voit sa propre femme évoluer au septième ciel ?
On pourrait jouer ainsi avec la radio, aller écouter différents cours, etc. Ce n'est que du hasard organisé.
-
Mais alors, où est le mérite ?
-
Parce qu'il faut du mérite pour que ce soit bien ? »
Alors, s'il
n'y a pas de travail, il n'y a pas de plaisir ? Mais on peut se rassurer : du
travail, il y en aura certainement. Car le groupe va s'emparer de cette matière première
et il va la transformer au niveau de la forme ou du fond. Par exemple, quelqu'un lira un
dialogue en sautant une ou deux répliques. Et les autres combleront les vides, chacun à
sa manière. Ou bien on fabriquera des hasards particulièrement concoctés qui
déboucheront sur des délires qui nourriront des marchés de poèmes, etc.
Monsieur,
Madame tournant
On pense à
deux objets, l'un du genre masculin, l'autre du genre féminin. Et on raconte une histoire
pas très claire au sujet des relations qui existent entre ces deux choses. Exemple :
« Monsieur est toujours au-dessus de Madame ; Madame est souple ».
Quand on reçoit de son voisin une phrase de ce type on doit deviner les objets qu'elle dissimule. Et on les définit à nouveau pour le voisin de façon aussi sybilline. Par exemple, alors qu'il s'agit ici du palais et de la langue, le suivant peut croire qu'il s'agit du papillon et de la fleur. Alors, il écrit :
« Monsieur
se pose délicatement sur Madame. Et Madame se balance un peu ».
Evidemment, le suivant doit, à son tour, écrire une troisième définition d'après ce qu'il a cru pouvoir déduire des deux premières. Et les feuilles font le tour complet.
Le rire
naît, évidemment de l'idée graveleuse qui est constamment sous-jacente. Mais il y a
plus. En effet, on fait retourner chacune des feuilles et chacun y lit tout haut la
définition qu'il avait proposée puis il nomme les objets qu'il avait cru reconnaître.
Mais ce n'est que lorsque ce second tour est terminé que l'auteur de la phrase initiale
donne sa solution. Le rire naît alors de l'écart considérable qui existe entre la vraie
solution de l'énigme et celles qui ont été proposées.
L'inventaire tournant
C'est l'une de nos meilleures techniques, sinon la meilleure. On en trouvera la description dans le chapitre consacré à la poésie. On s'apercevra d'ailleurs par la suite que nos « tactiques de poésie » voisinent souvent avec des tactiques de rire.
Au bout d'un certain temps d'existence, chaque groupe s'apercevra
également que c'est facile à mettre en place, les techniques de rire. Et on s'en
constitue assez rapidement un petit folklore.
Extension du marché de poèmes
Revenons maintenant à la
présentation de la famille du marché de poèmes. Nous avons déjà fait allusion
au :
Marché
construit
On pourra
le reprendre dans des groupes assurés, avec des gens en marche, déjà bien consolidés
et au-delà même de l'inquiétude. Il s'agit d'un marché de poèmes que l'on travaille.
Au lieu de constituer le bouquet en plaçant dans l'ordre les fleurs que l'on cueille on
peut s'amuser à les arranger, à les disposer, à les organiser. Mais ça prend du temps
et ça brise le rythme. Et, de plus, c'est délicat à manier parce qu'à cette occasion
chacun peut être confronté au talent des autres. Cependant, à partir d'un certain
stade, on peut sereinement l'utiliser.
J'ai
déjà également signalé les dangers de :
Faire
son propre marché
La plupart
du temps, nous évitons soigneusement cette technique imprégnée de relents
d'interprétation et de miasmes de psychologie introspective car nous voulons vivre
essentiellement dans la santé.
Cependant,
il peut se trouver que certaines personnes bien assises soient curieuses de ce qu'elles
livrent ainsi d'elles-mêmes par morceaux successifs. Ma foi, si ca les amuse... Voici par
exemple, ce qu'un camarade de 75 ans avait retrouvé de lui dans les quinze feuilles de
« phrases tournantes » auxquelles il avait collaboré.
« Plafond
trop bas - horizon borné oh ! liberté - un parfum de gazon vert - pour
trouver un coin de ciel bleu - un bol d'air - résignés - partir pour une belle aventure
- où brille une étoile qui restent sans vie -je lui pardonne - me fait rire - je
le vois avec deux n- si on doit toujours
espérer l'amour - roi - une bouée, ce sera le salut - ».
Ce camarade
avait été suffoqué de constater que ce qui resurgirait ainsi, c'était les impressions
fortes qu'il avait éprouvées à l'âge de trois ou quatre ans au moment de la mort de sa
mère.
Bien que
les feuilles qui se présentaient successivement devant lui aient été toutes
différentes, il s'exprimait essentiellement, sans s'en rendre compte, autour d'une seule
et unique idée. Et pourtant, il croyait réagir à des textes successifs. Et puis est
venu un texte plus fort qui l'a détaché de son idée en le faisant rire. Et la fin est
moins sûrement révélatrice de la permanence de l'idée originale.
Ce qui est
stupéfiant, c'est que notre camarade ait eu encore cela à dire après plus de
soixante-dix années. Il n'avait peut-être encore jamais eu l'occasion d'exprimer ce qui
avait fortement marqué sa vie. Ou, plus exactement, il n'avait jamais été en situation
de concentrer son regard sur cette expression qui avait dû rester constamment diffuse. Il
se peut que, nous aussi, au long des décades, nous exprimions toujours les mêmes choses.
Mais elles n'accèdent pas à la conscience claire parce qu'elles ne disposent pas de
noyaux de condensation.
En
« faisant son marché », on peut créer un événement qui rassemble des
éléments épars et leur permet de fortement s'agglutiner. Et cet essaim de petites
pensées franchit alors le seuil de la visibilité. Ce qui est parfois regrettable pour
certains.
Mais
l'atmosphère de gaieté dans laquelle nous baignons si souvent doit tout de même
permettre une usure, un ponçage, une abrasion même du négatif qui nous charge, puisque
la création écrite collective nous procure tant de bien-être. Et puisqu'on ne se lasse
jamais de revenir à cette source de joie.
Renforcement
de la tendance
Disons tout
de suite que ce renforcement ne saurait intervenir qu'assez tard dans le groupe. Quand il
veut aller encore plus de l'avant. Quand il n'a plus rien d'autre à craindre que de
tourner en rond sans aucune nouvelle piste à découvrir. On peut alors repartir du
marché des poèmes qui, rappelons-le en passant, avait introduit pour la première fois
à la création individuelle. Cette personnalisation a cessé d'être dangereuse parce que
la confiance s'est définitivement installée. On peut donc se permettre d'ouvrir une
nouvelle voie. La lecture des différents poèmes bâtis à partir des quelques 225 vers
composés a révélé un peu les goûts de chacun. On a pu ainsi discerner des
ressemblances, des affinités, des tendances. L'animateur - ou le groupe - peut alors
proposer un rapprochement de ceux qui suivent à peu près les mêmes voies et traquent un
gibier similaire dans les territoires de l'écrit. On décide « Allez, qui se
ressemble s'assemble ! ».
La
première fois que nous avons eu cette idée, nous étions treize. Et nous avons
constitué trois sous-groupes en mettant ensemble quatre verbo-sexuels, cinq fleurs petits
oiseaux et quatre cosmiques du genre « des girations galaxiques vibrillent l'ozone
des espaces inter-sidéraux ». Et les feuilles ont tourné à l'intérieur de chacun
de ces sous-groupes. Cela a permis à chacun, grâce à l'apport de ses
« frères » d'agrandir son champ d'expression préférentiel par un
élargissement de son vocabulaire. Et par une prise de conscience des possibilités
d'extension de son domaine favori auxquelles il n'aurait pas pu, seul, songer.
Evidemment,
la composition des sous-groupes n'a pas besoin d'être très rigoureuse. Il suffit, pour
que cela soit intéressant, d'une certaine parenté d'expression. Elle apparaît
d'ailleurs très nettement à la lecture des trois séries de textes. On ne saurait
imaginer plus ardent contraste. Et cela impressionne généralement les participants qui
perçoivent alors clairement à quel point, on peut parfois se trouver éloigné des
autres.
Mais
aussitôt après vient :
Ecartèlement
de la tendance
(Se glisser
dans le style et l'inspiration de l'autre.)
Eh bien, nous avions fait du bon travail dans ce groupe de treize ! En effet, nous avions permis à trois sous-groupes de personnes de vivre différemment. Et, déjà, elles commençaient à se sentir membre d'une seule patrie d'expression. Et elles commençaient à regarder les membres des deux autres « patries » comme des étrangers, sinon comme des ennemis. Quand on a vécu les mêmes choses ensemble, on est plus près ; mais les autres sont plus loin. Il fallait absolument lutter contre ce clivage. Et non seulement à cause du danger de dissociation que cela pouvait présenter pour le groupe, mais parce que ce n'était plus qu'une partie du travail. Se trouver des frères d'expression, c'est recevoir une eau tiède sur ses épaules au milieu de l'hiver. Mais cela amollit. Pour se construire solidement, il faut des extrêmes.
Or, nous
pouvions, avec un certain sadisme, rigoriser l'hiver. Pour cela, nous avons reconstitué
le groupe initial des treize en placant successivement en ronde un verbo-sexuel, un fleurs
petits-oiseaux, un cosmique, un verbo-sexuel, un fleurs, etc.
La consigne
était la suivante :
« Chacun
écrit sur une feuille un début de texte dans son inspiration et son style dominant et il
la donne au voisin. Celui-ci doit se couler, non seulement dans la forme, mais également
dans le fond utilisé ».
Bref, il
s'agissait d'être successivement soi (ou son frère) puis un autre et encore un autre
aussi différent, pour ne pas dire aussi opposé, puis, de nouveau, soi, etc.
C'est un
exercice très difficile qu'on ne saurait évidemment proposer au début de l'atelier.
Mais seulement, quand le groupe est prêt à flirter avec une mutation, avec une rupture.
Car c'est très difficile de sortir de ses petits ronronnements habituels. Mais c'est une
hygiène tellement salubre. Et combien efficace !
C'est que
chacun a peut-être à découvrir son registre d'expression spécifique. Qui lui colle à
l'être comme un signe de personnalité.
C'est ainsi
qu'un verbo-sexuel pur (huit années de séminaire) était parvenu à son domaine
poétique de nature qu'il refusait avec tant de moqueries un mois auparavant. Et qui lui
convenait pourtant si parfaitement.
Et moi,
j'avais souffert lorsque j'avais été contraint de pénétrer sur le terrain de la
sexualité. J'avais dû vaincre mes répugnances. Mais c'était vraiment de fausses
répugnances puisqu'après, j'étais si bien. Et que je suis encore si bien.
Le plaisir
des plaisirs, c'est que je ne me sentais pas du tout coupable de me laisser aller à de
tels débordements. Non, non, je vous assure, je n'avais rien fait d'autre que d'obéir à
une consigne autoritaire et contraignante.
Mais
puisque nous travaillions en groupe sur des feuilles circulantes, mes insanités propres
n'étaient pas repérables. Et je m'apercevais, en fait, qu'elles étaient bien pâlottes
et bien faibles dans le concert général.
D'ailleurs,
il y avait eu escalade. Car, au fur et à mesure que les feuilles me parvenaient, j'avais
l'occasion, certes, de lire des textes de nature et des textes cosmiques mais, également,
des textes sexuels de plus en plus forts qui achevaient de desserrer l'étranglement de
mes censures.
Et je me
mettais au diapason.
Au début
de la lecture collective, je m'étais préparé une formule d'excuse du genre :
-
« J'ai souffert. Je n'ai écrit ça que parce que le groupe le demandait »
Mais, j'ai
senti très vite que le groupe était au comble du ravissement d'avoir pu aller
jusque-là. Et, pour un peu, le coupable, s'il avait été repérable, aurait été celui
qui se serait maintenu, en deçà de son expression. On respirait.
-
C'est formidable : on peut dire ça aussi !!!
Et sans que
les montagnes d'interdiction et de sanctions qui avaient été si étroitement amassées
autour de nous depuis notre enfance n'en vinssent à crouler sur nos têtes et à nous
écraser pour la vengeance terrible d'un dieu punisseur.
J'ai un peu
insisté sur cet événement parce qu'il me permet de souligner un élément essentiel de
ce travail de création en groupe. C'est, si l'on veut, l'escalade de l'audace. Et cela
est vrai non seulement pour le sexuel mais pour bien autre chose. Il suffit que l'un fasse
un petit pas, pour qu'un autre fasse un petit pas de plus. Voyant cela, un troisième se
sent autorisé à faire un grand saut. Et voilà le groupe transporté à un palier
supérieur d'expression.
C'est vrai
aussi pour l'expression poétique. Par exemple, l'expression fleurs-petits oiseaux fait
ricaner. Parce qu'on aurait honte si on pouvait croire que... Eh ! bien, par
surenchères inconscientes successives, le groupe accède aussi très rapidement à
l'acceptation de l'expression des émotions provoquées par la nature. Et l'on atteint
aussi le droit à l'expression de ses sentiments personnels, de l'amitié, de l'amour, de
la tendresse, de la hargne, de la colère, de la réaction à la société, à l'emprîse
de l'institution...
Bref,
grâce à cette magie de la protection du groupe, à cette couverture de l'anonymat,
chacun découvre peu à peu qu'il peut s'exprimer au plus large de ce qu'il a à dire. Si
bien que plus ou moins rapidement, il peut aller jusqu'à accepter de renoncer à
l'anonymat.
Donc, on
voit combien cet exercice - difficile - de « l'écartèlement de la tendance »
est fructueux. Naturellement, il ne faut pas en abuser : ce n'est pas la panacée.
Mais il est très efficace et très révélateur des personnalités.
Quelle
était mon intention quand j'ai proposé cela la première fois ? Quelle était mon
hypothèse ? Je pensais et je pense encore - à tort, il se peut - que chacun de nous
pourrait avoir un langage qui lui convienne plus particulièrement. Mais malheureusement,
il nous est rarement donné d'emblée. Nous avons à le découvrir. Et à l'intérieur
même de ce langage, il se peut qu'il existe une forme qui nous convienne spécifiquement.
En écrit, par exemple, nous avons à tomber dans le lit de notre forme
littéraire. Et pour cela, nous devons nous faire rouler par monts et par vaux pour
trouver enfin la bonne pente qui nous amènera à choir enfin dans notre courant propre,
c'est-à-dire dans notre compulsion de répétition. Mais pour découvrir ce qui nous
convient spécialement, il faut partir de l'endroit où l'on est, de notre
« parole » du moment. On peut la gonfler tout d'abord, par renforcement de la
tendance. En effet, il se pourrait que ce soit l'une des composantes, l'une des
harmoniques de notre voix qui soit à isoler et à développer. Puis on étale le champ de
notre expression, par écartèlement, en essayant de se découvrir sur le terrain des
autres. Car c'était peut-être leur voie qu'il fallait suivre pour se trouver, soi.
On peut
alors, à nouveau, gonfler la première tendance. Que l'on découvre alors avec un regard
rafraîchi par ce voyage hors de notre territoire. Et l'on peut alors mieux discerner le
petit élément qu'il nous faudrait cultiver. Ou bien on retourne chez les autres. Et
grâce à celui-ci, ou à celle-là, qui dit des choses si bien accordées à notre
sensibilité, on se trouve soudain transporté au plus près de son propre centre.
C'est
beaucoup théoriser et parler dans le vide. Alors, je donne un exemple : le
tout-sexuel dont j'ai parlé découvre soudain grâce à Ecartèlement de la tendance le
domaine fleurs-petits oiseaux qu'il refusait en ricanant. Il s'y enfonce un certain temps
puis voit apparaître, après plusieurs détours, des histoires de nature où sa
grand-mère est souvent présente. Il évolue alors vers une dominante de textes de
grand-mère. Et pourtant, il ne l'a pas connue. Mais elle est très autoritaire. Et c'est
peut-être autour du symbole d'autorité qu'il a besoin de tourner. Il fouille un certain
temps de ce côté puis débouche enfin sur l'écriture automatique. Il la transforme à
son usage en plaçant en tête de feuille quelques mots auxquels il se réfère quand il
bute dans son écriture. Et là, il a vraiment découvert sa formule personnelle. La
preuve, c'est qu'il ne peut s'en lasser et qu'il la reprend sans cesse pour tenter, en
vain, d'en épuiser tous les plaisirs. C'est un peu comme un peintre qui cherche
longuement sa voie principale avant de la découvrir. Et quand il l'a trouvée, il
réalise des centaines de dessins ou de tableaux sur ce thème. Comme pour tenter de s'en
exorciser. Ce procédé de décollement des adhérences par resserrements et
écartèlements successifs donne toujours de bons résultats. Et il pourrait être étendu
à d'autres domaines. Ce n'est d'ailleurs qu'un aspect particulier d'une hypothèse plus
générale de développement par disjonction et conjonction.
Mais, une
fois de plus, revenons à notre pratique. Et, par exemple, parlons d'une forme qui nous
permet de travailler dans cette optique de renforcement - écartèlement.
Condenser
Décondenser
CONSIGNE
On écrit
un texte de trois lignes. On le donne au voisin qui le condense en une seule ligne et
cache les trois lignes qui précèdent en pliant la feuille à l'extérieur.
Le suivant
développe cette seule ligne en trois lignes et la cache à son tour. Le suivant condense
ces trois lignes en une seule ligne, etc.
C'est
souvent une technique de rire de plus. Mais elle a l'avantage de solliciter l'imagination
et de permettre l'acquisition d'une certaine souplesse d'esprit.
EXEMPLE :
« Le
topinambour avarié exhalait une telle odeur que les paysans des environs songèrent à
quitter les lieux sans tambour, ni trompette »
Condensé
« Un
légume avarié allait faire fuir les paysans ».
Développé
« Un
légume de la plus haute importance et très avancé se préparait à chasser les paysans
de leur terre pour en faire un camping moderne.
Condensé
« Un notable pourri allait
commettre une injustice... ».
Là
pourraient se révéler très vite des maîtres dans l'art de condenser en une seule
phrase à triple sens des textes très simples et sans aucune ambiguïté. Mais qui se
soucie de maîtrise ? C'est le groupe qui crée. Et il a bien d'autres choses
intéressantes à faire que de pousser en avant des individualités (aux dépens des
autres, évidemment).
Par
exemple, le groupe pourrait miniaturiser cette technique à partir de mot-explication-mot
etc.
Babiole =
petite chose sans importance = Michèle = des yeux noirs pénétrants = Carmen = sorte de
gitane allumeuse =
mégot
= se pique à terre = javelot =
Mais
reprenons l'exposition de nouvelles techniques d'expression.
Les
mots-bases
Ce
procédé est connu aussi. Il oblige les individus d'un groupe à se donner certaines
règles et à essayer de s'en sortir, le plus adroitement possible.
CONSIGNE
Chacun
fournit un mot. Tous les mots sont écrits en haut de chaque feuille. Et l'on essaie de
les insérer dans un texte qui les englobe tous.
Quelquefois,
ça marche bien. Mais c'est assez rare, et souvent fastidieux, à la lecture surtout.
C'est curieux : c'est une technique à laquelle on pense assez spontanément. Mais
elle rend peu dans l'ensemble. Il ne faut pas y renoncer obligatoirement : avec tel
groupe, elle pourrait fonctionner admirablement. Par exemple, pour une élucidation de
points litigieux.
Ce qui est
bien c'est qu'elle fait faire un pas de plus dans le domaine de l'assouplissement de
l'esprit. Ce n'est plus exactement la liberté totale : il faut un effort
d'imagination supplémentaire pour utiliser les repères obligatoires. Dans cet ordre
d'idées, il y a tout un champ de contraintes à explorer pour développer la souplesse de
réaction.
Par
exemple : verbe-nom
Chercher-Corbeau
« Un
corbeau qui cherchait à se piquer de soleil appelait la foule à regarder la chaleur.
Celle-là, honteuse dêtre prise sur le vif, essaya de s'envoler en foulards de
soie. La foule qui n'avait jamais compris la chaleur sauta sur l'aubaine des foulards,
espérant les mettre en cage. Aussitôt, affolés, ils chantèrent l'hymne à l'amour qui
avait le pouvoir magique de paralyser la foule. Alors, la chaleur s'abandonna »
Mais,
il nous est arrivé de pousser à des extrêmes
La
mitrailleuse
C'est une
technique très exigeante de renoncement. On ne peut l'introduire que quand le groupe a
vraiment besoin d'aller encore plus loin.
CONSIGNE
Chacun a sa
feuille devant lui. L'animateur dit : écrivez-stoppez-écrivez-stoppez...
Cela oblige
à s'adapter, à avoir des idées très rapidement. Mais souvent, quelques participants
abandonnent dès le début parce qu'ils ne peuvent se soumettre aussi totalement à une
autorité aussi forte. Et cela leur permet de mieux percevoir leur constante de réaction
dans la vie et d'en chercher la source. Mais ce n'est que s'ils le veulent, si ça les
intéresse. Car cette technique n'est évidemment pas faite pour ça. Je le souligne
cependant pour qu'on n'oublie pas de penser que les choses ne sont pas linéaires et
squelettiques.
Il y a
l'écrit mais, autour et dedans, le vécu complexe des individualités. Quelquefois, on
dit même, momentanément, adieu à l'écrit. Qu'importe. On ne va tout de même pas
emprisonner les foulards !!!
Mais une
seconde composante de la mitrailleuse ne laisse pas d'être intéressante. Car il y a une
contrainte de rapidité. Et cela empêche les censures de jouer pleinement. Elles n'en ont
pas le temps. Et dans cette bousculade, des choses importantes en profitent pour remonter
des profondeurs. Mais c'est une autre histoire que nous entreprendrons de raconter plus
loin.
Au lieu de
dire : écrivez-stoppez-écrivez... il vaut mieux dire écrivez... passez la
feuille... écrivez... car, une fois de plus, il vaut mieux rester au niveau de la
création collective (c'est une véritable obsession de protection, préservation,
exorcisme, vigilance, libération
).
A
partir d'un support
On peut
continuer à travailler dans le sens des contraintes nécessaires. Au lieu de se donner la
liberté totale de créer à partir de rien, on introduit un élément qu'il faut prendre
en compte. Et là, c'est vraiment dommage de rassembler en si peu de lignes, toute une
étendue de techniques qui prennent souvent beaucoup d'importance dans le déroulement
d'une année.
Il nous est
arrivé de créer, à partir de photos, de musiques, de gravures, de poèmes - mais
toujours dans la foulée - Cela ne donne pas des productions extraordinaires mais des
moments étonnants où l'on pénètre à la fois l'auteur, l'autre et les autres :
l'autre soi-même que l'on portait en soi, et l'autre soi-même que sont parfois les
autres. Alter ego
et ego alter.
Quelquefois
le support est un tremplin qui lance très haut dans l'imaginaire. Quelquefois, la
création se concentre sur le support lui-même et on arrive à une extrême finesse de
l'observation. Et en même temps que le groupe s'unit dans une contemplation aussi
profonde, il se produit parfois des phénomènes de communication surprenants.
Il
nous est arrivé, dans un groupe d'éducation populaire de
Travailler
sur commande
La section
gymnastique voulait réaliser une exposition de photos. Elle demanda à notre section de
fournir les textes d'accompagnement. Nous acceptâmes la commande, uniquement pour
l'occasion de vivre une situation insolite. Mais certainement pas avec l'intention de nous
laisser piéger par une nécessité de production. Au lieu de jeter dans un coin les
textes produits, nous les donnerions à la section gym, à elle de s'en débrouiller.
C'est tout ce à quoi nous pouvions consentir.
Voici
le commentaire d'un exercice au sol
« Avant
de réaliser son mouvement, le gymnaste l'a préconstruit à la perfection dans son
esprit. Il s'agit maintenant que son corps parvienne à se glisser exactement dans ces
couloirs d'abstraction sans qu'aucune partie - si possible - ne vienne à heurter
violemment quelque élément de cette construction imaginaire si rigoureuse et si
parfaite ».
Travail
sur photos
On place
quelques photos variées, la face contre la table. On relève la première : on écrit à
son propos quelques lignes. On relève la seconde, on écrit à nouveau quelques lignes
qui doivent se placer dans la suite des précédentes. Et on continue jusqu'à la
dernière. Ce n'est pas facile : il faut trouver des biais subtils. En cette
circonstance, il faut vraiment que l'imagination galope partout pour découvrir un chemin
dans la suite des précédents. On peut d'ailleurs faire tourner les feuilles à chaque
fois en plaçant le suivant devant une photo nouvelle et une idée nouvelle à compléter.
Dans le
domaine de la création sur support, c'est vraiment infini la musique chinoise, le
cinquième mouvement de la fantastique de Berlioz, des oeuvres de Brueghel, de Georges
Latour et même n'importe quoi : un caillou, une miette, un chiffon de tableau, un
rai de lumière...
Précisons que cela ne vient que plus tard, pour agrandir le
champ d'inspiration. Mais pour en constituer la parcelle initiale, nous préférons
travailler sans support extérieur, sans filet, sans recette parachutée à côté de ce
terrain.
Il faut peut-être cependant que je
signale combien la lecture d'un poème... Mais non, je vais d'abord présenter le roman.
Le
roman tournant
Dans un
certain groupe, peu à peu, semaine après semaine, le souffle nous était venu. Et nous
pouvions passer facilement de la phrase tournante au paragraphe tournant. Un beau jour,
nous avons été suffisamment mûrs pour aborder la page tournante. Et, à cette occasion,
nous avons pu constater combien notre ligne de création s'était assouplie. C'est qu'il
en faut de l'inspiration pour remplir une page entière. Et il faut également beaucoup de
souplesse pour se mobiliser, aussitôt après, dans un tout autre registre et dans une
atmosphère parfois totalement opposée.
Comme nous
ne disposions que de trois heures, nous nous sommes regroupés au hasard, par groupes de
quatre. C'est qu'il fallait prévoir les temps d'écriture et de lecture. Nous ne pouvions
écrire plus de quatre pages chacun. C'est ainsi que nous avons écrit douze
« romans » de quatre pages. Et au moins sept d'entre eux se tenaient bien sur
leur pied. Il y avait de tout : de la sciencefiction cosmique et comique - du Ponson du
Terrail - du roman historique - du roman populiste et même, deux scénarios de film... Je
ne veux donner ici qu'un extrait qui témoignera de la liberté d'esprit que nous avions
conquise.
LE CHEVAL SE DIT
Le
cheval se dit : « Si je marche à pattes, je me fatiguerai rapidement et
juserai mes fers tout neufs. Aussitôt, en un tour de reins, le cheval enfourcha
l'homme et d'un petit coup sec il fouetta l'homme de sa queue et se présenta au péage de
l'autoroute.
-
Combien d'hommes-vapeur, ce véhicule, demanda le préposé au péage ?
-
Ma foi, répondit le cheval, il en vaut bien deux.
Le
cheval régla le préposé de deux splendides hennissements puis, sans attendre la
monnaie, il fit cabrer l'homme et se jeta à corps perdu dans le flot des véhicules qui
roulaient vers le rêve des pays du Sud,
Il y
avait toutes sortes de véhicule :: un bidonville assis dans un fauteuil Louis XVI,
un wagon de bestiaux où un président balayait sa misère, une femme avortant sa chienne
de vie dans les bras de son enfant et bien d'autres choses semblables.
Il
fallait contrôler la vitesse : l'homme faisait du 120 et le cheval essayait de
ralentir parce que c'était limité.
Mais il
avait beau faire, il ne pouvait y arriver. Il avait beau mordre l'oreille habituelle, rien
n'y faisait. Au contraire, l'homme se mit à zigzaguer dangereusement.
Une
vache volante qui patrouillait par là s'en aperçut. Aussitôt elle fit des huit avec le
bout de sa queue, des huit inclinés d'une certaine façon par rapport à la direction du
soleil.
Immédiatement,
quatre veaux à pétrole sortirent en courant du dispatching et détachèrent rapidement
leurs femmes rutilantes qui dormaient à l'abri des arbres et rattrapèrent en un clin
d'il le perturbateur de la circulation.
Ils ne
lui donnèrent qu'une faible amende, pour la forme, car il était parent avec la vache,
par le regard.
Ils
cherchèrent longtemps la panne et s'aperçurent que, avec la vitesse, le boulet de la
patte droite du cheval appuyait trop sur l'oreille gauche de l'homme ce qui
déséquilibrait l'ensemble.
Mais les
véhicules dépassés avaient pris du retard. Le bidonchamp n'était déjà plus que dans
un fauteuil Louis XV, le président n'était plus que vice et la femme n'avortait plus que
sa chatte de vie dans les bras de son nouveau-né.... »
Avant hier,
dans un groupe de six, j'ai repris cette formule de la page du roman. En fait, c'était
une demi-page. Mais elle a suffi à nous enthousiasmer. Dépêchez-vous de l'essayer.
En
complément, et pour introduire le chapitre suivant, voici maintenant ce qui peut se
construire à partir des
Phonèmes
en liberté
Le
principe, c'est de se décaler par rapport à l'exigence habituelle de signification.
Quelqu'un peut, par exemple, bredouiller de façon presque inintelligible un texte
inconnu. Et chacun écrit des mots à partir des phonèmes qu'il a bien voulu percevoir.
Ou bien on
réécrit en assonances, dans le style - Qu'est-ce qu'un lapide ? - C'est un tlain
qui va tlès tlès vite - un texte que l'on s'est choisi. Voici cinq exemples de ce que
ça peut donner :
1.
Onassis sous le vent beuh ! ouin ! daim pulpeux tique en soie
2.
L'appel haut de tous les tanks immondes
3.
Tout ceux qui grillent ne sont pas décorés
4.
En parlant, les lèvres jointes se désunissent
5. Tu
étais déprimée aux fesses, ravale tes larmes.
Evidemment,
les autres s'efforcent de deviner le texte de départ. Et la liberté qu'on s'est
autorisée amuse beaucoup. Avez-vous compris qu'il s'agisssait de :
1.
On a souvent besoin d'un plus petit que soi
2.
Le plus beau de tous les tangos du monde
3.
Tout ce qui brille n'est pas or
4.
Les parents d'élèves se sont réunis
5.
Il a été primé au festival de Cannes
Mais
puisque nous avons ainsi obtenu des expressions et des images insolites, nous ne pouvons
nous priver d'un marché de poèmes. En voici un :
« Le
daim se glisse à l'appel de tous les temps
Le monde
qui brille l'étonne
Sous le
vent ses angoisses se dissipent
Et toi,
comme lui tu peux ravaler tes larmes
Et
t'extirper de tes tourments
Ecoute
la forêt le soleil se devine ».
Et souvent,
la densité des poèmes réalisés incitent même à réaliser un marché de marché (un
marché au carré) qui nous engage encore davantage dans les chemins de la poésie. En
voici un
« A
l'ombre du noir, il n'y a que notre effigie linéaire où l'espoir soigne ses plaies
On
arrive un instant passager de soi-même
On
ânonne des particules dérisoires
On
mâche du moribond souvenir enfoui sous son aile de mort et des choses écloses et en
allées sur des rainures d'années qui se rident d'écailles
La
tristesse n'a pas la nostalgie qui dure
Elle se
cache au creux de mes mains.
Je plie
le cercle de ma monotonie
Je tisse
mes remords sur des chaînes de tristesse
Avec le
soupir railleur
De celui
qui n'a d'ennui que de lui-même
Mais je
goûte aussi aux pointes assidues des étoiles filantes et aux planètes des temps épars
Et le soir s'étire comme une fourrure câline où se glissent
doux mes poignets de cristal »
« Et
si je naviguais, cela serait pour sentir l'odeur de l'eau parce que si j'étais un poisson
je me laisserais caresser par les algues et pourtant quand je serai un cri vivant, ce sera
pour défoncer pour arracher, pour dévorer les plaies et quand je ne serai plus que calme
et regard paisible, alors, ce sera pour que nous soyons de plus en plus nombreux et si un
jour ma voix se brise, ce sera à force d'avoir lutté dans ma tête et si un jour ma voix
se cristallise et devient note sur un verre à liqueur alors elle sera perdue.
Mais si
demain, je vais m'allonger sans savoir pourquoi ce sera pour que le soleil, non je ne sais
pas, pour cela.
Et si
aujourd'hui, je sens des groseilles ou des choses colorées c'est parce qu'elles sont dans
nos têtes ».
- La
poésie ! La poésie ? Pourquoi la poésie ?
- Et
pourquoi pas ?
Je ne vais
pas me préoccuper de définir la poésie ; quand que c'est qu'elle commence ;
ous qu'elle finit, ce qui la constitue... Je préfère parler de ce que nous avons fait,
de ce qui nous est arrivé et qui est peut-être uniquement cet accès à la parole libre
de chacun, cet usage du droit pour chacun d'avoir une parole libre.
Nous
n'avons pas eu souci de Poésie. Mais la poésie était sans doute présente dans nos
intentions de départ puisqu'on rêvait d'un élargissement de la parole. Ce qui suffit
peut-être à Pégase pour qu'il puisse poser un premier sabot.
Mais il n'a
pu songer à nous rejoindre que lorsque le groupe a terminé son abrasion de tous les
jugements, lorsqu'on n'a plus eu à se protéger des ricanements, des regards ou des
opinions.
Mais
revenons à nos moutonnements. Commençons par faire référence à la
poésie-poésie ; à ce qui est habituellement reconnu pour. On savait évidemment
qu'on ne pouvait pas continuer à l'ignorer. Mais tant que nous avons eu du pain sur notre
table nous n'avons pas songé à avoir faim d'autre chose.
Cependant,
un jour, on ne sait pourquoi, Micheline apporta le poème de Prévert :
« Triste matinée » celui qui commence par : « Il est terrible le
petit bruit de l'oeuf sur le comptoir ».
Elle
le lut et aussitôt, quelqu'un proposa
- Allez, on
démarre par « Il est terrible ».
Et soudain,
alors que personne ne s'y attendait, ce fut un engagement étonnant qui nous permit de
comprendre que nous avions franchi une nouvelle étape à partir de ce
Poème
induit
Induit par des mots qui nous obsèdent
particulièrement ou par les premiers mots d'un poème d'auteur. Voici un exemple
« Il est terrible le moment
où l'on s'aperçoit qu'on a sans doute raté sa vie,
Il marchait le cheval depuis
toujours
En croyant à la beauté des arbres
Au bout du sillon.
Il peinait parce que c'était dur.
Mais sa souffrance en valait la
peine.
Il suffit de marcher droit devant
avec courage.
Pourquoi a-t-il fallu qu'il se
retourne ?
La charrue qu'il traînait n'avait
pas de soc
Et ne laissait sur la terre
Qu'une trace dérisoire.
Il
est terrible le moment où l'on s'aperçoit qu'on s'est trompé en croyant à des
horizons, à de possibles transformations du monde.
Mais
le désespoir est aussi terrible.
Est-on jamais vraiment sûr qu'il
pourrait être totalement justifié ?
Mais je
sais qu'en insistant sur cet aspect de la poésie-poésie, on risque de retomber très
vite dans le piège. Tous les aspects doivent pouvoir être pris en compte, à égalité.
Car, si on insiste, même en croyant faire la juste part des choses, sur cette réaction
à un poème connu d'un auteur reconnu on va aussitôt se retrouver emprisonné dans les
antiques rets de la hiérarchie. On va reconnaître la Culture avec un grand C. Et on va
s'exclure, on va se déporter de sa culture. Le piège est si prompt à se refermer. On
est tellement enclin à renoncer à son expression. Alors qu'elle est la source même des
jouissances que l'on peut trouver dans la fréquentation des « autres »
auteurs. Car on ne jouit vraiment de toute chose que si l'on se trouve être, si peu que
ce soit, de la partie. Pour investir les Grands Domaines, il faut commencer par la qulture
avec un « p'tit q ».
Pourtant,
il nous est parfois arrivé de faire référence à un autre poète, découvert par
hasard : Francis Ponge. Car nos cheminements nous avaient conduits à l'énigme dont
nous avions évidemment aussitôt lancé le disque tournant. Avant de la décrire et
puisque je viens de parler de Prévert, je vais maintenant présenter le tournant
inventaire dont nous lui avons emprunté l'idée Sans réussir heureusement à mettre la
main sur son poème qui aurait pu nous influencer.
Inventaire
tournant
C'est l'une
de nos plus heureuses inventions, celle qui nous rend le plus heureux. Effectivement, il
est rare que l'on puisse se sentir aussi libre que dans cette écriture. On y découvre
avec ravissement le droit absolu de dire n'importe quoi. Ce laisser-aller, cette absence
totale de censure est extrêmement jouissive.
CONSIGNE
On écrit,
en tournant, une suite d'objets caractérisés.
PAR EXEMPLE
:
« Dans
cet endroit, il y a :
- Un
trou qui en cherche un autre pour tomber dedans
- Une
puce à l'oreille qui n'a rien remarqué
- Un lampadaire avec chasse d'eau
- Un con
endimanché de spermes espérances.
- Un
sexe tout neuf jamais servi
- Un
zeste de bêtise dans une tasse de connerie
- Une
folle vierge qu'a vingt berges
-
Un curé trop actif
-
Une Marie couche-toi-là qui se lève
- Un
crachat de bonne soeur qui n'en pouvait plus de se contenir
- La
main de ma soeur sur la gueule du kinésithérapeute
-
Un électeur sans lunette dessus
-
Madame la Directrice rentrant dans la classe à quatre pattes
-
Un sexe aphone qui ne peut plus jouer »
Généralement,
je lis toute cette sélection d'exemples pour induire à la liberté. Elle est
communicative et ainsi, on n'a pas à faire trop d'efforts pour réussir à se laisser
aller à dire n'importe quoi, Certains participants attendent de voir ce qui est écrit
sur les feuilles qui leur arrivent. D'autres réagissent à un mot. D'autres enfin,
continuent de déverser sur les feuilles successives leurs dégringolades de folies. Et on
trouve de tout :
- Un
Poséidon votre poing sur la gueule
- Une
fusée à urine excrément percutante
- Une
vieille 2 cv qu'a plus que cinq troènes
- Las
des couilles vertes de la pénicilline
- Une
vierge à vices platinés
- Une
circonvolution qui remplace son cirque par un rêve.
Et cette
dernière ligne nous permet de nous introduire dans un nouveau domaine. Car, si on a pu le
constater, l'inventaire vaut bien, pour le défoulement, la définition et le proverbe, il
peut devenir plus que cela en faisant lever la parole poétique.
Un jour ou
l'autre, on peut sélectionner dans la production de l'inventaire ce qui sonne un peu
différemment. A défaut, on peut lire ces quelques lignes d'introduction à un inventaire
« poétique ». On part d'abord des plaisanteries un peu plus élaborées
« Dans
cet endroit il y a :
-
Une balance qui pèse dans la poche de tes yeux
- Un
élan littéraire qui n'aurait pas dû cesser si tôt vu que l'abbaye n'y est pour rien
-
Une soupe tiède sur la main d'un apôtre frileux
- Un
sapeur qui, s'il ne s'assurait que son pain est si sec aurait sûrement pris sa peur pour
sa soeur en voyant le boulanger si petit
- Une
boulangère qui se promène la nuit et ramène des petits bâtards pour le petit matin
-
Un je te berce sur mon nénuphar géant
- Ce
qu'il n'y a pas ailleurs, bien que je ne sois pas d'ici d'ailleurs. »
Incontestablement,
l'esprit s'est donné ici un peu plus de large Mais il reste dans des tonalités d'humour.
Alors, on peut sélectionner encore plus haut ou lire en introduction ce qui suit
« Dans
cette maison, il y avait :
-
Le mystère de tes yeux sans désirs
-
Une fleur qui ne sait pas pour qui elle s'entr'ouvre
-
Toi qui voudrais me dire ton île
-
La rage en voiles noirs qui attend derrière la porte
-
Tous les pères que je n'ai pas crus
-
Un courage qui ne sert à rien
-
Un sourire de bébé sous des larmes qui glissent
Alors là,
on aborde un registre que l'on n'abandonnera plus. On peut même dire « Ce qu'il
n'y a pas dans cet endroit ».
- Des
algues pour me caresser le corps
- Des
rêves bleus qui sautent dans les flammes
- Des
silences acceptants, de la douleur complice
- Des
violons desséchés dans la pâleur des lanternes.
Mais
aussi :
- Une
acceptation totale des autres
- Un
regard qui nous comprenne
- Une indifférence à ce qu'on
pense de moi
- Une
communication dans une société normée
- Des
gifles pour la mère Lamotte, la garce
- Des
yeux qui ne me verraient plus sous l'angle de la suspicion et de l'ignorance.
Je viens,
volontairement, de reproduire ici des séries aux tonalités différentes. Mais ce n'est
pas articifiel car nous les avons réellement obtenues. Une fois de plus, sans l'avoir
cherché. Et si j'en parle c'est parce que ça pourrait rendre service à ceux qui ont
affaire à des groupes trop nombreux. Par exemple : dans les classes de 16 ou de 24
on peut faire tourner les feuilles à l'intérieur de deux ou trois groupes. Et on
s'aperçoit rapidement que chaque groupe a une personnalité. Qui évolue. Car si les
groupes sont séparés pour l'écriture, ils lisent leur production à tout l'ensemble. Et
on perçoit des décalages.
On
s'aperçoit qu'ici il y a eu une dominante d'humour, là une dominante de tendresse,
là-bas une sincérité, une audace qu'on n'aurait pas cru pouvoir se permettre. Et si on
recommence une seconde fois, on va s'apercevoir qu'il y aura à l'intérieur de chaque
groupe, des hésitations, des tiraillements dans un sens ou un autre, des basculements,
des retours dans le camouflage, des avancées dans le dévoilement... Dans chaque groupe,
chacun est tenté d'emboîter quelque autre pas, de suivre quelque autre piste. Et il se
crée une dynamique d'expression qui ne s'épuisera plus.
Evidemment,
on conçoit aisément que ces techniques d'inventaire sont à étaler dans le temps. Mais,
ce qu'il convient de signaler par-dessus tout, c'est combien la technique du marché de
poèmes appliquée aux inventaires peut être multiplicatrice. A chaque fois, on fait
retourner les feuilles et chacun relève ce qui lui plait en ajoutant tout ce qu'il veut
de son cru. La lecture de la production des autres établit en soi, par osmose, une
liberté nouvelle - On sent de plus en plus que toute création collective peut déboucher
maintenant sur une création personnelle. Et, pour certains, c'est là que la période
d'introduction à l'écriture individuelle se termine. Mais il est rare que l'on ne
continue pas, en même temps, à fréquenter des groupes.
J'ajoute un
dernier mot à propos de cet inventaire tournant car je viens de vivre une expérience
nouvelle. Nous étions dans un groupe d'éducateurs en formation. L'atmosphère était
tendue. On avait même commencé à se dire ses vérités. J'ai proposé un
inventaire : « Dans cet endroit, il n'y a pas... ».
Les choses
se sont dites autrement et sans doute plus profondément. On a branché là-dessus
l'infinitif tournant puis l'E.A. et enfin le marché de poèmes. Avec le rire, la détente
est venue et on a pu ainsi s'expliquer plus posément et plus clairement.
Nous
pouvons à présent revenir à l'énigme qui peut être également au départ une
technique de rire (il y en a à foison car le rire c'est la moitié de l'homme).
Énigme tournante
(dérivée de Monsieur, Madame)
CONSIGNE
On décrit,
de façon sybilline, un objet ou une action ou une abstraction. Plus le sens est caché -
tout en respectant la vérité et plus c'est efficace. Chacun donne une première
description ambiguë et il passe la feuille au suivant. Celui-ci prolonge la description
à partir de ce qu'il a cru comprendre. Après un tour de table, chaque auteur initial lit
d'abord son propre texte puis celui de chacun des autres en leur demandant de fournir leur
explication. Et il ne fournit sa propre solution qu'à la fin. Cela déchaîne souvent des
rires à cause de la distance prise par les suivants qui se sont de plus en plus
éloignés de la première vérité. Une seconde lecture, après solution, peut d'ailleurs
être également intéressante. Voici un exemple :
Texte
initial de l'un des participants
« Cette
mousse brune déborde à foison. Elle serait en danger si son possesseur n'était aussi
conservateur de son originalité »
En lisant
ce texte, le suivant a pensé à de la crème au chocolat, parfumée au citron et
réalisée par un cuisinier expérimenté. Il écrit :
« Comme
un lac qui se refléterait lui-même par en dessous de sa surface, ses brillances sont
intérieures et cachées au regard de son fabricateur ».
Le
troisième ne se laisse pas influencer par le second et cède à l'introduction de l'idée
de la bière brune introduite par la mousse :
« C'est
une bière qui n'est pas de bois. Elle se coule dans les complications d'un vase
tourmenté et ne sera pas bue car son possesseur est trop heureux du contraste entre le
brun mat et le cristal argenté ».
Le
quatrième est perplexe. A tout hasard, il suit l'idée du précédent :
« Liqueur
d'or anglaise appréciée d'un original Lord qui brille ».
Pour
l'assouplissement de l'esprit, c'est excellent d'avoir à se glisser dans la pensée
supposée de l'autre. Il faut de la pénétration. Parfois, cela permet aussi d'aborder à
la poésie qui naît souvent de l'ambiguïté. Et on a vu que sur une base de départ
triviale - puisqu'il s'agissait de la chevelure foisonnante de Patrick on peut être
poussé à créer des images intéressantes comme ce « lac aux brillances
intérieures » ou ce « Lord qui brille » qui pourraient une fois de plus
servir de noyaux à un marché de poèmes.
Mais, de
là, on est passé à Francis Ponge que l'on a pastiché un peu. Le pastiche est très
rare chez nous. Mais il faut bien l'explorer également. Et pourquoi pas ? On ne va
tout de même pas se laisser emprisonner par des principes rigides. Quand le pastiche
arrive, on l'accepte. Il nous introduit à des pensées et à des formes originales dont
il convient peut-être de se nourrir. Elles peuvent déclencher en nous des résonances
heureuses qui pourraient nous conduire à notre territoire. Qui peut savoir avant
d'avoir essayé ? Tous les chemins mènent peut-être à notre Rome. Alors, pourquoi
ne pas tenter aussi
La
description tournante
On décrit
un objet - ou une abstraction - que l'on nomme. Et on passe au suivant. Ça peut
être : « l'odeur du réséda », « la connivence »,
« le castor », ou, comme dans l'exemple suivant, une montre.
Indicatrice
fidèle des flics intérieurs
Sa forme
est ronde comme notre planète
Mais
parfois carrée pour avoir plus d'espace
Et mieux
y loger ses réserves de temps
Les
aiguilles jouent de leurs angles
Et
chatouillent des nombres
Pour
nous précipiter dans les escaliers
Dans les
rues ou sur les routes.
Tic-Tac,
on tique, on attaque
Quelle
tactique de nous déboussoler
Et de
nous démontrer
Qu'au
bout de la course
Elles
continueront à tourner après notre mort.
Les
envahisseurs d'argent
Ont
inoculé dans le sang des hommes
La
conscience définitive de la fuite du temps.
Cette
approche de Ponge qui nous fit arrêter notre regard pour prendre « le parti des
choses » fut un temps d'agrandissement de notre vision.
Mais
vous ne connaissez peut-être pas Ponge. Voici le début de :
LA BOUGIE
« La
nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées
en massifs d'ombre.
Sa
feuille d'or tient impassible au creux d'une colonnette d'albâtre par un pédoncule très
noir.
Les
papillons miteux l'assaillent de préférence à la lune trop haute qui vaporise les
bois...
« Le Parti-Pris des Choses »
Dans cette
tonalité précieuse, nous avons vécu des moments délicieux de rédactions et de
lectures attentives et un peu enchantées. Voici une de nos créations :
« LA DERNIÈRE FEUILLE DU PÊCHER »
« Au
bout ténu d'une rougeur émincée, elle palpite comme pour échapper au commun destin.
Elle se raccroche et résiste en se crispant de toute sa force. Mais cet effort même la
précipite car elle fait ce qu'il ne fallait pas faire comme toutes ses soeurs le firent.
Et c'est leur commun destin de céder par excès de résistance.
Lentement,
elle se décompose, pénétrant en terre par les caprices du ciel. Au printemps, sa
matière remonte par l'intérieur de l'arbre et constitue à nouveau au même endroit, ou
ailleurs, celle qu'elle était déjà devenue. »
On peut
vivre longtemps dans ces territoires. Et nous y avons vécu longtemps. Mais il nous est
arrivé d'approcher la poésie d'une autre façon ; en fabriquant des images. Nous
avons tâtonné longtemps. Nous avons essayé en particulier la demi-phrase tournante.
Elle démarre comme une technique de rire supplémentaire mais ne reste pas longtemps à
ce stade.
Les
demi-phrases
On peut
partir d'une phrase banale que l'on désarticule. On pense à une phrase complète mais on
n'en écrit que la première moitié sur la feuille que l'on a devant soi et on la passe
à droite. Et on écrit la seconde moitié à partir du verbe, sur la feuille que l'on
reçoit de son voisin de gauche. Et on écrit à la suite une seconde « première
moitié de phrase ». Voici ce que ça donne avec des phrases banales de la vie
quotidienne :
Les têtards du bocal
vont
devenir des grenouilles
Les profs de lettres
ont l'embarras
du choix
Les fraisiers
fleurissent au début mars
Les cinéastes associés
se sont opposés à la censure
Les vaches normandes
Voici
quelques exemples de ce que ça peut donner :
«
Si j'étais le percepteur, je serai transpercé jusqu'aux os »
« Pourquoi
tu tousses dans une entreprise de transport ? »
« Les
cahiers au feu et la maîtresse était pleine de moustiques »
« Je
respecte surtout les hydroglisseurs »
« La
semaine prochaine ma femme sera annoncée à midi »
« Je
dois attendre ma copine, le chou-fleur »
« Je
m'emmerde de moins en moins puissant »
« La
queue de la vache a le beau rôle »
« On
est plus sûr quand on meurt de rater le chemin de fer »
« La
pluie dégouline le silence des autres »
« La
tristesse de tes yeux demande beaucoup de travail».
On sent que
l'on ne reste pas obligatoirement au niveau de la plaisanterie. Et on peut même
s'inspirer des résultats obtenus pour écrire entièrement de nouvelles phrases de ce
type sans recourir à la phrase coupée en deux. C'est une nouvelle technique :
« -S'en
revient celui qui veut - Moi, le soir, c'est
dimanche - Le plus sûr, c'est l'autre »
On
pourrait déplacer des sujets, des compléments, des verbes...
Je ne puis
maintenant m'empêcher de citer la production suivante, obtenue je ne sais plus par quel
procédé :
« Le
ciel, ce matin, tu resteras toujours enfant. Les arbres dans le lointain n'avancent pas
longtemps. Langoisse ce matin a grimpé sur mon arbre. Le ridicule de ma peur
m'attend. Les oiseaux donnent des frissons. Le chien casse son temps. Les chariots de nos
bosses font des ombres folles sur les herbes des magnétophones. Les soleils luisants ne
se suivent pas pour rien. La chaîne hurlante qui nous enlace éblouira la nuit. Tiens, si
une main noie les bêtes et les gens des montagnes géantes, elle prend à la gorge et
serre. La hache du bourreau se bat en jouant. Une dame hurle tant il y a d'os ».
Alors,
pourraient venir les temps des poètes, ces êtres aux sensibilités particulières qui
contournent les mots et « absconsent » les phrases pour établir autour de
leur pensée nue une muraille franchissable. Mais seuls pourront la passer ceux qui en
auront assez le désir pour s'offrir aux ronces des ésotérismes, aux griffures des
obscurités, aux broussailles enchevêtrées des sens. Seuls ceux qui auront su le
mériter pourront être accueillis avec tous les égards fraternels que l'on doit à ses
doubles.
Mais cela,
c'est l'affaire des poètes. Laissons-les à leurs connivences et à leurs intelligences.
Ils se débrouillent d'ailleurs très bien sans nous et n'ont nul besoin de nos maigres
lueurs.
Et puis, nous, les « non-poètes », nous avons
tellement d'autres choses à connaître, à explorer, à imaginer, à réaliser, à voir
apparaître !...
Je viens
donc de présenter à la suite du canevas d'une possible seconde séance une série de
techniques dérivées. Et je me permets maintenant de proposer le canevas d'une possible
troisième séance alors qu'elle n'est pas plus assurée. Mais je le fais en toute
tranquillité car je sais que l'essentiel, ici, est de présenter un grand nombre de
techniques diversifiées. Chacun pourra en faire son profit comme il l'entendra.
Ce qui est
certain, c'est qu'au bout d'un moment plus ou moins long, le groupe est prêt à accomplir
des pas supplémentaires. On peut alors lui proposer des « pièges à
inconscient » tels que l'acrostiche, l'écriture automatique, la réécriture à
trois mots, la réécriture d'un mot...
L'acrostiche
Si j'avais
réalisé une relation chronologique des événements de notre atelier d'écriture,
j'aurais été dans l'obligation de parler beaucoup plus tôt de l'acrostiche car il a
occupé beaucoup de place dans nos débuts. J'en rappelle la définition:
L'acrostiche
simple
On écrit
un mot verticalement et on complète les lignes à partir des lettres initiales.
Exemple :
PLUIE
Parallèles
sinistres des soirs d'hiver
Luminosité
encore assourdie
Unique
bruit dans nos silences
Il te
faudrait te réserver
Eté te
redonnera la douceur
Il y a
aussi :
L'acrostiche
double
Avec un mot
en début et un autre en fin de ligne.
Exemple sur
JOUR et NUIT :
Jouons
au mariN
Oublié
ou inconnU
Une
île dans l'infini
Retient
l'homme en son fileT
Ce
procédé de l'acrostiche est très intéressant car il empêche le déroulement linéaire
de la pensée. Il la perturbe en la contraignant à utiliser des mots qui ne lui
conviennent pas nécessairement. Le choix des mots que l'on peut constuire sur la lettre
qui se présente est très limité. Et cela induit à prendre un chemin auquel on n'aurait
pas pensé spontanément. Ou, pour parler autrement, il y a des paradigmes obligés et
cela dévie les choses.
Ainsi pour
PLUIE, le P m'induit à écrire: « Parallèles sinistres des jours
d'hiver ».
A la suite
de cette ligne, j'ai envie de compléter la phrase commencée par : « Vous
me grillagez le regard » ou « Vous ensevelissez mon âme ». Mais
non, ce n'est pas possible puisqu'il me faut un mot commençant par L. Alors, vite,
j'essaie de pêcher dans mes souvenirs une image d'hiver. Par la pensée, je me replace
dans cette saison. Et l'une des caractéristiques de l'hiver me revient à l'esprit :
la faible luminosité qui commence heureusement par L. En fait, je n'ai pas dû déboucher
directement sur ce mot. J'ai pu songer à solitude, à silence, à soliloque, à
enveloppe, à enfermement, à grillage... Mais j'ai dû les éliminer parce qu'ils ne
commençaient pas par L.
Bon, je
tiens « luminosité », je respire. Me voici libre de toute contrainte.
Je n'ai plus aucune obligation de lettre initiale pour qualifier cette luminosité. Elle
peut être : profonde, assourdie, étouffante, tendre et même, si je veux, flasque,
décomposée, ivre, etc.
Bien,
je choisis d'écrire:
« Luminosité
encore assourdie »
Mais
aussitôt après, il me faut une ligne qui commence par U. Et là, c'est très réduit car
ils ne sont pas nombreux les mots qui commencent par U. Il y a bien : Urubu, Uranus,
Urètre, Une... Mais aucun de ces mots ne convient vraiment. Alors, je m'en sors en
prenant un adjectif qui va m'offrir une grande liberté pour la suite. Je prends :
unique. Je n'ai d'ailleurs pas beaucoup d'autres possibilités.
J'écris :
« Unique
bruit dans nos silences ».
Tiens, à
cette occasion, le silence refusé peut refaire surface, encore plus nettement qu'avec
« assourdie ». Par contre, les deux dernières lettres du mot PLUIE ouvrent
beaucoup plus de perspectives. En effet, I offre IL qui permet de rester totalement
indifférent au contexte. Tandis que E fait penser à Eté qui convient bien, ne serait-ce
que par opposition à Hiver:
« Il
te faudrait te réserver »
« Eté
te redonnera ta douceur »
Mais
l'acrostiche double est encore plus contraignant. Reprenons celui de :
J
N
O et
U
U I
R
T
J'ai
d'abord un J. J'écris « Jouons » - Cela m'engage car, en choisissant ce mot,
j'élimine non seulement les 1500 autres mots qui commencent par J, mais les milliers de
pensées qu'ils pourraient induire.
Mais,
maintenant, pour terminer la ligne, il me faut un mot qui finisse par M. C'est marin qui
se présente le premier. Et là j'ai déjà opéré un choix et, peut-être, délaissé: vaccin,
chien, abdomen, cocon, bon...
Mais aussitôt
après « Jouons au mariN » il me faut, pour la deuxième ligne, un mot qui
commence par 0. Là, c'est la panique. En effet, je viens de faire un effort de recherche
pour trouver « marin ». Et il faudrait que j'en fasse immédiatement un
second. Impossible, je suis trop fatigué. Alors, je prends vraiment le premier mot en 0
qui se présente. Et ce n'est, pas n'importe lequel puisque c'est :
« Oublié ». C'est un qualificatif de « marin » que je n'ai pu
éviter. Et c'est tout un secteur de pensée qui se trouve justement placé dans le
faisceau lumineux de ma conscience. Ca tourne autour du marin d'Oceano Nox (Tiens !
O... N... ) « perdu dans les nuits noires ». Et cette idée apparaît en
dehors de ma volonté. Mille autres idées pouraient être introduites par
« Jouons ». Il n'aurait pas fallu que je dise « marin ». Mais
pourquoi donc me suis-je embarqué sur ce mot, pourquoi me suis-je embarqué sur sa
galère ? Alors que j'aurais pu penser à : matin pigeon - abdomen - caftan -
capelan - ballon...
« Jouons
dans le clair matin », « Jouons à regarder le pigeon » ou, plus
facilement encore, puisque je suis footballeur: « Jouons au ballon ».
Eh !
bien non. C'est « marin » qui, dans cette précipitation pour trouver un mot
en N, en a profité pour se glisser dans mon conscient.
Et ça,
j'en suis persuadé, ce n'est pas par hasard. Si ce mot est apparu à cette seconde-là,
c'est que mon inconscient en était préoccupé (entre mille autres préoccupations).
Savoir pourquoi ? Je sais bien que je ne le saurai pas, ce serait trop facile. Mais
je peux présenter quelques explications, à peu près certainement fausses, mais
plausibles.
J'avais
enregistré, un jour, un marin qui avait été le copain de bord de Serge Prokofiev,
soutier sur son bateau. Et ça m'avait valu un prix au concours du C.I.M.E.S. Ce marin est
mort. Il était si passionnant à écouter, il avait eu une vie si aventureuse et il la
racontait dans une langue si savoureuse que j'aurais pu, en l'enregistrant, écrire pour
lui un livre criant de vie. Je ne l'ai pas fait. C'est l'un de mes plus profonds regrets.
Mais je
pourrais trouver tellement d'autres explications. J'ai enseigné 23 années dans un pays
au bord de la mer. Je pourrais dire aussi que lorsqu'on m'avait arraché à mon petit
frère, il avait un costume de marin.
Mais la
suite de mon texte me montre bien que je pense à un oublié, à un disparu. Et c'est
peut-être le souvenir de mon père, de mon neveu, de mon beau-frère, de ma marraine qui
se trouvait occuper le fond de mon esprit à ce moment-là. Et si mon inconscient m'a
proposé le mot marin pour boucher la faille béante, il avait peut-être son idée de
derrière la tête. Et il savait bien ce qu'il faisait en me fournissant un mot qui
appartenait à la fois aux ensembles suivants :
ensemble
des mots qui ont trait à la mer
ensemble
des personnages masculins
ensemble
des communistes
ensemble
des gens à casquette
ensemble
des vendeurs de poisson
ensemble de
ceux qui font du porte à porte
ensemble de
ceux qui ont été en danger (et moi avec)
ensemble
des grands-pères
ensemble
des maris à tactiques
ensemble
des bretonnants
ensemble de
ceux qui ont eu une enfance malheureuse
Cela
suffit, je pourrais ajouter une vingtaine de lignes à cette liste. Quel ensemble couvrait
le mot marin ? Impossible à découvrir. Je ne m'en soucie d'ailleurs aucunement.
Heureusement pour moi, je ne suis pas psychanalyste. C'était simplement pour souligner le
fait que la légère contrainte de la lettre obligée permet à des mots très fortement
chargés de connotations affectives d'en profiter pour remonter à la surface. Ce qui
provoque chez le scripteur un plaisir de libération né de l'éclatement de cette bulle
de tension qui n'avait pu jusque-là arriver à maturité. Et le lecteur pourrait
immédiatement le vérifier par lui-même sur « PLUIE » écrit verticalement.
Ou sur un autre mot de son choix.
Mais on
pourrait imaginer des contraintes plus fortes. Par exemple :
L'acrostiche
total
On
prendrait par exemple des mots de quatre lettres. Et il faudrait que chaque mot utilise la
lettre qui se présente. Par exemple avec : jour, nuit, tard, beau, cuir, écrits
verticalement:
Jeanne
Ne
Te
Blesse
Comme
On
Unit
A
Enée
Une
Unique
Isabelle
Reste
Avec
Intelligence
Reine
Timide
Dans
Un
Royaume
Eh
bien ! ce n'est pas facile. Il faut se creuser la tête. On bute sur les mots - Mais
il se passe tout de même quelque chose. Ça serait peut-être à creuser - Cependant,
cela fait travail sérieux. Et surtout travail individuel - oui, c'est d'ailleurs, pour
cela que l'acrostiche était disparu de notre pratique initiale - Mais c'est vraiment ici,
dans cet acrostiche total, un excès de contrainte. Cela ne détend pas. Et le plaisir est
maigre. Non, il vaut mieux se situer entre la liberté totale et la contrainte totale,
c'est-à-dire au niveau de la contrainte légère.
On peut
même régler à volonté la pression de la contrainte :en jouant sur la longueur des
lignes, on espace les impératifs. Par exemple, avec PLUIE, je puis écrire plus long.
Parapluies
retournés pour des princesses pauvres
Liées
par des serments ésotériques et vains
Unies
dans le même sort ridicule et mesquin
Idiotes
à force de réfléchir sur la lumière passée
Et
nécessairement étouffées par l'oppression des hommes
Oh !
là, je sais bien d'où ça vient. J'étais hier dans un groupe d'étudiants qui
travaillaient sur la condition féminine (mariage-révolte). Et ce midi avec des
institutrices qui en parlaient aussi. Et c'est là que m'ont entraîné la pluie et les
parapluies.
Mais ce que
j'ai surtout ressenti, c'est la plus grande liberté d'écriture que donnent les lignes
longues: les coups de pouce sur la balançoire de l'esprit que donnent les lettres
obligées sont plus espacés. On a davantage le temps de se noyer dans son rêve.
Mais on
peut utiliser l'acrostiche à d'autres fins. Voici par exemple:
L'acrostiche
rapide
C'était au tout début de l'atelier.
A ce moment nous n'avions pas encore appris la prudence: nous essayions de piéger
l'inconscient.
On
écrivait verticalement LUNDI. Et on complétait très rapidement les lignes avec
n'importe quoi. On n'avait surtout pas à se soucier d'écrire des trucs qui se tenaient.
Et de plus, je donnais un rythme rapide. Cela correspondait chez moi à la peur de mettre
en valeur ceux qui avaient la maîtrise des mots, ce qui aurait pu bloquer les autres. Ici
les différences possibles entre les habiletés pouvaient être imputées au hasard et à
l'obligation d'écrire sans pouvoir contrôler ce qu'on écrivait. Ce qui excluait
l'apparition des talents. Et c'était important dans le début de cet atelier où l'on
avait si fortement à tâtonner pour la sécurisation de tous les participants.
Lorsqu'on
avait lu tous les textes du LUNDI, on passait successivement à MARDI, puis à MERCREDI...
Il nous arrivait souvent d'aller jusqu'à la fin de la semaine, sans même nous reposer le
dimanche, tellement nous étions curieux de ce que nous pouvions encore écrire. Car la
lecture de tous les textes du LUNDI éveillait des échos que le MARDI fixait en partie...
Nouvelle lecture, nouveaux éveils, nouvelles envolées... Je me souviens qu'un certain
VENDREDI, ce que j'avais été amené à écrire m'avait laissé pantois de surprise.
Comment avais-je pu me laisser aller à écrire de pareilles insanités ?Je les
portais donc en moi ?
Puis nous
avions pensé à une autre série, celle des mois de l'année. Ce n'est que beaucoup plus
tard que l'idée nous était venue d'employer simplement n'importe quel mot pour
commencer !
Voici sur
JANVIER, FEVRIER... une série de Patrice :
Je tombe des nues et la neige tombe
Arbres dépouillés de fruits
Noël est fini et les enfants pleurent
Vivre vite vite vite vite
Idole du vent
Et chant des idoles
Retourne d'où tu viens.
Ficelé comme jambon
Enragé comme Marcel
Vitesse et précipitation
Rougeur de la banane.
Irrésistible avec ses chants
Enfants anonymes
Retour à la chose.
Marsupiau
fais la soupe au pot
Al
Capone est revenu dans son jardin
Retourne
cultiver les choux
Sous
la tonnelle chargée de raisins
Agénor
de l'A.G. du Nord
Vivre
en vrac, j'ai le tract
Routes
en lacets me lassent
Il
ne doit pas rester de yaourt
Lulli
en rut joue le matin
Malheur
à ceux qui savent
Artifice
de la douleur
Idiotie
du malheur
Joues de l'Anjou me pèsent
Ubu m'a dit dans le creux du nez
Idiot celui qui meurt d'aimer
N'oublie jamais que tu es vivant.
J'accours
au premier cri de ma grand-mère
Ursac
dans le vin du soir
Innocence
d'un enfant méchanceté de l'homme
Liberté
retrouvée à la mort du loup
L'oiseau
à nouveau a appelé ses petits
Entends-tu
Tout
est doux
Quand
Patrice avait lu son JUILLET, nous avions senti qu'il y avait sous nos écrits une trame
profonde que nous ne décelions pas. Et c'était, en outre, tellement agréable de se
purger de ses mots, même s'ils n'avaient pas de signification claire pour nous. Mais, en
ce qui concerne Patrice, c'était clair. Il nous a dit simplement :
- J'ai été élevé par ma grand-mère. Mon grand-père se
saoulait. Il nous battait tous les deux. Quand il est mort, ça nous a fait des
vacances !
Et voyez
comme cette réalité était inscrite déjà en filigrane dès les premiers mois :
« Les enfants pleurent - Vivre vite - enragé enfants anonymes - Al Capone -
Retourne d'où tu viens - Douleur - Malheur - Idiotie meurt - Tu es vivant - Cri - Vin -
Méchanceté - Liberté à la mort du loup - Tout est doux.
Donc, vous
le voyez, cet acrostiche rapide aurait pu être intéressant. Mais nous l'avons abandonné
assez rapidement parce qu'il avait trop de défauts : j'y étais trop directif -il
était trop personnel... il était automatique: janvier, février, etc. Et surtout il
pouvait mettre à jour des éléments de notre personnalité que nous ne tenions pas à
laisser connaître, même de nous-êmes. Alors, il y eut un certain temps des acrostiches
centrés sur un mot vertical qui fournissait le thème à traiter obligatoirement. Mais
là encore des talents pouvaient se révéler. Et de toute façon ça pouvait être
dangereux. Nous étions prêts à laisser tomber cette forme pourtant, si intéressante,
mais par trop percluse de défauts, quand l'un de nous a pensé à l'acrostiche tournant.
Et tout s'est miraculeusement remis en place.
L'acrostiche
tournant
CONSIGNE
Chacun
écrit verticalement un mot et donne au voisin qui complète la première ligne. Le
suivant complète la seconde ligne etc.
Voici un
exemple qui combine l'acrostiche à l'unité du thème fourni par le mot vertical (pour le
dictionnaire, c'est ça le véritable acrostiche).
Rangées de
dents organisées en piège à loup
Etre
dangereux sous une forme esthétique
Qui
connaît pas les remords incongrus
Usine à
débitage de charcuterie
Ignominieuse
mort pour qui ne la mérite
Navigateurs,
gardez-ous de ces sirènes rapides.
Mais
l'acrostiche libre, sans souci de thème est souvent plus intéressant parce qu'il donne
plus de possibilités de délirer hors de ses chemins habituels. Si quelque lecteur
s'arrêtait à cette forme libre de l'acrostiche, je le comprendrais, car elle recèle des
richesses insoupçonnables. Elle permet d'éprouver de passionnantes jouissances de
libération et même de purgation. Et il y aurait même pour celui qui le voudrait, la
possibil ité de faire son marché personnel, en relevant toutes les lignes qu'il aurait
écrites. Mais pourquoi s'arrêter. Il y a encore tellement autres sentiers à suivre dans
la forêt. Evidemment, chacun s'attend maintenant à ce que nous fassions référence à
L'écriture
automatique
D'ailleurs,
de même qu'on dit souvent d'un dessin d'enfant un peu biscornu :c'est du Picasso, on
englobe souvent sous le vocable « criture automatique »tout ce que nous
décrivons de notre pratique : vant de s'y exercer. Mais quand on s'y met, on
s'aperçoit que c'est vraiment très diversifié.
Il est
évident que j'aurais pu parier plus tôt de l'E.A. puisque primitivement, elle était
presque toujours le bouquet final de notre séance initiale. Je ne sais pas trop pourquoi,
elle a été remplacée par le vers tournant. Peut-être est-il plus facilement à la
portée de ceux qui commencent ? Et puis c'est comme un retour au calme après la
secousse des injures. Alors que l'écriture automatique sollicite un peu plus encore
l'individu.
Rappelons-en
les éléments, du moins telle que nous la comprenons, telle que nous la pratiquons. Ce
n'est pas difficile : il suffit d'écrire très rapidement en mettant les mots qui
nous viennent à l'esprit, sans prendre le temps de contrôler.
En voici
des extraits que je lis souvent au préalable pour qu'on sente que tous les styles sont
admis, que c'est la liberté totale.
« Aurores
boréales des lumières intimes qui revient au soleil des vertus disparues ciel tinté en
revanche oh ! abominable dimanche qui tout seuls nous surprit la lune au loin
étincelle et c'est comme une ficelle qui lentement le suit crépuscule épouvantable où
surnagent les orages abîmés par les déserts. »
« Poupée,
j'ai mal mon coeur, enfant jamais, toujours rire, pleurer, aimer, sentir, danser, vivre
quoi! matin, rosée, fleurs écloses, soleil, coquillages nacrés, mer multicolore,
rochers gardiens, nuit brumeuse, froide angoisse, solitude, planète perdue, gens morts,
nuit sombre, attente, pénible, sourires d'éclairs, présence, moteur, chaleur, essence,
vie, présente, mener, jeter, aller, danser, aimer pleurer de bonheur »
« Des
frites rougeoyantes et grimaçantes descendent lentement vers l'église violette. Devant
eux, deux chiens aux sexes acérés triturent leurs tantes endormies. Un clairon dans la
bouche d'un chat du quinzième utilise un couteau chou bleu pour tripoter le pull rose et
rouge de la voisine du sixième qui, elle aussi est descendue sous le porche assombri pour
voir passer les cinq heures du soir qui s'éloignent en chantant sur un chemin de ronde
où s'ébattent les cailloux rouge tulipe. Dans cette saison de bagues sans matin où
chantent les aurores du soir des pieds émoussés nettoient des sauvageons, belle-mères
malingres perdues par le fascisme des lendemains passés.
« Soleil
martyr au couchant de satin et les lueurs qui m'entourent où suis-je le feu couve en ce
terrible endroit où tu m'as mise au pays merveilleux où tu partiras gonflé d'air et de
brume et quand le vert jaloux du désespoir qui passe se nuance d'eau, je passe, je passe
douce et brune à vomir ah ! que pourrais-je pour toi. Jamais je ne pourrais te dire,
non jamais on ne pourra tout dire, l'aube tendre, pleure ses gouttes sur ta couche et le
vent se détend et la mer blanchit, vient le sommeil qui rêve au creux du lit de plume.
Mer, mère où es-tu loin d'ici, loin de moi tu vas mourir, tu meurs et moi je reste.
(Cette
personne venait d'apprendre que sa mère était cardiaque)
Chacun lit
son texte s'il le veut. Car il peut le surprendre. Au début, on donnait les feuilles à
l'animateur qui les mélangeait et les lisait sans que l'auteur puisse être reconnu.
Parce qu'il s'agissait là, pour la première fois, dans une séance initiale, d'une
production-individuelle-qui-pouvait-être-jugée.
- Ah !
oui, je me souviens, c'est aussi précisément pour cela que l'écriture automatique avait
été éliminée de la séance initiale Maintenant, elle apparaît beaucoup plus tard.
Quand le groupe est bien constitué et qu'il est très acceptant. Mais elle est assez
souvent redemandée parce que, indiscutablement, elle procure un plaisir profond. Et je
connais plusieurs personnes qui se sont arrêtées à cette forme parce qu'elle leur
convient magnifiquement.
D'autres
pourraient se satisfaire d'une E.A. un peu transformée. On pourrait penser, par exemple
à l'E.A. induite que l'on réaliserait en plaçant trois ou quatre mots
dans la feuille pour s'en inspirer en cours de rédaction. Cela pourrait permettre de
créer des associations intéressantes autour de points que l'on chercherait à mieux
cerner. Il pourrait y avoir l'E.A. ultra-rapide, l'E.A. en parlant, l'E.A. tournante...
que sais-je encore ?
Ouais !
Eh bien cette E.A. tournante que j'avais signalée à titre de simple possibilité, nous
l'avons réalisée la semaine dernière. Soudain, l'un des membres de notre groupe en a eu
l'idée. Et ce qu'elle nous a offert nous a vraiment étonnés. Nous écrivions des sortes
de vers tournants ou, plus exactement, des lignes tournantes en prenant soin de faire
circuler très rapidement les feuilles afin que notre pensée consciente n'ait pas le
temps de contrôler ce qui s'écrivait. Et chacun de nous était étonné par
l'imprévisibilité et l'incohérence des images verbales qui surgissaient en lui comme
des fusées éclatant dans le plus aléatoire des feux d'artifice.
La
transposition de l'E.A. au collectif doit sans doute provoquer la dissolution des
dernières censures. Et l'inconscient en profite pour se manifester plus librement que
jamais. Voici par exemple, la série qu'une même personne avait été amenée à produire
ce jour-là :
« Les
plus fous sont les autres
Les
grimoires s'organisent
Plus
éteint qu'un fromage
Regarde
si Narcisse passe
Ris
comme un désargenté
Moi dit
l'autre emmitouflé
Jamais
je n'aurais cru Cervier
Repose,
hippopotame, sur ta patte blanche
C'est
plus sûr de tenir le démon
Mais à
l'envers, fourrure d'avril
Etincelante
et rubiconde fromagère
Verticillité
imbécile des mammifères boréens
Rien ne
sert de viser juste à côté. »
Evidemment,
devant un tel fourmillement d'images insolites, on ne pouvait rester sans réaction. Mais
les marchés de poèmes que nous avons bâtis à partir de cela étaient si intenses et si
beaux qu'une seconde idée géniale nous est venue dans la foulée : nous avons fait
un marché de marché ; c'est-à-dire que nous avons fait tourner une seconde fois
les feuilles du premier marché afin d'accrocher de nouveaux haillons de délire à ces
neiges cristallisées. Cela produit de tels effets que nous reprendrons certainement cette
E.A. tournante qui engendre si facilement de telles constellations.
La
réécriture
Dans le
domaine de la manifestation de l'inconscient nous pouvons maintenant parler de la
réécriture.
CONSIGNE
On part de
trois mots à soi. Ou bien chacun fournit une lettre et on fabrique trois mots. Par
exemple avec les lettres b,v,i,l,a,o,x,u,r, on peut penser à : lavabo... taxi...
vrille... On les écrit en colonne
1 lavabo
taxi
vrille
Et, à
partir de là, chacun réécrit ces trois mots plusieurs fois en laissant monter tout ce
qui se présente. Pour moi, voilà ce que ça a donné :
2 lavabo
étincelant
taxi hypocrite
vrille inefficace
Je ne vois pas bien ce qui rend le taxi hypocrite. Mais mon
inconscient, lui, sait ce qu'il veut. Obéissons-lui, sans nous poser de question et sans
ralentir la réécriture.
3 Lavabo
étincelant d'ordure
Taxi hypersulfite d'ordure
Vrille inefficace et rance
Pouah !
Ca sent mauvais. Vite, réécrivons :
4 Lavabo
bavant des ordures vinaigrées
Taxi hyper suffisant d'ordonnance
Vrille inefficace et dormant sur la Rance.
Continuons.
5 Bavant,
baveux des écarlates vinaigrées
Taxé d'importance et d'abrutissement
Vrille inefficace commerce peu rentable.
Tiens,
c'est curieux cette fois, je n'ai pas ajouté de mot, mais j'en ai changé plusieurs. Dans
quelle intention ? Ai-je une direction inconsciente ? Continuons pour voir.
6
Rêveur éblouissant des étranges lucarnes
Colonel ataraxique qui boit plus qu'il ne faut
Vieille fille nuancée par un souci opportun.
Ah !
ça y est, j'y suis. Ce que j'ai présentement en tête, c'est le programme de la télé
(les étranges lucarnes) de ce soir sur « Le Secret des Dieux » (avant
le débarquement de 1944) feuilleton où il y a, en effet, une vieille fille et un
colonel. Cette idée n'était certainement pas présente dans les premières
réécritures. Estce que c'est le mot militaire « ordonnance » du 4 qui
a permis la fixation de cette idée ? Je ne sais. Je pense qu'il y avaît, à ce
moment précis, égalité totale de chances entre les idées à expulser. Tout était
possible pour chacune. Un rien pouvait la faîre basculer dans le vide-ordures. Cependant,
le 5 n'apporte pas grand-chose en confirmation de l'hypothèse construite sur la
présence du mot militaire « ordonnance » du 4. Mais il se peut qu'on
« saute une génération ». Et que c'est dans l'idée paire qui suit (6)
qu'une idée paire (4) précédente se poursuit. On ignore tellement le fonctionnement de
l'inconscient. C'est peut-être comme dans les débats où l'on répond souvent à
l'avantdernière personne.
Dans le
numéro 5, il n'y a que « écarlates » qui, sans rien apporter de
signification par lui-même, n'en prépare pas moins la levée de « étranges
lucarnes » qui est un anagramme très grossiers de « écarlates ». Et ce
sont ces mots, qui signifient télé pour le Canard Enchaîné, qui ont peut-être, à eux
seuls, suscité le colonel et la vieille fille. D'ailleurs, à propos de télé, il y
avait aussi le mot « abrutissement » dans le 5. Cela n'a d'ailleurs aucune espèce
d'importance. Cependant cette histoire de mois qui montent des profondeurs me plaît. Et
correspond certainement à une réalité. Arrêtons-nous y un instant car là réside
peut-être une certaine explication du plaisir de l'écrit.
Il se peut
que, dès la première écriture des trois mots initiaux, quelque chose en moi a senti
qu'il allaît pouvoir se saisir de l'occasion pour développer ou plutôt, expulser
quelque chose qui était à dire.
- Oui mais,
qu'est-ce qui est à dire ? De petites préoccupations comme la télé du soir ou des
choses beaucoup plus fondamentales ?
- Pour moi,
1944, c'était important. Cependant, je crois que, comme le vôtre, mon
quelque-chose-en-moi est incapable de faire le tri. Il est lourd, empoté, maladroit. Il
ne sait qu'une chose ; il a son boulot à accomplir ; débarrasser le magasin de
tout ce qui l'encombre. Et il prend, par n'importe quel bout qui dépasse, la première
chose qui se présente. Il la jette et elle se pulvérise en ondes sonores.
Freud seul
sait à quel point mon magasin est encombré. Depuis le temps que, comme tout un chacun,
j'accumule des mots refoulés en me retenant de parler au clair, ça s'entasse, ça
gonfle, ça m'étouffe. Aussi, tous les moyens sont bons pour expulser les petites ou les
grandes choses, pêle-mêle. En réalité, le mieux, le meilleur, l'idéal ce serait de
pouvoir toujours parler simple, clair, vrai. Mais ce n'est pas toujours possible. Alors,
on habille son langage, on voile ses mots, on utilise des symboles plus ou moins
transparents. A défaut, et en attendant de pouvoir parler nu.
Je suis
sûr de ne pas rêver en écrivant ceci. En effet, nous avons trop souvent constaté, dans
nos groupes, qu'il suffisait de quatre ou cinq réécritures pour voir un souvenir
d'enfance totalement oublié nous sauter à la figure. Il se faufile jusqu'à la surface
en profitant des hésitations, des gauchissements du fil de la pensée que provoquent les
rapprochements insolites de sonorités. Car il semble bien que cela se passe au niveau des
sonorités - des phonèmes - et non au niveau des significations. Et, précisément, les
petits bouts qui dépassent et que le grand maladroit saisît, ce sont les phonèmes. Par
exemple, on pourrait s'imaginer que « La Rance » aurait dû introduire
« lard rance » qui allait mieux dans le sens de l'idée de mauvaise odeur qui
avait commencé à s'exhaler. Eh bien, pas du tout, ça s'est transformé en
« commerce rentable ». Le ran ce est devenu ce ren.
C'est dire le tâtonnement inconscient qui s'opère ou, pour mieux dire, la gymnastique acrobatique qui s'effectue constamment en nous. Et que nous ne percevons généralement pas dans la vie courante. Mais des techniques comme la réécriture, qui nous délivrent de l'obligation sociale de signification, nous permettent d'entrevoir ce qui doit se passer quand nous laissons à nos phonèmes emmagasinés la liberté de jouer et de s'associer comme ils l'entendent. Ou, plus exactement, dans la direction que l'inconscient tente obstinément de leur faire prendre.
Mais,
déjà, si on donne à celui-ci l'occasion de faire ce travail-là, même sans qu'on n'y
prenne garde, il nous procure un plaisir étonnant. Sans trop qu'on sache pourquoi, ni
d'où nous vient cette impression si jouissive de dégagement, de soulagement, de
libération qu'est la source profonde de notre joie de communiquer.
Je suis
tenté de poursuivre ma réflexion sur ce thème. Il y a derrière tout cela quelque chose
qui m'intrigue et que je cerne mal. J'ai d'abord refait l'expérience. J'ai réécrit
vingt-quatre tercets à partir des trois mots - lavabo, taxi, vrille qui se sont
d'ailleurs perdus en route. Cette rédaction ne m'a pas coûté puisque c'est cela ma
technique de prédilection ; puisque j'ai un plaisir immense à guetter ce qui va
pouvoir surgir, à discerner dans la neige qui se dissipe sur l'écran le problème de
l'heure ou le souvenir qui se constitue.
Eh bien, à la fin de la série des 24 réécritures j'étais en train de m'engueuler copieusement. Et je crois assez bien savoir pourquoi. Je devrais avoir le courage de faire un pas audacieux dans un certain sens et je ne m'y résous pas. C'est bien mon problème prinicipal du moment. Et tout naturellement, les réécritures ont débouché là-dessus. C'est bien loin de la télé, cette fois. Et plus près de ma réalité profonde. Mais pour y parvenir, j'ai dû creuser plus loin que le premier sable humide ; on ne trouve pas la nappe d'eau immédiatement, au ras de la surface.
Cette
réécriture a été reprise par d'autres personnes. Elle leur réussit également. Et
peut-être que le lecteur lui-même s'y est essayé à partir de lavabo... taxi...
vrille... ou de trois mots à lui.
Une
dernière remarque : il s'agit bien de trois mots. Nous avons essayé avec deux mots,
puis avec quatre, mais ça ne fonctionne pas. Je crois bien savoir pourquoi. Quand on
arrive à la troisième ligne, on a suffisamment perdu de vue la première ligne pour
pouvoir réaliser des associations vraiment libres sur le troisième mot. Et quand on
retourne à la première ligne, on retrouve un domaine tellement différent de la
troisième qu'on se sent à nouveau disponible. Mais on n'est pas tout neuf car les
associations qu'avait déclenchées la réécriture de la première ligne se sont
mises à fructifier souterrainement pendant qu'on se préoccupait consciemment de
la deuxième, puis de la troisième ligne. Et elles tombent directement et spontanément
sous la bille quand on revient à la première ligne. Et c'est vrai, évidemment, pour
chaque réécriture de chaque ligne. Le rythme ternaire convient vraiment à la
facilitation du travail de l'inconscient que l'on cherche ici. Et ce n'est pas du tout
étonnant qu'on obtienne ces résultats-là.
Maintenant,
je vais sortir du cadre de la présentation de techniques collectives. En effet, j'ai
voulu approfondir la question du rôle des phonèmes en utilisant une technique qui
pourrait être reprise et développée. Ceux qui sont intéressés comme moi par cette
histoire des phonèmes enfouis ne négligeront peut-être pas les quelques pages qui vont
suivre. J'ai pensé un moment qu'elles étaient trop rebutantes pour être insérées dans
cet ouvrage. Mais l'intérêt manifesté par plusieurs personnes de mon entourage m'a
décidé à les conserver. De toute façon, on pourra passer directement au chapitre
suivant.
La
réécriture d'un mot
Au lieu de
prendre trois mots, je n'en prends qu'un. Et je n'en réécris qu'un. Je prends le premier
qui se présente. Ou bien je le crée artificiellement en pointant quelques lettres, au
hasard du stylo, sur un texte imprimé. Je vous livre mes séries qui m'étonnent encore.
Voici la première:
- graille - grille - grenouille - gribiche - cibiche
gribiche - grichette - bichette - bidouille - bigoudi cagibi biribi -
gribouille.
Quand je
suis arrivé au dernier mot: gribouille, il m'a semblé que mon petit cinéma intérieur
s'est aussitôt arrêté. J'ai senti très nettement que c'était comme si j'avais obtenu
un résultat et même, le résultat. J'avais l'impression que, depuis le début, je
tournais autour. C'est comme lorsqu'on s'amuse à lancer des cailloux sur une ampoule
grillée, placée à dix mètres. On encadre l'objectif, tantôt plus près, tantôt plus
loin, non trop à gauche, non trop loin, cette fois-ci trop à droite. Et puis, soudain,
on tape dans le mille : ploof !!
C'est
exactement ce que j'ai éprouvé. Il y avait en moi comme une tension. Je sentais que je
m'approchais tout près ; par moments, je l'avais « sur le bout de la
langue ». Puis je m'éloignais pour revenir encore, brûlant et refroidissant comme
dans le jeu de cache-tampon. Mais quand, au bout de la série, j'ai trouvé « Il
gribouille », j'ai su que je n'avais plus rien à chercher. Ca a été la détente
complète, le vide absolu, le relâchement total. Comme si un condensateur s'était
brusquement déchargé.
Mais je pense qu'il serait intéressant d'examiner d'un peu plus
prés ce qui s'est passé. Il me semble que dans l'espace des phonèmes : g,a,y,r du
premier graille, le mot gribouille qui m'habitait depuis plus de trente ans pouvait se
glisser. Le gri s'est tout de suite mis en place ; le ouille ne s'est
présenté que deux fois parce que le b était associé au i et ne pouvait
s'en séparer. Le b a même précédé le g un certain temps. Puis tout
s'est remis en place et mon mot est apparu.
Mais je
crois pouvoir dire que c'est quand je me suis détendu sur le bi que le ouille a
pu prendre sa vraie place. Pour moi, la réapparition des mots que l'on cherche n'est pas
une affaire de volonté mais de détente et presque d'abandon.
Je peux dire exactement la même chose : « Je brûle, je gèle, ça y est, j'ai trouvé » pour une deuxième série de mots :
« surgir - vagir - vagissement - agissement - agencement -
rugir - régir - bouger - décider - cidre vacidre bêcher - béchir -
rougir - rougissement - rugissement - rugicide - régicide. »
On sent,
là aussi, que l'esprit tâtonne maladroitement vers la solution et qu'il se fixe,
provisoirement à ce qu'il considère comme le phonème juste ou l'ordre exact des
phonèmes. Et si on ne persévère pas, on reste en rade. Je suis sensible à cela parce
que j'utilise souvent ce procédé pour retrouver les mots qui m'échappent. Et, de plus,
j'ai trouvé un truc qui me facilite le travail. Je vais, par exemple, essayer de
retrouver le nom d'un joueur de foot de mon adolescence. Je commence : Fraval -
Flohimont - Fortin - Formi - Folton. Ça y est ! Cette fois, ça n'a pas
été long. Ceux qui aiment analyser verront comment les choses se sont mises en place à
partir de Fraval qui était le nom d'un partenaire du joueur. Le F et le L
sont apparus très tôt. Puis les sonorités en O et ON se sont mises en
place. Le T final est disparu. Il y a eu également le retour aux deux syllabes,
l'hésitation entre les deux liquides R et L et l'égarement de l'avant-dernier mot. Et si
je m'étais embarqué dans une série Toufal - Toufol - Tonfol j'aurais trouvé
également car je connais le truc qui est d'inverser: Ton-fol = Folton.
On peut
également travailler à deux. Par exemple, on recherche le nom du mari d'une cousine
éloignée de ma femme. Je commence par n'importe quoi : - Gorges du
Verdon. Elle enchaîne : Gorges verdâtres. - Moi: Gorges à croupetons. Elle :
Gorges à quatre pattes. Moi : Georges à quatre pattes. Elle :
Georges acariâtre. Nous : Ça y est : Georges Arraca !
Moi, ça
m'émerveille ce tâtonnement de l'esprit sur les phonèmes. On ne s'en sert pas assez. On
se fatigue inutilement. Alors qu'en procédant à une brève analyse on retrouverait plus
facilement le mot qui nous échappe quand on en a besoin
Pour le
plaisir, essayons une troisième série :
« Criminologie
- incriminer - récriminer - incrimer crenmine - endocrine - crinotine crini
-clinique... »
Non, cette
fois, c'est trop artificiel. Je ne joue pas le jeu. Je ne me laisse pas aller. Je me place
en position d'observateur attentif. Mon conscient entrave le travail de mon inconscient.
Et je sens que je m'énerve. Et, justement, c'est surtout ce qu'il ne faut pas faire. Le
subconscient n'affleure que dans la détente. Il affleure dans les situations
répétitives qui engourdissent un peu l'esprit : à la pêche, par exemple, quand
l'eau coule et change constamment, dans une continuité poursuivie. Ou à la messe quand
les sons de l'orgue se déroulent dans une continuité de notes, sans accidents notables
qui réveilleraient l'attention. Ceci, dans un clair-obscur habité de reflets mélangés,
et immobiles.
Cette
litanie des mots que j'écris, cette psalmodie, c'est peutêtre un bercement pour susciter
la rêverie. Et un mot-clé en profite pour remonter des profondeurs. Cela me fait penser
que dans nos écritures automatiques, ça balance souvent:
« Si
le chien en sauvage » renage dans mon atmosphère, la prunelle enamourée sera
derrière les volets verts. Une odeur saugrenue guette mes joyeux visages et
l'insupportable orage remonte sur mes flancs nus. Alleluia d'amour divine, je vous devine
sans mes tourments etc. etc. »
On sent
là, l'utilisation d'un procédé vieux comme le monde, procédé que l'on retrouve dans
les litanies, les complaintes, les chants, les poèmes à rythmes et à rimes, la musique,
le bercement, le vaudou...
Le premier
mot : gribouille est un mot-clé pour moi. En effet, je me souviens qu'il y a plus
de trente années, le directeur de l'Ecole Normale m'avait traité de Gribouille. Et toute
la promo s'était esclaffée. Je ne savais pas que j'avais été mortifié au point qu'il
me soit resté une marque à effacer.
Le second
mot : régicide m'intrigue davantage. Est-ce que j'avais été frappé par le
récit du supplice de Ravaillac ? J'avais onze ans. Le maître nous avait parlé des
quatre chevaux qui tiraient et des tendons des articulations qui résistaient. Maintenant,
j'ai mal à l'épaule, à la suite d'une chute. Et ça pourrait être une explication
très plausible et pas du tout farfelue de l'apparition du mot. Malheureusement, il est
apparu avant ma chute c'est dommage parce que ça aurait fermé ma question.
Alors, il
faudrait peut-être chercher du côté du complexe d'Oedipe. Moi qui aimais tant mon
père, j'aurais rêvé du meurtre du roi ? Et j'aurais refoulé cette pensée ?
(A moins qu'il ne s'agisse du meurtre de ce maître autoritaire). Peu importe
l'explication du mot d'ailleurs. L'essentiel c'est que ça me fasse tant de bien de faire
resurgir ces mots si profondément enfouis. Oh mais, attendez je me sens prêt à
nouveau :
crinoline - acrimonie - crémone
crémonîtoire - crématoire - crime atroce - criminelle criminologie -
criminimini - cryologie - l'acrimonie.
Eh bien,
ça y est, une fois de plus : le dernier mot épuise entièrement ma pulsion
d'expulsion. Et, là encore, j'ai une explication. En effet, dans trois jours, je vais
prendre le train pour rejoindre un groupe où régnait autrefois une amitié sans faille.
Mais maintenant, c'est l'acrimonie qui s'y est installée. Et ça me pèse vraiment.
Mais
on pourrait me dire :
- Mais,
dès le deuxième mot, tu avais trouvé : acrimonie. C'est exact. Cependant, le vrai
mot, c'était « l'acrimonie ». Et ce simple L change les choses. En effet,
autour des phonèmes de acrimonie pourraient flotter des idées d'âcreté, d'acier,
d'accroc. Mais l'acrimonie c'est différent. Je vais m'amuser à faire une liste
des idées auxquelles pourrait se référer ce mot. Je pourrais penser à :
Lacryma :
larme
Lacryma
Christi : vin dItalie que nous avons bu récemment dans une fête de
famille.
Lacédémone
: ville grecque où un héroïque enfant s'était laissé manger le ventre par un
renard volé.
La
crémone : mot favori d'un pion qui nous détestait mon frère et moi, quand
nous étions enfants.
Crémone :
ville dItalie où on fabriquait des violons. Et peut-être celui sur lequel
jouait Mozart, l'héroïque enfant.
La
sacrée Simone : peut-être une fille pour laquelle j'aurais eu des désirs
refoulés.
La
Simonie : la vente d'indulgences dont j'aurais certainement besoin.
Je pourrais
continuer dans cette voie. Mais il ne faut pas se faire d'illusion : il faut se lever
de très bonne heure pour mettre le doigt sur la bonne explication. Et ce n'est souvent
qu'une explication provisoire. L'inconscient, ça ne se déchiffre pas comme ça.
Cependant, quand il cherche à se donner du plaisir, souvent il nous en donne. N'est-ce
pas l'essentiel ?
Cependant,
en la circonstance, j'incline très fortement à penser que c'est bien de l'acrimonie
qu'il s'agit. Mon rêve de ce matin m'en fournit une forte présomption. C'était un rêve
agité, rempli de tensions, de luttes au cours desquelles j'étais très agressé
verbalement. Il s'est terminé par l'exclamation de quelqu'un :
« Il
y a de la crinoline et Paul ne fait pas ce qu'il faut ».
A mon
réveil, j'ai essayé de déchiffrer ce rêve comme je m'amuse à le faire souvent, sans
beaucoup de succès d'ailleurs. Mais je n'ai rien trouvé. Et c'est précisément par ce
mot crinoline qu'a débuté ma vraie troisième série ! C'est bien vrai que
je ne fais pas ce qu'il faut : je me tais, je laisse faire, je n'agis pas, je n'aide
pas ceux qui voudraient lutter pour empêcher qu'elle ne s'installe, l'acrimonie. Et
certainement, ça ne doit pas me donner bonne conscience.
Mais ce
n'est peut-être pas non plus par hasard que j'écris ces derniers mots. J'ai peut-être,
en ce moment, mauvaise conscience à parler ainsi de moi, de mes rêves, de mes
mots-clés, de mes idées. Le moi n'est-il pas haissable ? Est-ce que je ne donne pas
à mon propos une tournure trop personnelle ? Eh bien tant pis ! C'est un
passage que l'on ne pourra éviter. A un moment ou à un autre, l'écriture collective
débouchera nécessairement, non seulement sur une production personnelle, mais,
également, sur des idées, des interrogations, des jouissances personnelles que l'on
devra au groupe et que l'on paiera en retournant au groupe pour en multiplier encore plus
les bénéfices. Alors j'ai bien fait de descendre à mon niveau si j'ai pu convaincre le
lecteur que c'est intéressant d'écrire, que ce n'est pas rien, que c'est plus fondé
qu'on ne le croît, que c'est une aventure qu'il faut vivre, que ça permet de déboucher
sur des inconnus...
Evidemment,
on pourrait encore nous dire que c'est regrettable de s'arrêter ainsi en chemin, que nous
n'allons pas assez loin, que nous devrions chercher à comprendre ce que recouvre cette
production de parole dans nos groupes...
Oh !
non, nous avons une telle perspective de plaisirs à découvrir que nous n'allons pas nous
arrêter à ce qui nous est si difficilement accessible.
Je crois
avoir déjà signalé à propos de l'acrostiche et de l'écriture automatique que, parmi
les registres possibles, on peut avoir un registre principal. Le mien, celui qui me
convient parfaitement, c'est la réécriture. Et maintenant, j'ai sur ma table de travail
un poème qui n'avait que deux lignes au départ. Et je le réécris de temps en temps. Il
a maintenant une quinzaine de pages. Cependant je ne peux pas me le dissimuler : des
mots reviennent souvent : il y a des constantes. Peut-être irai-je les regarder un
jour. Mais j'ai une certitude : j'ai un très grand plaisir à l'écrire : les
mots montent des profondeurs et éclatent comme des bulles à la surface, dans un
sentiment de libération, d'allègement, de détente, de mieux être inexprimable qui ne
dépend nullement du sens que je pourrais leur accorder. « A dire ses mots parfois
on s'en soulage ».
Tiens, à
propos de réécriture, on pourrait penser à la réécriture tournante où l'on
réécrirait la phrase du précédent en laissant venir des associations. Et ce serait
curieux de faire « son » marché après cela, en relevant tout ce qu'on a
écrit. Eh ! bien, si l'occasion s'en présente... Mais voici une lettre d'Annie.
- J'ai
envie de dire comment, avec un peu de recul maintenant, je ressens tout ce qu'on a fait
pendant ces séances « d'écrit ». Ca a été la découverte d'un domaine
inconnu, de pouvoir jouer avec les mots, de s'enivrer avec.
Mais
aussi cela sur deux ans. Ce n'est pas en six mois que j'aurais pu commencer à faire
craquer ma carcasse protectrice. La peur des mots qui vont me révéler aux autres alors
que je ne veux montrer que le côté que je trouve « bon » aux autres. Le
jugement des autres et la crainte de se montrer telle quelle. Et puis, après, la
découverte que les autres sont pareils, ont leurs problèmes, leurs angoisses, leurs
folies. Et puis, une fois que les mots qui font peur sont écrits, réécrits encore et
encore, voir que finalement, ils n'ont plus autant de pouvoir. Et puis alors, la sensation
de liberté dans l'écriture et la jouissance des mots, l'invention.
Le mot
que j'aimais beaucoup : « crusmiellé », il est toujours dans un petit
coin. Et je me le dis parfois. Et ça m'émerveille toujours. Et puis et puis... surtout,
je crois, le fait que tout est à découvrir, à inventer. C'est comme une porte ouverte,
seulement entrebaillée pour le moment, mais qui ne demande qu'à s'ouvrir complètement.
Et puis, non seulement, cette jouissance de l'esprit, mais aussi tout le bien que ça fait
sur mon comportement, plus de sûreté de soi mais plus en profondeur. Après tout, chacun
est ce qu'il est, Chacun a des tas de petits coins secrets à défricher. Et ça vaut le
coup de tenter de les chercher plutôt que de rêver de ressembler à une image qui
ne correspond pas plus profondément à ce que je suis.
J'ai
essayé de jeter sur le papier mes impressions d'ensemble de l'apport que j'ai eu de
lI.U.T. En écrit sur tout d'ailleurs. Mais c'est toujours dur de figer des
sentiments sur le papier (là je trouve que le mot restreint). C'est vraiment formidable
toute cette expérience que j'ai faite. Et j'en ressens les conséquences dans tout mon
comportement. Mais ce n'est pas tous les jours facile de se montrer comme on est. C'est
pas grave, ça viendra. »
Annie.
Avant de
poursuivre, je voudrais faire appel à un second témoignage : celui de Claude
Nougaro (interview d'Ouest-France)
« Rien,
chez moi n'est délibéré. Je suis finalement le premier témoin de ce qui se passe en
moi. Et j'ai pour mission première d'être l'exécutant appliqué de certains
événements qui naissent dans les fibres de mon esprit ou de mon muscle mental. Mais tout
est le fruit d'un mûrissement intérieur, d'une réflexion, d'une tension, d'un désir
sourd qui, peu à peu, font leur passage. »
« Je
dois me débarrasser de mes germes. D'autres textes sont encore bloqués en moi. Je suis
à l'intérieur de moi comme à l'intérieur d'un labyrinthe. Je marche à travers des
parois, mais butte sur un mur. Je suis toujours prisonnier de quelque chose et il me faut
limer un barreau pour retrouver un espace neuf. Il y a en moi, quelque part, quelque chose
d'incarcéré qui demande à être libéré. »
« Il
n'y a jamais d'état de paix entre les mots et moi. Je suis manipulé par des forces: il
faut que je les exprime. .. Mais j'aime cette torture. »
Eh bien, il
semble que nous ayons trouvé récemment le moyen de faciliter l'expression de ces forces
dans un groupe qui se réunit hebdomadairement depuis plus d'un an. Voici à quel schéma
général de séance nous nous maintenons actuellement (provisoirement ?)
A - Lecture
d'un montage de textes. B - Technique de rire. C - Marché de poèmes. D - Marché de
marché. E - Parole.
A Il s'agit
d'un montage très court de quelques extraits de textes auxquels le groupe avait réagi
lors de la séance précédente. Ça nous met tout de suite en forme.
B Plus que
d'une technique de rire (il nous est simplement donné en prime), il s'agit d'une
désarticulation, d'une réduction du langage à un assemblage hétéroclite de mots et de
phonèmes.
Prenons
la dernière en date :
Désarticulation
du langage
Quelqu'un
lit de manière presque totalement inintelligible un texte inconnu. Chacun transcrit alors
sur la feuille une première phrase à partir des phonèmes qu'il a repéré en réalité
ou en imagination. Par exemple, à partir de cette phrase que je viens d'écrire :
« Chat
qui crie dehors dans les feuilles printanières départ des faux-nez récupérés dans une
mauvaise pagination. »
Le suivant
réagit comme il veut à cette première phrase. Et les suivants réagissent ad libitum
aux réactions. Cela donne un salmigondis, une cacophonie de sons et de sens.
Là-dessus,
on fait un marché de poèmes où l'inconscient s'emmêle. Et il est parfois si riche
d'images insolites qu'on songe à un marché de marché. Puis, on parle là-dessus ou on
invente une autre technique pour redescendre sur terre.
Voici
quelques autres techniques de départ de ce type :
- écriture
très dérangée d'une phrase pensée.
-
inventaire délirant.
-
définition abracadabrante de mots restés secrets.
- début de
récit incohérent
-
éléments fous d'un rêve.
-
déformation d'un vers ou d'une expression :
« Comme
un vol de fers chauds - un citron flâneur - un en peuplier des sentiers de fer - la
panacée au vermicelle. »
Il semble
bien qu'en travaillant de cette façon, on se préoccupe de provoquer un désordre qui se
révélera organisateur. « C'est en se désintégrant que le Cosmos
s'organise ». Mais les feuilles qui tournent engendre des interactions entre les
éléments de ce chaos. Des atomes de pensée se constituent, puis ils en viennent à
s'organiser en molécules, puis en corps beaucoup plus complexes... Et on arrive ainsi à
un ordre d'expression qui nous plaît et enfin à un super-ordre qui nous ravit. « Désordre
interactions - organisation - ordre, c'est le tétralogue de l'univers » (Morin).
Et on devient ainsi les témoins étonnés et heureux « des événements qui
naissent dans les fibres de notre esprit, de notre muscle mental ».
Mais à la
fin de la séance, alors que nous avons approché de la plénitude et presque de la
saturation, il nous faut bien nous séparer. Alors, immédiatement s'installe en nous un
germe de frustration qui va se développer tout au long de la semaine. L'impatience va
nous gagner et nous aurons hâte de nous retrouver pour nous vautrer, pour commencer, dans
un nouveau beau désordre. Et comment, de cette façon, la cohésion du noyau des
participants n'irait-elle pas en se renforçant; ce qui enclenche régulièrement une
augmentation de son pouvoir d'attraction. C'est ainsi que de nouvelles personnes vont
s'installer pour commencer sur la seconde orbite, en attendant de se rapprocher du centre,
si leurs disponibilités, leurs pulsions, leurs affinités pour l'écriture en décident
ainsi. Mais, à force d'hyper-concentration, le noyau central en viendra peut-être, lui,
à s'éclater en biographies, théâtres, musiques...
Pour
revenir à la réalité, terminons ce chapitre par un extrait d'un commentaire de la
pensée de Jacques Lacan.
« Selon
Lacan, linconscient, lieu privilégié de la parole, est structuré comme un
langage, ce qui permet d'utiliser la linguistique pour l'analyser. Il disait :
« Un enfant se cogne contre une table et l'on va dire que
cette experience lui apprend le danger des tables. Eh bien, c'est faux ! Quand
l'enfant heurte la table, ce n'est pas devant la table qu'il est placé, mais devant le
discours que lui font immédiatement ses parents(
)
Le sujet est constitué par le langage et non le contraire. »
Les Cinq Collines
Je me suis
consacré, jusqu'ici, à l'examen de la trajectoire qu'on pourrait proposer à un groupe
d'écriture. Je pense qu'il peut être utile, maintenant, de faire le point des quelques
idées qui se sont, peu à peu, imposées à nous. Ce qui frappe tout d'abord, c'est la
rapidité de l'accès au deuxième palier qui est celui du rire la première étape, très
courte, étant l'introduction à la liberté d'écrire - Il convient d'interroger un peu
cette réalité.
Le rire
apparaît surtout au début. Il semble même que les premières pépites d'une expression
plus engagée ne peuvent apparaître qu'après un long lavage préliminaire de rire. La
constance de son apparition m'a longtemps interloqué. Au début, je n'y prenais pas garde
parce que j'étais trop occupé à rire moi-même. Mais par la suite, à force de
m'interroger, j'ai pu en discerner quelques éléments. La source principale, à mon point
de vue, c'est l'attaque des interdits. On peut, je crois, affirmer que le grignotement de
l'un des cinq interdits suivants : la folie, le sexe, les excrétas, la loi, la mort
provoque, automatiquement, une hilarité irrépressible. Nous allons les examiner
successivement.
La
folie
L'attaque
se réalise principalement au niveau de la destruction du langage. Pouvoir écrire ce que
l'on veut, comme on le veut, c'est à ne pas croire. Il faut dire que dans la vie
ordinaire, on nous a appris, très tôt, à contrôler notre langage. On nous y a même
rudement contraint dès la prime enfance.
-
« Allons, cesse de dire des imbécillités ! As-tu fini de faire l'idiot ?
Tu ne peux pas parler comme tout le monde ? Tu n'as pas honte ? Qu'est-ce qu'on
va penser de toi ? Qu'est-ce qu'ils vont penser les gens ? Qu'est-ce qu'ils vont
penser de nous si on te laisse faire le fou ? Parle comme il faut, je te prie !
Dis merci. Demande pardon. Dis « s'il te plait » - Fais attention à ce que tu
dis - Ne dis pas de bêtises - Pourquoi qu'tu causes comme ça ? »
Maintenant
encore, quand un message oral n'est pas signifiant, il devient immédiatement suspect.
Suspect de folie. Et celui qui l'a énoncé risque d'être aussitôt rejeté, condamné,
isolé. « Cachez ce singe, qu'on ne saurait entendre » A moins qu'il n'ait
pris la précaution d'écrire son émission verbale dans le cadre d'une activité
légalement reconnue : chanson, spectacle, poésie.
C'est qu'il
faut tout de suite circonscrire la folie. Les gens ont tellement peur que leur propre
folie n'échappe à leur contrôle qu'ils se hâtent d'annihiler toute odeur de déraison
dans l'environnement de peur d'être entraînés sur cette pente socialement très
dangereuse.
Et
pourtant, lorsqu'on est enfant, quelle propension naturelle au délire verbal !! Ma
longue expérience de la créativité enfantine me permet presque d'affirmer que cela
correspond à un besoin de dérégler les règles pour mieux les assimiler. Et à un
tâtonnement intensif pour maîtriser les divers éléments de la communication par essais
sur les timbres, les hauteurs, les intensités, les durées, les attaques, les positions
de la langue ou des lèvres, les variations du souffle, etc. Cela correspond également à
un tâtonnement d'expression et même de projection par gémissements, plaintes, appels...
Il semble que ce soit une étape obligée, normale, naturelle même. Et pourtant la
société la réprime impitoyablement par la famille et l'école. Il faut tout de suite
devenir adulte, c'est-à-dire : enfant aliéné. Alors que l'enfant rêve
d'expérimenter et de transformer le monde, il faut qu'il apprenne à s'adapter au monde
hiérarchisé.
Cette très
forte coercition ancienne - et actuelle - est toujours fortement ressentie parce que la
pression interne de la parole reste constamment présente en chacun. Et l'on conçoit
aisément quel lot de souffrance ça peut apporter. C'est pour cette raison que la
première liberté que donne le groupe d'écriture est si intensément appréciée :
« C'est pas croyable ! On n'a jamais connu ça ».
C'est
d'ailleurs la première certitude que le groupe doit se préoccuper d'offrir aux
participants : ici, on écrit ce que l'on veut, comme on le veut, sans jamais avoir
à craindre d'être sanctionné pour ses audaces de langage ou son orthographe. Et c'est
aussi pour cette raison que l'animateur et, s'il se peut, deux ou trois initiés, doivent
dérailler généreusement dès la première technique du mot tournant.
Le premier
tour de participation des nouveaux venus est souvent très modéré : leur chien de
déraison est bien tenu en laisse. Mais, dès le deuxième tour, ils ont compris. Et leur
cabot dé-laissé batifole comme un sauvage en aboyant dans tous les coins. Quel
merveilleux soulagement, pour une fois, de ne plus avoir à avoir l'air normal et
intelligent ! Généralement - général allemand - c'est la censure, l'exigence de
conformité à la norme qui était la règle. Et c'est à elle qu'on s'attaque en premier
lieu dans les écrits. D'où le succès infaillible des définitions, proverbes,
histoires, inventaires tournants.
Le premier
rire naît donc du dérèglement de la parole. Mais il existe plusieurs façons de la
dérégler : on peut dévier des sonorités, perturber l'ordre des syllabes ou
l'ordre des mots, mêler les ordres de pensée, les angles de vision, déranger l'ordre
sérieux ou introduire un mot sérieux dans une suite de folies... Cela nous fait déjà
un joli début de canevas. Allons-y voir de plus près en examinant quelques productions
spontanées. Prenons par exemple, trois définitions :
Paillasson
bulgare : Foin au bulgare de l'autre
Cristal :
Cri que lance un garçon d'écurie pour dire où on doit mettre le cheval.
Cheval
: dire à ma mère.
On le
voit : les à-peu-près les plus-loin, les très-loin même, les au-delà, les choses
les plus tirées par l'écheveau, tout est bon qui surprend. Et encore, ceux-ci se
tiennent à peu près convenablement. Mais parfois on s'esclaffe inexplicablement pour des
trucs qui n'en valent vraiment pas la peine. Par exemple, voici une série minable :
Icône :
C'est l'envers de ta cône !
Métropolitain
: Le métro poli nous teint
Andouille
: de balle en trou de balle
Circulation
: circule dans une ville dIsraël.
Il faut que
l'ambiance soit vraiment bonne pour que l'on puisse être amené à rire de ça !.
Les
à-peu-près sont parfois si épouvantables que personne ne peut les saisir sans une
laborieuse et comique explication. Mais cela n'a pas d'importance puisque celui qui les a
commis a déjà souri intérieurement et, parfois même, extérieurement,
Le
dérèglement des lettres est également très utilisé :
« Le
Zinois n'aimait pas la Zine de Mao »
Là, il y a
quelque chose de plus qui confine à une sorte de liberté de régresser. On se met dans
la peau de celui qui ne peut encore prononcer correctement les phonèmes locaux. la preuve
en est qu'un étranger qui s'essaie à la langue du pays a toujours un aspect enfantin.
Cet infantilisme calculé repose du sérieux adulte. Il permet aussi de prendre une sorte
de revanche. Car on a souffert avant de parvenir à parier « juste » quand on
y est parvenu. Et on y a été fortement condamné sous peine de sanctions, moqueries,
punitions... Aussi, cela nous procure un plaisir intense de faire des fautes de
prononciation à volonté, on se trompe et, non seulement on ne s'en trouve pas
sanctionné, mais on en est même gratifié. Quel progrès ! Avant, on ne pouvait
pas, on n'était pas autorisé à... et on ne s'autorisait pas à... Maintenant, on
peut !
A propos
d'étrangers, on imite souvent - de loin - le langage des peuples qui n'ont pas nos
phonèmes.
-
Pourquoi êtes-vous en retard ?
-
Pa que mi papa s'est pèdu dans la mède
-
Où est le petit Didier ?
-
Le bedit Titier, il est bardi jez lui
- Tommache, je foulais lui tire teux mots
Mais, on a
facilement fait pire :
- Caca,
pipi coucouil, voyou. Tola splach, chrisbar tin quane di chtroufouilli
-
Y a pas que le Popo qu'à des Peltes.
Quel
sentiment de liberté, n'importe quoi, vraiment n'importe quoi ! Quelle ivresse,
quelle jouissance de pouvoir descendre si bas, tout au fond.
Mais on
passe à d'autres dérèglements. Par exemple on parle breton en français :
- Si
j'aurais su, je n'aurais pas été venu ici pour être malade.
- Je
suis restée quinze jours couchée avec le docteur.
Ou bien, on
mélange l'ordre des lettres comme le fait la Comtesse :
- Le
train va tarpir. Attention au pédart.
On
réinvente spontanément le verlan en inversant les syllabes
- Comme
un vol de faugert hors du nièchar talna.
On le voit,
tout est vraiment permis, c'est le délire total, c'est la folie.
Je conçois
très bien que le lecteur puisse s'en agacer. Ça paraît tellement facile, gratuit,
infantile. Et puis, personne n'a vraiment été formé à accepter ce genre de fantaisie.
Heureusement, nous ne restons pas longtemps à ce niveau parce que c'est un dérèglement
trop mécanique, trop superficiel. Et un délire profond est nettement plus intéressant.
Mais il faut permettre aux choses de se construire et les laisser aller jusqu'à leur
aboutissement. Les voies de l'expression profonde sont impénétrables. Qui aurait pu
penser, par exemple, à ce qui va suivre.
Un jour,
nous n'étions pas très en forme ; personne n'avait d'idées. L'un de nous a
dit :
-
Et si on essayait d'écrire les choses les plus stupides possible.
Alors, on
est parti. Et, une fois de plus, on a constaté qu'il suffit de partir. Même de plusieurs
degrés au-dessous de zéro. On débouche toujours sur quelque chose d'intéressant. Mais,
pour partir bas, ça oui, on partait bas.
CHARADE
Mon premier est la femelle de ton
Mon second est un animal veuf du
mâle de mon premier
Mon troisième est un cri d'animal
Mon quatrième est borné sans but
Mon tout est comme cette charade.
Premier = ta
Second = raton, veuf du ton = ra
Troisième = cot, cot = bis cotte.
Quatrième = borné = butté sans
but = té.
Mon tout = tarabiscoté.
Le malheur,
c'est qu'Alain était spécialiste de ce genre de charade. Il affectionnait celles du
genre :
Premier = instrument
d'éclairage
Second = instrument
de cuisine
Tout =
homme célèbre. (Lampe au néon, Pelle à tarte).
En
voici une autre de sa veine
« Mon
tout est le département d'un petit homme qui a perdu sa poule anglaise : Main-Hen =
Ain».
La
supériorité d'Alain était évidente. Elle nous a tous bloqués dans un premier temps.
Bien fait ! Ça nous apprendra à autoriser les productions individuelles. Mais, par
chance, nous avons pensé au correctif, c'est-à-dire au collectif. Chacun démarrait par
un premier qu'il ne révélait pas. Le suivant inventait un second d'après ce qu'il avait
cru comprendre du premier, etc. Quels rires lors de l'explication finale. Qui aurait
pensé que les autres auraient pu aller aussi loin dans le non sense ?
Évidemment,
tout cela vole plutôt bas. Mais la fiente de l'esprit peut améliorer le terreau du
jardin d'agrément. Et puis, on a besoin aussi de marcher très près de la vie ordinaire,
à ras de terre ; ça prépare l'envoi. En fait, on se fatigue assez vite des
charades. Il faut trop se tournicoter l'esprit. Cette masturbation intellectuelle se
trouve à l'opposé de la décompression, du relâchement. Il faut simplement savoir qu'on
peut aussi se détendre vis-à-vis de la logique. Et puis, ce n'est pas si stupide que
cela : Freud n'a-t-il pas parlé du mot d'esprit et de ses rapports avec
l'inconscient ? Et ce jeu sur les mots est peut-être un pattern de conduite
spécifiquement français. A ce propos, j'avais été frappé par le récit suivant d'un
rescapé des camps de la mort :
« Quelqu'un s'était évadé du camp. Il avait un nom un
peu spécial, mettons : Maire. En attendant qu'il soit repris, les déportés avaient
été condamnés à rester debout sur la place d'appel. Il faisait très froid. C'était
une terrible punition. Les Russes étaient sombres, en sourde révolte. Les Anglais
étaient distants, ailleurs. Mais le groupe des Français était secoué de rires. Ils
faisaient des astuces : Il s'est bien dé-Maire-dé, il est parti en A-Maire-ique, il
en avait Maire,... ».
Pour que de
tels comportements résistent à des conditions aussi atroces, il faut vraiment que ce
soit bien chevillé au corps. C'est peut-être une défense, un moyen de faire face aux
circonstances par la dérision. Ça a vraiment de l'importance. Il ne faut pas mésestimer
cet outil de survie. Aussi, on n'a pas à être indulgent, ni par devoir, ni par
gentillesse. On a à liberté, égalité, fraternité d'accepter toute forme d'expressions
à l'égal des autres. En sachant d'ailleurs que si on continue à aller de l'avant on
n'en restera pas là. Mais aussi, qu'on pourra, librement, y revenir.
Voici
quelques textes coffrets à l'accueil du lecteur
« Comment
sabbat ? - Ça botte et toile à sommier ? - Savate rapiécée Ah !
bon je suis content pour toi. »
« Qu'ouis-je ?
Qu'entends-je ? Que fais-je ? Que fris-je ? Qu'enterre-je ?
Qu'espère-je ? Qu'interrogè-je ? Que perceneige ? Qui bourre-je ? De
quoi joue-je ? Chez qui cours-je ? Qui secours-je ? Sur qui
discours-je ? ».
Tous les
légumes seraient de la fête : les petits pois roublards - on a toujours besoin
d'eau - les poireaux dégingandés avec une barbe de trois jours, les carottes timides et
rougissantes, les tomates enceintes de trois mois, les céleris scélérats sur les bords,
les choux-fleurs qui viennent de chez le coiffeur, les choux-frisés naturellement, les
pamplemousses pimpantes et douces et le chaton à charmille qui se chatouille en saison
sèche sous les chansons soyeuses des sirupeux séringas et les artichauts au coeur et les
censettes à papa et les longues bananes si juteuses, si juteuses
»
Voici
maintenant, une série de textes écrits dans la même soirée. Ils démontrent que si, au
départ, il arrive qu'on se traîne à terre, il arrive aussi quelquefois que l'on se
redresse.
Substitution
de lettres, de mots
d'expression
1) La gym astique - L'abysse à cliquette - Les pendeurs de
fumiers - Et patati et pétris pas ta tarte - Le porc salue l'escadre - Dix pur-sang de
TVA.
2)
Baiser à nouilles rabattues - La majuscule émascule le minus - Un mince sana incorpore
l'anus - Une de pondue, dix de couvées - Tel père, tel déficit - C'est au pied du mur
qu'on voit le caleçon - Comme on fait son guili on se touche - INRI, plus maintenant.
3 ) Une
de perdue, une dixième qui n'a pas encore voulu de moi - Comme on fait son délit, on se
fait enfermer sa jeunesse - Tel père, telle névrose poursuivie - C'est au pied du mur
qu'il faut rassembler ses faibles forces pour s'évader - Mettre un enfant au coin... de
ses rêves - Se glisser comme une ombre dans sa propre lumière - Pousser les mémères
dans les hospices - INRI ra plus jamais.
Le
sexe
C'est ce
qui suit immédiatement le flirt avec le tabou de la folie ; dès que la parole s'est
un peu libérée. Et ce n'est pas surprenant puisque c'est aussi ce qui a été très
fortement réprimé dans l'enfance.
En fait, le sexe est apparu dès le début. Mais on ne s'en est pas aperçu parce qu'il s'est contenté de se manifester sous forme allusive ou symbolique... A défaut.
« Il
y a longtemps que la sexualité cligne de l'oeil sous les jeux de mots, les fantaisies du
regard, les résonances, les homophonies » (VANEIGEM, Le livre des Plaisirs).
Mais, chez nous, il se montre assez rapidement sous son vrai jour, en pleine lumière. Il suffit que quelqu'un fasse un premier pas pour qu'il y ait aussitôt surenchère. Et l'on arrive très vite à appeler une chatte une chatte.
Mais
curieusement, on retourne très vite au voilement, car c'est beaucoup plus intéressant.
C'est comme s'il fallait habiller le sexe de mots pour le rendre présentable et charmant.
«
Mère noire où plonge et replonge un sexe à mesure que la pompe s'amorce et se
désamorce. Faire l'amour, c'est brancher le régulateur sur le tensiomètre. Et le
gagnant doit faire péter l'appareil. Mais comme les appareils sont réglés pour ne pas
péter, y a jamais de gagnant. Et les mecs se retrouvent comme des cons devant les nanas ;
eux qui voulaient tellement les épater. Heureusement, qu'elles sont bonne
pâte ! ».
Le plaisir du sexe, c'est aussi de tourner autour. Il y a beaucoup à prendre dans les allusions. C'est que l'on s'est nourri, très tôt, de fantasmes. Et on n'en finit pas d'essayer d'en épuiser les jouissances. Il y a beaucoup de degrés dans la sexualité et le premier degré c'est celui des mots. Au début, comme dans la vie quotidienne, la moindre possibilité d'interprétation délictueuse déchaîne des rires homériques. Et cela dure longtemps. Et puis, ça évolue comme dans l'histoire tournante suivante (8 auteurs).
« Je
me promène entre les mailles de mon pull. C'est dur, dur, dur. C'est plein de couleurs et
de fibres, de cheveux tricotés au hasard. J'arrive soudain à un changement brusque de
couleurs. Je passe au marron. Un gros morceau de cuir, d'abord, puis du tissu plus fin,
gris marron. Je sens de fortes odeurs de fauves, comme dans les ménageries. Ça sent la
petite fille qui se néglige. Je m'aventure encore un peu et là, horreur ! J'ouvre
les yeux, les narines, les doigts de pied, la bouche et je vois, je n'ose encore y croire,
c'est là, devant moi monstrueux, visqueux, tout un tas de laine noire qui est tapie dans
un coin. Pourtant je n'en ai pas. C'est quelque chose qui a pris la forme de la laine
noire alors ? Je m'avance prudemment vers cette masse informe. Ce sont des poils de
femme. Je m'avance, ça craquète, ça crispaille. Je rampe, je me faufile dans ce matelas
de crin. C'est chaud. Jy resterai bien. Mais quelqu'un vient en chercher pour en faire du
cordonnet à monocle. Cet intrus a une tête de sagouin mal embouché. Y veut prendre des
poignées de la laine. Mais elle résiste. Et soudain, la main du sagouin disparaît. Elle
disparaît dans un gant. Et dans cette forêt douce et tendre, elle pénètre
profondément. Des soubresauts ponctuent sa pénétration. Elle revient en arrière,
rentre à nouveau. La main et la laine se confondent alors. Les doigts s'entrelacent entre
les mailles mouvantes et douces, cachées et prenantes. La main se perd, se perd. Où
est-elle rendue ? Elle a perdu la boussole, la main. Elle est perdue. Les mailles du
filet de laine se referment. La main affolée cherche désespérément une sortie. Elle
voit une pancarte « braguette ». Elle s'y précipite, traverse des marécages
chauds et doux. Ah ! quelle est loin la douce et ensorcelante mais dangereuse laine.
Enfin voici le ciel l'air pur. Le voyage est terminé. Mais on le refera ! ».
S'il faut
en croire Michel Foucault, le plaisir de la parole sexuelle, c'est le pouvoir que l'on
prend sur l'autre quand on le pousse à parler de son activité sexuelle. Et on reçoit en
même temps et en prime, une forte éclaboussure de ce plaisir. Inversement, celui qui est
poussé à parler de son plaisir a ce pouvoir de se montrer, ou de scandaliser, ou de
résister à l'interrogation qu'on lui adresse. Dans un groupe où l'on peut être à la
fois parleur de plaisir et sollicitateur de parole, il peut s'installer un jeu dont on ne
saurait se lasser, un jeu d'émois et des autres, un jeu subtil et inépuisable.
Les
excretas
(Le
caca, le pipi, la sueur, le sang, le vomi, etc.)
Là aussi,
la répression a été telle dans l'enfance qu'on s'y vautre un long moment. Et cela
déclenche évidemment des rires inextinguibles. Comme chez certains enfants de Claire
Brétécher qui se tordent de rire sur le tapis au seul bruit de ce nom osé : pipi.
Il faut
croire que, jusque-là, nous n'avons guère eu l'occasion d'utiliser les mots interdits
puisqu'à notre âge, il nous faut encore nous maintenir aussi longuement à ce stade. En
faisant resurgir les mots interdits, on se venge, on rattrape, on provoque, mais cette
fois avec la certitude de vaincre, toutes les personnes qui nous ont fait rentrer ces mots
dans la gorge au cours de notre enfance. Et on sait que la vengeance est un plat qui se
mange froid. Comme celui-ci est très froid, le plaisir en est augmenté d'autant... Et si
nous rions comme des enfants c'est parce que c'est l'enfant qui rit en nous ; celui qui
fut condamné a être propre, même dans son langage. Le moment de la propreté, c'est
l'aboutissement d'une lutte intense entre l'enfant et les parents. Et si ceux-ci ont
gagné, ce n'est que provisoirement. Des revanches seront prises symboliquement ou,
parfois même, réellement au niveau de la sexualité. Et, pour commencer, cela se passe
au niveau des mots. Signalons à ce propos que l'humour des Japonais, ce peuple si
réprimé dès l'enfance, a pour base essentielle la scatologie. On comprend que, nous
aussi, nous puissions rire à cet endroit. Même si nous avons également d'autres sujets
de rire.
Il n'est
pas question de fournir beaucoup de textes sur ce sujet ; on en serait vite
écoeuré. Il faut une certaine ambiance. Et puis ça ne se déguste pas seul, ça se
partage.
En voici
cependant un qui peut contribuer à horrifier, tout en ravissant. C'est d'ailleurs une
provocation assez courante : on fait un pas de plus pour montrer qu'on sait aussi oser. Et
celui qui lit a d'abord une sorte de haut-le-coeur poli, celui qu'on nous a appris à
avoir, pour avoir l'air normal. Mais aussitôt après, déferle souvent le rire, dans un
débordement irrésistible de toutes les défenses installées dans notre inconscient par
les discours des parents.
« Un
livre propre alla se promener sur le boulevard Rochechouart. Il n'était pas d'ailleurs si
propre que cela. Il contenait un poil de brosse à dents resté coincé entre deux canules
fessues à souhait. Il revint à sa chambre encore chaude où elle dormait et se coucha
près d'elle. il dégueula et elle lui fit ramasser ses vomissures. Il se brossa les dents
avec de la bave d'escargot. Et le sperme de sa nuit éclata en longues traînées
jaunâtres qui dégoulinaient lentement sur la vitre que la chatte léchait. Une fillette
qui passait par là en prit sa part et repartit en se léchant les doigts ».
Ces
insanités sont bien humaines. Elles sont peut-être la manifestation d'une tendance à la
régression vers l'animalité. On pourrait parler aussi de « l'intérieur et
l'extérieur » et de beaucoup d'autres choses qui fleurent fort la psychanalyse.
Mais
quittons ces territoires où nous folâtrons souvent en hennissant de rire et
intéressons-nous maintenant au tabou de
La
loi
Si écrire
librement, c'est se libérer en premier lieu de tout ce que l'on a refoulé, il est
évident qu'on va se saisir de toutes les occasions offertes pour s'attaquer à tout ce
qu'il a fallu subir comme oppression ou répression dans sa vie.
Il faut
dire que, comme chez tous les enfants, nos pulsions étaient fortes. Et il a fallu que la
famille et l'école emploient beaucoup d'énergie pour réussir à nous mettre au pli de
la conduite normalisée. Et cette contrainte, cette limitation forcenée de nos désirs
s'est marquée en creux dans notre sensibilité psychologique et parfois, dans notre
chair. Et ça s'est accompagné souvent de regrets, de rages rentrées, de désirs de
revanche, sinon de vengeance et de rancunes longuement mijotées. Aussi, il nous faut
toujours essayer de cicatriser ces blessures profondes en les revivant soit au niveau de
la parole symbolique - et encore mieux de la parole directe - soit au niveau du corps dans
la sensualité et la sexualité.
La plupart
du temps, ça prend des formes détournées : on s'attaque aux flics, aux juges, aux
ministres, aux présidents. Mais, en réalité, on s'attaque au père, à la mère, au
grand frère, à la soeur, aux instituteurs, aux professeurs, aux pions, aux chefs, aux
directeurs, aux curés, aux bonnes soeurs, à tous les gardiens de l'ordre et de la loi,
aux autorités, aux hiérarchies, aux dirigeants de tous acabits et même aux dirigeants
de syndicats et de partis...
Et dans ce
domaine encore, il en faut du temps avant que ne commencent à s'épuiser les plaisirs de
la dérision, de la ridiculisation, de la plongée dans la boue, dans la merde, dans le
feu, dans le sang, dans la mort !
Ceux qui
sont familiers des créations vraiment libres des enfants retrouveront là des thèmes qui
apparaissent très tôt dans l'enfance. Car, comme le dit Gérard Mendel, la
transformation de homo-sapiens en homo capitalistus doit commencer très tôt, sinon la
société courrait trop de risques. Mais, très vite également, les enfants entrent dans
la résistance, au moins à divers niveaux symboliques.
La notion
de loi recouvre d'ailleurs un champ très vaste, la religion y est englobée et les dieux
eux-mêmes n'échappent pas au massacre. Chacun y reconnaîtra le sien... Il faut ajouter
que nous sommes en Bretagne et que beaucoup d'étudiants ont bénéficié d'une formation
catholique très poussée.
« Je
sentais que l'abbé était fort et que le pouvoir religieux, c'est tout de même quelque
chose. C'est simple, il suffit alors que je lui pique sa soutane. Le pouvoir déshabillé,
il vaut plus grand chose. Et le pauvre abbé à poil, avec le peu de chaussettes qui lui
restait, ne savait plus que faire de son goupillon, puisqu'il était à poil et qu'un
individu à poil, en chaussettes avec un goupillon, il est difficile de croire que c'est
un curé prêt à bénir la connerie idéologique. Amen ».
« L'eau
tombait de leurs vêtements et de leurs pieds. Ils marchaient tous les trois en silence
avec le poids du malheur sur leurs épaules de naïveté. Leur peau d'innocence ne
comprenait pas et leurs mains de tendresse pendaient, inertes au bout de leurs bras
d'êtres humains. Ils marchaient tous les trois, sur une plage sans fin. Un oiseau bleu
voleta au-dessus de leur tête. Cela les fit sourire tristement. Une bande d'oiseaux se
posa devant la Trinité et commença à rire d'un rire si communicatif que la Trinité,
jusque là très sérieuse et très digne, commença à se rouler par terre. Et le père
et le fils et le chien Esprit se toidirent de rire et les oiseaux aussi. Ils se donnaient
de grandes claques sur les cuisses. Enfin, peu à peu, ils s'apaisèrent. Alors les trois
acteurs altèrent pisser un coup puis ils bafrèrent une omelette avec un kilo de
rouge ».
« Sainte-Thérèse
ramassa les morceaux du révolver éclaté. Elle réussit à reconstituer un
demi-révolver, se visa la tempe et réussit son demi-suicide en devenant un
demi-fantôme. Son corps, comme partagé par le milieu, était d'un côté, pur
rayonnement et, de l'autre, pure pourriture. Un coin de sa bouche souriait ; l'autre,
dégoulinait de putréfaction. Alors, les noirs s'aperçurent qu'elle avait Lisieux
bouché ! ».
Je pourrais
citer une grande quantité de textes s'attaquant encore plus directement à l'autorité.
Mais à quoi bon ? Dès la deuxième séance, il en fleurira de semblables.
L'animateur initial risque d'ailleurs gros dans cette affaire, puisqu'il est, au début,
l'autorité du groupe et, par conséquent, le support de toutes les agressions de
dérision ou de destruction. - S'il est attaqué, c'est bien, c'est que ça fonctionne
parfaitement. Réjouissons - nous mes frères !
La
mort
Encore un
tabou. Il ne faut pas en parier. Alors on la neutralise ; on la circonvient par des
mots. Et on se sent si fort en groupe quand on a l'arme du rire !
Il s'ensuit
d'épouvantables catastrophes des tortures recherchées et parfois comiques. Il y a aussi
comme une défense de la culpabilité par l'emploi du nombre. Quand il y a tant de
blessés, tant de morts par milliers et même par millions, ce n'est pas possible qu'on
nous prenne au sérieux. Alors on peut y aller sans crainte. A ce point-là ce n'est pas
pensable, ça ne peut être que pour plaisanter.
Mais,
bientôt, le sadisme se mêle au cynisme. Et le rire s'augmente de ce que certains osent
dire, de la transgression des règles du comportement civilisé. Et, alors, on peut en
tuer des gens du passé, des gens du futur ; peut-être pour cacher les haines du
présent. Cela permet de régler leur compte à tous les fantômes d'oppression qui nous
habitent encore. Et quand on a pu faire quelques pas dans un atroce imaginaire, on en
revient un peu soulagé d'avoir pu cracher ses fantasmes de destruction rentrés. Et l'on
s'en retrouve beaucoup plus disponible pour assumer son rôle d'être humain ordinaire
avec toutes ses tendresses.
Eh bien,
moi je pensais que tout cela ne pouvait être que pour rire. En effet, les chances de ma
vie ne m'avaient pas permis de nourrir des haines si extrêmes. Mais quelquefois certains
étudiants parlent sérieusement du désir de la mort réelle de l'un de leurs parents.
J'en reste tout éberlué. Mais je conçois à quel point la réalisation symbolique,
camouflée, irréparable de leurs désirs de meurtre puisse leur être une détente
efficace. Elle leur permet de mieux marcher dans la vie et d'en percevoir objectivement et
utilement tous les éléments sans que leurs désirs profonds ne s'interposent trop et ne
filtrent trop en noir - ou en rouge - la réalité.
Mais je
viens de recevoir d'un ancien étudiant, maintenant professeur dans un L.E.P., un texte
tournant de ses élèves de 15 ans.
« Dans
ce château sinistre, mes nuits sont hantées par des bruits sourds sortant des murs, des
bruits de chaîne affreux qui me tintent dans les oreilles. Des monstres atroces me
regardent, m'épient, me font peur. J'ai l'impression que chaque mouvement que je fais est
enregistré. Des araignées énormes parcourent les murs blancs. Une porte claque et un
bruit sourd atteint mes oreilles. Soudain, un cri perçant: ha a a a a a !!
Des bruits d'os. Il apparaît. Ses yeux jaunes me regardent
fixement. Un chat se glisse par la porte entrouverte, s'installe dans le chapeau et griffe
la boîte cranienne, la déchiquette et attaque le couvercle qu'il avale d'un coup de
dents. Ensuite, il lui crève les yeux et passe ses pattes de devant dans chacun des
orifices, puis repart tranquillement vers une autre victime qui va être un assassin
encore pire que le premier. Il l'attaque, le secoue, prend son couteau, taille sa chair en
lamelles de 4 cm chacune, lui arrache l'oeil gauche, puis l'oeil droit et en tombe en
syncope. Mais personne ne l'empêche, une fois réveillé, de continuer; il arrache les
ongles, les oreilles, les cheveux et ensuite mes beaux poils frisés et longs dont je suis
si fière. Malheureusement et heureusement pour moi car j'ai mal à la main à force
d'écrire, cette histoire se termine ».
Donc, la
deuxième étape, c'est le franchissement des cinq collines interdites. Cela prend un
certain temps car il faut longuement revenir sur les antiques interdits avant de s'en
libérer. C'est peut-être en cela que réside un certain aspect thérapeutique de notre
pratique. En effet, on permet à du refoulé de remonter au jour, par petites quantités,
dans l'ambiance acceptante d'un groupe de personnes également concernées et à égalité
de pouvoirs.
Mais si
thérapie il y a, cette thérapie n'est ni savante, ni chère : il suffit simplement
de protéger de tout jugement les premiers essais d'expression. D'ailleurs, la thérapie
ne commence-t-elle pas au premier mot « vrai » que l'on laisse sortir de
soi ? Si on a du temps et de la régularité, des choses peuvent se passer
imprévisibles et surtout, non-attendues, non-espérées. Et si quelque chose se produit
parfois, en bénéfice secondaire, c'est précisément parce qu'on ne l'a pas cherché,
parce qu'on ne s'est pas fixé de but. Nous n'avons jamais d'autre préoccupation que la
séance d'aujourd'hui. Elle seule nous intéresse. A chaque jour suffit sa joie. On verra
bien s'il y aura d'autres séances. Ce n'est nullement une obligation. On n'entre pas en
cure ; on ne s'engage pas dans un processus. Et c'est peut-être cette absence si
nouvelle de tension vers un but qui est à l'origine du plaisir de libération que l'on
éprouve.
Mais il est
évidemment d'autres éléments à prendre en considération et, en particulier, tout ce
que le groupe peut apporter de positif. Je crois que l'on peut parler du groupe au
singulier car, bien que les groupes puissent parfois différer beaucoup, on peut
néanmoins percevoir une certaine constante des comportements et on peut donc
généraliser.
Il n'est
pas question d'examiner ici des phénomènes qui ont déjà été largement
étudiés : aspect de sécurisation, de maternage même, lutte pour le pouvoir, etc.
Nous nous contenterons seulement de nous pencher sur certains aspects propres à notre
expérience.
Fonction poubelle
Certains
jours, on essaie, en arrivant dans le groupe, de se débarrasser sur lui de tout ce qui
nous gêne. Il faut dire que ce sont souvent les choses les plus récentes qui semblent le
plus facilement encombrer l'esprit. Elles sont pourtant parfois insignifiantes. Mais on ne
le sait pas. Elles sont trop proches dans le temps pour qu'on ait eu le loisir de les
placer dans une perspective ; le dernier-né des arbrisseaux cache l'antique forêt
à celui qui a le nez dessus. Quelquefois, on ne se sent pas en forme sans qu'on sache
pourquoi. Ce qui est certain, c'est que « Non, vraiment, aujourd'hui, je ne me sens
capable de rien. C'est foutu... je suis trop préoccupé... c'est même pas la
peine... ».
Eh bien, à
peine un premier petit tour d'écriture et le voile épais et lourd qui paraissait devoir
tout cacher et tout gâcher se trouve miraculeusement levé. Et on se retrouve soudain,
frais, disponible, présent ! Comment est-ce possible ? On raconte le dernier de
ses incidents de vie : un mauvais rêve, un réveil tardif, un démarrage
difficile... et ça y est, on est prêt à commencer ! mais pourquoi a-t-on ainsi
besoin de parier alors que, manifestement, les autres se moquent bien de ce qui vous
préoccupe ? Et, pourtant, si on est empêché de parler, c'est parfois le drame.
Ecoutons ce qu'en dit Roger Gentis, le psychiatre bien connu :
« On
va parler encore de la parole. On dira jamais assez ce que c'est barré dans le monde où
on vit, y a des gens qui en crèvent, J'exagère rien, y a vraiment des gens qui se
foutent en l'air, faute de pouvoir parler. Y en a aussi des masses qui en pâtissent toute
leur vie, qui s'emmerdent toute leur vie, qui souffrent toute leur chienne de vie, qui
mènent une vie imbécile et sans aucun intérêt parce qu'ils peuvent pas parler, parce
qu'ils ont pas d'endroit pour parler et parce qu'ils veulent pas parler, parce qu'ils sont
conditionnés à se taire » Guérir la vie, Maspéro.
Mais quelle
est donc l'origine de cette souffrance de parole ? Personnellement, j'ai cherché
longtemps une réponse à cette question. Mais un jour, en lisant « Anthropologie
du Geste » de Marcel Jousse, j'ai senti que je tenais une bonne piste. En effet,
il disait : « L'homme est le grand mimeur universel. Les choses jouent
l'homme. Alors l'homme rejoue les choses ».
Moi j'ai
traduit cela à mon niveau : « Les choses (les événements, les incidents, les
aventures...) percutent l'homme intérieurement. Alors, s'il veut retrouver son
équilibre, il a impérieusement besoin de les répercuter extérieurement ». Ou, si
l'on préfère « Il nous faut nécessairement exprimer ce que la vie a imprimé en
nous ».
Ce
phénomène est vraiment curieux. A ce propos, voici un type de conversation assez
courant :
- Tiens, bonjour, ça va ?
- Oui
ça va. Ou plutôt non, ça ne va pas. Je ne sais pas ce que j'ai, je dors mal, je suis
anxieux. Non ça ne tourne pas rond en ce moment.
-
Ah ! oui. Eh bien, tu ne sais pas, mon fils vient de passer l'examen des P.T.T. il
n'a pas mal marché, On espère qu'il va s'en tirer.
- Oui,
ça commence à l'inquiéter sérieusement. il va falloir que j'aille consulter un toubib,
- Oui,
eh bien, s'il réussit à son examen, ça va nous tirer une belle épine du pied. On
commençait à se faire du mouron. Allez salut, content d'avoir bavardé avec toi.
- Moi aussi, allez salut. A bientôt.
Et ça se
reproduit tous les matins. Mais une seule conversation de ce type ne saurait suffire
puisqu'on recommence cent mètres plus loin avec une autre personne, puis une autre, puis
une autre... Et, à chaque fois, c'est la poignée de mains que l'on donne qui permet
d'indiquer à d'éventuels spectateurs qu'on a le droit de monologuer ainsi puisqu'on a la
caution d'une oreille réceptrice dans un rayon de moins de deux mètres. Car il faut
être prudent, même si la pression de parole est forte, il faut se garder de donner
l'impression que l'on parle seul, on se ferait ramasser par les services de santé.
Mais dans
un groupe d'écriture, il est plus facile de se débarrasser de la dernière chose qui
vient de nous arriver. En effet, on touche une dizaine de personnes d'un seul coup. C'est
beaucoup plus économique. C'est comme si on déchargeait de ses épaules, en une seule
fois, le fardeau que l'on demandait à partager. Et la parole-arbrisseau se dissout alors
instantanément. Le groupe y a d'ailleurs intérêt car il sait bien que tant que ces
choses insignifiantes mais pesantes n'auront pas été jetées dans la poubelle d'un
premier tour, il ne pourra se sentir suffisamment à l'aise pour développer ses
potentialités profondes du moment.
Fonction palier
Il n'est pas rare de voir des personnes entrer en panique dès qu'elles se trouvent en présence de plus de deux ou trois interlocuteurs. Et il leur faut un très long apprivoisement de leurs peurs avant d'être à l'aise dans des assemblées plus nombreuses. Mais si elles ont un jour la chance d'appartenir à un groupe d'écriture, elles atteignent beaucoup plus rapidement le palier de la sécurité. En effet, lorsqu'on crée ensemble, dans la joie, lorsqu'on peut se frotter aux autres sans éprouver aucune blessure, alors on peut commencer à croire qu'il pourrait être intéressant de s'ouvrir à une plus grande communication. L'aspect libérateur du groupe est incontestable. Parfois, il a son unité. Et il évolue comme une personne : l'une des parties de chacun s'accordant à la même partie des autres. Et c'est comme une résonance amplificatrice. Parfois, au contraire, il est traversé de contradictions. Et c'est tout bénéfice parce que « les contradictions sont le moteur du développement ». Mais c'est surtout sur l'audace que s'applique l'amplification. Il suffit d'un pas de plus de l'un des participants pour que le groupe rentre en résonance surenchérissante. Et cela provoque le déchirement du filet des contraintes.
Mais je
crois que l'élément fondamental c'est l'absence de culpabilisation : personne ne
peut se sentir coupable puisque personne ne peut être tenu pour responsable de la
création collective. Puisque personne n'est repérable. Et c'est vrai aussi dans l'autre
sens si quelqu'un se hasarde sur le plan de la tendresse ou de la confidence, cela peut
gagner l'ensemble du groupe et créer un climat de confiance inespéré. Et, là encore,
personne ne pourra être moqué sur son désir « impudique » de tendresse
puisque le seul responsable, c'est le groupe tout entier. Cet évitement de la
culpabilisation est étonnant, c'est si rare de pouvoir faire quelque chose qui ne puisse
vous être imputé à défaut ou à crime.
Mais il est
un autre point aussi surprenant et qui le rejoint d'ailleurs un peu : l'acceptation
des personnes. J'ai personnellement longtemps cherché à en savoir les raisons. Je
crois avoir enfin compris : les jugements ne peuvent être que positifs.
En effet,
il y a dans le groupe une grande diversité de personnalités, une infinité de
références personnelles, une grande variété de perceptions. Et ce n'est pas étonnant
qu'à un moment ou un autre, quelqu'un puisse se reconnaître dans ce que l'un ou l'autre
a écrit. Et qu'il puisse y réagir positivement. Songeons par exemple, que dans un groupe
de quinze personnes, le vers tournant fait écrire quinze lignes à chacun. Et comme il y
a quatorze écoutes différentes, c'est bien le diable si l'une de ces lignes ne trouve
pas un écho. Et dans la séance initiale, on écrit une soixantaine de lignes. Il est
totalement impensable qu'au moins une de ces productions ne soit accueillie favorablement.
Et on se rassure si facilement du moindre indice d'acceptation de soi.
Relativité
positive
Le plus
curieux, c'est qu'il n'est pas besoin d'avoir la moindre parcelle de talent. Car on peut
bénéficier de circonstances extérieures au contenu de son message. Les phrases ne sont
pas individuelles ; elles vivent dans le groupe ; elles y deviennent autres. Par
exemple, si dans un chapelet d'injures les mots « Pauvre mignon » apparaissent
soudain, ils déclenchent aussitôt, par contraste avec l'environnement ordurier, un rire
imprévisible qui naît de l'inattendu manquement à la règle donnée.
Comme les
couleurs qui ne prennent valeur que par rapport aux autres, les mots ne prennent valeur
qu'en fonction de leur voisinage. Et l'auteur n'en est pas maître. Il jette ses paroles
dans le creuset ; mais la chimie qui y travaille ne dépend pas de lui. Donc, il n'a aucun
mérite. Mais il a une telle soif de perceptions positives de sa personne qu'il ne
réfléchit pas plus avant. Et il récupère à son profit les mérites imputables au seul
hasard des rapprochements.
Je me
souviens que dans un groupe familal, une personne de 76 ans n'avait pas très bien compris
la consigne. Elle croyait dans la phrase tournante, qu'il fallait continuellement ajouter
une série de trois noms. Mais, quand au cours de la lecture, les trios de noms revenaient
avec une régularité implacable : table, banc-chaise ou bien plancher, plafond,
meuble, cela déclenchait une hilarité irrépressible qui naissait du contraste entre
l'imperturbable énonciation de l'une et la fantaisie échevelée des autres.
Et cette
personne en était bénéficiaire : elle avait eu le double mérite, même à son
corps défendant, de susciter le rire et d'inventer une technique nouvelle. Et celui qui
est à l'origine d'un bon rire est toujours bien accueilli. Mais de tout cela, évidemment
il ne songe à retenir que l'aspect valorisant.
Valorisation
Donc, on le
voit, d'une façon ou d'une autre, on a 100 % de chance d'être gratifié sur sa
production. Et ça c'est capital. Car il ne faut pas se faire plus pur qu'on est, surtout
au début. On traîne depuis si longtemps une inquiétude de ce que l'on est, de ce que
l'on vaut. Parce que très tôt dans la vie capitaliste courante, on a été conditionné
à s'interroger sur sa valeur. Au début de cette nouvelle aventure, on ne sait pas encore
qu'on n'est pas ici dans une vie courante. Aussi, on a souci du jugement qui sera porté
sur ses productions. On guette intensément. Sans même le percevoir consciemment, on
reste très sensible aux réactions. Et comme elles sont régulièrement favorables, on
progresse peu à peu dans l'opinion que l'on a de soi-même puisque les autres ne
retiennent jamais de votre participation que ce qui est au-dessus de la ligne de zéro.
Mais il
faut signaler que l'inverse est également vrai : il y a trop de dilution de la prose
dans le groupe pour qu'une vedette puisse se glorifier de son talent Certes, elle reçoit
des appréciations favorables sur sa production. Mais elle n'est pas la seule : tout
le monde en reçoit également. Ainsi personne ne peut se glorifier d'être unique ou
au-dessus. Et cela permet aux fragiles, aux pessimistes de soi, de se trouver élevés
au-dessus de leur propre opinion. Et de ne pas en être descendus par l'épanouissement
d'une quelconque étoile dans le ciel proche.
Comment
dans ces conditions, le desserrement ne se produirait-il pas ? Comment des hardiesses
n'en viendraient-elles pas à se manifester ? Alors, celui qui n'y croyait pas et qui
cherchait amèrement une énième confirmation de sa nullité universellement constatée
s'aperçoit, peu à peu, qu'on pourrait lui reconnaître des talents tels qu'un humour
inconnu, une facilité d'images, une capacité de détournement, une parole riche de
composantes, un timbre insolite de textes... Écoutons Huguette qui est devenue si forte
depuis :
« C'est
vrai que je me sens un peu mieux dans ma peau. Mais ce n'est pas encore ça. L'effort
d'être moi-même est constant. Comme je voudrais, comme j'aimerais dire ce que je pense
réellement. Mais l'écoute n'est pas encore stimulante. On s'en fout de l'autre. Que
vienne le jour où nous parlerons, où nous nous écouterons sans gêne, avec sincérité.
L'expression m'aide à y voir plus clair dans la mesure où on me lit, où on répond à
ce que j'écris. Mais ça reste encore tellement peu. Ça ne fait rien, je me sens tout de
même mieux avec vous. Cette envie de faire peau neuve, je la ressens tout comme on parle
du printemps. Elle bourgeonne. Mais qu'il est difficile de lui faire dépasser ce stade.
Elle s'éveille seulement en chacun de nous ».
Un
erreur riche
Revenons
maintenant à cette revalorisation de l'individu dans le groupe et/ou par le groupe. Mais,
attention, cela ne peut se faire sans vigilance comme en témoigne ce qui s'est passé un
certain soir dans une structure d'éducation populaire de Rennes.
Notre
section de création écrite y avait connu un très rapide développement. Elle avait
comporté jusqu'à trente personnes. Et parmi elles, de nombreux poètes confirmés et
édités. Mais, assez rapidement, le nombre de participants était retombé au niveau de
la dizaine. Que s'était-il passé ? Eh bien, c'est très simple : tout au long
de ces séances, l'animateur était resté ferme sur ses positions : il avait veillé
par-dessus tout à ce que les « non-poètes » ne puissent se sentir
infériorisés et mis à l'écart. Aussi, les poètes-poètes avaient été déçus. Ils
n'avaient pas retrouvé ce qu'ils recherchaient habituellement. Et ils s'étaient
retirés. Mais cela avait permis à deux personnes faibles de continuer leur chemin
difficile et de s'en sortir par l'écriture et la parole.
Mais
revenons à cette soirée marquante. Je ne sais pas comment cela se fit, mais je commis,
en tant qu'animateur principal, trois erreurs successives : les techniques proposées
ou retenues par moi parmi les propositions du groupe, débouchèrent toutes sur des
productions individuelles. Une fois passe encore, mais trois fois !!! Fallait-il
être assez inconscient pour ne pas prévoir ce qui allait se passer : une personne
quitta la salle, puis une seconde... Et pourtant, beaucoup disaient :
« Ah ! ce soir, c'était fameux, c'était vraiment intéressant » . Et
ils avaient de bonnes raisons de se réjouir de la valeur de leurs productions. Mais
d'autres disaient : « Ce soir, c'était moche, c'était décevant,
décourageant ». C'est vrai que, cette fois-là, ils n'avaient pas fait un pas de
liberté de plus. Au contraire même, ils avaient refait des pas en arrière vers des
enfermements anciens.
Poète de groupe ?
Et
moi-même, je fus parfaitement en mesure de bien comprendre la situation. En effet, quand
la production est collective je constate que mes interventions - comme celles de beaucoup
d'autres - sont appréciées pour leur liberté de délire. Il faut dire que j'aime
prendre un mot à l'envers, ou le saisir sur son deuxième sens, ou bien je retourne une
proposition, je feins de l'entendre au figuré, je prolonge d'un adjectif impropre, je
condense la première et la troisième ligne, je rapproche deux thèmes éloignés...
bref, je triture la pâte.
Eh bien, ce soir-là, parce que je n'avais pas de pâte à
travailler, tout ce que je lus de ma production individuelle tomba complètement à plat,
dans un silence désertique où nul écho ne pouvait rebondir. Pas le moindre murmure
positif. Et, une fois de plus, cela me fut renvoyé à la figure que je n'avais aucun
talent de poète individuel. Comme je l'avais déjà vérifié maintes fois, cela me
laissa indifférent - d'ailleurs je n'ai jamais rien eu à dire parce que j'ai toujours
tout dit - Mais ce qui m'est arrivé m'a permis de mettre le doigt sur un point
fondamental (un de plus : il n'y a que des points fondamentaux).
Je sais
maintenant que si, pour mon malheur, j'avais à me chercher un quelconque talent en
écrit, cela ne pourrait se placer qu'au niveau de l'intervention sur un texte en train de
se constituer. C'est pour moi, une découverte importante : ainsi, on pourraît
n'être utile qu'au niveau d'une action exercée sur une trajectoire, dans un mouvement.
Ceci mérite vraiment qu'on s'y arrête. Et si certains ne pouvaient être que poètes de
groupe ?? Mais alors, il y a peut-être également des physiciens, des mécaniciens,
des mathématiciens de groupe (Là, j'en suis sûr, j'en ai rencontré dans ma
classe : Rémi qui agrandissait, Ghislaine qui reprenait à l'envers, Eric qui
disait : « Et si ? », Pierrick qui contredisait...), des
littéraires, des bricoleurs, des philosophes, des dessinateurs... de groupe !
Et
peut-être que 90 % des êtres humains ne peuvent être reconnus, ne peuvent se
reconnaître, ne peuvent s'épanouir dans cette société de réussite individuelle parce
qu'elle ne leur permet pas de développer leurs potentialités dans des groupes familiaux,
scolaires, économiques, sportifs, politiques... Ou, du moins, elle ne prend pas en compte
la valeur de l'être - dans - un - collectif... Il y aurait toute une école à
refaire !
Depuis
cette soirée si bien manquée, on se garde bien de mettre en relief les talents de qui
que ce soit, surtout au début. Après on n'y est plus sensible car on a accédé à une
autre vie. On devient totalement libre de sa parole profonde. Et on n'écrit plus que pour
elle en faisant au besoin son miel de la richesse des autres.
Pour
résumer tout ce chapitre, il suffit de souligner que l'une des raisons majeures de la
réussite de nos ateliers, c'est la disparition des jugements asservissants d'autrui dont
le premier réflexe est souvent, sinon toujours, de classer, d'étiqueter, de jauger,
d'évaluer négativement pour se défendre.
Mais « si
tu laisses courir et se brouiller les images préfabriquées de ta bonne et de ta mauvaise
réputation, il n'est plus nécessaire de te mentir dès l'instant où tu te
désintéresses de paraître, de prendre la pose pour la famille ou pour l'histoire, de
trembler devant ce reflet qui n'est que ta représentation étrangère » (Raoul
VANEIGEM, Le Livre des plaisirs, Encres).
Contradiction
Mais on ne
peut terminer ce chapitre sans essayer de dissiper un doute ou de répondre à une
protestation. Car c'est tout de même bizarre, ce n'est pas possible, ce n'est absolument
pas dialectique qu'il puisse n'y avoir que des jugements positifs. Eh ! bien
si ! Car avant ce temps de rencontre, le négatif en a largement sa part. Il suff it
de songer à la quantité de jugements dépréciatifs qui ont accompagné, depuis
toujours, la production écrite des gens. C'est pourquoi le positif peut bien apparaître
à son tour sans qu'il y ait à crier au scandale. D'ailleurs le négatif recélait en
lui-même un aspect positif puisqu'on éprouve un tel plaisir à le négativer :
« L'intensité de la jouissance est égale à l'intensité de la frustration »
- Évidemment, à condition qu'il puisse y avoir jouissance de la parole, ce qui n'est pas
automatiquement offert dans cette société qui immobilise souvent le balancier dans la
zone frustration.
Mais il est
tout de même exact qu'on apprécie mieux les plaisirs quand on en a été privé. Et sur
ce point, on peut être tranquille, il n'y a pas à se soucier de travailler dans ce sens
de la rétention de la parole : le travail est fait par avance et bien fait.
Mais il
faut être conscient que notre plaisir d'expression est à remettre lui-même dans une
dialectique. Si nous en restions toujours à son niveau, il s'userait. Et surtout nous
nous isolerions dans un cocon bien protégé. Ce ne peut être qu'un moment utile, sinon
nécessaire et qui ne doit pas dispenser de revenir à la vie. Mais là aussi, on peut se
rassurer, la vie ne nous oubliera pas.
L'avenir
du groupe
Il faut
surtout se garder de s'en préoccuper. Il est d'ailleurs impossible de maîtriser les
éléments qui en conditionnent la survie. Et on sait, en outre, que la vie est
contradictoire : « Quand on veut une chose on ne l'a pas ; c'est quand on
ne la veut pas qu'on l'a ! ». Aussi, le souci de la survie du groupe peut
suffire à en provoquer la disparition. De toute façon, ce qui peut le nourrir et
l'entretenir réside à l'intérieur même des personnes. Aucune démarche volontariste,
autoritaire ou culpabilisante ne saurait le maintenir en vie.
Quels sont
les éléments qui peuvent provoquer l'allumage d'un groupe ? On pourrait penser à
une première séance particulièrement réussie, sous l'impulsion d'un élément
étranger ou à la suite d'une circonstance particulièrement bénéfique. Mais ce qui est
absolument indispensable, c'est une charge suffisante des participants. La première
séance n'est alors que l'occasion d'atteindre la masse critique nécessaire au
déclenchement de la réaction par la juxtaposition d'éléments qui n'atteignent pas un
degré de force suffisant à l'état isolé. On peut être chargé d'une accumulation de
choses à exprimer qui n'ont pas encore trouvé une issue. Ou d'un désir intense de
s'évader des positions sécurisantes de la routine, désir qui a toujours été
jusque-là jugulé par la peur des réactions de l'environnement. Ou du regret lancinant
de ne plus retrouver des joies d'expressions qu'on aurait plus ou moins fugitivement
entrevues. Ou d'une saturation de solitude. Ou de l'espoir insensé d'une écoute
véritable...
Tous ces
éléments conjugués peuvent certes provoquer, un certain jour, un basculement
définitif. Mais il faut savoir qu'ils ne se réaliseront pas forcément dans la poursuite
d'une activité d'écriture collective. C'est ainsi qu'à la suite de diverses
circonstances, un groupe d'écriture avait éclaté, d'ailleurs au grand regret des
participants. Mais, peu de temps après, la plupart d'entre eux s'étaient retrouvés au
sein d'un groupe de fanfare-théâtre. C'est dire que les pulsions d'expression et de
création éveillées avaient cheminé souterrainement. Et elles s'étaient à nouveau
manifestées à la première occasion d'un regroupement - parce que l'essentiel, c'était
de se regrouper,
Mais, une
autre fois, un autre groupe qui venait de bien démarrer s'était trouvé réduit à deux
unités à la suite de circonstances diverses et fortuites. On avait aussitôt provoqué
sa dissolution parce qu'il était clair qu'on n'en avait pas suffisamment faim. Mais les
gens avaient réagi. Et comme ils voulaient continuer à éprouver les plaisirs qu'ils
avaient commencé à développer, ils avaient senti la nécessité d'assumer en
co-responsabilité la survie de groupe. Et ils avaient accepté de payer d'une présence
suffisamment régulière les bénéfices qu'ils pouvaient en retirer. Et ce groupe qui
s'était ainsi effondré une première fois a maintenant dix-huit mois d'existence. Et il
a même des intentions de week-end et des projets d'allumage de nouveaux groupes avec des
gens qui rêvent à leur tour d'accomplir un premier pas dans une très grande
sécurisation.
Cette
fois-ci, ce n'est pas un désir de rencontre à tout prix, qui a provoqué
l'établissement de la structure, mais un désir de continuer à découvrir de nouvelles
joies à l'intérieur du seul domaine de l'écriture.
Il semble
que, comme un gène immortel qui se réactualise successivement dans les corps, au fil des
générations, la pression d'expression circule et prend les formes les plus diversement
positives. Quand les conditions suffisantes se trouvent réunies.
Il est très clair maintenant, qu'on ne saurait présumer de ce
qui pourra se passer. Certes, les forces de cohésion peuvent être très fortes : un
désir intense de parole - une expérience des plaisirs - une frustration mobilisatrice
etc. Mais les forces de dispersion peuvent être égales ou même supérieures : un manque
de temps, des conjonctions d'indisponibilité, une mise à feu însuffisante, une
sécurisation qui tarde... Seule la chance permettra que se constitue un noyau central de
trois, quatre, cinq personnes. Alors le groupe survivra, le temps se trouvera, la
disponibilité se débrouillera. Et l'étoile ainsi allumée pourra continuer longtemps à
se nourrir de flux contradictoires : désir et peur, routine et aventure, reprise et
renouvellement, tension et détente, plaisir et frustration, angoisse et libération,
charge et décharge, amour et haine, présences et absences, ancien et nouveau, écriture
et parole, individuel et collectif, jeu et sérieux, prose et poésie, rêverie et
réalité, structuré et aléatoire, hasard et organisation, ordre et désordre...
Les Chemins de Grande Communication
Eh bien, la
troisième étape, c'est la communication. Car, à un moment donné, on bascule. On a pu
constater que la première étape de la mise au plaisir de l'écrit était très courte.
La seconde étape, c'est une sorte de conquête de la liberté. On profite de l'occasion
qui est offerte pour débloquer un canal de libération qui avait été très anciennement
et très soigneusement obstrué. Et il semble que ce déblocage crée une dynamique
d'expression étonnante. C'est comme si on s'exaltait pour rattraper le temps perdu.
Évidemment, ça ne se fait pas en une seule fois : on n'ouvre en grand les vannes
que lorsqu'on est vraiment assuré de ne pas avoir à se repentir de son engagement
d'écriture. Mais vient un moment où l'on n'a plus peur du tout. On est alors prêt à
abandonner tout camouflage de parole ; on est prêt à la livrer nue, au plus près de sa
vérité, au plus près de la pointe de sa pyramide.
Il faudrait
insister sur cette notion de la conquête progressive de la sécurité d'expression qui
semble être le permanent souci des êtres humains. Et le meilleur moyen, pour cela, c'est
peut-être d'introduire ici une petite théorie de la double pyramide que j'ai construite
après avoir lu la brochure BTR : Mille poèmes en un an. (CEL BP 109 - 06322
Cannes La Bocca Cedex).
Supposons,
par exemple, qu'une fille éprouve le besoin incoercible d'exprimer la difficulté de ses
relations avec son père, conducteur de poids lourds et poids lourd lui-même. Au début,
un peu comme tout le monde, c'est du soleil qu'elle va parler dans ses poèmes. Car c'est
un personnage masculin puissant. Et c'est, en même temps, un symbole bien commun et bien
pratique parce qu'il est difficilement déchiffrable. Évidemment la classe n'en pénètre
pas la signification profonde. Alors, avec un peu d'audace, la fillette parle d'un poids
lourd. Qui pourrait penser qu'une telle machine puisse représenter le père ? Ce ne
sont que des matériaux : du fer, du bois, du caoutchouc ! - Mais, c'est déjà
sur terre - Ce pas dans l'audace n'étant pas sanctionné par des railleries ou des
remarques blessantes, la fillette ose risquer un pas de plus. Elle parle cette fois d'un
lion, ou mieux, d'un éléphant. Parce que c'est fort, c'est lourd et ...
« sa » trompe. Elle reste à ce niveau d'expression par la fable tant qu'il
est nécessaire. Mais quand elle s'est bien assurée que cette pratique est absolument
sans danger, elle tente un pas supplémentaire. En effet, ce qu'elle cherche, de toute
évidence, comme chacun de nous d'ailleurs, c'est à parler au plus près de sa vérité.
Oui, mais comment s'en approcher davantage ? Eh bien, par exemple, en parlant de
l'ogre, du policier, du géant... Mais cette étape est généralement précédée d'un
palier supplémentaire. Car on ne saurait aborder directement les personnages masculins.
On risquerait d'être trop vite repéré. Le symbole pourrait être très rapidement
décodé. Et il reste encore trop d'incertitude au sujet de l'acceptation de toute
expression par le groupe-classe. Alors, l'enfant parle de la vieille mémé, de la
sorcière, de la bonne femme à qui il arrive mille aventures désagréables. Et elle
reste longtemps à ce niveau, car il permet déjà de bien agresser. Sans qu'on puisse la
culpabiliser de ne pas ménager son père. Puisqu'il s'agit de figures féminines !
Mais la fillette s'aperçoit que le climat de la classe est vraiment excellent. Tout peut
être accueilli. Chacun peut vraiment s'exprimer comme il l'entend. Alors, on voit très
rapidement apparaître des personnages de gangster, de géant, d'ogre, de policier, de
président... Et, avec eux, les comptes sont déjà beaucoup plus vrais.
Et pourquoi
ne pas monter vers des personnages de la vie ordinaire : boulanger, boucher,
menuisier ?
Et puis un
jour, on accède même à la profession du père : « Il était une fois un
chauffeur de poids lourd, il était tout petit». - Mais il est évident que si le
père est petit dans la réalité il sera question d'un personnage fort - Enfin, dernière
étape, dans un climat totalement favorable, devant une, deux, et si possible plusieurs
personnes (« Si on dit à plus, on dit plus »), la fillette en viendra à
parler clairement de ses relations avec son père.
C'est à
cela qu'elle tendait depuis le début. Et elle l'aura atteint par paliers successifs.
Avec, à chaque fois, une stabilisation momentanée à l'étage nouvellement atteint. Et,
avec à chaque fois, un pas nouveau dans l'audace, au bout d'un certain temps de
confirmation de l'excellence du climat.
Cela fait
penser aux plongeurs sous-marins qui ne peuvent remonter qu'en respectant les paliers de
décompression.
L'accession
à la parole vraie dépend du climat environnant. On reste aussi longtemps qu'il faut au
palier de sécurité choisi. Mais dans certains milieux, les personnes ne peuvent même
pas accéder à la première étape, c'est-à-dire au langage symbolique. Cependant, dire
sa vraie parole, cela ne suffit pas. En effet, l'être ne veut pas rester au stade du
rire, auquel il ne se résigne que par défaut. Il veut que ça change dans la
réalité : « Le dire, c'est bien, mais le faire, c'est mieux ». Ainsi,
sur cette première pyramide, va s'en ériger, s'il se peut une seconde
Par
exemple, la fillette dira à sa mère : « Tu devrais faire une tarte aux
pommes. Papa aime bien ça ». Et elle s'arrangera pour que le père sache bien
que c'est elle qui en a proposé la fabrication. Et puis, elle agira plus directement. Un
jour que son père aura oublié ses cigarettes dans sa chambre, elle prendra le prétexte
d'aller chercher un livre pour les lui ramener : « Tiens, j'ai vu tes
cigarettes, tu n'en as pas besoin ? ». Cette fois, ce qu'elle cherche, ce
n'est pas à exprimer la souffrance de sa mauvaise relation à son père mais à
l'améliorer, non seulement dans l'imaginaire, mais dans la réalité. Il y a cinq
années, j'aurais écrit cela comme une hypothèse ou comme une éventualité. Mais je
sais maintenant combien il y a de souffrance à ce niveau. Moi qui croyais que la bonne
relation père-fille était automatique, je me trompais bien. Plusieurs fois, j'ai su que
des filles avaient vainement tenté la réconciliation avec leur père, avant la mort de
celui-ci.
Voici par
exemple, une parole qui est montée des profondeurs jusqu'à son point suprême
d'éclatement.
- Mon
père ne m'a jamais aimée. Il me disait toujours : « Qu'es-tce que tu es venue
foutre sur la terre ? Je n'avais pas besoin de toi pour vivre. Je n'ai rien à faire
avec toi ».
Mais avant
de parvenir à cette expression, cette étudiante avait agressé, non seulement les
enseignants, mais également les étudiants les plus âgés de sa promo. C'était sa
manière de « parler ».
Je l'ai
revue récemment. Elle m'a annoncé qu'elle avait un petit garçon, mais qu'elle venait
aussi d'adopter deux petits enfants orientaux. Et elle a ajouté :
« Ceux-là,
au moins, seront aimés ! ».
Et, de plus, elle a quitté l'Animation pour prendre un poste d'institutrice maternelle. Et, ce faisant, elle ne se contente plus de s'exprimer symboliquement. Elle agit dans la réalité. D'une façon symbolique tout de même puisque, son père étant mort, elle ne peut changer leur relation. C'est en compensation, en sublimation de sa frustration d'amour. A la fois, pour être un parent meilleur leur et pour revivre une enfance meilleure à travers celle des siens. Elle avoue d'ailleurs qu'elle ne sait combien d'autres enfants elle devrait encore adopter pour effacer vraiment cette blessure originelle. Mais déjà, cela, elle peut le dire. Et c'est presque l'essentiel.
On voit,
par cet exemple, comment des blessures anciennes ont besoin d'être projetées hors de
l'être. Et les paroles essaient de franchir toutes les étapes nécessaires depuis le
plus sombre camouflage jusqu'à la plus vive lumière. Et ceci est vrai, peu ou prou, pour
chacun de nous.
Dans
certains groupes, l'accession à une parole véritable peut demander beaucoup de temps.
C'est ainsi qu'il nous est arrivé au bout de six mois (vingt-cinq séances) d'entendre
une fille s'exclamer : - Eh bien moi, ça ne me fait plus rire les trucs sexuels et
les petites folies ! Pourquoi ne parle-t-on pas plus sincèrement ?
Et il avait
suffi de cette étincelle tardive pour que l'on bascule. Mais dans des groupes plus
homogènes, le nombre de séances nécessaires peut être beaucoup plus réduit. Et dans
l'ambiance exceptionnelle d'un stage, on peut même parvenir à une communication très
engagée, dès le quatrième jour. Si l'animateur sent que les temps en sont venus, il
peut, par exemple, proposer la technique suivante.
Écrire
à tous
On prend
une feuille blanche. On met son nom en bas de la feuille et on la donne au voisin de
droite. Il vous écrit en haut de la feuille puis il la plie à l'extérieur avant de la
passer à son voisin. Celuici reçoit donc une feuille blanche à votre nom. Il vous
écrit à son tour, puis il plie la feuille, etc.
Quand les
feuilles ont fait un tour, chaque membre du groupe reçoit donc un message de chacun des
participants. On peut même faire un second tour dans les mêmes conditions. Mais, la
plupart du temps, on passe plutôt à une communication croisée. Car les messages reçus
suscitent des désirs de réponse immédiate et une correspondance s'établit. Et, souvent
même, cet échange se poursuit en dehors du groupe qui a uniquement fourni
l'exceptionnelle occasion de rentrer pour la première fois en communication véritable
avec des personnes qui étaient restées jusque-là à distance. Cette technique crée
souvent un climat positif surprenant. Au point qu'il arrive quelquefois que soit proposée
une lecture à haute voix de tous les textes reçus. Là, évidemment, il faut demander
l'avis de chacun des participants car ce n'était pas la règle du jeu initiale. Et ce
serait faire tomber les gens dans un piège. Il suffit d'ailleurs d'une seule réticence
pour que l'on s'abstienne. Et pour plus de précaution lorsqu'on lit, on démarre au
milieu de la feuille pour que personne ne soit repérable.
C'est
étonnant comme l'atmosphère du groupe s'en trouve alors transformée. Quelque chose
d'assez indéfinissable s'installe sans que l'on puisse savoir sur quoi cela va
déboucher. On sent à ce propos, combien l'écrit et l'oral ont des
« missions » différentes. On peut écrire ce que l'on ne dirait pas. Et on
peut se laisser aller à lire entièrement un message écrit alors qu'on ne supporte pas
facilement de laisser un message oral aller jusqu'à son achèvement. Cela provient, je
crois, du fait que le message oral est accompagné de gestes, de mimiques, de regards qui
détournent l'attention et qui provoquent une interprétation indépendante du message qui
résonne parfois contradictoirement. Si bien qu'on se met très vite les oreilles en
court-circuit pour ne pas entendre, aux deux sens du mot.
Le passage
à l'oral est d'ailleurs un des moments de la troisième étape. Au bout d'un certain
temps, on n'écrit guère qu'une demi-heure et on parle parfois plus de deux heures
là-dessus. C'est curieux comme un support écrit entretient la communication. On a des
repères auxquels on peut revenir. On ne se tend plus, de peur de perdre le fil de ce
qu'on avait à dire. On peut alors écouter l'autre et l'entendre. Mais avec la
Co-interview
qui a été inventée dans une classe
de cinquième, on peut aller plus loin.
On tire au
sort des couples et les personnes se déplacent pour se trouver côte à côte. Chacun
pose une question écrite à l'autre.
On échange
les feuilles. Chacun répond à la question qui lui est posée et rend la feuille à son
partenaire. Celui-ci la lit et repose une seconde question... Cela peut continuer ainsi
dans le style interview comme ça peut tourner au simple dialogue Chaque couple est
maître de sa forme de communication Évidemment, on précise bien au départ qu'on n'aura
pas à lire ce qui aura été écrit au reste du groupe.
Cela donne
des choses étonnantes. Pendant une heure et demie, parfois deux heures, les participants
peuvent dialoguer et remplir six à huit feuilles entières, dans un silence surprenant.
Cela constitue vraiment un événement qui concerne même les personnes qui répugnaient
à écrire au départ. On ne sait d'ailleurs pas bien ce qui se passe en fait. Mais ce qui
est sûr, c'est qu'il se passe quelque chose. Mais il faudrait s'arrêter un peu plus
longtemps sur ces vocations différentes de l'écrit et de l'oral. J'en avais assez tôt
pris conscience. Un certain jour, en particulier, c'est comme si une grosse bulle d'erreur
avait éclaté.
J'étais
alors instituteur à Trégastel (22) à 4 kilomètres de l'antenne de Pleumeur-Bodou. Un
matin, tout le monde ne parlait, dans la cour de l'école, que de l'événement
sensationnel qui venait de se produire : le radôme de Pleumeur avait crevé dans la
nuit. Aussitôt, professionnellement et freinétistement, je songeai à tout le parti
pédagogique que je pouvais tirer de cet événement. Je me disais 27 enfants... 27 textes
libres sur le radôme. Et je voyais toutes les notions géographiques ou scientifiques que
j'allais pouvoir aborder à partir de là. Et les enquêtes auprès des parents qui
travaillaient au radôme etc.
Surprise !
A peine une allusion furtive à cet événement. Et dans un seul texte. Je n'y comprenais
rien. Rien que les histoires de chats, de chiens, les rêves et les contes habituels.
Qu'est-ce qui se passait ? Il faut dire qu'à ce moment-là, les enfants avaient
déjà copieusement goûté à l'expression libre. Et puisqu'ils étaient vraiment libres
d'écrire ce qu'ils voulaient, ils se servaient du langage écrit pour exprimer ce qu'ils
avaient de profond à exprimer. Et qui était beaucoup plus important que cet éclatement
d'une sphère de plus de trois mille mètres cubes. Et pourtant, tout le monde en parlait
dans la cour !! Non, en fait, tout le monde en bavardait. Car la parole, c'est autre
chose. C'est pour cette raison que dans ma classe, j'ai toujours été impitoyable pour le
bavardage. Et les enfants en bénéficiaient sûrement puisque cela permettait cinq heures
de création sur six heures de classe. Et des centaines d'occasion de
« parler » véritablement. Mais je dois ajouter que, par chance, deux jours
après, un enfant apporta un morceau de radôme déchiré. Et tout le monde s'intéressa
alors à la chose présente. Et je n'eus plus à rengainer toutes mes prévisions
pédagogiques. Le moment en était alors venu. Ils étaient prêts.
Eh bien,
c'est un peu ce qui nous arrive. A partir d'un certain moment, nous sommes prêts à aller
plus loin que l'écrit. C'est ainsi qu'à l'I.U.T., un certain matin, pour des raisons
diverses de convocations à des visites médicales et de départs successifs, nous sommes
restés soudain, deux garçons, seuls, face à face. On aurait pu dire : - Eh bien,
ce matin, c'est râpé puisque tout le monde est parti. Au lieu de cela, on s'est dit
Qu'est-ce qu'on fait ? On s'écrit.
Et nous
avons découvert que nous en avions des choses à nous communiquer. Et depuis
longtemps ! Mais nous n'avons pu le faire qu'après nous être écrit deux pages que
nous avons données à l'autre. Et, à partir de là, nous avons parlé pendant deux
heures, en oubliant d'aller manger.
C'est comme
s'il fallait parfois disposer d'un support écrit pour pouvoir mieux se dire les choses.
Cela se conçoit aisément. Mais tant qu'on ne l'a pas vérifié, on ne le sait pas
vraiment.
Il est
évident que la suite orale de la communication dépend de ce qui a été commencé par
écrit. Quand celui-ci est bien engagé, il peut être un meilleur tremplin pour l'oral.
C'est ainsi qu'au bout d'un certain temps, on peut proposer des thèmes où l'on
s'investît davantage. Voici, par exemple, une technique qui permet de déboucher sur le
partage des plaisirs personnels.
La
couleur tournante
CONSIGNE
Chacun
écrit le nom d'une couleur. Il écrit quelques lignes à son propos et donne la feuille
au suivant qui écrit à son tour, etc.
« Bleue,
elle gonfle au battement de mon coeur, bleue est sa couleur, bleue de nuit de sang, bleue
et rouge, bleue et translucide, pleine de lucidité et pleine de pleins - elle me porte et
me vit - elle me remplit et me dit
- Elle
est bleue bleue bleue bleue de transparence et de force impensable, capable de penser et
de me porter, elle est ma vie, ma couleur de vie.
- Bleu -
beleu bleutte - bluette - bleue froid de l'acier - bleue comme sa femme que l'on
aime
- Bleu
dure et forte et tendre - bleu sur la pointe de la langue derrière les lèvres, belettes
bleues ».
Et là, on
est déjà dans le champ de la communication de ses impressions subjectives. Et de leur
résonance chez les autres. Cela permet à chacun de mieux discerner sa personnalité, son
originalité propre en fonction des choix des autres. Et c'est toujours intéressant et
utile de se découvrir, de se mieux connaître dans ses différences, dans ses élans et
ses refus.
Si vous
faisiez l'expérience de la circulation des mots : orange, vert, marron, chamois par
exemple, vous seriez étonnés. Mais ça, c'est déjà une autre technique. Celle que je
décris ici est plus libre puisque chacun se choisit la couleur qu'il veut :
anthracite, amarante, ambre, malachite...
Ajoutons
que, généralement, les commentaires sur les couleurs font appel à des situations
précises de l'enfance. Et c'est là un autre partage où l'on glisse doucement. Et
pouvoir parler ainsi de soi, pouvoir être écouté et pouvoir écouter sans qu'il ne vous
apparaisse aussitôt quelque bouffée de désintérêt ou d'ennui, c'est quelque chose de
très étonnant, de très inattendu.
Cependant,
il est une autre expérience aussi intéressante
Un mot
que l'on aime
Chacun
écrit sur un mot qu'il aime et il le donne au voisin qui réagit à son tour, etc.
EXEMPLES :
LIBELLULE
« Belle
lune - libelté chérie, libellé - Belle et Lune - l'Isole, l'Ellé et la Laita - Bella
donna - Bellini - Libellule mot liquide qui danse et qui plonge et repart ondoyante et
vive et diaphane demoiselle dans des rayons bleus »
ALLÉCHANTE
« Ca
fait passer la langue sur les lèvres. Allez ! chante. Goût d'amende fondante -
Femme aimante, tu la lèches ta glande. Alléchante - la salive me vient aux babines. Tu
m'attires irrésistiblement, inconnue perçue dans la foule que seul l'obstacle du corps
des autres et de leur regard maintient loin de moi. Alléchantes, il ne faut pas que je
regarde mes voisines, sinon je vais me mettre à les déguster. Alléchante comme tu l'es,
alléchante comme un fruit que je croque et qui me reste sur les lèvres, alléchante
comme la vie, comme les rires déchaînés qui s'enchaînent et s'enchantent, les lèvres
collées de fruit et de sucre, je les lèche et mes yeux pétillent, ce n'est pas facile
d'enlever ses chaussures pour venir sur ses pieds nus. Et pourtant la fraîcheur
alléchée des pieds nus décuplent les instants »
EPOUSTOUFLANT
« Ah !
oui, ce mot me botte, on en suffoque, on en étouffe tout entier jusqu'au bout et ça
éclate. Il y a, pour commencer un E bien installé sur ses pieds. Et, aussitôt après un
P qui explose sur un ou lourd qui se trouve poussé au bout par un S qui expire.
Epousssss... Et l'on remet ça. Mais cette fois, c'est une dentale sourde t
qui est elle-même encore assourdie par un ou lourd qui se trouve prolongé cette fois par
un F. Et on perd une seconde fois le souffle E..., pousssss... tou ffff. Mais le E du
début est suffisamment présent dans l'oreille pour que l'impression d'E... touffer se
pousse. Et puis vlan ! vla le flant qui vient se flanquer par le travers.
Bang !! Et on en reste comme deux ronds de flan. Un tel mot, une telle construction
de mot, avec un tel accord entre le support vocal et la signification, vraiment, c'est
époustouflant ».
Je dis ceci
à ma famille et aussitôt les mots pleuvent « palme - friand - escarpolette - subtilité » et aussitôt, à
vous aussi, il vous vient des mots que vous aimez et qui vous appartiennent. Et si vous en
parlez à quelqu'un, si vous tentez de les partager, c'est un peu de votre être que vous
donnez. Vous vous livrez. Et, de cela, vous avez le désir constant. Mais pour trouver des
oreilles qui acceptent et qui renvoient à leur tour, il faut des circonstances
spéciales.
Ça ne peut
se faire que dans un certain abandon. Et si vous vous liez à quelqu'un, c'est ça surtout
que vous donnez : vos plaisirs subjectifs. Et l'autre écoute pour mieux vous
connaître. Et il se donne à connaître. Là, nous avons dépassé le stade de l'usure
des tabous. Nous ne sommes plus en contre-réaction négative, mais dans une positivité
certaine. On peut aussi penser à des noms de lieux qui plaisent : Saint-Elme,
Pleine-Selve, Combes-aux-Fontaines, La Grange-aux-Belles, Lusivilly, Coat-Billy, Karreg an
Tan, Keramanach...
Il y a
aussi des expressions dont on se régale : l'aube blanchissante, les pierres
gélives, sous la charmille, faire patte de velours, se dodeliner, tintinnabuler,
l'évanescence, se glisser en tapinois... Elles ont un air ancien et sont tout
imprégnées d'enfance.
Ainsi, on
livre ses plaisirs, on les confie, on donne de soi et on reçoit « Celui
qui n'est pas rempli de ses désirs ne peut rien donner » (Vaneigem) - Et on
partage la dégustation des mots qui correspond souvent à une sorte de dégustation
physiologique. Beaucoup de mots que l'on apprécie comportent des dentales, des labiales,
des é, des i..., bref, tout cela se passe principalement au niveau de l'avant de la
bouche : cela se connaît des lèvres et des dents : libellule, susurrer,
scissiparité... Ce qui est bien, c'est que l'on ose entrer dans la jouissance de
l'autre : on ose partager plus qu'il n'est habituellement accordé de le faire.
Mais,
chemin faisant, on s'engage également beaucoup plus dans ses textes. En voici quelques
exemples. J'en limite le nombre car je crains de lasser le lecteur qui ne peut sentir ce
quelque chose d'outre-mots qui rayonne parfois dans nos rencontres heureuses.
Textes
de la troisième étape
« Dans
ce paysage nous y serions nous-mêmes, dans un paysage nu de toute construction, sans
déguisement, avec pour seule loi d'être le plus possible nous-mêmes. Avec, en plus,
l'envie de lutter pour arracher le plus possible des autres à leurs renoncements, pour
les amener à la troupe de ceux qui veulent que l'on soit libre de parler sa langue, de
jouir de toutes les subtilités de sa culture, de ses formes propres de
communication ».
« Ce
pays qui m'inspire existe, je le construis déjà au-dedans de moi. Tu le construis
au-dedans de toi. On ajoute, on assemble nos deux constructions et ça continue. Et déjà
on peut se regarder sans savoir faire la grimace habituelle, on se détend on se donne son
regard pour recommencer ».
« Mais,
je veux d'abord que tu m'apprivoises et que je t'apprivoise. Tu sais comme le petit
renard. Et cette attente est bonne et douce à mon cur. Il me suffit de te regarder
pour te dire ce que je pense, pour te montrer toutes les petites fourmis qui dansent en
moi et aussi les petites araignées. Car le monde de la parole me semble parfois si
difficile à comprendre, si imperméable, comme un sol qui ne veut pas que l'eau s'y
infiltre. Elle viendra pourtant, mais, naturellement, quand le regard et la complicité
voudront bien lui laisser la place. Et je veux combattre et ne pas être un acquis, Tu me
souris, je te souris et on s'appartient. Non, demain, je devrai encore te reconquérir et
toi aussi Ce jour sera agréable où tu seras un petit d'homme et moi une petite d'homme,
où toutes les prothèses dont chacun a besoin pourront, petit à petit, s'en aller. Et
pour apprécier l'authenticité de l'autre, j'aime connaître d'abord celui qu'il est tous
les jours, son visage devant le monde et le cadeau en est encore plus précieux lorsque ce
visage va changer et se détendre, que ce soit de rires ou de pleurs. Il ne sera plus sans
rides, sans taches. Et je pourrais te choisir, te trouver ».
« Ce
n'est que tendresse multipliée toutes ces choses que l'on tait parce qu'on a appris à en
avoir honte. En fait ça serait trop révolutionnaire et on ne pourrait plus canaliser les
énergies vers la production. Notre volonté de vivre peut vaincre celle qui veut nous
étouffer, nous sommes forts de notre tendresse qui déjoue tous les mécanismes huilés
de l'adulte : nous le vaincrons et alors, ce sera beau. Nous existerons enfin ».
« Pourquoi
voir les murs. Ils n'existent que si on les construit. Il faut apprendre à les dissoudre,
à être dans l'oasis partout. Quelle pauvreté que d'être ainsi sensible au temps et aux
maisons ! Combien de pièges encore te prennent ? Tu ne les déjoues pas. Tu
marches à tous les coups. Tu t'enfonces dans le piège à loup. On dirait que sa morsure
te fait du bien, Puisque, demain, tu recommenceras encore à prendre ce chemin où tu es
sûr de le trouver. Son dieu, il est temps que tu te déprennes »
« Moi
aussi j'ai faim de dire et d'entendre
Plus
vrai que l'habitude
Plus
vrai que le ricanement de défense
Que l'on
propose toujours à l'autre
Je
voudrais faire un pas de plus
Dans
l'inconnu que tu représentes
Tu as
des prairies ».
« Ce
matin, il y avait chez elle, prêt à son visage, le désir de communication plus vraie.
Il y avait prêt à son coeur, un épanchement de tendresse qui attendait depuis
longtemps. Mais non, toi il te faut des instruments de musique, des cadres définis, des
répétitions de réussites anciennes. Et toi, si tu n'as pas ton rythme et ton dessin, tu
ne peux plus jouer de rien. Et tu en empêches les autres ».
« C'est
vrai que beaucoup des gens que l'on rencontre ne sont prêts qu'à l'échange corporel qui
n'est pas compromettant, qui n'engage pas la personne. Et ça, moi je ne peux plus pour le
moment, le supporter. J'ai surtout besoin de la richesse et de la communication. J'ai
besoin de savoir qu'il y aura du temps devant moi qui me permettra de me dérouler, de me
dire, de me détendre. Et de permettre à l'autre de se dire, de se livrer. Un jour
quelqu'un m'a dit - Plus tu te nommes toi et plus tu libères l'autre - la communication
c'est toute une approche, toute une progression ».
« Est-ce
que je peux t'aimer toi ? Ça ne peut se savoir par avance. Ce qui peut nous arriver
est quasiment impossible à déjouer. A moins d'une vigilance extrême. Ce que j'ai
appris, c'est qu'on ne peut calculer. Nos petites tactiques sont d'une extrême
mesquinerie. Et elles pourraient être balayées en une seconde. Alors toi, moi qu'est-ce
qui nous attend ? Rien, je l'espère. Sur une mer démontée, j'ai peur. Je ne suis
plus prêt à assumer l'aventure.
- Oui,
quelquefois je me demande s'il est bon de tout dire car on peut perdre au lieu de gagner.
Mais c'est peut-être la règle du jeu. Il faut payer d'un risque.
- Mais
on a tout à gagner de se perdre. On a tout à amour de se perdre. On a tout à amour de
se vivre.
- Non à
l'amour, c'est une belle vacherie qui nous possède et se joue de nous et nous laisse sans
pouvoir. Eros, préserve-moi d'un amour non partagé. On a trop à souffrir d'aimer.
- Tu es
bête, l'amour on peut en déjouer les pièges. Il faut être vigilant, comprendre et ne
pas s'en laisser compter. Je te refuse bien, moi.
- Oui,
mais, c'est parce que je te refuse ».
En écho,
j'ajoute quelques citations de R. VANEIGEM
-
« Nous sommes allés si loin dans le désespoir qu'il n'y a plus devant nous que la
vie à remonter »
-
« Rien de ce qui vit ne vit seul quand il a résolu de vivre pour soi. »
-
« Je ne veux plus d'agréments qui consolent de la vie absente. Ce qui se fait par
manque est manqué d'avance. »
-
« Les amants donnent tout. C'est à qui offrira le plus sans rien souhaiter en
retour. Et l'amour ne cesse d'en tirer plus de force. »
- -Quant
aux désirs apparemment irréalisables, mille raisons ne m'y feraient pas renoncer. Je
veux garder toute passion présente et vivace en moi. Elle découvrira bien un jour les
voies de la réalisation. Au lieu que le renoncement pourrit tout ce qu'il touche. »
-
« Car tout sera donné à qui n'attend rien en échange. »
-
« Je veux me rendre invulnérable en devenant de plus en plus sensible à ce que je
veux. J'ai trop à me passionner de folies pour me contenter de sagesse. »
-
« Je veux être ma propre citadelle, imprenable et ouverte à ce qui en accroît la
force, accueillante au voyageur en route vers soi. »
« Le livre des Plaisirs » (Encres)
Toutes nos
pulsions de rire, analyses farfelues, maigres anecdotes, réflexions sommaires,
préoccupations triviales, rêveries extérieures ont pu jusqu'ici se donner libre cours.
Et si maintenant nous faisions une place à l'esprit de sérieux ? Ça nous
changerait. Nous y sommes peut-être d'ailleurs prêts.
Cela tombe
bien. En effet, pour rester neuf en rédigeant ces pages, j'ai entrepris de lire,
parallèlement, « L'Unité de l'homme » édité à la suite du colloque de
Royaumont « Pour une science de l'homme ». En ouvrant ce gros livre, je
croyais devoir me trouver à cent lieues de nos petites folies. Eh bien je me trompais. En
effet, on pourrait découvrir, chez Atlan par exemple, des confirmations théoriques de la
justesse de notre attitude d'ouverture. Dans sa communication : « Du bruit
comme principe d'auto-organisation », il écrit :
« Le
bruit, au sens de la théorie des communications (c'est-à-dire le dérangement) est
enrichissant quand il s'introduit dans un système auto-organisateur complexe
caractérisé par sa fiabilité ».
« Les
découvertes successives de l'importance du hasard dans l'organisation des êtres vivants
ont maintenant une place privilégiée. »
« Le
principe d'ordre à partir du bruit implique que la fiabilité d'un système complexe lui
permet de réagir à des agressions aléatoires par une désorganisation suivie d'une
réorganisation à un niveau de complexité plus élevé ».
« Ces
mécanismes de création d'ordre à partir du bruit sont à l'oeuvre, de toute évidence,
dans les processus de l'évolution des espèces par mutations, sélections... Mais ces
mécanismes sont aussi à l'oeuvre dans les processus d'apprentissage.
« L'originalité
d'homo est d'être à la fois sapiens-demens. Elle est liée à l'hyper-complexité humaine qui tient
précisément dans la dialectique, l'instabilité, à la limite l'incertitude entre ce qui
est dans l'homme sapiens et ce qui est
demens. »
Certes, il
y a quelque démesure à appliquer de si hauts principes à nos si petites choses. Mais il
me semble que c'est parce que nous avons su créer un système fiable en extirpant les
peurs personnelles et les soucis de rentabilité de la production que nous avons pu
fonctionner naturellement, c'est-à-dire en conformité avec notre nature d'êtres
humains.
De toute
façon, nous avons pu constater que les événements imprévus (le bruit) qui auraient
dérangés des systèmes fragiles étaient utilement récupérés par notre solide
système autoorganisationnel. Nous avons découvert également l'importance du hasard dans
la production de notre fonctionnalité, de notre adaptativité, de notre aptitude à tout
intégrer. Nous ne craignons pas non plus les agressions de la nouveauté, de l'inconnu,
de l'incompréhensible. Nous les provoquons même. Et cela donne de l'ordre, de la
solidité, des capacités supplémentaires de développement de nos facultés d'accueil et
de création. Aussi, nous n'hésitons jamais à partir d'une consigne floue ou de cinq
propositions qui se télescopent parce que nous savons qu'elles nous permettront, à peu
près certainement, de déboucher sur quelque chose qui ne s'est encore jamais fait et qui
a pourtant droit à l'existence puisqu'il s'agit également d'une création humaine.
Signalons
également que nos techniques, qui se créent à partir du milieu par rapprochements et
déviations, obéissent aux lois de la sélection et ne survivent que si elles sont
supérieurement armées d'ordre et d'adaptabilité.
Curieusement,
ce qui survit souvent aussi, ce sont nos groupes d'écriture. Au début, on ne sait pas
qu'ils nous apportent tant et on ne se sent pas responsables de leur existence. Et puis on
s'aperçoit parfois, après un premier écroulement, qu'on y tenait beaucoup. Et ils
repartent parfois sur de longs mois et même des années. C'est chez Morin, cette fois-ci
(La Vie de la Vie. Seuil) que je pourrais trouver des textes intéressants. On sent
que le groupe devient « un être-machine producteur de soi avec une
auto-organisation, une auto-réorganisation, une auto-référence, une auto-production,
une auto-reproduction. Le vivant s'autogénère à partir du vivant. » C'est vrai,
des colonies se créent dans l'Ouest, dans l'Est, le Sud-Ouest, la région parisienne...
Il y a même une fonction genos intemporelle et une fonction phenon qui
actualise les potentialités, etc.
Alors qu'on
ne le faisait que pour s'amuser, on s'aperçoit soudain que ce que nous réalisons
pourrait présenter quelques garanties de sérieux ! Non seulement, on pourrait
tranquillement rire et éprouver des jouissances d'expression mais en outre - à en croire
des scientifiques - on conserverait ainsi notre appareil psychique en bon état de
fonctionnement en ce qui concerne les apprentissages et l'adaptation aux agressions de
l'environnement. Nos techniques serviraient à guérir notre cerveau et à le remettre sur
ses pieds parce qu'elles sont dans le droit fil de l'être !
Si c'était
vraiment vrai, ça ouvrirait des perspectives car les cerveaux grippés, ça ne manque
pas : le plaine en est jonchée jusqu'à l'horizon. On comprend d'ailleurs qu'ils
aient pu s'arrêter ou, tout au moins, se mettre au ralenti. Non pas tellement en raison
de la multiplication des agressions de la société actuelle mais, bien antérieurement,
à cause des systèmes de freinage de l'activité psychique soigneusement mis au point par
la famille, l'école et les mass-médias pour canaliser les individus dans le courant du
travail. Et pour les dissuader de se laisser tenter par des chemins de traverse qui les
entraîneraient hors des voies consacrées de la répétition, de la reproduction, de la
sécurité à tout prix érigées en normes de vie.
Donc, nous
qui sentons souvent que nous marchons sur des lignes de crête, nous pourrions nous sentir
confortés dans notre démarche ? Il serait peut-être intéressant alors de chercher
d'autres confirmations.... Mais le seul fait de s'en préoccuper ne présenterait-il pas
des dangers ? En effet, jusqu'ici, nous n'avons jamais cherché la caution de
personnages révérés. Au contraire même, nous nous sommes toujours soigneusement
gardés d'aller y regarder de trop près. Car nous aurions pu tomber sur quelqu'un qui
nous aurait parfaitement démontré que nous nous enlisions dans des marécages... que
c'était débile... que c'était idéologiquement néfaste.. etc. Et cela nous aurait
coûté de devoir raisonnablement renoncer à ce qui nous plaisait tant. D'ailleurs, nous
n'aurions pu y renoncer. Mais un sentiment de culpabilité aurait profondément vicié
notre plaisir. Aussi, pas trop convaincus de la légitimité de notre entreprise, nous
n'acceptions de nous arrêter, en fait de lois scientifiques qu'à nos seules
shadokeries :
« Quand
un Newton a une idée géniale, il tombe dans les pommes ».
« Il n'est pire sourd que celui qui ne peut pas
entendre ».
« Celui qui a quelqu'un dans le nez ne l'a pas dans la
bouche. »
« Plus
j'aime à recevoir des coups et plus je marche les yeux fermés dans le noir. »
« Tout
corps plongé dans un abîme de génuflexion recevra un coup de pied de bas en haut qui le
remettra dans la position verticale au poids du derrière déplacé. »
Mais
puisque nous avons trouvé, sans les avoir cherchés des scientifiques qui semblent nous
donner raison, nous nous empressons de les annexer. Personnellement, j'estime capital le
passage : « Dans la dialectique, l'instabilité, à la limite, l'incertitude
entre ce qui dans l'homme est sapiens et ce qui est demens ». Nous
allons d'ailleurs y revenir à propos de nouvelles pratiques car il nous faut revenir
maintenant « dialectiquement » à notre quotidienneté.
Mais pour
rester dans une tonalité sérieuse, je cite auparavant la lettre d'un camarade de la
commission « Formation Permanente » de la Pédagogie Freinet. Ce qui me
saisit, c'est qu'il travaille dans une prison. Et il me dit combien notre
« créadultivité » y pourrait être utile. Pourtant, il n'avait participé
qu'à une seule séance d'expression écrite dans un congrès Freinet. Et ça lui avait
suffi pour en saisir les principes.
Il avait
d'abord essayé de répondre à la demande des prisonniers en les aidant honnêtement à
progresser sur le plan de l'orthographe avec l'aide de fichiers auto-correctifs, de
dictées, etc. Mais ca avait été vite balancé. Ca, ce pouvait être fait dans la
cellule. Mais c'est d'expression en groupe que ces hommes avaient fondamentalement besoin.
« Là
comme dans nos classes ou dans n'importe quelle situation d'éducation, il apparait
évident que les progrès de l'enseigné ne passent pas par l'acquisition de
« contenus » déversés par l'enseignant, mais que ces progrès ne seront
possibles (et presque sans le secours du maître) que lorsque l'individu aura découvert
et développé sa propre valeur, sa propre potentialité au sein d'un groupe.
J'ai lancé l'idée d'un déblocage de l'expression par des
techniques vécues en stage Ecole Moderne. Et, oh ! surprise, l'idée a été
acceptée avec enthousiasme et les résultats ont dépassé en valeur de forme et de fond
tout ce qu'on pouvait en attendre - a priori - avec de tels groupes »
Georges
Un autre
camarade a conduit la même expérience dans les mêmes conditions. Un autre essaie dans
un H.P. D'autres, avec des ados en difficultés, des cas sociaux, des gitans dans une
cité de transit, des adultes dans un foyer de jeunes travailleurs, des adolescents dans
des L.E.P...
C'est vrai,
partout il y a aussi cette bataille à mener et à gagner : celle de la levée de la
parole. Et nous devons y prendre part. Le moment est peut-être venu où de nombreux
opprimés pourraient retrouver une voix. Déjà de nombreuses paroles se sont fait
entendre. Mais il reste encore beaucoup à faire. Si tant de personnes ont choisi de
parler par la maladie, la folie, la marginalité, la fuite, l'agressivité, la
délinquance, c'est parce qu'elles n'avaient pu obtenir le droit à leur vraie parole, à
une parole écoutée.
Et même
dans la vie dite normale, tout le système est construit pour que des millions d'enfants
et d'adolescents soient dans le même cas. Ces jeunes parleront autrement, c'est sûr. Ils
ont déjà commencé. Evidemment, ils en pâtiront. Mais ils ne seront pas les seuls.
« La
plupart des faits divers qui du futile au dramatique composent notre existence quotidienne
sont des histoires d'amour vécues à rebours. La tendresse qui n'étreint pas étouffe
avec rage. Que de caresses refoulées dans la série monotone des lassitudes, des
mélancolies, des heurts, des sectarismes, des mépris, des haines, des coups, des
meurtres »
Raoul VANEIGEM
Cependant,
cette situation n'est pas irrémédiable. On y peut quelque chose. C'est pourquoi nous
avons à travailler sur le plan de l'acceptation d'un peu plus de demens puisque ce
demens est normal. Puisque c'est la moitié de l'homme.
Mais il y a
également à remettre en question des pratiques anciennes et mutilantes. Et à proposer
de nouvelles techniques sur le plan même du travail sérieux. A ce sujet, nous pouvons
dire comment nous avons découvert le bilan tournant.
Un jour,
notre institution I.U.T. poussa la dégradation de sa pédagogie jusqu'à demander que
chaque étudiant présente le bilan de ses activités dans l'atelier qu'il s'était
choisi. Comment allions-nous parer ce mauvais coup ? Pouvions-nous accepter de
laisser salir et tuer notre écrit qui s'étouffe dès qu'on lui place un point de passage
obligé dans l'avenir. De plus, moi, l'enseignant, je pensais depuis longtemps que
lorsqu'on fait un boulot par devoir, il est quasiment inutile pour soi. Il sert tout au
plus à combler le besoin de puissance des représentants de l'institution. C'est, à tout
le moins, un travail peu rentable. Lorsqu'on travaille en fermeture, même avec courage,
même en se tenant la tête à deux mains et en se bouchant les oreilles pour s'isoler du
bruit extérieur, le rendement est toujours faible. Ça n'accroche pas. Alors que si l'on
travaille sur ses questions , en ouverture, en décontraction, sans négliger les
temps de rire, on avance beaucoup plus vite. Et on retient sans effort. C'est pourquoi je
voulais protéger les étudiants de ce travail artificiel de figement de la pensée. Mais
comment faire ? C'est alors que tout naturellement, quelqu'un proposa de faire
tourner également le bilan.
BILAN TOURNANT
CONSIGNE :
« On
écrit n'importe quoi à propos de notre atelier. On prend la première idée qui nous
vient. Faut surtout pas se fatiguer ni se concentrer, faut pas réfléchir ».
Alors on
prit par la queue ou par un bout d'aîle, la première idée qui se présenta et, sans
l'examiner davantage, on la passa au voisin. Dès le premier tour, on s'aperçut de la
richesse de la tactique utilisée. En effet, chacun trouva en recevant successivement les
diverses feuilles, des idées qui n'étaient alors qu'en graines dans sa tête. Et
toc ! le choc les éveilla et elles se mirent immédiatement à germer et à fleurir
dans le terrain riche du groupe...
- Paul, tu
oublies un élément important. Souvent, c'est par inertie que l'on n'intervient pas
oralement dans un groupe. Les autres ont déjà exprimé ou ils vont certainement exprimer
ce que l'on avait à dire. Alors c'est pas la peine de parler et de risquer de bafouiller
sous le regard critique de toute l'assemblée. Tandis que là, devant la feuille blanche,
rien n'a encore été dit, alors on se lance. Et une fois en route, on réagit, on
prolonge, on provoque, on risque une idée, on réfléchit, bref, on participe...
- C'est
vrai. Là aussi des événements oubliés se trouvèrent remis en mémoire. On réagit à
ses souvenirs et cela entraîna d'autres réactions. Et ainsi d'échos en échos
rebondissants, repris et renforcés, on arriva rapidement à un maximum de
développements. C'est ainsi que dans cette première tentative de bilan on repéra :
« La
dialectique de la création - la complémentarité de la forme et du fond - les peurs
viscérales du début - le rapide desserrement les attitudes de l'animateur - l'accueil de
l'insolite - la disponibilité à l'événement - l'attaque intense des tabous - les
moments d'une séance - la récupération des ratés - la critique positive du groupe
l'agrandissement de l'inspiration - la mise sur ses voies personnelles - la toute
puissance magique du rire - l'accès aux jouissances poétiques...
Et
encore :
« Les
tactiques de création de l'ambiance - l'attente heureuse l'absence de jugement - le
courage retrouvé - la confiance en soi les luttes à mener - les relations avec le
métier - l'intelligence agrandie - la certitude d'alimenter le groupe - l'analyse
possible de ses écrits - la meilleure compréhension de soi - le sérieux l'interrogation
- le partage des questions - la communication - les paroles sincères dans l'écrit et
hors l'écrit - les rencontres d'écoute après les séances - les messages transmis - la
découverte des besoins des autres - le sentiment d'être mieux perçu d'avoir gagné à
être mieux connu - d'avoir gagné à mieux connaître - d'avoir gagné à oser - à
n'être plus aussi stupidement pessimiste sur soi...
On fit
alors un deuxième tour pour hiérarchiser un peu tous ces éléments car ils n'avaient
pas eu pour tous la même importance.
CONSIGNE :
« Si
vous voulez, cette fois, chacun va parler du point ou des points qui ont particulièrement
compté pour lui ».
C'est ainsi
que se dégagèrent de la masse, deux ou trois éléments qui se trouvèrent
particulièrement développés parce que l'attention d'une douzaine de personnes s'était
concentrée sur eux. Et notre production collective s'arrêta là pour cette fois. Et
c'était le vrai bilan, un bilan réel, profond. Certes, on ne s'était nullement fatigué
pour le réaliser. Mais est-ce que ça lui ôtait de la valeur ? Faut-il
nécessairement souffrir pour travailler efficacement ? On n'avait rien laissé dans
l'ombre, on avait bien réfléchi à tout. Et même si on n'avait laissé aucune trace
écrite, on aurait tout de même tout appris. L'écriture n'étant jamais à mes yeux
qu'une exigence technique personnelle - et non institutionnelle pour un affinement de la
compréhension. En tant qu'enseignant, ce qui compte pour moi, c'est l'expérience, le
savoir intégré et non l'apparence de savoir, le simulacre, les signes extérieurs, les
garanties données d'une souffrance suffisante ou d'un suffisant renoncement à sa
personnalité qui pourrait justifier la délivrance du diplôme.
Certains
étudiants se contentèrent de recopier les éléments qu'un de leurs copains et moi, nous
avions portés au tableau. Et ils se trouvèrent alors disponibles pour jouer les
comédies nécessaires dans les autres secteurs d'enseignement. Mais d'autres se
passionnèrent pour le sujet et le creusèrent profondément. Et ils personnalisèrent
ainsi leur compte rendu. Pour le plaisir.
Sur le
coup, cette facilité et cette rapidité de la construction d'un bilan intéressant nous
étonna. Ainsi, on pouvait exporter nos techniques dans les domaines extérieurs à notre
lieu de créativité ?Alors, avec l'audace acquise et l'esprit
d'expérimentation reconstitué (Et si ?... Et pourquoi pas ça ?... Mais
alors ?... ) nous nous sentimes prêts à nous attaquer à de grandes choses.
Par
exemple, en fin de deuxième année I.U.T., il fut question d'un bilan de la formation.
Alors, tout naturellement, les membres de notre maffia proposèrent un bilan tournant.
Evidemment, il n'était pas question de faire tourner cinquante feuilles devant cinquante
participants. Là encore, il aurait fallu adapter le procédé à la situation. Il
suffisait que chaque feuille passe seulement devant cinq ou six personnes pour que les
points soulevés apparaissent nombreux et déjà bien étudiés. Avec même un dégagement
des éléments importants. Et cela en une trentaine de minutes. Quel rendement formidable
pour la plénière. Vous imaginez ! Mais tout le monde n'était pas arrivé à ce
degré de conscience de l'efficience de cette technique. Et la plupart des gens ne
s'étaient pas encore laissés habiter par la tendance irrépressible à sortir des
chemins battus. Alors, devant la résistance d'un professeur et celle de la majorité des
étudiants, on s'inclina. En rageant à part nous, de cet amour indéfectible pour le
surplace. D'autant plus que nous étions persuadés qu'en la circonstance c'était bien
notre technique qui convenait. Mais non, on recourut à des techniques anciennes bien
éprouvées pour leur inefficacité. Et, bien évidemment, personne ne parla ou presque,
sinon pour rester à la superficie des choses. Alors que nous avions proposé de faire
s'exprimer cinquante personnes en même temps. Sur le fond !
Mais
comment y croire ? Il y a un tel fossé entre la pauvre communication qui se fait
habituellement dans les groupes et ce qu'on pourrait y faire ! Il y a surtout une
chose qui manque, c'est de savoir que, à chaque groupe, à chaque nécessité de
production convient une méthode particulière. Point. On court toujours chercher la
sécurité dans les bonnes vieil les méthodes : on a toujours fait comme ça !
Ce qui est une garantie certaine d'insuccès. Tiens, c'est peut-être ce que nos groupes
nous ont le plus appris : la souplesse, l'adaptation dialectique aux situations par
l'habitude de l'assimilation du « bruit ». Quelle formation pour des
animateurs ! Et pour des enseignants donc !!
Remémoration
Heureusement,
en de nombreuses circonstances nous avons pu appliquer nos idées. En voici un
exemple :
Nous
étions dans un groupe de biographies, c'est-à-dire que nous essayions, à partir de nos
faits de vie, de nous constituer coopérativement un ensemble de concepts qui pouvaient
nous permettre de comprendre notre situation particulière et celle des autres. Mais au
beau milieu de tout, arriva un stage d'un mois et demi. Au retour du stage, tout le monde
était sec et ne se rappelait plus de rien. Et chacun se sentait honteux et confus d'avoir
oublié à ce point ce qui était pour les camarades d'une importance si considérable.
C'était leur vie et on avait oublié !! Hop ! un tour de feuilles circulantes
où nous fixions la première queue de souvenir qui pouvait vaguement émerger de nos
brumes et voilà tout remis en mémoire en un tour de main. Chacun repêchant une maille
et toutes les mailles recueillies reconstituant le tissu initial dans sa totalité. Et
cela en une demi-heure.
Maintenant
dans de nombreux groupes et institutions ce système des feuilles tournantes est souvent
utilisé. Par exemple, pour faire lever les désirs des sujets à étudier ; pour
faire le point; pour critiquer le déroulement des séances ; pour prendre des
décisions ; pour moduler des hypothèses ; pour proposer des suites; pour
débloquer une situation - quand on sent le groupe gros d'on ne sait quoi - pour mettre
clairement les choses sur le tapis ; pour s'écrire les uns aux autres et amorcer une
communication duelle; pour solliciter le non-dit...
- Ainsi,
vous travaillez ?
- Mais oui,
nous travaillons à nos apprentissages professionnels. Nous assimilons des techniques de
levée de la parole des individus et des groupes, des techniques de surgissement des
prises de conscience ou de prises de décisions...
Mais
n'est-il pas également nécessaire pour l'animateur, pour l'enseignant, pour le
travailleur social et pour les individus qu'ils sont, de travailler sur soi. Pour se
rendre plus fort, plus dégagé, plus au clair de soi-même et plus conscient de
l'existence différente des autres, de leurs souffrances et des obstacles qui les
empêchent de s'épanouir. Vous pensiez peut-être que nous ne faisions que nous
amuser ? Nous aussi, nous le pensions au début. Nous n'avions d'autre intention que
de nous exprimer en prenant du bon temps. Mais voyez comment sont les choses: c'était
plus important qu'on ne le croyait. Des anciens viennent même nous dire maintenant
combien ça a compté dans leur pratique professionnelle. Avant de clore ce chapitre du
« travail » je voudrais insister encore une fois sur les conséquences que
pourrait avoir la prise en compte de la dialectique sapiens <-> démens.
La
première fois que j'ai tenté d'expérimenter notre technique de feuilles tournantes
« dans le civil », c'était dans une réunion de l'I.C.E.M. Pédagogie
Freinet. Il s'agissait de rédiger le texte de lancement d'une nouvelle revue (B.T.R.
Bibliothèque de travail et de recherche).
-
« Attention, les copains, pas de blague, c'est un travail sérieux. C'est pour
toucher des personnes sérieuses. »
Mais
comment allions-nous procéder ? A tout hasard, je proposais notre technique. Et les
camarades de ce chantier portaient en leur cervelle une graine de folie suffisante pour
accepter d'en faire l'expérience. Et cela réussit parfaitement. D'autant plus que les
discussions préliminaires avaient bien préparé le terrain. La réalisation collective
de ce texte nous permit de percevoir l'existence d'un élément qui restait à découvrir
dans notre mouvement pédagogique. Pour mieux le mettre en relief, j'en viens maintenant
à la deuxième tentative d'application.
C'était il
y a plusieurs années : à la suite de la grève des P.T.T., la situation était plus
que jamais dramatique pour la C.E.L. (La Coopérative de l'Enseignement Laïc - le soutien
logistique de notre action et de notre recherche pédagogique). Le risque de fermeture
était grand, avec pour conséquence le licenciement d'une centaine d'ouvriers et
d'employés. C'est dire si tout le monde était conscient de la gravité de la situation.
Pour s'en sortir, il fallait informer les coopérateurs. Jusque-là, ils avaient toujours
réagi positivement. Mais il fallait rédiger un texte mobilisant. On reprit notre
technique qui avait été expérimentée par la plupart des membres de ce groupe de
rédaction. Dans mon esprit, c'était uniquement pour l'efficacité, pour le rendement de
cette production écrite. Il était hors de doute qu'il s'agissait d'une tâche sérieuse,
presque sacrée, une tâche de devoir.
Eh bien,
ces salauds-là, ils sont arrivés à écrire des quantités de conneries ! si bien
que l'on arriva très rapidement à un rire inextinguible. Moi, je culpabilisais plutôt.
Mais je ne pouvais me retenir de rire avec les autres. Et même emporté par l'élan, je
plaçais aussi mon grain de sel. Les autres copains nous regardaient de loin, avec des
mines sérieuses, sinon réprobatrices. S'ils avaient su que nous prétendions travailler
pour la coopérative ! Mais l'on s'aperçut après, en lisant calmement nos textes,
qu'ils étaient chargés d'un contenu extrêmement positif. Il suffisait de réécrire le
tout en dégageant les scories de fantaisie pour avoir un texte complet, vivant,
convaincant et qui convenait parfaitement au but que l'on s'était assigné ! A mon
avis, un si bon résultat n'avait pu être obtenu que parce qu'on ne s'était pas figé
dans une attitude. Beaucoup de gens ont l'expérience de fou-rires qui prennent parfois à
l'improviste dans des situations de deuil, malgré le chagrin intense. C'est comme si
l'être ne pouvait se laisser submerger par un excès de tension et qu'il lui fallait une
détente, une décharge. Si nous avions adopté l'attitude sérieuse qui semblait pourtant
dramatiquement s'imposer, nous n'aurions pu fonctionner juste. Ajoutons que ce qui nous
faisait rire à ce point, en l'occurence, c'était l'attaque des interdits - une fois de
plus. On écrivait des choses taboues dans notre mouvement. Jusque-là, elles étaient
restées sous-jacentes et n'avaient jamais été exprimées en clair.
Cette
décharge de rire est une sorte d'hygiène intellectuelle. C'est pour cela qu'on peut
dire :
« Celui
qui est sérieux, n'est pas sérieux ». Car il oublie la moitié de l'homme. Celui
qui se fatigue, qui se bute, qui se tend, qui se bouche les oreilles, qui s'échine à
comprendre quelque chose qu'il ne comprend pas, eh bien, celui-là il s'y prend mal.
- Tu es
marrant toi. Comment peut-il faire quand il est tout seul et qu'il a l'obligation
d'apprendre quelque chose ?
- Ah
bon ! Mais est-ce que c'est normal d'avoir quelque chose à apprendre par
obligation ? Et est-ce que c'est normal d'être tout seul pour apprendre ? Moi,
je parlais dans les conditions normales de l'apprentissage. Et les conditions normales,
c'est peut-être de faire sa place à la plaisanterie - et à la création collective.
Mais il
faut dire qu'il y a une grosse culpabilité très bien installée en nous. Elle est
toujours prête à fonctionner.
- On ne
peut rien faire de bon, de vrai, de profitable si on ne souffre pas, si on ne paie pas.
Travailler dans le plaisir ? Non, mais vous rigolez ?
- Et pourtant notre expérience de l'écrit...
- Oh ! Mais ça, c'est spécial, c'est particulier, c'est
exceptionnel, c'est pas sérieux. C'est parce que c'est toi, parce que tu es fêlé et
qu'on accepte ta fêlure.
- Ils sont fêlés et ils n'en profitent pas !
Mais il y a
peut-être danger à dire qu'il ne faut jamais oublier de faire sa part à l'irrationnel
si on veut être sérieux. Il ne faut le dire qu'à voix basse car les oreilles ennemies
d'Homo-sapiens déments nous écoutent. Et elles seraient capables d'institutionnaliser le
rire !
Cependant,
s'il existe des oreilles ennemies, il existe aussi des oreilles amies. A celles-là je
veux faire le cadeau d'un texte qui pourra les réjouir. Il s'agit de quelques extraits du
livre « Bruits » de Jacques Attali. J'en avais entrepris la lecture par devoir
d'agrandissement de l'horizon, plus que par nécessité d'obtenir une réponse à une
question. Mais lorsque j'ai entamé le quatrième chapitre « La composition »,
j'ai écarquillé les yeux de surprise. En effet, ce qui s'y disait de la musique semblait
également nous concerner. Il est vrai que nous ne nous contentons pas d'écrire :
nous lisons nos textes à voix haute, ce qui produit une certaine musique et qui permet
« l'échange entre les corps par leur uvre ».
« Composer,
c'est inventer des codes nouveaux : le message en même temps que la langue. C'est
jouer pour jouir soi-même, ce qui seul peut créer les conditions d'une communication
nouvelle. Un tel concept vient naturellement à l'esprit à propos de la musique. Mais il
va bien au-delà et renvoie à cette émergence de l'acte libre, de possession de soi
jouissance de l'être au lieu de l'avoir ».
« La
composition n'interdit pas la communication. Elle en change les règles. Elle en fait une
création collective et non plus l'échange de messages codés. Se parler, c'est créer un
code ou se brancher sur un code en cours d'élaboration par l'autre. Là est la subversion
fondamentale, ici esquissée, ne plus stocker des richesses, les dépasser, jouer par
l'autre et pour l'autre, échanger les bruits des corps, entendre les bruits des autres en
échange des siens et créer, en commun le code où s'exprimera la communication,
l'aléatoire rejoint alors l'ordre. Lorsque deux personnes décident d'y investir leur
imaginaire et leur désir, tout bruit est relation possible, ordre futur ».
« Le
pari de l'économie de la composition est alors qu'une cohérence sociale est possible
quand chacun, assume individuellement la violence et l'imaginaire par la jouissance de
faire. La composition libère le temps pour le vivre et non plus pour le stocker. Elle se
mesure donc à l'ampleur du temps vécu par les hommes venant se substituer au temps
stocké en marchandise. Deux conditions : tolérance et autonomie. Acceptation
des autres et capacité de s'en passer. La composition est une perpétuelle remise en
cause de la stabilité, c'est-à-dire des différences. Elle ne s'inscrit pas sur un monde
répétitif mais sur la fragilité permanente du sens après disparition de l'usage et
l'échange ».
Vivre le
temps et non plus le stocker en marchandise ; vivre le moment sans avoir souci de
produire, c'est vraiment échapper au destin qu'on nous avait soigneusement fabriqué. Et
de même que la musique a débordé tous les cadres limitatifs, on accédera peut-être,
un jour, à une semblable inondation dans le domaine de l'écriture.
Notes pour les formateurs
en expression
AU NIVEAU DES TRAVAILLEURS
Curieusement,
après avoir beaucoup parlé de la nécessité de se détendre, j'éprouve le besoin
impérieux d'être sérieux. Car je ne serais pas honnête si je donnais l'impression que
notre petit système peut marcher à chaque fois à 100 %. C'est vrai, que son coefficient
d'efficacité est assez élevé. Mais il n'est pas absolu. J'ai déjà parlé en
particulier des difficultés que j'ai rencontrées avec des travailleurs adultes. Avec
eux, ce n'est pas évident, surtout quand ils sont âgés. Je dirais même qu'au-delà
d'un certain seuil, l'échec est couru d'avance. Du moins dans les perspectives qui sont
les miennes.
Je pense
même, irrévérencieusement, aux Shadoks qui naissaient dans les oeufs en fer si solides
qu'il leur fallait quatre-vingt-dix-huit années pour en sortir. Et ils étaient alors si
vieux que c'était plus la peine. Mais plaisanterie mise à part, il est évident qu'il
faut avoir conservé une certaine souplesse, une certaine jeunesse d'esprit et ne pas
être trop enfermé dans des coquilles d'habitude en fer.
Cependant,
en dessous d'un certain seuil, quelque chose reste heureusement très fortement possible.
Mais il peut être intéressant d'avoir des tactiques pour mieux enclencher les choses.
J'en livre quelques-unes à toutes fins utiles.
Il s'agit
tout d'abord du montage de textes que j'ai utilisé pour la première fois avec des
travailleurs d'un établissement hospitalier. Le soir, chez moi, après chaque séance, je
sélectionnais tout ce qui sortait un tant soit peu de l'archi-banal, de
l'ultra-répétitif, en omettant évidemment toutes mes interventions et en retenant au
moins une phrase de chacun des participants. Et c'est cela que je lisais au début de la
séance suivante.
- Vous le
voyez, c'est vous qui avez écrit cela. Il n'y a pas une seule phrase qui ne vous
appartienne. Et vous voyez comme c'est déjà bien. Vous commencez à dire des choses
intéressantes. Vous commencez un peu à oser. Mais il faut aller plus loin. »
Et, de fait, peu à peu, l'expression s'enhardissait. Il faut dire qu'en même temps, on s'imprégnait de plus en plus de la sécurité que donne la création collective. Et il y avait aussi le fait déjà signalé que des choses mises bout à bout font facilement effet de poème. Et cela introduisait une certaine densité d'expression.
A propos de
ce montage de textes, je signale que je l'utilise également dans une intention de liaison
entre deux séances. Dans un groupe rennais, par exemple, je relève le lendemain tout ce
qui me semble avoir provoqué le rire, l'émotion, l'intérêt ou l'admiration. Et je le
relis au début de la séance suivante. Ça a l'avantage de nous remettre immédiatement
dans le bain. Et comme l'éventail est très ouvert :
rire-émotion-musicalité-affectivité-philosophie... tous les chemins s'offrent à nous.
De cette façon, la période d'échauffement indispensable se trouve passablement
écourtée. Et c'est important, surtout lorsque s'est écoulé un certain laps de temps
entre les séances. J'ajoute que je veille aussi, évidemment, à ce que chacun puisse
reconnaître un peu de ce qu'il a donné. Cela le détend et il devient alors plus
lui-même, donc, automatiquement, plus intéressant pour les autres.
Je reviens
maintenant à la difficulté de libérer la parole des travailleurs. Ils ont été très
tôt frustrés des jouissances de la parole et ne la retrouve pas immédiatement.
Pourtant, les premières séances les font rire aux larmes. Mais ils se reprennent car ils
culpabilisent très vite leur plaisir. C'est ainsi qu'un jour une dame cadre s'était
exclamée :
- Ce n'est
pas sérieux ce qu'on fait ici, on ne dit que des conneries !
J'avais
aussitôt réagi :
-Est-ce que
tu aimes la mer ?
-Oh !
oui, beaucoup. Mais pas quand elle est méchante.
Je m'étais
alors indigné :
-
Comment ! Mais tu dis des conneries toi aussi. Comment peux-tu appliquer le
qualificatif « méchante » à un rassemblement de molécules d'hydrogène et
d'oxygène qui bougent à cause de l'agitation de molécules d'oxygène et d'azote. Quelle
connerie ! La mer, ce n'est pas un être humain, ce n'est pas une personne. Elle ne
peut être méchante.
Et j'ai
continué en expliquant que les sentiments que les êtres humains peuvent éprouver sont
innombrables. Et on n'a pas assez de sons dans nos langages pour les exprimer. Et certains
d'entre eux sont si subtils qu'ils ne peuvent se laisser deviner que par des
rapprochements insolites d'images ou de sonorités.
Cette dame
s'était déclarée convaincue. Mais, j'avais voulu achever ma démonstration. J'avais
fait écouter « Les Marquises » de Jacques Brel. Ils aimaient. Ils admiraient
même beaucoup. Je ne comprenais pas :
- Vous
aimez ça. Mais ce ne sont que des conneries. Qu'est-ce que c'est que ça :
« des points de silence qui vont s'élargissant » « des chevaux blancs
qui fredonnent Gauguin » « des rochers qui prirent des prénoms
affolés » ? Vous aimez aussi Brassens « Margot qui donne la gougoutte à
son chat » et Aragon chanté par Ferrat !
Comment ne
peut-on être « qu'un coeur au bois dormant » « un balbutiement »
« une aiguille arrêtée au cadran d'une montre » ? Si ce ne sont pas des
conneries, qu'est-ce-que c'est alors ?
Oui mais,
eux, c'est Jacques Brel, Brassens, Aragon, Ferrat...
Et
alors ? Qu'est-ce qu'ils ont de plus que vous ? Ce sont des êtres humains qui
s'expriment. Et vous, de quel droit vous ne vous exprimeriez pas comme eux, c'est-à-dire
selon votre fantaisie ? Il ne vous reste qu'à oser. Ici on peut apprendre à oser
sans danger. Et vous avez des enfants. Et si vous restez dans vos vieilles conceptions, il
va se creuser un fossé entre vous et eux. Le monde a gagné en liberté
d'expression : regardez les B.D., les films de S.F. Il faut en être, sinon vous
allez rester à part.
-Peut-être.
Mais nous, on a rien à dire.
-Ce n'est
pas possible. Vous avez vécu très difficilement. Alors vous avez beaucoup de choses à
dire; et même plus que n'importe qui. Vous n'échapperez pas à la loi commune. Si vous
ne pouvez pas projeter hors de vous ce qui vous a si fortement marqués vous devez
souffrir. Ça vous pèse, ça vous empêche de vivre à l'aise et votre environnement doit
également en subir les répercussions... »
Mais pour
les induire à parler librement de ce qui avait fait l'ordinaire de leur rétention de
parole, il fallait que je les sorte de leurs routines de vie, que je les place dans des
situations nouvelles qui les amèneraient à réagir. Comme la plupart avait des enfants
et des adolescents, j'étais sûr de les toucher en leur présentant des documents
forts : disques de créations enfantines parlées et chantées, montage de dessins
saisissants, poèmes d'enfants et d'adolescents. Je les introduisais à la pédagogie, à
la psychologie, à la musique classique... Nous pratiquions l'écoute musicale: chacun
faisait entendre un extrait court d'une oeuvre qu'il appréciait. Et il s'expliquait sur
son choix. Puis les autres exprimaient leur accord ou leur désaccord. De la même façon,
on pratiquait l'écoute poétique ou l'écoute picturale à partir de deux cents
reproductions ou des uvres du musée des Beaux-Arts de Rennes. On allait à la
Maison de la Culture. Je parlais aussi de ma pratique de la « biographie ».
Alors, ils réagissaient ; ils parlaient, ils écrivaient en leur nom ; ils
s'exprimaient vraiment, à chaud.
Le
résultat de tout cela ? Evidemment, après chaque contact avec un nouveau monde, il
y avait un plus grand engagement d'écriture. Et certains ont continué à utiliser cette
expression, ne serait-ce que pour eux-mêmes. Mais s'ils ont compris qu'il y avait des
jouissances à découvrir de ce côté, ils ont également appris à admettre les
jouissances des autres. On n'est pas du tout obligé d'écrire littérairement ou
poétiquement; mais celui qui le veut doit avoir la liberté d'en faire le choix. Et ils
se sont ouverts au plaisir poétique, à la lecture. Ils ont osé faire le pas d'aller au
concert, au théâtre comme ils le désiraient inconsciemment. Ils se sont agrandi leur
existence. Mais surtout, ils ont modifié leurs relations avec leurs enfants. Ils ont
compris l'importance de l'expression. Ils ont mieux accepté leurs dessins, leurs
poèmes... au lieu de chercher à les stopper par des rires d'interdiction. Ils ont même
accepté leur musique... et un certain désordre de leur chambre.
Dans tout
cela, l'écriture semble n'avoir été qu'un prétexte, un partage de départ, une base de
discussion orale, un moyen d'élargissement, un tremplin d'ouverture. Mais elle a été
précieuse et, peut-être même, irremplaçable.
Mais si je
n'étais pas rentré dans ce circuit de formation adulte, j'aurai certainement manqué
quelque chose. Car ce n'est qu'avec les travailleurs que j'ai vraiment compris ce
qu'était l'écriture.
En fait, on
pourrait dire, dans une première approche, qu'elle leur est contraire. En effet, le monde
du travail est un monde entièrement déterminé à l'avance. Rien, pour ainsi dire n'y
est laissé au hasard. Tous les temps : la journée, la semaine, le mois, l'année
sont soigneusement délimités; les temps de fabrication sont chronométrés ; les
temps d'arrivée sont repérés, les temps de pause fixés... Les lieux sont presque
toujours pré-définis ; les places sont établies ; les rares changements,
programmés... Les buts de l'action du travailleur sont impérativement précisés :
c'est tel objet qu'il faut produire, c'est telle fonction qu'il faut accomplir. Bref, tout
est soigneusement prévu, pré-élaboré, pré-établi, pré-programmé, surdéterminé.
Et le monde
de l'écriture, lui, se situe presque totalement à l'opposé. Car il ne faut pas se
leurrer : la fonction essentielle de l'écriture n'est pas de transcrire, de fixer en
noir sur blanc une pensée préexistante. Elle n'intervient, le plus souvent, que pour
susciter et permettre de se constituer une pensée post-existante. En effet, dès qu'on
commence à écrire, on commence à construire sa pensée. Et ce qui naît, le plus
souvent, c'est quelque chose qui n'était pas présent dans l'idée de départ. On
démarre et on se trouve soudain placé sur un chemin que l'on n'avait pas envisagé. Cela
vient de la polysémie des mots qui recèlent en leurs flancs une abondance de sens.
Pour
essayer de mieux saisir le mécanisme de cette affaire, je vais prendre un exemple fictif.
Il permettra de voir se dessiner les choses sous nos yeux. Supposons que je veuille
raconter une histoire imaginaire ou même transcrire un fait vrai en changeant simplement
le nom de la personne en question pour qu'elle ne soit pas repérable. Je commence:
« Nicolas
»
Nicolas ?
Nicolas ? Mais pourquoi donc ai-je dit Nicolas et pas Mathieu ou Roger ? Est-ce
quej'ai pensé à ces trois frères Nicolas si originaux que j'ai eus en classe ? Ou
à leur père qui était un copain ? Ou à ce petit Nicolas, vif comme un écureuil,
qui était dans la classe de ma femme ? Ou au saint de la légende ?
Mais en
m'arrêtant un peu sur ce nom, l'idée me vient soudain que ce que j'avais l'intention
d'exprimer s'est peut-être branché sur : « Ni Colas, ni un autre. » Et
cela me remet en mémoire un fait que j'avais totalement oublié. Mon père était un
enfant naturel. Il portait donc le nom de sa mère. Quand celle-ci s'est mariée, son
époux, nommé Colas, a proposé à mon père de le reconnaître et donc de lui donner son
nom. Mais mon père a refusé : ni Colas, ni un autre : Le Bohec. Si bien que je
m'appelle Le Bohec (coetera). Quand j'ai écrit le premier mot de mon texte, je ne savais
pas en prenant celui que mon inconscient m'avait soufflé que je choisissais des
sonorités qui pouvaient me concerner « au premier chef ». Et c'est seulement
parce que, pour une fois, j'ai voulu aller y regarder d'un peu plus près que cette chose
fondamentale m'est revenue en mémoire. On imagine très bien, à partir de cela, que si
ça correspondait à la réalité, l'orientation de toute la relation que j'avais
entrepris de réaliser aurait été très déterminée par l'emploi de ce seul mot. A
moins que d'autres mots, également très forts, ne soient venus apporter, à leur tour,
une perturbation profonde.
Le lecteur
pensera probablement que c'est un peu gros, que c'est exceptionnel, que c'est une
coincidence. Pourtant, je suis persuadé que si l'on regardait d'un peu plus près les
mots que l'on écrit, on s'apercevrait qu'ils ne sont que la partie émergée d'un iceberg
plongé dans l'individuel, l'affectif, le narcissique.
Mais, par
pure curiosité, finissons la phrase commencée :
« Nicolas
était un homme élégant ».
Mais
pourquoi ai-je écrit cela, cette fois encore ?
L'idée
d'élégance ne s'accroche pas du tout à la personne de mon père, ni à la mienne. Il
s'agit sans doute d'autre chose. Mais je ne le sais pas encore puisque je ne sais pas
encore quelle histoire je vais raconter. Je n'en connais pas le contenu; mais je n'en
connais pas non plus la forme. L'un et l'autre vont peut-être se trouver profondément
déterminés par les idées qui se dégagent du choc des sonorités.
Voilà ce que cela donne pour moi à partir de :
« Nicolas
était un homme élégant ». Voici les phrases qui pourraient se mettre
à voltiger en moi pour essayer d'attirer l'attention de ma conscience.
« Nicolas était teint »
Ah !
non, le seul que je connaisse qui était teint s'appelait François.
« Nicolas est éteint »
Ça, c'est
vrai. J'ai appris récemment la mort de Nicolas, mon vieux copain de militance.
« Nicolas était un gnome élégant »
Non, je
n'ai aucune propension à raconter des histoires de lutins.
« Nicolas était un nommé Légan »
Là, oui,
ça pourrait me concerner car j'avais un copain de foot qui s'appelait Hervé Légan. Et
aussi un élève nommé Hervé Guégan. Et il se trouve qu'il y a à peine une semaine,
j'ai vu son fils pour la première fois. Il lui ressemble comme deux gouttes d'eau. J'ai
même eu l'impression d'avoir affaire au même enfant, vingt-cinq ans après. Mais le mot
« élégant » peut faire également éclater en ma cervelle : « et
les gants » (de goal, de boxe, de mariage...).
J'abrège
la série, car cela suffit amplement pour que l'on comprenne que mille sens ont en nous
une existence. Et, suivant la situation psychologique du moment, les choses peuvent
prendre une tournure ou une autre.
Les mots
que l'on emploie induisent inévitablement à une ou plusieurs colorations qui vont non
seulement imprégner tout le texte mais même le transformer. Pour reprendre mon exemple,
les idées de lutte contre la vieillesse, de tristesse, d'imaginaire, de sport, de passé
professionnel, de relation, d'enfance peuvent établir leur dominance et me conduire à
quelque chose d'imprévisible. Et c'est vrai également pour les relations dites
objectives car il y a cinquante façons de relater le même événement. (Voir :
Exercices de style de Raymond Queneau).
On conçoit
aisément, à fortiori, que lorsqu'on laisse aller sa pensée au fil de la plume,
on puisse s'étonner - et s'enchanter - de ses cheminements et de ses aboutissements. Le
mot fil suscite d'ailleurs en moi une image, née sans doute de sa rencontre avec le mot
texte sous-jacent (du latin : texere = tisser). Je vois une navette qui se faufile à
travers les innombrables trames que l'on porte en soi. Et le tissu qu'elle produit est
toujours inattendu car elle saute en marche d'une trame à l'autre, au gré des impulsions
que lui communiquent les successives sonorités. Ou, si l'on préfère, le stylo est comme
un outil : un crochet ou une aiguille à tricoter. Et il peut nouer, à la suite,
mille laines déjà présentes en notre vie.
Mais, pour
les travailleurs, c'est difficile, au début, d'accepter de laisser aller l'outil à sa
fantaisie alors que, pendant toute leur vie, ils n'ont eu d'autre préoccupation que de le
maîtriser et de bien toujours tenir les choses en main pour répondre aux exigences
supérieures.
Un monde
sans exigence, un monde où l'on peut s'abandonner, on ne s'y fait pas du premier coup.
Cependant, on a dû en connaître nécessairement un avant-goût, ne serait-ce que dans
l'enfance. Car aucun être humain ne saurait vivre dans l'ultradéterminé sous peine d'en
mourir. Et il y a toujours quelque compensation sous forme de blagues avec les copains,
sous forme de rire, de rêves forts... ou sous forme de névrose !
Mais ça
pourrait être aussi, plus favorablement, sous forme d'écriture. Il est certes
nécessaire d'obtenir des modes de travail plus desserrés, plus élargis, moins
aliénants, plus humains et des lieux de travail où il pourrait y avoir, sinon de la
fantaisie, mais des situations un peu plus aléatoires de l'inventivité, de la
globalité, de la réflexion, de la collaboration. Mais, dans les temps de loisir, il
pourrait y avoir, au moins pour certains, des moments de jouissances, faciles à mettre en
place et à la portée de tous parce qu'ils préexistent en chacun.
C'est ce
que les travailleurs découvrent au bout d'un certain temps. Quand ils ont réussi à se
desserrer (quand on a réussi à les desserrer) et quand ils ont pu renouer avec leur
enfance et retrouver ainsi la fantaisie, la liberté, le demens que tout être
humain porte en lui.
AGNÈS (fin de 1re
année I.U.T.)
« Je
pense que ça vaut le coup de continuer cet atelier là parce que c'est plus qu'un
atelier, c'est une nécessité. Je crois qu'on peut y découvrir un tas de choses et de
possibilités. Et il faut que tous les étudiants qui viennent ici s'en rendent compte. Ca
vaudrait le coup qu'il y ait aussi d'autres groupes centrés sui le graphisme, la musique,
le geste... parce que ces formes-là sont aussi très importantes et conviennent mieux à
certains.
- (Cela
s'est fait l'année suivante dans un atelier hebdomadaire de neuf heures d'expressions
écrite, orale, chantée, corporelle, musicale, gymnique, picturale, céramique... où
nous étendions nos principes de l'écrit à toutes les activités avec de légères
transpositions). -
Autre
point : je crois qu'il serait bon d'indiquer en début d'année que les va-et-vient
sont pesants pour la formation d'un groupe, principalement lorsque le contenu a de
l'importance et nous touche personnellement. Par une continuité du temps et des gens, on
irait beaucoup plus loin.
Je te redis
pour ce qui est de ton rôle que tu es très important en tant qu'impulseur, de
dynamiseur, que tes trucs et tes tactiques sont utiles pour le déroulement du groupe mais
que, à certaines rencontres, ton pouvoir m'était difficile à supporter et rendait dif
ficile l'autonomisation de chacun.
Malgré
tout, malgré le fait qu'on n'ait pas pris assez le temps, qu'il y ait eu un roulement de
personnes, ça m'a aidé à faire le point personnellement, ça m'a donné envie d'écrire
davantage, de me dire davantage et de créer à plusieurs. Ça donne aussi la possibilité
de découvrir des gens. Je pense par exemple à Guy à qui le groupe a énormément
apporté. Je le voyais très souvent écrire, écrire, écrire en fonction de ce qu'il
venait de voir, de vivre, de découvrir. Il s'est peut-être davantage servi de cette
année d'expression parce qu'il exerçait un métier avant de venir à l'I.U.T. Il n'est
pas dans cette situation qui nous étouffe, nous les ex-lycéens à qui on a bourré et
bourré le crâne. Je ne suis pas encore disponible parce que je veux faire un sacré vide
des conneries d'antan et du « savoir ». Mais je sens que ma libération se
fera aussi par l'écrit, par l'expression. Et il y en a d'autres qui en sont conscients.
Autrement dit, ça vaut le coup de continuer ça. Et j'espère qu'on le propagera plus
tard ».
R.B.
et X., Instituteurs
« S'il y a danger à parler, à dire, à écrire - comme certains le soutiennent - s'il y a risque parce qu'on ne sait jamais ce qui va apparaître, ce qui va naître, il y a danger encore plus grand, il y a risque encore plus grand à ne pas dire, à taire, car il y a péril de mourir. Oui, j'ai découvert avec vous un truc : c'est merveilleux de jouer avec ses mots et de savoir que vous acceptez ce jeu. Je crois qu'au moment où j'ai retrouvé ce plaisir de jouer, j'ai cessé de tuer le temps qui ne m'avait rien fait et ma vie était libre, libre de sauter, libre de laisser son imaginaire s'exprimer. Communiquer, c'est le plus important, c'est de ce manque que cette société est en train de crever et ses bonshommes avec. Je suis heureuse, heureuse comme un sou nouveau qui saute sur neuf élastiques disposées en gamme achromatique ».
MARIE-JO
(ancienne aide en pharmacie)
« Si
vous saviez comme je me sens bien mieux dans ma peau cette année. Et je crois que
l'écrit y est pour quelque chose. J'ai repris confiance en moi, en mes possibilités et
même en peinture où je suis aussi allée cette année. D'autre part, si tu as lu mon
rapport tu as pu constater les progrès que j'ai fait également en expression écrite.
Ça ne me fait plus peur maintenant. J'aimerais qu'on en discute, que tu me dises ce que
tu en penses ».
HUGUETTE
(B.E.P.)
« Salut.
V'la mon p'tit bilan. L'atelier expression, tel que je l'ai vécu, m'a permis d'être
écoutée, d'écouter réellement de vieilles choses qui avaient besoin de sortir, ne
serait-ce que pour me soulager. Dans le groupe, chacun masquait tout un passé familial
qui permet, une fois sur le tapis, l'explication du comportement et une plus grande
compréhension de la façon d'être actuelle de chacun. Le fait d'avoir vécu, d'avoir
ressenti tout cela, a modifié ma façon d'être avec bien des gens. Par exemple, une
remise en cause de mon comportement dans mes centres d'intérêt. Auparavant, je tenais à
ce que les enfants réalisent individuellement et collectivement des objets, des
peintures, des « spectacles » de marionnettes correspondant à la norme.
Depuis quelque temps, je mets tout en ceuvre pour que chacun et tous s'expriment le plus
librement possible, en se servant tout d'abord de tout ce qu'ils ont de bien à eux dans
leur tête et dans leur corps. De même, à l'extérieur, je cherche à mieux comprendre
les comportements sans pour autant excuser la personne de telle ou telle attitude. Tu me
comprends ? Sinon, fais moi signe, je t'expliquerai.
MICHEL,
travailleur social
Ça fait déjà une paie ! Sept ans que je suis sorti !
La description que tu as faite de l'I.U.T. Carrières Sociales de l'époque me semble
assez réaliste. Le problème, c'est qu'alors tu te sois presque tu. Mais vaut mieux
maintenant que jamais. Ce que je veux dire, c'est que malgré la bonne volonté des gens
qui nous jugeaient aptes à faire cette formation (prendre en compte l'expérience
professionnelle, façon de se situer dans la société, aptitude au travail d'équipe,
etc.) des types dans mon genre arrivaient dans un I.U.T. avec un certain nombre de
handicaps : âge, vécu professionnel, élocution différents. Nous étions aussi la
bonne conscience d'un enseignement supérieur court et les exceptions qui confirmaient la
règle. En effet, arriver aux environs de 25 ans dans l'I.U.T., c'est pas de la tarte
quand c'est quelque chose d'exceptionnel et chez nous c'est toujours exceptionnel. On
était là pour apprendre quoi ! Apprendre tout ce que notre situation de
défavorisés ne nous avait pas permis de savoir plus tôt... Apprendre à se connaître,
à trouver un équilibre à l'aide de Freud, Rogers et d'autres du genre, le tout
saupoudré de Marx et d'une demi-conscience de lutte de classes. Il est évident que, dans
cette comédie dramatique j'étais l'un des figurants, l'atelier d'écrit que tu animais
était une porte entr'ouverte, un rayon de soleil. Il nous permettait de regarder autre
chose que notre nombril tout en nous rassurant sur notre potentiel de valeurs qui en vaut
bien un autre. Ce qui me gêne un peu, c'est l'allure thérapeutique que certains
suggéraient de cette expérience. Thérapeutique pour qui ? Les gens qui n'ont pas
« profiité » d'un certain enseignement et de la Culture avec un grand C
sont-ils des gens à soigner ? L'important dans cet atelier c'est que nous nous
débarricadions et que les barbelés subtils lovés autour de notre expression s'oxydaient
(Diantre !). Sans avoir utilisé à la lettre ce qui se passait au cours de ces
rencontres, je pense en avoir tiré un enseignement dans mon « travail
social » de tous les jours : ne pas donner de leçons mais laisser la parole à
ceux qui se démènent et se crèvent pour un salaire de misère. C'est sans doute cela
qui différencie, depuis quelques années, les travailleurs sociaux de Saint-Vincent de
Paul. Ce n'est qu'un début et il est évident que tout ne gravite pas autour du
« travail social ».
MICHÈLE, Animatrice F.J.T.
J'ai
essayé d'écrire ce que j'ai ressenti de l'expression écrite avec de jeunes
travailleuses. Je ne sais pas si c'est clair pour tout autre que moi. L'expression écrite
n'est pas réservée aux intellectuels, à ceux qui savent les mots et leur pouvoir. Ni à
ceux qui ne redoutent plus la peur venant des tripes quand il s'agit d'exprimer ce qu'ils
ressentent, ce qu'ils vivent. Non plus à ceux qui s'en servent pour asservir ceux qui ne
savent pas. Plus on avance dans cette société, plus le pouvoir des mots est important.
« Il y a des mots que je ne dis pas parce qu'ils font peur, quand ils ne font pas
rire ». La peur de dire, la peur d'écrire, parce que l'orthographe et la grammaire,
parce que ces barrières qu'on a dressées devant certains êtres qui n'avaient pas
« d'aptitudes » parce que cette notion d'infériorité quand on n'a que ses
mains... Un foyer de jeunes travailleuses parmi tant d'autres et de filles comme les
autres, avec un tas de désirs, d'incertitudes, de mal être au fond de leurs tripes. Mais
rien pour le faire ressortir, rien au bout du stylo, parce que, lorsqu'on est femme de
ménage ou épileptique, il y a longtemps que ceux qui savent vous ont enlevé le droit de
dire et d'écrire. Alors il faut d'abord réapprendre la saveur des mots quand ils
apparaissent au tréfonds de nous, et la jouissance qu'ils procurent quand ils s'éclatent
sur le papier. Il faut réapprendre le jeu complètement fou des mots qui se disloquent,
se déloquent, s'entrechoquent, se fourvoient, s'accrochent, se modèlent et s'inventent
constamment. Il faut réapprendre la sensualité d'un mot qui ruisselle, caresse, ne
respectant rien, ni tabou, ni pudeur, se dressant comme un sexe devant des yeux rieurs et
confiants. Oublie tout ce qu'on t'a appris et découvre le pouvoir troublant et irréel
des mots et quand tu t'es débarrassé des chaînes dont t'avait affublé l'incroyable
vanité des gens respectables, tu peux crier ta délivrance. Tu t'assois sur
l'orthographe, tu piétines la grammaire et tu écris... ».
Voici
maintenant, venant comme d'un pôle opposé, les commentaires de Richard, poète. C'est un
étudiant qui croyait à la poésie et surtout au travail poétique. Il était persuadé
qu'il fallait transpirer sur un texte pour lui communiquer une sève originale. Aussi
a-t-il été stupéfait quand il a vu que des tout-venant de la vie ordinaire pouvaient
également produire des images poétiques. Lors des marchés de poème où l'on relève
tout ce qui plait dans le tour précédent, il remplissait quatre pages d'expressions
poétiques, « valables » à ses yeux. Et lorsqu'il retrouvait ses anciens
compagnons de poésie, il ne se sentait plus des leurs. Il ne savait plus quoi leur dire.
Et en particulier, il ne pouvait plus participer au jeu du renforcement mutuel du
sentiment d'appartenir à l'Originalité Supérieure.
« Les
heures de travail passées dans cet atelier sont pour moi d'un grand enseignement tant sur
le plan de la prise en possession de mon individualité dans sa globalité que de mes
rapports sociaux dans leur diversité. Les premiers moments ont été les plus difficiles
mais aussi les plus décisifs. Il m'a fallu d'abord subir un refus par les autres de mon
langage et du pouvoir qu'il représentait. De ce refus naquit tout naturellement une
méfiance vis-à-vis du savoir que j'affichais à tout instant mais aussi, ce qui est plus
grave, de la sincérité de mes propos et de l'intégrité de mon engagement dans le
groupe. Dans le même moment, je découvrais ma faiblesse en expression corporelle et mon
incapacité à établir des contacts physiques clairs et librement assumés. Aujourd'hui,
je me rends compte que c'est bien l'alternance de ces deux situations (expression
corporelle et expression orale et écrite qui m'a permis d'entreprendre une remise en
question de moi-même et de mon fonctionnement social). Il aurait pu se produire ce qui
s'est passé jusqu'à présent, c'est-à-dire une revendication de ma position d'incompris
et un refuge dans la marginalité et dans le personnage de poète maudit parce pur et
génial (je tiens à préciser ici que je n'assimile pas toute forme de marginalité à
une personnalité névrotique même si c'eut été le cas pour moi). Ceci dit, je remercie
mes camarades pour avoir mené le combat contre mon fonctionnement social sans pour autant
refuser l'ensemble de ma personne. Il m'est apparu très vite que si je ressentais le
besoin de briller sur le plan de la parole (écrite ou orale) c'était parce que, d'une
part, j'étais condamné à la solitude par mon incapacité à écouter et à me situer
dans la réalité vécue des gens que je rencontrais et que, d'autre part, je n'avais pas
entièrement pris conscience de mon corps et de sa sexualité. Il me fallait un terrain
dans lequel je pouvais investir le trop plein d'énergie refoulée autre part. La plupart
des individualités dans cette société sont entièrement baillonnées et castrées dans
leur pouvoir créateur et dans leur épanouissement. Je croyais me libérer par la parole
et par le savoir, je ne faisais en fait que reproduire les schémas de l'oppression
c'est-à-dire les rapports savoir-pouvoir, la polarisation des énergies créatrices dans
un seul domaine et le déséquilibre qui s'en suit. Il m'apparait important de proposer un
maximum de domaines dans lesquels l'individu peut s'exprimer et de faire la liaison entre
ces différents domaines. Se fixer simplement pour tâche de donner un bagage culturel aux
gens et la possibilité de s'en servir c'est s'attaquer seulement aux effets du mal sans
jamais en chercher les causes profondes, c'est même perpétrer son fonctionnement et son
emprise. Paul parle souvent de la levée de la parole et c'est bien cela qu'il a favorisé
chez moi, mais une parole qui dépasse le cadre étriqué du logos et qui soulève
l'individu dans sa totalité. »
Mais je veux terminer cette série de témoignages individuels
par
MICHELINE
« Comme
tu le sais, l'atelier de l'écrit a été un passage important pour moi. Quand je
demandais aux vieux de l'I.U.T. ce que c'était, ils me disaient : -Tu verras, c'est
spécial, c'est une surprise ; on ne peut en parler comme cela. Et c'est vrai.
Maintenant, quand j'en parle, je dis : c'est un endroit où l'on rit souvent, où
l'on pleure parfois, où on se vide, où on se remplit, où on se découvre, où l'on
découvre, où l'on s'aime, où l'on crée, où l'on comprend et bien d'autres choses
encore. C'était difficile au début. Je n'osais pas écrire ce qui me venait par la
tête ; c'était tellement absurde, ridicule, bête, mal élevé ; mais par rapport
à qui ? par rapport à quoi ? Par rapport au ridicule, à la bêtise, à
l'absurdité ; alors pourquoi ne pas l'écrire ? Et j'ai écrit plein de choses
et j'ai ri avec les autres et les autres m'ont acceptée telle que j'étais, alors j'ai
accepté les individus du groupe et le groupe tout entier. Nous avons fait des romans où
nous avons découvert notre imagination et nous avons trouvé que nous en avions beaucoup,
plein, plein, la tête et dans le coeur. Par la suite, les poèmes sont venus avec l'amour
dans le groupe. Eh oui, nous faisions l'amour par écrit. C'était extraordinaire. Je me
sentais bien devant cette grande assemblée d'intellectuels, soi-disant. Je n'avais plus
honte de prendre la parole. J'écoutais les autres aussi, ce qui est important dans
l'atelier. Aujourdhui je n'ai plus la trouille devant les autres, la trouille du ridicule,
terminée, finie. Celui qui pense au ridicule devrait écrire avec nous. Je ne suis plus
à Rennes mais, quand j'écris, il y a toujours le groupe avec moi. Même quand j'écris
seule. Toutes ces phrases ne sont pas forcées, ni recherchées. C'est ce qui m'est venu
tout de suite en écrivant, dans ma tête ».
Ce que
Micheline ne dit pas c'est qu'à l'école elle avait été placée sur la voie de garage
du Certificat d'Etudes. Et à quatorze ans, elle était rentrée dans la production.
Aussi, quand elle s'est retrouvée dans l'enseignement supérieur avec des bacheliers et
même des licenciés, il était normal qu'elle fasse des complexes intenses. D'autant plus
qu'elle avait connu la vie misérable d'une famille portugaise, proche du
lumpen-proletariat, dans une banlieue dangereuse.
Et c'est
bien pourquoi je cite sa lettre. Pour que l'on comprenne pourquoi je travaille avec tant
d'intensité dans ces ateliers de « rattrapage ». Et surtout pour qui. Le plus
étonnant c'est qu'elle soit devenue un tel élément moteur. Elle avait déjà fait une
utilisation inattendue de l'écrit dans des groupes d'adolescents difficiles. Mais
maintenant, c'est d'un atelier d'écriture d'adultes qu'elle est responsable dans une
structure de formation de la région parisienne. Le gène s'est transmis et il a
phénoménalisé des potentialités. Elles sont immenses et partout latentes.
- Ce qui me
chiffonne un peu, c'est qu'elle a l'intention d'introduire, l'an prochain, un thérapeute
dans son groupe. Alors, ce ne sera plus notre écrit de libre épanouissement mais autre
chose. Mais après tout, pourquoi pas ? On n'est tout de même pas condamné à
rester dans des formes définitives. Il y a encore beaucoup de voies différentes à
explorer. Et beaucoup de groupes différents.
Dans un
autre atelier de la même région, on s'est mis à imprimer les textes produits, après
sélection. Ma première réaction a été négative : - Si on considère à nouveau
la production, on va replacer les participants dans les circuits anciens. Comment écrire
librement quand il y a en bout de séance une telle fermeture de l'avenir ? Comment
ne plus avoir souci de la forme et du fond ?
Mais après
tout, pourquoi pas ? D'ailleurs cette impression des textes ne sera sans doute qu'un
moment. Et c'est avec une conviction renforcée que l'on reviendra au souci exclusif de
vivre des moments. Et puis, si ce groupe a encore besoin de créer des florilèges !
On est libre, non ?...
Bilan
collectif
2e
année d'I.U.T.
« Bon,
c'est notre dernière séance. Est ce que vous ne pensez pas qu'il serait peut-être utile
de faire un petit bilan de notre expérience ? Ça pourrait aider des gens :
-
D'accord, mais à condition que ce soit un bilan tournant.
- Bon,
allons-y
- Est-ce
qu'on se fait une petite histoire avec plein de mots ?
- Tout
à fait d'accord. Mais n'est-ce pas mettre de côté le bilan ?
- La
meilleure façon de faire un bilan ? Et si c'était d'écrire quelque chose de
vraiment au poil. Quelque chose comme de l'écrit ?
- Et
puis on a rien compris à notre truc si on se laisse avoir par l'obligation de faire un
bilan. On part, on verra bien ».
Voici des extraits de ce qui a été posé sur les feuilles
tournantes
« Les
mots des autres sont souvent nos maux à nous, les jeter à la face d'une feuille les rend
si faibles, si ténus. La résistance cède à la pression de l'encre. Et le barrage
s'écroule devant la marée des plumes. Usée jusqu'à la ficelle, la culotte étroite de
nos limites. Repoussé le non-dit aux limites du tréfonds. Et encore savoir qu'il reste
tout à dire quand on a tout dit ».
« Ce
que je trouve sensationnel, c'est qu'on a tout un bagage de mots, ils sont là, ils sont
pas à nous. On peut les prendre. Ça dépend lesquels. Certains mots, je suis bien copain
avec eux, je les aime bien et ils me le rendent. Ils se laissent prendre pour un temps et
je les écris sur tous les tons, dans tous les sens et je les dis et je les crie et je les
chante. Et puis, avec d'autres mots, c'est encore l'indifférence, ou bien la peur. Alors,
je les regarde de loin. Je tente des approches des fois. Et puis, ils m'attendent. Et puis
c'est comme ça que depuis deux ans, je me suis fait plein de copains avec des mots qui me
faisaient peur avant ou que je connaissais pas. Mais de toute façon ils sont libres, je
ne les oblige pas à rester avec moi. Le langage est à la disposition de tout le monde.
C'est chic, c'est chouette, c'est belette, c'est Roudouallec » ».
« L'écrit,
ça m'a donné envie d'écrire encore plus, d'écrire plein de choses à chaque fois que
j'ai quelque chose à dire, à chaque fois que je n'ai rien à dire non plus, d'écrire
parce que c'est important, parce que je découvre les langages vivants, parce que je veux
qu'ils soient nombreux, parce que je veux en créer des dizaines ou des millions. Parce
que mon crayon va plus vite à dire et à moins peur que ma voix quand c'est dur à dire,
parce que cela vient plus facilement que quand je veux parler parce que cela me montre
comme je suis. D'abord écrire. Ensuite, on peut parler à haute voix mais pas toutes les
fois et pas toujours avec tout le monde ».
« On
monte des marches vers le haut de la tour, on sent l'air vif là-haut et la lumière.
C'est en nous que ça monte. Ça veut parler au plus clair, sans plus retenir. On essaie,
on tâtonne, on tâte, on tente, on réussit parfois, cela m'est arrivé deux fois, comme
deux orgasmes de communication ».
« L'écrit
est finalement une recherche continuelle, on part et on ne sait jamais où on va aller, il
faut à chaque fois construire. Peutêtre est-ce pour cela que, parfois, j'ai des
réticences, par peur de l'inconnu ? Peur de ce que je pourrais écrire ? Et
pourtant je viens, je suis là, ma main écrit, c'est souvent court, j'ébauche souvent
mais c'est comme pour la parole, j'exprime peu, j'ai toujours eu du mal à sortir de moi.
Et je pense que l'écrit m'a aidé ».
« L'écrit,
c'est des moments de plaisir, c'est des moments d'indifférence peut-être de haine, de
bouts de vie rongés, des moments où je sens qu'on est tout près des choses précieuses,
des moments où on agrippe les insaisissables ».
« Découverte
de l'autre à travers l'écrit. Oui il est pernicieux cet écrit. Il nous dévoile souvent
plus qu'on ne le voudrait, On se laisse prendre au jeu, l'écart entre l'inconscient et la
main se craquelle toujours un peu plus et la main court, court. Elle éloigne un peu les
préjugés, je dis un peu car on ne fait pas toujours tomber les barrières. On a osé
dire ça et puis on tourne un petit moment dans sa coquille. Mais c'est bon d'avoir pu en
sortir ».
« Tu
es mon être. Je suis un garçon. Tu es mon moi-femme avec mes désirs de femme
réalisés. J'aimerais que tu me dises tout ce que tu éprouves quand tu fais les
expériences de vie que je pourrais t'avoir commandées. Tout être est un autre moi-même
et je le suis aussi pour lui. Le matin à l'aube, avant de lancer le char du soleil dans
sa course de ciel, je vous fais venir auprès de moi, tous mes moi(s) qui ne demandent
qu'à vivre et palpiter par tous les êtres dans tous les recoins cachés de
l'univers ».
« La
communication, c'est comme une drogue à laquelle on a été initié très tôt dans notre
vie. Mais on est resté longtemps en manque. Mais ici, j'y goûte à nouveau avec
émerveillement. Et de cette soif, je ne saurais plus me défaire, D'autant plus que je le
sens, il y aura renforcement par assouvissements répétés. ».
« A
la lueur du sombre, il n'y avait que le reflet dolent du désespoir qui s'incrustait,
l'effigie du souvenir des saignements passagers qui furent si violents, bourrasques de
vie, craquelures de l'automne avec son glas nostalgique. J'ai longtemps couru dans des
cimetières dérisoires à l'ombre du courant. Il y a maintenant cette rage de vie, cette
folie du soir, cette source de regret voilé à la recherche inassouvie de l'inaccessible.
Mais j'ouvre des regards familiers pour y asseoir du vrai, du mélangé, du concret. Dans
l'intimité de moi, je me cotonne en douce des soirées amicales et j'écoute et je devine
ces émotions fortes, ces amours fabuleuses qui ne dureront pas. Je suis comme l'amoureuse
qui se parfume d'espoir et guette le moindre frémissement en dehors des paroles dans la
simplicité attentive d'une amitié déjà offerte. Il est là dans cette absence si
lointaine et si proche, lui qui ne côtoyait que la passion. J'aime toujours et peut-être
plus fort qu'avant. Il m'a transmis sa soif de vie et d'amour. Celui qui cherche n'est
jamais guéri d'amour. Et c'est un mal salutaire. A la une du jour, je chercherai toujours
l'éternel et le fugitif ».
POÈMES COLLECTIFS DANS UN FOYER
DE JEUNES TRAVAILLEUSES
LE
GROUPE :
·
Deux élèves croix rouge (18 et 19 ans).
·
Une ouvrière en confection (19 ans).
·
Une fille placée en I.M.P. (26 ans).
·
Une chômeuse (sans qualification - 17 ans).
·
Une apprentie photographe (16 ans).
·
Une employée de bureau (20 ans).
·
Une femme de ménage (21 ans).
·
Une animatrice (22 ans).
Un
enfant vient de comprendre le silence angoissé, il pleure, le mal l'étouffe, il sent
l'abîme ; et si nous allions jusqu'au fond de l'abîme : des cadavres qui
rêvent d'un gigot d'agneau saignant, un château qui va au gré des vents, une gueule de
con pour sortir des puanteurs plus pourries que moi, non rien. Seulement la peur qui glace
le soir, toute seule dans une chambre ouverte à tous les fantasmes, la peur qui vous fait
frémir parce que quelqu'un que vous ne connaissez pas vous surprend dans la nuit et vous
empêche de vivre pleinement, et pourtant celui qui cherche sa vie en se crevant les yeux
peut trouver la connaissance, peut sentir la chaleur d'une corps, anonymement.
L'amour
d'un regard qui en dit toujours trop court, l'amour d'un matin de rosée, l'amour d'une
main qui relie une autre main, que chacun regarde autour de soi pour voir les autres.
Désir d'amour et d'eau fraîche qui désaltère. La chaleur est partout à qui sait la
rencontrer, communier avec elle. C'est cela vivre pleinement dans la liberté et l'amour,
si ce n'est ici ce sera ailleurs, demain, de suite, hier, où ?
Dans le
regard de l'autre qui comprend pourquoi ou regarde l'intérieur par un canal qui n'a pas
de fond. La ronde des regards, un regard trop clair, trop sincère : le mal étouffe
ce regard mais il existe toujours une voie qui mène vers le soleil, la nature.
TEXTES COLLECTIFS
DANS UN L.E.P.
Aujourd'hui précisément, tout le monde en a ras le bol. Je
crois que moi aussi, ça commence à faire, à faire, à faire... Mais fais donc, fous moi
une claque dans la gueule si tu as envie, fous une bombe ici s'il le faut, mais
réveille-toi. Prends tes responsabilités, pars, mais ne te cache pas, bats-toi, petit
cheval, hennis. Je suis triste et j'ai envie de pleurer, mais ces larmes n'arrivent pas à
sortir de mes yeux ce qui me fait encore plus mal. Je m'emmerde ici alors que j'étais si
bien, dimanche à la manif et cette foutue jambe qui me fait mal, et toutes ces emmerdes,
je me demande ce qui pourrait me remonter le moral. Je suis lasse, lasse, je pense à toi,
je voudrais que tu sois près de moi, que l'on rie, que l'on danse, que l'on s'amuse, que
l'on chante, que l'on voyage, partir dans le ciel, percer l'air avec un hélicoptère.
Rire aux éclats, se tordre en deux et fuir loin, très loin, cueillir tout, chercher
l'infini, l'irréel, le surnaturel, le rêve, l'illusion, tout ce qui n'est pas
définissable, qui ne s'explique pas avec des mots mais que l'on sent dans le coeur et
l'âme. Seule, déprimée, je suis. Une larme de souvenirs glisse sur mon visage, humecte
mes lèvres et tombe dans le lointain. Je suis triste, triste à mourir, pour combien de
temps ? pour l'éternité ? pour une seconde ? un siècle ? que
sais-je ? je suis perdue. Ce L.E.P, de malheur m'emmerde, je voudrais y foutre une
bombe, BOOM... et plus rien que cendres et cadavres. Tant mieux. Je deviens sadique,
méchante parfois mais c'est le climat qui règne ici qui m'oppresse, m'étouffe, me prend
à la gorge. Salut la vie, bonjour l'éternel. Oui, c'est vraiment ce que jai envie de
faire, crever comme une chienne puante et sale. Seule dans mon coin. Pas de fleurs, rien,
pas de larmes, surtout pas. Ras le bol, ras le cul ! Les stages c'est la merde.
Qu'est-ce qu'on patauge dans ce fichu bahut, la merde totale ? Con, oui, c'est ça,
ils sont tous cons, bêtes partout, il faut toujours que l'on s'écrase, et moi, je ne
veux plus m'écraser, y'en a marre de s'écraser, je veux gueuler oui GUEULER, foutre le
feu dans les baraques dans lesquelles on vit et tout recommencer à zéro. Oui, moi aussi
je veux vivre, je veux cracher ma peine, la vérité sur ce maudit bahut, mais comment
puis-je faire contre une administration qui a le droit de nous trimbaler à son gré sans
se soucier de ce que l'on pense. Nous sommes des pantins, des marionnettes qui se laissent
dérouter et leurrer. Fini tout cela. Je veux crier à tout le monde que je suis une fille
qui a autant besoin de vivre que les autres. Eh oui, on nous prend pour des pantins mais
on ne doit rien dire, rien faire, il faut tout accepter sinon ça marche à coups de
sanctions. Je voudrais me révolter mais je préfère me taire car sur le nombre
d'élèves je pourrais paraître ridicule. Je crois qu'ici tout le monde en a ras le bol,
mais malheureusement sur le nombre d'élèves, il y a plus de moutons de panurge que de
révoltés. Elles préfèrent s'emmerder, se faire engueuler que de réagir, c'est
incroyable, j'ai envie de les secouer, mais à quoi bon, quand on est con, on est con. Et
ce temps de chien, notre dernier mercredi avant que l'on parte si le temps est comme
aujourdhui et bien, il sera bien arrivé. Je pense à lui, je ne peux pas m'empêcher, Que
lui est-il arrivé ? pourvu qu'il n'ait pas eu d'accident, comme je regrette de ne
pas être allé avec eux, au moins aujourd'hui, je saurais, mais là, je suis dans la
crainte et ne dois compter que sur l'espoir et la chance. La chance cela n'existe
pas ; l'espoir il existe mais à quoi bon espérer, espérer des choses inutiles,
dingues, idiotes. Pourquoi rester enfermé pendant toute une journée alors qu'on serait
si bien dehors malgré le vent qui nous balaye nos cheveux et nous les plaque sur le
visage ? Une cigarette nous aiderait à nous évader un peu ne serait-ce que quelques
minutes. Partir et toujours rire sont mes envies. Simples mais compliquées aussi. Le
poisson nage, il ne réfléchit pas, il se sent bien dans l'eau si celle-ci est pure. Il
rencontre une amie. Ils se reproduisent. Ils ont beaucoup d'enfants. Mais la fin de cette
histoire ne sera pas « ils vécurent heureux ». Ils se trouvent dans une
partie du Pacifique, et cette partie est polluée par des déchets d'usine, aussi ce joli
poisson et sa femme ainsi que les enfants moururent dans l'eau trouble et sale ; le
ventre à lair.
Je voudrais être feuille pour me laisser porter par le vent.
Franchir tous les obstacles de la vie, être libre de fumer, de faire tout ce qui
m'intéresse, ne voir aucune contrainte. Je vis dans l'espoir de vivre librement heureuse.
Je voudrais que l'on m'aime comme moi j'essaie d'aimer les autres, mais personne ne semble
m'écouter, me comprendre, tout le monde se fout pas mal de moi. Je ne voudrais pas être
méchante et pourtant ici j'ai l'impression de le devenir.
Il n'y a
pas pire qu'une sale prison où l'on nous jette interdiction sur interdictions, marre,
marre, marre. Oui, c'est vrai et cela serait si beau mais où est-il. Cette nuit qui
devient de plus en plus noire m'empêche de le voir chaque jour j'espère... j'espère...
j'espère... j'espère rien mais l'espérance fait vivre, c'est ce que disent les autres.
6 h - le quart déjà, heures ne fuyez comme cela. Je vieillis chaque seconde, des amis,
beaucoup d'amis, j'aime parier, discuter avec des amis, je me sens sereine quand j'aide
quelqu'un, quand je lui apporte quelque chose de positif, quand je sais qu'il est heureux
de recevoir une lettre de moi, ou quand il rit quand il me voit lui parler, le comprendre,
l'aider, me délivrer de mes propres soucis, de mes malheurs, il faut parfois laisser ses
emmerdes dans u ne poubelle et essayer de ressortir et nettoyer ceux des autres.
Fantastique, je me sens soudain l'âme légère, tranquille, vidée, comme ce serait
chouette si tous les jours c'était comme ça, comme se serait chouette, je me sens comme
la plume au vent l'âme sereine, j'ai envie de donner mon coeur, de donner ma légèreté
au plus malheureux du monde. J'aimerais pouvoir en mettre en réserve pour toujours afin
de rendre tout le monde super heureux. J'aimerais aimer tout le monde pour n'importe quoi
et ce soir, j'ai de l'amour en excès, je voudrais en faire profiter tout le monde.
TEXTES
D'UNE MAISON D'ARRÊT
« Nous
commençons une partie de cartes. Au début, tout va bien. Mais il suffit d'une fraction
de seconde comme si une ampoule s'allumait dans ma tête pour que je devienne pensif en
oubliant ce que je fais. Immédiatement, je prends un livre, je lance une discussion sur
un autre sujet pensant ainsi oublier. Non, rien à faire. Toujours cette idée fixe et ces
mêmes pensées : comment vont les enfants ? Comment ai-je pu faire cette
bêtis ?? Qui pourvoit au besoin des miens ? On dit très souvent, quand on a
une idée fixe changeons-la par une autre idée ou par tel acte. Comment y arriver, étant
dans une situation comme la mienne, si ce n'est d'avoir bien vite la liberté. Suis-je en
train de perdre la tête ? Non, je ne crois pas. (A. G., 28 ans)
« Tous
ces jours passés dans cette prison où rien ne peut passer au travers, où aucune plante
ne peut vivre, où toute végétation fuit, ces murs, on ne cultive dans cet
établissement que la dégénérescence, la paresse, le vice de l'homme. Puis un jour, on
les libère pour qu'ils puissent à leur tour répandre cette déchéance, polluer le plus
possible cette végétation extérieure, pour que les tribunaux et cette machine
pénitentiaire soit toujours approvisionnée. (B., 43 ans)